Quelques mots...
Un jour, je suis parti à pied de Toulouse, ma ville natale, pour une balade bucolique de quelques jours…
Histoire de s’aérer.
La balade a duré plus longtemps que prévu et ce qui suit en est le récit du 7 septembre 2016 au 16 janvier 2019.
C’est journal intime dont le seul fil conducteur est la lumière.
1ère PARTIE : À PIED
1-0/ Aperçu et photos du parcours
Je mets un pied devant l’autre pendant près d’une année…
1-1/ Toulouse - Santiago
Le 7 septembre 2016 je quitte Toulouse, ma ville natale. Je pars de Brax-Léguevin, vers 17 heures, pour une nuit de marche, une nuit à la belle étoile. Je pars comme une fusée.
Qu’est-ce que je fuis… ?
La nuit est belle. Je couche en bordure d’un champ, sur l’herbe fraîchement coupée, encore toute pleine de la chaleur du jour. C’est bon ! Je me mouche dans les étoiles qui, heure après heure, se déplacent dans le ciel, valse lente : la Grande Ourse, Cassiopée, La Croix du Cygne, Orion, Fomalhaut… Fomalhaut, c’est mon étoile. C’est comme ça. C’est ma compagne. Celle de mes virées marines. Je la retrouve là, bien des années plus tard, fidèle au poste.
Je n’ai pas de projet précis, pas d’idées préconçues. Je repère les balises rouge et blanche du GR et je marche, droit devant. Je suis bien, pourquoi s’arrêter… ? Je complète mon équipement à Pau et c’est ainsi que j’arrive à Irun. Pourquoi ne pas continuer jusqu’à Santiago ? Je n’y suis jamais allé. Même si j’ai déjà beaucoup marché : chemins d’Arles, du Puy, du Piémont et d’autres GR ici ou là… Mais je suis toujours resté en France. Je commence le « Camino del Norte » à Irun puis j’emprunte le « Primitivo », chemin qui passe par Oviedo et me voilà arrivé à Saint-Jacques de Compostelle le 20 octobre. Rien à signaler. Mascarade, beaucoup de monde, difficile d’être seul, de se retrouver. Je ne m’attendais pas à cela, j’aurais préféré un chemin de solitude. Des rencontres, bien sûr, rencontres qui ne sont qu’esquisses inachevées, ébauches d’un avenir possible, traces dans le temps, dans l’espace. Elles suscitent en moi, ces brèves rencontres, comme un sentiment d’auto-dérision face à l’incomplétude, révélatrice de soi, de ce que l’on est, de ce que l’on s’avoue, de ce que l’on désire et recherche… Chacun. Parmi elles, une, remarquable, celle de Jonathan ! Jonathan qui, un soir, enregistrera l’histoire que je raconte et la postera sur Youtube. Nos chemins se croiseront, de manière étonnante, par trois fois…
À Santiago, l’apôtre me dit de continuer. Du moins est-ce ce que je crois entendre lorsque, pour faire comme tout le monde, je passe derrière lui et pose mes mains sur ses épaules. Soit ! Je file plein Ouest, jusqu’à Fisterra, toujours comme une fusée, en deux étapes seulement dont la seconde fera plus de cinquante-cinq kilomètres (elle commence à Vilasério). Je m’installe sur un rocher, juste à temps pour voir les derniers rayons du couchant et je passe la nuit dehors, au phare, pour contempler et attendre le lever du jour. Avant de m’endormir, j’hallucine ! La fatigue… ? Une danse étrange se joue devant mes yeux, comme des lucioles. Ce sont les yeux de chèvres qui m’entourent et dont le cap est l’habitat. Bonne nuit !
Le lendemain, de Fisterra, je vais à Murcia, soit plus de trente kilomètres encore, Murcia où j’arrive, bien sûr, dans un état lamentable après ces étapes déraisonnables. L’auberge municipale est bondée, elle affiche complet. Je m’affale dans le hall d’entrée et je ne bouge plus, incapable d’aller plus loin. Devant une inertie qui est détresse, « l’hospitalero » comprend et m’ouvre le dortoir pour handicapés, qu’il garde en réserve. Merci à lui ! C’est un vrai pèlerin qui fait là son temps d’hospitalité. Lui-même a fait le chemin et il rend aujourd’hui ce que, cheminant, il a reçu : l’accueil, la fraternité. Il en connait les adeptes et leurs excès. Il m’indique St Martin de Oxon, demain, pour me reposer.
Qu’est-ce que toujours je fuis ?
Rien. Je me baigne dans l’océan, avant de repartir pour peu de kilomètres cette fois. Je passe la nuit à l’ancien monastère de St Martin de Oxon. Les bâtiments sont maintenant occupés par une communauté informelle de jeunes gens de diverses nationalités. Ils vivent simplement, travaillent dans l’artisanat, essayent d’être vrais. Je prends le repas et chante avec eux : « Gracias por la comida », remerciant ainsi d’avoir quelque chose à manger. Je ne peux m’empêcher de regretter de n’être pas resté un peu plus, de ne pas avoir dit et raconté. Mais ils n’ont pas vocation à l’accueil de pèlerins et leur étonnement de me voir là, demandant l’hospitalité, la barrière de la langue rendant la communication difficile, tout ceci joint à une timidité naturelle, a fait le reste : je suis arrivé, j’ai mangé, j’ai dormi, je suis reparti. Et c’est de retour à Vilasério, le 29 octobre, que l’évidence m’apparaît sans détour. Évidence qui est un « oui » définitif au « c‘est toi que je veux » qui m’est adressé. Je suis captif, amoureux, j’aime. C’était à l’ermitage de Montefurado où j’avais pris un long moment de repos dans la seule étape de montagne du Primitivo que je m’étais laissé emplir fugitivement de ce qui s’impose. Arrivant à Vilasério, ce soir-là, la pensée fugace trouve son expression et se formule clairement dans ce « oui ».
J’en suis là de mon soliloque quand une évidence d’un tout autre ordre se manifeste à son tour. Cette évidence, la voici. De retour du « bout de la terre », je m’arrête donc une nouvelle fois à Vilasério. Mais cette fois-ci, je choisis l’auberge municipale. C’est un bâtiment isolé, ancien gymnase peut-être, désuet et plutôt sommaire où je me trouve, pour l’instant, tout seul. Tout est bien. De mon petit dortoir, je perçois tout à coup des voix féminines. Une jeune, grande et belle pèlerine asiatique, très enthousiaste du lieu qu’elle découvre avec son amie et pense certainement désert et tout à elles seules, m’aperçoit soudain en jetant un regard circulaire dans la pièce que j’occupe. Elle reste figée, tétanisée. Je la vois encore, pétrifiée, en plan fixe comme lors d’un arrêt sur image, se mettant à vibrer de tout son corps, hurlant d’une voix suraiguë, tremblant frénétiquement de tous ses membres avant de prendre les jambes à son cou et de disparaître, entrainant dans sa fuite son amie avec elle. L’évidence est là : l’épouvantail, c’est moi ! Il est vrai que, pèlerin, je me néglige quelque peu… Mais tout de même ! Elle était, quant à elle, ravissante et ce, même dans son effroi. Elles ne pourront, toutes deux, me remercier mais je leur ai évité, par ma seule et involontairement horrifiante présence, une mémorable nuit d’insomnie. L’épouvantail que je semblais être dissimulait en effet, à son insu, une invincible armada de moustiques. Quant à moi, plus d’illusions, seules restent les démangeaisons…
Un dernier souvenir de ce chemin : le livre d’art grand format que j’ouvre au hasard chez le padre Ernesto à Guemez et qui se déploie sur une double page de lumière jaune où un pèlerin en suit un autre… Confirmation, s’il en fallait une, que je suis bien à ma place, là, sur le chemin. Car cet image cadre parfaitement avec ma vie ! Je suis l’homme que j’ai vu de dos marcher dans la lumière. Mais « je suis » du verbe suivre ou du verbe être ? « Les deux, mon capitaine ! ». Ça, c’est la voix de ma mère !
Je me retrouve donc une nouvelle fois à Santiago, la boucle au bout de la terre achevée. Que faire… ? Je n’ai pas du tout envie de rentrer. J’abandonne la quête des flèches jaunes au profit des bleues. Elles sont en effet, ces flèches bleues, celles du chemin portugais qui, de Lisbonne, conduit à Saint Jacques de Compostelle. Si je les remonte les unes après les autres, à l’envers et sans trop les perdre, elles me mèneront vers Fatima et Lisbonne…
1-2/ Santiago – Faro
Santiago – Fatima, chemin à l’envers. Encore du monde, de moins en moins pourtant… Un souvenir : Méalhada, près de Cointra, capitale du cochon de lait rôti où, m’étant perdu, j’arrive épuisé à la nuit tombante. Je mets la frontale en action, clignotant rouge, à l’arrière du crâne, tout en longeant la voie rapide hyper-fréquentée qui doit me faire retrouver la direction de la ville ! Trop fatigué, malgré ma faim, pour entrer – une fois ne serait pas coutume – dans un de ces innombrables restaurants alléchants qui bordent la route, je vais directement à l’auberge municipale, sous la douche et au lit. Cela m’aurait tenté pourtant de faire là, enfin, un vrai repas : d’immenses panneaux publicitaires vantaient un cochon entier pour 65 €… !
Un souvenir marquant, beaucoup plus intéressant : celui des statues publiques de gens de mer. À Viana do Castelo, le visage du conquistador, son regard surtout, celui de sa femme aussi, la connivence des deux, m’ont proprement sidéré. Pourquoi ? Par l’intensité de la quête que leurs regards dévoilent. La scène de retour de tempête à Vila do Conde où des marins hissent sur la plage la barque endommagée par la mer est également très poignante. Dans ce village, l’église elle-même est prête à prendre la mer. Elle a une forme d’étrave, dressée face aux éléments…
À Santa Clara, l’hospitalière parle français et nous discutons bien. Elle est un peu amère, déçue de sa vie et elle me parle de religion. Au matin, je prolonge la conversation en lui laissant un « mot-témoignage », positif, plein d’espoir sur la vie et où je lui dis qu’elle est, elle-même, lumière…
Avant d’arriver à Porto, la statue – et le regard surtout – de l’homme qui lance une bouée de sauvetage à celui que l’on devine tombé du bateau me prend aux entrailles. Instinctivement, je deviens cet homme dans la tempête qui, de toutes ses forces, garde les yeux fixés sur le naufragé car il sait que s’il le perd de vue, la bouée, dernier et fragile espoir, ne servira de rien…
Mais la plus grande surprise m’attend sur les quais de Porto. Une mosaïque, plaquée sur le mur d’une maison, porte cette inscription : « Vi, claramente visto o lume vivo que a maritima gente tene por santo ».
Quel choc de voir là, inscrit en toutes lettres, précisément ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu : « o lume vivo », une lumière vive. Car la vision est là, je la porte. Elle fait partie de moi, elle est moi. Et en fait, c’est elle qui me porte. C’est elle qui me met en marche. C’est par elle et à cause d’elle, que je suis ici, escargot, sac au dos.
Souvenir enfin de ces petits ports de pêche le long de la côte, ports qui n’en sont pas vraiment d’ailleurs, les barques sont seulement hissées sur la plage. Dans les cahutes, les pêcheurs ramendent leurs filets. À un détour du chemin, j’aperçois une femme. Elle est veuve, droite et digne, adossée au mur chauffé à blanc par le soleil, elle-même toute de noir vêtue mais avec une superbe et haute coiffe de dentelle immaculée. Elle tisse son ouvrage face à la mer, cette mer qui lui a dérobé son homme. Tel est, bien sûr, ce que j’imagine, le film que je me déroule… ! Scènes, tranches de vie presque d’un autre temps. Souvenir ému de ce Portugal où circulent encore les mobylettes de mon enfance, « les mobs », « les bleues », où une femme en bottes lave le linge à même le ruisseau, où le silence est d’or dans les champs d’oliviers…
Fatima enfin, où j’arrive le 18 novembre et qui semble me délivrer comme un message à travers le nom de Benoît Labre. C’est le nom que porte l’hospitalité qui accueille les pèlerins dans cette sorte de « Lourdes » portugais. Je suis interpellé, depuis longtemps déjà, par ce saint mineur et misérable, vagabond de l’éternel, fol en Christ, errant sur les chemins, rejeté par l’église. Tant de jours de marche en solitude rend sensible aux moindres coïncidences qui deviennent des signes, des cailloux blancs, des repères. Voici qu’après plus de deux mois de marche sur les chemins de Saint Jacques, je me sens vagabond de l’Immense portant un message approuvé par les anges ! Les anges… ? Explication !
Avant d’arriver à Fatima, je fais une pause sous un abri-bus. J’affectionne beaucoup les abri-bus. Ils donnent l’air d’attendre, quelqu’un ou quelque chose, du moins donnent-ils l’air d’aller quelque part… Ils offrent surtout un banc et de l’ombre. Là, j’écris quelques mots qui me pressent, m’aiguillonnent. Ces mots résument mon histoire. Juste quand je finis de les écrire, les anges applaudissent ! Vrai de vrai ! En fait d’applaudissements, ce sont même des hurlements, des cris, déchaînés, inouïs, jamais entendus ! Bon, d’accord ! Une personne qui aurait attendu le même bus, assise sur le même banc en même temps que moi, n’aurait probablement entendu là que des croassements, certes exceptionnels, mais croassements tout de même de… corbeaux ! Peu importe. J’ai mis longtemps à l’admettre. Je l’ai pris pour un signe. Je le répète, ces cris étaient inouïs.
L’écrit, ainsi donc approuvé et contresigné par les anges, je persiste et signe, le voici : « Un jour, j’ai été envahi de lumière. Un halo éblouissant là, en plein cœur, au centre de ma poitrine, d’un coup. Dans le halo, un homme, debout, de dos, dans un paysage désertique. L’homme est pèlerin, en marche. Stupeur ! Le mot est faible… Il m’a fallu 15 ans pour intégrer cette expérience et en comprendre, autant que je l’ai pu, le sens profond : « JE SUIS – NOUS SOMMES – tous des ÊTRES de LUMIÈRE. »
L’hospitalité Benoît Labre offre trois nuits à ceux qui ont fait l’intégralité du chemin. Pendant les trois jours, il pleut. Sans discontinuer. Je vais quand même voir le lieu dit des apparitions, lieu devenu temple marchand et chemin de croix parsemé d’oliviers. Magnifiques, les oliviers, centenaires, placides, vénérables ! Le hasard et la pluie diluvienne font que je parcours à l’envers le chemin de croix. Je vois dans cet acte inconscient de prendre à rebours comme la confirmation d’une constante de ma vie : aller contre, remonter à contre-courant. L’expression ne veut pas dire s’opposer à quelqu’un ou quelque chose mais suivre son propre chemin, sa propre voie. S’opposer, c’est n’exister que par rapport à celui auquel on s’oppose. Aller contre, c’est exister vraiment.
Me revient en mémoire le conseil de Bernard, alors que je lui évoquais la vision : « Tu es guidé ». Son conseil me fut une aide précieuse pour me donner confiance et force afin de tracer ma voie, ma propre voie. Reconnaissance. À Assise, il y a un Christ en croix qui, de façon surprenante, décloue son bras droit pour le pointer sur François, agenouillé à ses pieds. Cette scène m’avait interpellé : déclouer ! N’est-ce-pas ce qu’a fait François ? N’a-t-il pas tenté, du moins au début de sa conversion, de déclouer le Christ en vivant pleinement libre, sans affiliation d’église ni sous une quelconque obédience mais conduit par le seul feu intérieur ? Déclouer, sortir de l’immobilité figée, rendre vivant, rendre libre…
Un dernier souvenir du chemin : une pèlerine, femme aux cheveux rouges, est aussi ce soir-là à l’auberge Benoît Labre. Nous nous étions croisés, près d’un mois auparavant, à Bilbao et j’avais profité de l’occasion qui s’offrait alors pour lui raconter mon histoire. Elle a parcouru, comme moi, le chemin portugais à l’envers mais en passant par l’intérieur du pays et non par la côte. Ses chevilles ont souffert des pavés romains, me confie-t-elle, pavage dont elle fit une overdose ! Elle a dormi dans la nature la nuit dernière, ce qui témoigne d’une belle détermination et elle a eu maille à partir avec un exhibitionniste juste avant d’arriver à Fatima. Je la retrouve là, à l’auberge Benoît Labre et, son périple étant terminé, elle me donne son duvet, rouge lui aussi, dont elle n’a plus l’usage. Nous n’avons pas beaucoup d’échanges, trop occupée qu’elle est à raconter à tous sa rencontre avec le satire et « tout son attirail », à s’organiser pour enterrer sa tante, à prendre son billet d’avion, à envoyer des textos… Son duvet me servira beaucoup, je n’en ai pas et l’hiver arrive. Merci, petit chaperon rouge !
Que faire après Fatima… ? Descendre à Lisbonne à pied ? L’envie n’est plus là, le rythme est cassé par ces trois jours d’arrêt, la banlieue de Lisbonne réputée interminable. Je prends donc le bus et j’atterris dans une auberge quelconque de la vieille ville. Et c’est là, sortant de la douche, que je me retrouve nez à nez avec Jonathan ! Le chemin réserve bien des surprises… Jonathan est ce jeune homme d’une trentaine d’années à qui je dois d’avoir mon histoire sur Youtube. Parti sur les routes pour faire un break, des expériences et des reportages aussi, il se retrouve, par le hasard des rencontres, à emprunter le chemin de St Jacques. Et c’est ainsi qu’en octobre dernier, sur le « Primitivo », nous nous rencontrons pour la première fois. Ce soir-là, à l’auberge, il réalise des petits interviews de pèlerins qui se sont arrêtés là pour la nuit. « Pourquoi fais-tu le chemin ? », telle est la question introductive. Je lui propose de raconter mon histoire. Il accepte et l’enregistre. Puis chacun son chemin et je ne le revois plus.
Et voici qu’un mois plus tard nous nous retrouvons tous deux dans cette même auberge du vieux Lisbonne. Coïncidence forte, s’il en est ! Le chemin croise les destins. Et là, il m’apprend que ce que je lui ai raconté, il l’a mis sur son blog dans une rubrique spéciale, intitulée : « Message d’un pèlerin » et c’est donc ainsi que je me retrouve sur Youtube. Ne me vient qu’un mot : « Merci ! ». Même si je suis un peu choqué par l’énoncé de l’intitulé donné : « Message » ! Je ne croyais avoir livré qu’une expérience de vie ! Je conviens peu à peu que c’est lui qui voit juste, que c’est lui qui a raison. Il me force par là à accepter ce que je suis, ce que je fais et ce que je dis. Car cette expérience de lumière, elle n’est pas que pour moi. Je l’ai faite, certes, mais elle nous concerne tous, nous sommes tous lumière. L’expérience appelle au message. Nous passons ensemble une belle soirée à échanger sur nos parcours respectifs depuis le soir de notre première rencontre puis chacun reprend son chemin…
À Sétubal, j’envisage de continuer à marcher vers le Sud en longeant la côte mais avant cela, il me faut retirer de l’argent liquide, n’ayant plus que 13 € en poche. Je tente un retrait à un distributeur. Impossible ! J’incrimine la faute au distributeur et je vais de l’avant, comptant sur le prochain. Au premier village traversé, j’essaie à nouveau. Nouveau refus ! J’entre dans un petit supermarché où j’achète quelques broutilles pour les régler avec la carte. Impossible ! Que se passe-t-il ? Je ne peux tout de même pas continuer mon périple sans un sou en poche. Je décide alors de continuer vers le Sud, mais en auto-stop. Un couple de riches sexagénaires homosexuels français, en quête d’une maison au Portugal pour raison fiscale, s’arrête et m’invite à monter à bord de leur luxueux véhicule. Nous sommes donc trois retraités et, tout en roulant, l’idée me traverse de la diversité de nos choix respectifs pour vivre ce dernier temps de vie qui nous est donné : eux, en couple, à la recherche d’un eldorado fiscal, moi, solitaire et itinérant, sans but. Ils iront jusqu’à faire un détour pour me conduire dans un village assez important pour avoir banque et gare ferroviaire. J’entre, plein d’espoir, dans la banque pour montrer ma carte au guichetier. Il me dit qu’il ne peut rien faire…
Au Portugal, on prend le billet dans le train. Le bâtiment de la gare est désaffecté ou réservé à un autre usage. Je monte donc dans le train, espérant de toutes mes forces qu’il n’y aura pas de contrôle. Assis sur un strapontin en queue de wagon, je me fais tout petit. Las, cinq minutes ne sont pas écoulées que le contrôleur est là, imposant bonhomme bardé de toutes ses machines ! Il me demande 12,50 € pour aller jusqu’à Faro. Je les possède ! Il me reste 50 centimes en poche…
À la descente du train, je lie connaissance avec un couple de jeunes français et, ne sachant que faire ni où aller, je les suis jusqu’à l’auberge où ils demeurent. Là, j’évoque ma mésaventure. La jeune fille demande à voir ma carte et trouve sans peine le fin mot de l’histoire : elle est tout simplement périmée ! Je n’avais même pas songé à vérifier. L’air du chemin coupe des plus élémentaires réalités… La réaction du banquier, sa myopie professionnelle est moins compréhensible ! Sans projet précis, sans savoir combien de temps j’allais marcher, je suis parti sans me soucier de rien. La date de validité de ma carte bleue expirait au 30 octobre et nous sommes déjà mi-novembre. Il ne me reste plus qu’à négocier un délai de paiement avec le gérant de l’auberge et à attendre que mon fils, François, envoie à son père un mandat Western Union pour le tirer de la misère… Il me fera parvenir aussi ma nouvelle carte bleue qui m’attend sagement à mon adresse habituelle.
Et c’est pendant cette semaine d’attente à Faro que je revois une nouvelle fois Jonathan ! Il veut se rendre à Grenade puis au Maroc, « pour sortir encore plus de sa zone de confort », dit-il. Pour le moment, il fait escale à Faro, dans l’auberge-même où j’ai, par hasard, atterri ! Deuxième coïncidence étonnante et forte avec lui. Notre rencontre repose désormais sur un trépied : l’auberge du Primitivo, celle du vieux Lisbonne et celle de Faro. Un trépied c’est stable. Nous passons trois ou quatre jours ensemble et nous apprenons à mieux nous connaître. Jonathan cherche le meilleur moyen de continuer son voyage. Il pense à un vélo et nous allons en voir dans une boutique de la ville. Ayant enfin reçu ma nouvelle carte de crédit, nous partons ensemble pour Séville où, tous les deux, nous devons nous rendre, lui pour aller à Grenade avant de traverser vers l’Afrique, moi pour marcher vers le Nord en prenant le chemin dit « La Via de la Plata ». Dans le bus, nous faisons connaissance avec un pèlerin-poète qui déclame des vers dignes d’un Lamartine. Être en chemin croise les destins, c’est certain, maintes fois éprouvé. Nous venions de quitter Thomas, rejeté en son enfance par sa mère et parti marcher pour la retrouver, ayant l’espoir, cheminant, de trouver les mots justes à lui dire…
Pendant cette semaine d’attente à Faro, je fais un rêve assez érotique. On ne contrôle pas ses rêves. Peut-être même est-ce eux qui nous contrôlent, nous parlent de nous. Si on veut bien l’admettre, si on veut bien les suivre, les décrypter…
Je ne visite pas Séville, j’ai trop envie de solitude. Les jambes me démangent après ce long temps d’arrêt forcé à Faro. Je passe par la cathédrale faire tamponner ma crédential, ce passeport du pèlerin indispensable pour être accepté dans les gîtes, les « albergues » et sur lequel l’hospitalier, à chaque fois, appose le « sello », tampon de son établissement. Puis je piste à nouveau les flèches jaunes… Qu’est-ce que je fuis ? Rien, c’est mon destin : foncer vers Toi. Jusqu’à tomber. Je ne crois pas si bien dire, je tomberai plusieurs fois.
1-3/ Séville – Astorga
Me voilà à pied d’œuvre ! Je quitte Séville le 29 novembre 2016. La Via de la Plata est « autre », un autre chemin que les précédents. Ici, pas de pèlerins à tenir à distance ou à suivre, pas de participation à une course commune, pas de mascarade à l’arrivée. Elle commence pour moi tel un chemin initiatique. La première étape, longue de vingt-trois kilomètres vers Guillena, met de suite dans le bain ! Elle fut pittoresque. Quelques kilomètres avant l’arrivée à Guillena un ruisseau en crue barre le chemin. Impossible de le contourner sauf à faire un grand retour en arrière pour prendre la route. Nulle issue donc sauf celle de se mettre nu et de traverser ainsi, de l’eau jusqu’à la taille, portant haut le sac au-dessus de la tête ! Je n’ai vu personne de la journée, une fois les abords de Séville dépassés. Je suis donc à l’aise. J’en suis là de mes préparatifs, c’est à dire tout nu, quand un couple de deux jeunes Danois à vélo surgit d’un horizon que je croyais désert… Le moment est comique à souhait !
Ils me regardent faire, prennent même des photos puis rebroussent chemin, ne se risquant pas eux-mêmes à traverser avec leurs vélos. Je réussis à passer, sain et sauf, ne laissant dans la vase du gué qu’une sandale dont je trouve heureusement le substitut dans un magasin de Guillena, tenu par un chinois, magasin que m’indique Pedro, l’hospitalier allemand. Il me montre aussi l’application « Gronze.com », qui me sera par la suite très utile pour prévoir étapes et hébergements ouverts. Jonathan m’avait indiqué « Maps.me », une application qui permet de se localiser. Je suis donc paré. J’étais parti sans rien. Je leur dois une fière chandelle, car je perdrais plus d’une fois mon chemin ! Et, surprise quand même, deux italiens dorment aussi ce soir-là à l’auberge. Pedro n’en revient pas, il n’a le plus souvent personne en cette saison. Peut-être ces deux italiens ne sont-ils pas pour rien dans mon choix de faire de grandes étapes, choix que je payerai d’ailleurs très cher. Mais je veux être seul. Seul sur le chemin. Orgueil ? Folie certainement. J’ai besoin des grands espaces, de l’horizon vierge et de l’absence de ces relations rendues forcément superficielles par la barrière de la langue. Mon humanité est ainsi, rugueuse… Je pars tôt le lendemain et je ne traîne pas en chemin. Je ne reverrai jamais ce couple de pèlerins. J’arrive le soir à Almaden de la Plata, quarante-sept kilomètres plus loin.
Ce fut long mais merveilleux, errance magique dans des plantations d’oliviers, d’orangers, des forêts d’harmonie orchestrée par les chênes-lièges. Tout cela au milieu de nulle part : pas d’habitations, pas de pèlerins, personne. Pur bonheur de silence, de solitude, de prière. Final en plein milieu d’oliviers, pente très raide, sorte de montée au calvaire. Elle est d’ailleurs marquée du mémorial d’un pèlerin tombé là, Michel, le 4 Septembre dernier, il y a seulement trois mois ! Je ne peux m’empêcher de penser : sommet, Golgotha, Christ est là… Pourquoi penser ainsi, pourquoi penser cela ? Le lieu est fort, je suis épuisé. De plus, on ne vit pas impunément dans un pays de tradition chrétienne. Cela laisse des traces. De moins en moins pour les générations d’aujourd’hui peut-être mais mon enfance a baigné là-dedans. C’est une explication possible. Elle vaut ce qu’elle vaut…
Descente ensuite vers le village, impressionnant de blanc dans le soir qui tombe et première chute aussi, à cause d’un trottoir. Mes jambes sont raides de fatigue, je n’ai pas fait assez attention à la hauteur du trottoir et je chute, comme un sac de patates tombé du camion. Un espagnol me relève, une vieille dame me fait asseoir devant son garage, me donne à boire, jus d’orange, puis jus d’ananas, « le sucre », dit-elle, « le sucre ! ». Quelle gentillesse, quel accueil ! Chute heureusement sans gravité. L’homme me porte en voiture jusqu’à l’auberge municipale, à l’autre bout du village et c’est avec une gratitude profonde, épuisé par mes quelques cinquante kilomètres que je le remercie.
Pour rejoindre le lendemain Monastério, je traverse des vallons où les chênes-lièges, impudiques, offrent au regard du passant leurs troncs déshabillés. C’est prenant, envoûtant même pour celui que la marche en solitude érode ! La pluie intermittente du matin devient continue l’après-midi puis carrément diluvienne le soir ! Mais quelle belle région que cette Andalousie verdoyante ! Je suis séduit.
Je me réfugie dans un accueil « paroissial » que je suis bien content de trouver même si j’ai l’impression de déranger quelque peu un hospitalier tatillon qui me trouve bizarre et peut-être même dangereux… Cela mérite une explication ! Alors que je fais cuire quelques châtaignes au micro-ondes provoquant, il est vrai, une épaisse fumée, il a la mauvaise idée de revenir, juste à ce moment-là, pour contrôler comment je me comporte ! J’ai beau avoir ouvert en grand les fenêtres, il crie au feu et au fou et j’ai le plus grand mal à l’empêcher d’appeler les pompiers. Au matin, je quitte l’endroit aux aurores. J’évite ainsi l’hospitalier soupçonneux qui a promis de revenir avant mon départ mais surtout je fais ce que j’aime : j’affectionne les levers du jour. Et je contemple comme l’aube du premier matin ! De timides rayons de soleil percent la brume résiduelle de la nuit qui s’évapore, évanescente. D’ondoyantes plantations vallonnées d’oliviers ravissent mon regard et répandent alentour toute une paix. Un troupeau toujours plus gros de cochons se met à me suivre, jusqu’à une centaine et je deviens ainsi berger. De cochons, certes, mais berger tout de même !
J’aime tout cela.
J’arrive à Zafra, à l’albergue Van Gogh, superbe maison de maître ouverte aux pèlerins, typée, chargée d’âme et d’histoire. Antonio, le président des amis du chemin de l’Estramadure qui occupe les lieux m’accueille chaleureusement et, voyant mon état, me reproche avec douceur d’avoir fait en une étape de quarante-six kilomètres ce qu’habituellement les pèlerins font en deux. Parfois, sur la Via de la Plata, il n’y a pas d’autres solutions que de parcourir de longues distances mais j’en ai fait, pour ma part, une habitude. C’est comme si la beauté du paysage me donnait des ailes mais une moyenne de quarante kilomètres par jour, c’est déraisonnable. Je suis fou et je vais le payer très cher dans les jours qui viennent… Je prends un jour complet de repos à l’auberge Van Gogh. Léonard Cohen vient de mourir et Antonio le passe et le repasse sans arrêt. Ce n’est pas, bien sûr, pour me déplaire. Je répare comme je peux mon parapluie tordu dans les roseaux au passage, pour le moins acrobatique, d’un gué. Je suis attaché à ce parapluie en fibres de carbone acheté au Portugal, juste après Porto. Il m’est d’un grand secours. Mais hier, en franchissant un gué qui était tout à la fois ruisseau et plantation touffue de roseaux, me frayant un chemin parmi les ajoncs, la crosse a accroché l’un d’eux. Comme toute mon attention était focalisée sur mes pieds, évitant avec soin les trous d’eau pour ne pas noyer davantage les godasses ou m’étaler carrément dans l’eau, au lieu de me retourner et de me dégager intelligemment, j’ai tiré comme une brute. Le résultat ne s’est pas fait attendre. La tige centrale s’est tordue et mon parapluie ne s’ouvre plus. Il me faut maintenant me séparer définitivement de la crosse et de son automatisme et garder ce que je peux de la tige centrale. Si je réussis, mon pépin sera plus court et plus léger aussi et, au final, ce ne sera que mieux. Challenge que je réussis à force de persévérance, avec les outils d’Antonio et la voix, toujours en boucle, de Léonard Cohen !
Et pendant ce temps, je donne des vacances à mes pieds qui sont à vif. Muets mais reconnaissants, ils me remercient. Et cependant, même après ce jour de repos, ils peinent à reprendre… Je musarde et m’attarde, je prends un autre rythme. Un rythme de patience et non plus de ce qui semblait s’apparenter presque à une course. Je me traîne et je doute… Mon pied droit est une douleur vive. Je crains de le poser. Le moindre caillou pointu sous la semelle me fait hurler… Je me suis brûlé la plante du pied gauche avec ces étapes de folie et je paye cash ! De plus, mes chaussettes sont foutues et mes chaussures ont besoin d’être ressemelées. Comme si cela ne suffisait pas, je suis assailli par les pensées troubles et je ressens vraiment le besoin de tendresse. Le désert est bien là avec ses tentations. Tenir ! Je suis parti, conscient, avec une compagne. Elle se nomme : la mort. Tenir, la regarder en face et dans le même temps accomplir la mission : pèlerin, vivre et dire la lumière. Tel est mon chemin. Sois fort et tiens bon. Je suis parti, valide, pour ne pas attendre qu’il soit trop tard… pour partir.
Merida enfin ! La fille de l’hospitalier passe juste au bon moment, quand j’arrive devant l’albergue municipale. Cela simplifie les choses : elle prévient elle-même son hospitalier de père. Je ne sais pas encore comment faire pour user de mon téléphone en Espagne et cela m’évite de faire fonctionner mes méninges, absentes de toute façon, toutes avalées qu’elles sont, mâchées et déjà digérées, dissoutes par mes pieds. L’homme arrive, me regarde de haut en bas : « bebere y comer ! », dit-il, boire et manger ! Il a raison.
Je ne bois pas assez, je ne mange pas assez et impénitent gourmand, je fréquente surtout les « panderia-pasteleria », les boulangerie-pâtisserie. De plus, l’hiver élimine la sensation de soif et j’oublie de boire. Le résultat est là, je suis en loques. Épuisé, je doute. Je suis fou et je me plante totalement. Le message ne peut être celui-là ! Le message dont je parle, c’est celui de Fatima, celui que j’ai écrit sous l’abri-bus devant le public déchainé d’anges : « Je suis, tu es, nous sommes tous lumière… ».
Regarde-toi, face de rat !
Il y a, à Merida, une statue qui représente un homme assis contemplant, dubitatif, son pied. Elle m’est adressée cette statue, dédicacée même, sans aucun doute elle me parle et m’interpelle : « tiendra-t-il ce pied… ? ». Au-delà de la mécanique qui s’enraye, le temps m’est donné de méditer ma course folle. Est-ce vraiment cela mon destin : errer jusqu’à la fin ? Errer et dire ? Dire ce que j’appelle désormais le message de Fatima puis mentionner la vidéo, cadeau inestimable que le chemin m’a fait ? Est-ce cela que j’ai à faire du temps qui me reste à vivre ?
Je suis fou. Tel est ce à quoi plus de deux mille kilomètres parcourus à pied me conduisent implacablement à constater. Car cette idée ne peut être que celle d’un fou. Oui, mais je vis alors de telle façon qu’il est impossible de penser que la lumière n’existe pas et plus encore, je vis de la seule manière que je le puisse. C’est de l’ordre de l’exigence. Exigence intérieure, intime, incontrôlable et… incontrôlé. C’est tout le message d’ailleurs, toute l’entièreté du message : être. Je ne peux rien dire, rien faire de plus et rien, absolument rien ne change. Mais je suis tel que j’ai à être et demeure l’essentiel : je suis en accord avec moi-même. J’affronte de concert la fin et mon destin. En aurais-je la force… ? Tel est le soliloque, aiguë, exacerbé du jour.
Je prends, à Mérida, un deuxième jour de repos. Je reste échoué, inerte presque, dans cette grande auberge, dortoir municipal sommaire où je suis, bien entendu, tout seul. D’ailleurs, à trois exceptions près, je serai toujours tout seul dans les auberges sur la Via de la Plata. Je bois beaucoup et je me repose. J’ai, de plus, une méchante contracture au mollet gauche. Vraiment, j’ai commis la faute des débutants de ne pas boire assez et ce, en plus de ma difficulté à prendre de vrais repas. Mais l’hiver ne décuple pas la sensation de soif et pisser, toujours pisser… Bref, je suis un âne ! Je ne sais pas ce que sera demain mais le coup d’arrêt est donné. Plus de performance ! Je ne cherche d’ailleurs pas à en faire. J’ai le temps de mourir, il faut que je le savoure ! Aujourd’hui, j’ai pris soin de moi : repos et repas ! Seigneur, je t’aime.
Ça me vient, comme ça, de dire Seigneur. Relent d’éducation religieuse ? Souvenir de grandeur, d’histoire médiévale ? Je m’adresse, disant cela, à l’Immense, sans trop savoir ce qu’il est et l’Immense c’est grand ! Bref, je ne sais trop ce qu’il y a derrière ce mot qui me monte aux lèvres. Je ne souhaite qu’une chose : continuer. Vivre et dire la présence de la lumière. Requinqué, je repars. Je bois beaucoup et la mécanique tient. Je ressens néanmoins une douleur rémanente au talon droit. Au monastère d’Alcuescar, je prends le repas en tête à tête avec un hospitalier pressé d’en finir ou habitué à manger très, mais vraiment très, très vite. À ma totale surprise, il bondit de sa chaise alors que j’en suis tout juste aux premières cuillerées et jette, sans me proposer d’en reprendre et avant que j’ai eu le temps de dire quoi que ce soit, les restes d’une soupe aux pâtes dont j’aurais bien continué de faire mes délices.
La forme semble revenue, les pieds tapissés de Compeed, ces adhésifs miracles qui font une nouvelle peau. En allant vers Casar de Cacérès, je tombe à nouveau, le long de la route cette fois. J’ai vu, dans le fossé, quelque babiole à récupérer, j’ai fait un faux mouvement et je suis tombé à la renverse. Je suis idiot, incorrigible. Un clochard qui cherche à ramasser tout ce qu’il trouve. De plus, j’ai le bourdon. Depuis plusieurs jours, j’ai préparé des mails faisant mention de la vidéo tournée par Jonathan, vidéo devenue, de fait, comme mon testament, ma vérité. Elle dit la seule chose que j’ai à dire. Je peux mourir.
Ces mails, j’aurais pu les envoyer depuis longtemps déjà à leurs destinataires mais je ne l’ai pas fait. Ils traînent dans les brouillons depuis plusieurs jours. Ai-je honte de la vidéo ? Ai-je honte de ce que je fais, de ce que je dis, de ce que je deviens ? La nuit est bruyante à l’auberge qui donne sur la place publique. Et les espagnols sont des gens attachants mais aussi des individus très festifs, aux coucher tard et verbe haut. Ils me tiennent éveillés et, en un sens, me rendent service : je me décide à envoyer les mails à leur destinataires, sans attendre de retour. Il ne peut y en avoir. C’est trop insensé, hors du sens commun, irrationnel.
Vers Canaveral, je connais ma première journée d’hiver : le soleil ne perce pas le brouillard du matin. Il apparaît seulement au soir et je garde pull et veste toute la journée, belle de solitude, toute de brume et de poésie. Je marche lentement, m’arrêtant souvent pour écrire, pour dire ce qui m’habite et ce pourquoi je vagabonde. Ces mots qui montent à mes lèvres au fil des pas, les voici : « Présence ! Ton doigt pèse sur moi et ce n’est pas en vain et me voilà le fou ivre sur le chemin. La foudre est tombée qui a tout illuminé et mon cœur et mon corps, mon être tout entier. Foudre, éclair, lumière. Cloué, l’homme est cloué. Cloué pour déclouer… Te déclouer, Toi. Lumière ! Elle était au-dedans – Bien Improbable – et tu étais en elle. Elle, la lumière, en moi, Toi, l’homme-lumière, en elle. Toi en moi par le fait ! Inclusion folle et insensée. Stupéfiante Présence ! Densité extrême de l’instant éclaté, révélé. Densité, point de densité. Point. Comment comprendre ? Au secours, à l’aide ! Lumière… ? Que la lumière soit faite ! Issu de très haut, venu de très loin, surgi de nulle part, le Rayon. Rayon de lumière, tu as transpercé, de haut en bas, de bas en haut. Tu as inondé, de droite à gauche, de gauche à droite. Tu as irradié, brûlé d’une chaleur Autre, douce, forte. Tu as investi, pétrifié, saisi, tous sens à l’arrêt. Tu as envahi. Point. Point de feu. Comment entendre ? Haut, bas… Droite, gauche… Dedans, dehors… Dessus, dessous… Partout. Lumière, tu es partout ! Tu es ce que nous sommes. Nous sommes ce que tu es. Chari-vari… Tourneboulis… Éboulis… Ne reste que des ruines du pantin que j’étais. Ruines, éboulis, cendres… Une seule issue : Te suivre, Toi, le pèlerin. Te suivre, Toi, l’homme-lumière. Te suivre. Point. Point dense. Dense comme l’Immense. L’Immense en devenir. Devenir. Devenir l’Immense. Voilà l’Œuvre ! L’Oeuvre Immense. Œuvre toujours plus grande que celle déjà faite et pourtant… toujours même ! Oeuvre, pèlerin ! Oeuvre et danse. Danse sans fin ! Danse l’Immense. Entre dans la Farandole, la farandole folle ! La maison est le chemin et l’Immense l’horizon ! Et tu ferais la moue… ?
Je ne fais pas la moue mais la cabriole ! Sur le chemin qui mène à Carcaboso, je me carambole une troisième fois ! Sur un sentier en pente, perdu au milieu de nulle part, rendu glissant par la seule humidité du brouillard de ces jours d’hiver, je chute, sans gravité encore. J’ai, par bonheur, ce réflexe de présenter le dos, autant que faire se peut, sans chercher à amortir la chute avec les mains ou les bras. Ainsi, c’est le sac qui prend et adoucit le choc… Merci à toi, le sac !
Il m’est déjà arrivé de me perdre, bien sûr, sur le chemin, en France ou au Portugal. Un moment d’inattention, une pensée qui préoccupe et la bifurcation est vite manquée. Mais ce jour-là, voulant rejoindre Aldéanueva del Camino, quarante kilomètres plus loin, je me perds par deux fois dès le matin. La première fois, c’est à cause de forestiers qui ont fléché leur chemin de coupe en rose. Distrait, subitement daltonien ou attribuant cela à une fantaisie occasionnelle du fléchage espagnol, bref, je me persuade que c’est le bon chemin et je suis le tracé indiqué par ces flèches qui pourtant, de jaunes qu’elles étaient, sont bien devenues roses… Elles finissent par me mener à une clairière où les arbres s’abattent en série, frappant violemment le sol, dans un grand bruit de défaite ! Idiot, triple idiot que je suis ! Je rebrousse chemin – c’est long de rebrousser chemin ! -, trouve enfin le bon mais ne tarde pas à le perdre à nouveau. Je n’ai pas marqué assez d’attention cette fois à l’orientation du plot en béton qui, dans cette région, indique parfois, en plus ou à la place des flèches jaunes, la direction à suivre… Bilan : deux bonnes heures de perdues ! C’est la première fois, je crois, qu’il m’arrive de me perdre dans de si grandes proportions. Quelque peu en colère contre moi-même, je décide de me concentrer sur le fléchage et les plots en béton et j’interdis à mon esprit tout vagabondage pour quelque raison que ce soit, aussi noble soit-elle. Un seul objectif : être attentif au chemin.
Las ! Cet art de l’attention s’avère difficile, trop difficile pour moi, en tout cas. Je ne peux empêcher une phrase de Maître Eckart de me revenir en mémoire : « Si je me perds, toi je te trouve… » et je m’exclame aussitôt : « Au diable ! ». Tel est le cri du coeur, véhément et contrarié de n’avoir pas su tenir sa résolution de ne point laisser monter en soi la moindre pensée. Plutôt que cri du coeur d’ailleurs, c’est hurlement de jambes qui réclament d’être attentif au seul chemin et de ne pas laisser l’esprit divaguer. Car ce sont elles et non lui qui payent la facture ! Mais je souris intérieurement. Pour être perdu, je suis perdu. Et doublement perdu : une première fois parce que j’ai largué les amarres et que je suis parti sur les chemins sans trop savoir où j’allais, une deuxième fois perdu dans mon errance même. Et c’est vrai que je te trouve, toi, ce « Toi » immense dont parle Maître Eckart, grand mystique du 13ème siècle et religieux controversé, dans le seul poème qui lui soit attribué. Et doublement là aussi. Car tu es là, en moi et tu es là, hors de moi. Je sais cela. Eckart aurait pu dire : « Plus je me perds, plus je te trouve » et non pas seulement :« Si je me perds, toi je te trouve ! ». « Plus » et non pas « si », car le si est évidence, truisme même : il faut se perdre pour se trouver. Des bienfaits de la marche et du fait de se perdre qui m’amènent à corriger Maître Eckart… Faut oser !!!
Ce sera au final un très beau et long chemin de silence et solitude, sur une ligne de crête, dans des chênaies majestueuses, le long de murets millénaires de pierres. Le chemin emprunte une ancienne voie romaine et croise les vestiges d’une cité antique. Il passe même sous un double portique, resté debout, en bon état. Ce portique propose un voyage dans le temps : le pèlerin se voit romain, l’espace d’un instant. D’aucuns diraient se voir dans une vie antérieure. Je n’éprouve pas cela. Je vois simplement le romain passer, comme si c’était moi, mais il est lui. Ce que j’éprouve : être hors du temps. Une scène cruelle de la vie champêtre me rappelle à l’instant, à la vie. Une vache vient de mourir. Elle est tombée sur le flanc, impudique, la patte arrière raide, dressée vers le ciel. Son veau est là qui la regarde, désemparé. Le bœuf vient à son côté, meugle longuement puis s’éloigne. Je passe, respectueux, devant l’implacable dureté de la vie. Plus loin, je dérange une concentration de cigognes qui se préparent à rejoindre des contrées plus chaudes. Les nombreux nids sont vides désormais. Au soir, sur le final goudronné de l’étape, l’idée me taraude toujours du « comment dire ? » et une idée me vient : pourquoi ne pas mettre à disposition des cartes postales dans les auberges du chemin ? Des cartes qui auraient au recto une image de pèlerin et au verso le texte de Fatima ainsi que la mention de la vidéo maintenant accessible sur YouTube ? La pensée me vient aussi de me retirer, solitaire, peut-être pas loin de Taizé, ce lieu perdu dans la campagne, près de Mâcon où vit une communauté oecuménique religieuse, pour pouvoir ainsi participer à une vie de prière avec d’autres, interpellés par l’Ailleurs… Pourquoi pas ?
Cela aurait une vertu : m’empêcher de me perdre, de la façon du moins dont je me suis égaré tout au long du jour. Tel est ce qui me traverse, ce jour… Parti avant le lever du jour, j’arrive à Aldéanueva del Camino après le coucher du soleil, et plus de cinquante bornes dans les pattes, avec tous mes détours. Je prends la clé au bar du village, je cherche la maison qui sert d’albergue municipale et j’ouvre. C’est le strict minimum : sommiers vieillots à ressorts, une seule couverture, pas de cuisine ni de chauffage mais une douche chaude. Quel bonheur d’avoir ainsi une maison à soi, le temps d’un soir ! C’est une vraie leçon d’humanité que donnent ces auberges municipales espagnoles. Au matin, je me réveille convaincu de l’inutilité de dire et de la vanité de ma démarche. Dieu est, mille ans sont comme un jour. Dieu ? C’est rare que j’emploie le mot. Trop galvaudé, trop fourre-tout, trop chargé d’intentions et de conflits. Il n’y a rien à y faire ni rien à faire !Mille ans sont comme un jour, ça c’est vrai. Le temps n’existe pas. Là-dessus, je ferme à clé mon éphémère « Chez moi » et je passe remettre le trousseau au bar. L’homme repousse ma tentative de donativo !
Le lendemain, j’entre en Castille et Léon, sous le parapluie, bien utile et bien rafistolé aussi à présent. A l’auberge privée, la seule ouverte, de La Calzada de Béjar, une surprise m’attend : je ne suis pas seul ! Deux jeunes filles qui vont à Cadix vivre une expérience communautaire et écologique sont déjà là, près du feu qui ronronne, faisant sécher leurs vêtements trempés par la pluie. Sinon tout est sous clé, même la cuisine ! Il ne m’est offert qu’une seule solution : faire cuire mes quelques pâtes avec le peu d’ustensiles dont dispose la cuisine d’été, dehors et dans un froid glacial… ! Au matin, les montagnes alentour sont couvertes de neige et je n’en crois pas mes yeux. Je réalise pour la première fois que l’hiver est là.
Plus tard, le soleil revient mais le ciel se couvre, le froid saisit et le temps est à la neige. Après hésitation, j’opte pour la prudence et je décide de m’arrêter à l’auberge paroissiale de Fuenterroble de la Salvetierra. Un jeune homme, familier du lieu, me propose, ainsi que c’est l’usage ici, une visite privée de l’église paroissiale, très belle, en pierre et bois, avec une crèche immense. Dans celle-ci, une statue, en beau bois blond et en grandeur réelle, représente le Christ ressuscité. Il est tourné vers le chœur, on le voit de face, ouvrant largement les bras devant les témoins de la résurrection, eux-mêmes statues de bois massif. C’est impressionnant, peu courant et beau. Ici, dans cette église de village et par la volonté du « padre » local, le Christ est, symboliquement, décloué. J’ai même l’honneur de monter visiter le clocher avant de retourner à l’auberge. Un basque, cuisinier de son état, échoué là pour un temps assez long semble-t-il, a préparé un excellent repas tel que je n’en avais pas goûté depuis des lustres. L’ambiance me rappelle celle d’Accous, sur le chemin du Somport, et l’accueil pèlerin tenu par le père Pierre. Au matin, j’aperçois le padre : « c’est ta maison ici », me dit -il. La maison était une ruine qu’il a reconstruite avec les bras de passage et l’aide de la Providence. Beau parcours, padre, merci ! Je laisse un donativo de « riche ». La maison, ici, ne refuse pas les dons.
Ces trois dernières étapes m’interrogent par leurs diversités et peut-être ont-elles à me dire ? Je retiens le refus du donativo, j’oublie le business et la mise de tout sous clé, j’admire l’accueil chaleureux de la maison du padre. L’accueil, ce n’est pas mon charisme. Les clés, c’est du passé. Restent l’ouverture et la parole dans le don : un lieu, des tableaux, la vidéo – tout cela sans clés et dans la gratuité -, près d’un lieu habité par l’Esprit. Tableaux ? Oui, des tableaux de lumière que le chemin m’a donnés ! S’il me les a donnés, il me dira bien où les mettre… Je constate que je fais là un grand saut : des simples cartes postales, je passe aux tableaux et à un lieu. Un lieu ? Trois endroits possibles me viennent à l’idée : Taizé, Terre du Ciel et Paris.
Stop ! Je suis fou. Marche, crétin !
Il pleut, il fait froid. La prudence et le padre aussi me recommandent d’éviter le point le plus haut (1147 mètres) de la Via de la Plata et de passer directement à Morille. Mais je loupe la bifurcation et je me retrouve au col, El Pico de la Duena, dans la brume. Je n’aime pas le brouillard en montagne. J’en ai fait des expériences douloureuses.
En descendant du col, je me retrouve dans un vent glacial, giflé par la pluie et je constate que je ne suis pas bien équipé pour l’hiver. De plus, avec tous ces arrêts pipi dans le vent (je me force à boire deux litres d’eau au minimum, même glacée, par ce temps de neige), j’ai perdu la housse de sac ! C’est malin ! Quel est le rapport entre le pipi et la housse de sac ? Aucun, sauf la loi de l’emmerdement maximum ! Avec un bâton qui a rendu l’âme il y a deux jours, les semelles usées et poreuses, il me faut aviser d’urgence en arrivant à Salamanque demain ! Je dresse un bilan de l’étape. Je suis passé, seul dans cette contrée désertique, dans le froid, la pluie, le brouillard. Je suis passé mais au risque de me perdre dans la brume et de me faire prendre par la nuit. Une nuit dehors par ce temps, sans équipement adéquat n’est pas une nuit mais un suicide… Ce chemin est un vrai chemin de pèlerinage où sont affrontés de réels dangers. Rien à voir avec le tourisme des précédents. Mais j’en suis conscient et je le veux. Reste le téléphone. Aurais-je la force de ne pas m’en servir pour appeler des secours… ? Je suis parti pour mourir ou, du moins et plus exactement, je suis parti avec une compagne qui se nomme la mort. Éventualité acceptée.
Quoi qu’il en soit, je trouve une auberge privée à San Pedro de Rozados où l’on a, pour sept euros seulement, le souci de la personne : chauffage de la maison entière pour moi tout seul et repas soigné ! C’est un vrai réconfort. À son regard, je comprends avoir piqué la curiosité de la patronne et lu aussi son interrogation : quelle raison pousse donc cet homme, âgé et étranger, à venir marcher ici, seul, en plein hiver ? La question est bonne !
J’arrive à Salamanque. L’auberge municipale est magnifique, située en cœur de ville, en plein quartier historique. J’ai envie de flâner, d’humer l’atmosphère de cette cité chargée d’histoire mais aussi remplie de jeunesse estudiantine, bouillonnante de vie. J’entends même parler normalement, c’est-à-dire… français ! J’aimerais prendre un jour de repos mais non, à huit heures pétantes : « Dehors ! » a dit l’hospitalière à la rigidité militaire et quelque peu stupide. Le soir, comme le matin, elle applique à la lettre le règlement. Elle éteint les lumières à vingt-deux heures pile alors que je suis encore en train, devant elle, de ranger mes affaires juste sèches dans le sac et que je suis, bien sûr, le seul pèlerin de l’auberge. Dehors donc, soit ! Hier au soir, j’ai eu l’occasion de faire les courses nécessaires : polaire, nouvelle housse de sac et compeeds. J’ai aussi pris le temps de faire ressemeler le talon de mes chaussures, une réparation rapide mais qui tiendra. J’hésite : rester ou partir ? Rester c’est chercher une nouvelle auberge. Je n’en ai nulle envie. Puisque j’ai le sac sur le dos, je continue vers El Cubo del Vino, quelques trente-sept kilomètres plus loin.
Je traverse un village, cherchant les flèches jaunes. C’est alors qu’un homme, en voiture, me dépasse. Il ralentit, klaxonne, s’arrête et fait marche arrière pour revenir à ma hauteur : « Muy, muy bonito la carretera ! ». Les chemins, en effet, sont détrempés, tout de glaise collante, parfois impraticables, barrés par des ruissellements qui peuvent devenir de véritables cours d’eau. C’est une galère, d’autant que je n’ai plus qu’un seul bâton pour garder l’équilibre. Providence que cet homme ! Il m’indique, par le fait, la voie à suivre : la route plutôt que le chemin lui-même. C’est signifiant, ce n’est pas une option anodine. Prendre la route évoque le retour, le retour chez soi, en France. Suivre les flèches jaunes, c’est me diriger vers la direction qu’elles indiquent, c’est-à-dire Compostelle. Le signe est clair : l’heure est au retour ! C’est essentiellement mon chemin que je trace même si j’emprunte et utilise celui qui mène à Compostelle. Bilan et résultat du coup de klaxon et de l’injonction de l’homme : je décide de remonter jusqu’à Astorga, où se croisent le Camino Francès et la Via de la Plata. Là, je prendrai à droite et non à gauche. À gauche, c’est vers Compostelle ; à droite c’est le retour en France, par le Camino Francès, parcouru à l’envers. Compostelle serait en quelque sorte comme un but à atteindre. Je n’ai pas de but. Si mon histoire a un sens pour tous, alors la Providence lui tracera un chemin. Sinon, eh bien !, j’aurais fait erreur et mal interprété les signes mais j’aurais fait ce que je croyais avoir à faire.
Alors qu’en appui précaire sur la glissière de sécurité de la route, je viens de noter tant bien que mal tout cela sur mon téléphone portable, je connais ma quatrième chute : jambes en l’air par dessus la double rambarde routière qui m’a tendu un redoutable piège. Assis sur la première pour me reposer et écrire, j’oublie la deuxième en me relevant. La garce en profite pour crocheter vicieusement mon élan et me faire tomber cul par-dessus tête dans le fossé. Pas de mal, mais un fou rire me prend tellement la situation est grotesque ! En même temps, malicieuse et sadique, une question perfide vient m’assaillir : cette chute a-t-elle un sens prémonitoire ? Une partie de jambes en l’air se profile-t-elle à l’horizon ? Telle est l’idée loufoque et somme toute plaisante qui me traverse. On se console comme on peut… La chute veut-elle simplement dire qu’il ne faut pas que je quitte le chemin, la route étant elle-même aussi sournoise et dangereuse que celui-ci ? Ou, plus prosaïquement, signifie-t-elle que je dois bien regarder où je pose mes pieds et mes fesses ? Certainement cela avant tout ! Le soir, je trouve une auberge municipale sans chauffage mais avec cuisine. C’est tout ce dont j’ai besoin : repos, repas, silence, solitude.
Le 19 décembre, c’est de Zamora que je souhaite un bon anniversaire à François. Une surprise m’attend. Il y a non pas un mais trois hospitaliers et je ne suis pas seul ! Il y a trois autres pèlerins : un allemand, Marco, venu faire une portion du chemin pendant quinze jours ainsi que deux jeunes femmes françaises dont Clémence, qui va faire hospitalière la saison prochaine à Espalais. Pendant le repas pris en commun, un des hospitaliers fait sans cesse le pitre. Fatigué par la marche, gêné par la barrière de la langue, achevé par les pitreries, je vais me coucher et je ne revois pas Clémence, une femme de 40 ans environ, qui semble une habituée des chemins. L’autre est une jeune maghrébine. Les deux filles, parties de Bilbao font la Plata à l’envers. Cela m’interroge, ce n’est pas si facile. J’aurai la clé de l’énigme un peu plus tard…
En arrivant à Riego del Camino, le chemin conduit tout droit dans l’église. Difficile de l’éviter. Un nid de cigogne, vide, est perché sur le clocher, comme cela arrive souvent ici. J’entre. Stupeur : toute la partie de l’autel est sous grille du sol au plafond, c’est une église-prison ! Jamais vue une telle protection ! Digne d’une banque ! Le Christ est ici enfermé, vitrifié, sous dorures et bonne garde en fer forgé. Quelle différence avec le Christ qui tend les bras à Fuenterroble ! Me revient en mémoire cette phrase de l’évangile : « De ce temple, il ne restera pas pierre sur pierre ». Le Christ fossilisé n’a rien à me dire. Le nid des cigognes est vide. Elles non plus n’ont plus rien à me dire. Pourtant, elles m’ont beaucoup fait signe et ce, pendant un temps assez long. Cela mérite quelques mots… !
J’avais rêvé d’un appartement situé en sous-sol, comme sous terre et d’un long bec de cigogne qui y pénétrait. L’appartement était rutilant de propreté sauf un coin, en désordre, sale et c’est ce coin que fouaillait le bec. J’avais interprété ce rêve comme une nécessité de continuer le ménage dans les profondeurs de moi-même : il restait un coin sombre. Et quand, dans la poursuite de cette quête et dans l’exigence de cette recherche de clarté, je croisais des cigognes sur ma route, vraies ou fausses, j’en déduisais que j’étais sur la bonne voie. Cela peut paraître loufoque et complètement fou mais c’est ainsi ! J’ai retrouvé et vu ces cigognes en nombre, sur le chemin de Compostelle. Les nids sont vides à présent. Cela a un sens : le rêve est épuisé. Il a donné toute sa signification. Le ménage est fait et la quête m’a conduit sur le chemin : c’est sur le chemin que je dois rester. C’est le dernier message des cigognes : au-delà du ménage, elles disent la migration.
Je marche, de nuit.
Une torpille noire arrive droit sur moi en tournoyant. Elle me manque de peu. Une grande lumière illumine alors violemment le coteau proche révélant ce qui semble être une ferme ou des murs, comme des ruines. Ce rêve, car c’est un rêve, je l’ai fait dans une période creuse, un temps de latence, de réflexion, de germination. J’avais joué, pendant deux mois, à Paris et Avignon, avec Marie-Lou, cantatrice à la belle voix profonde et François, au piano, une pièce de théâtre qui était en fait un évangile de lumière, intitulé : « Un Feu sur la Terre ». J’avais écrit ce texte en reprenant la trame de celui de Luc. Les représentations terminées, la question du « comment dire ? » se posait à nouveau à moi, avec acuité. Elle me taraudait, ne me laissait aucun repos. Je ne pouvais en rester là. Le rêve de la torpille m’a décidé à tout quitter et à partir marcher. J’ai pris le train, le lendemain du rêve. Parti de Paris, je suis descendu à Cahors où passe le GR 65 et j’ai commencé la marche. Il n’y avait pas deux heures que je cheminais que, surgissant d’un vallon, en rase-mottes, un bombardier de la dernière guerre, tout sombre, me vient droit dessus et passe très, mais vraiment très près. Éberlué, pétrifié, je vois distinctement la tête du pilote dans le cockpit, son casque de cuir, ses lunettes caractéristiques, en cuir, à l’ancienne : sa tête se tourne vers moi, il me regarde. Sidéré, je n’en crois pas mes yeux, c’est exactement comme dans le rêve, le bombardier en place de la torpille. Je suis scotché. Il y a même une ruine de ferme sur le coteau, à ma droite. J’en conclue que le rêve m’a bien conduit – ici – et que c’est là que je dois être : sur le chemin. Sur celui-ci, se lèvera une grande lumière malgré l’adversité, torpille ou bombardier. Telle est ma conclusion. Je me pose des questions et fantasme sur la ruine et son sens…
Mais les rêves ne sont-ils pas, au fond, que le simple reflet de nos désirs conscients ? La question, irrésolue, n’est pas idiote. Ainsi, ce rêve n’est-il pas le miroir nocturne de la faim insatiable de lumière qui guide ma vie, après avoir connu ces expériences ? Le rêve de la cigogne n’est-il pas simple confirmation de mon désir conscient d’aller toujours au plus profond ? La presque quotidienne fréquence de mes rêves érotiques, malgré la dureté de la marche et la fatigue des jours, n’est-elle, elle aussi, qu’une trace nocturne de mon désir constant de tendresse ? Sont-ils, ces rêves, simple répétition des pensées du jour mais sous un autre mode ? Peut-être, mais je crois qu’il y a plus, je crois qu’ils sont signes, qu’ils font signes. Comme dit Rilke : « Je crois aux nuits ». Ils viennent d’ailleurs. Le rêve de la torpille m’a conduit sur le chemin. Celui de la cigogne vers la transparence. Les rêves érotiques m’appellent vers un au-delà de l’amour physique qui enveloppe et transcende ce dernier. Telles sont les pensées du jour… Bref !
L’auberge municipale, cadre de ce soliloque aigüe est sans chauffage, sans cuisine mais pourtant quel royaume ! Elle est, de plus et selon la personne qui m’en a ouvert les portes, dotée de la meilleure eau de la région ! L’eau est bonne, certes, la douche est chaude mais la nuit reste glaciale. Heureusement, il y a le duvet d’été du petit chaperon rouge et j’ai soudain très chaud. Quand je dis très chaud, je paraphrase…
J’ai une surprise le lendemain en arrivant à Benavente où je compte m’arrêter : l’auberge municipale est fermée. Je continue donc jusqu’à Villabrazaro, huit kilomètres plus loin. J’arrive de nuit. Heureusement le chemin est bien signalé ! Clés au bar, auberge sans cuisine ni chauffage mais douche chaude : royaume de silence et de paix que je trouve grâce à un artisan qui m’y conduit dans son camion. Il m’a récupéré alors que, perdu, je cherchais mon chemin. Elle est à l’autre bout du village et j’aurais été bien incapable de la trouver par moi-même dans le noir de la nuit et le dédale des rues ! Nuit glaciale encore une fois car il y a seulement deux couvertures dans toute l’auberge. Je m’emmitoufle dedans. Pas de vrai repas, non plus, je ne peux faire cuire les pâtes.
À La Baneza, quarante kilomètres plus loin, je trouve une albergue municipale moderne, avec tout le confort. Mais les plombs sautent alors que j’utilise la cuisine et le disjoncteur m’est inaccessible. Les pâtes sont très « al dente », elles n’ont pas eu le temps de cuire et elles craquent sous la dent mais je les trouve délicieuses : c’est le premier repas presque chaud depuis trois jours ! La nuit, sans chauffage donc, n’est pas quant à elle la première.
Et j’arrive à Astorga le 23 décembre sous un soleil radieux ! L’hospitalière allemande tamponne, admirative, ma crédencial : « schön, schön ! », les pèlerins venant de la Plata ne sont pas légion, surtout l’hiver. Elle m’autorise, bien volontiers, à prendre un jour de repos. Astorga n’est pas Salamanque, les hospitalières ne se ressemblent pas et c’est heureux ! Je trouve un cordonnier qui « répare » la réparation de mes chaussures et je passe la nuit au milieu des ronflements, une fois n’est pas coutume, car l’auberge est pleine ! C’est la tour de Babel, toutes les langues ont droit de cité ici ! Je raconte mon histoire, comme je le peux, dans un anglais dérisoire, à une pèlerine britannique et je regrette fort de ne pas avoir cette fameuse carte postale que j’ai imaginée dans ma tête, tout en cheminant. La carte et surtout le texte traduit en anglais ! Le soir-même, je demande par mail à Maggie, l’Irlandaise rencontrée sur le Primitivo, si elle veut bien me traduire le texte de Fatima.
Le lendemain 24 décembre, je complète mes achats : une polaire supplémentaire, des sandales (pour remplacer celles perdues lors du passage du gué, dans la première étape vers Guillena) et des guêtres, non pour les porter classiquement mais pour recouvrir, par un bidouillage maison qui se révèlera fort utile, mes chaussures par temps de pluie. Cela évite d’avoir l’angoisse de repartir les pieds humides, meilleure façon de récupérer des ampoules lorsque les jours de pluie se succèdent et libère ainsi d’une recherche frénétique de papier journal pour les bourrer afin d’en pomper l’humidité. Je fais une lessive complète, un vrai repas et je vais même féliciter mes pieds dans un spa ouvert aux pèlerins, confort douillet dont je suis pas coutumier. À mon retour, l’auberge est pleine (près de vingt-cinq lits) et c’est la fête. Je suis surpris de l’effervescence brouillonne qui règne parmi les pèlerins. Après tous ces jours en solitude, cela me tourneboule. Il y a des français, je pourrais raconter l’histoire mais beaucoup trop de bruit et pas d’espace pour dire. Je vais me coucher. Je ne réalise que le lendemain que l’effervescence était celle d’une veillée de Noël… Cela ne m’a même pas effleuré ! Mon cadeau de Noël et ce fut pour moi un très beau cadeau, je le reçois de Maggie.
Voici sa traduction du texte de Fatima : « One day out of the blue it was as though I was overtaken by a light. A blinding halo of light. Right in the heart. In the centre of my chest. And in this blinding light there stood a man with his back to me surrounded by desolation. This man was a pilgrim. Walking. Walking. Incredible! Amazing! No word is strong enough. It has taken me 15 years to understand all this. Hard and all as it was I am happy to have lived through this experience. I AM – WE ALL ARE – OF THE LIGHT »
1-4/ Astorga – Saint-Jean-Pied-de-Port
Je fais mes premiers pas sur le Camino Francès en ce jour de Noël 2016, jour de brume qui verra ma cinquième chute, cette fois en enjambant un grillage pour rejoindre la route. Arrivé à St Martin del Camino, bien que mon talon droit appelle au repos et qu’une auberge privée, ouverte et d’allure sympathique, me fasse de l’œil, je continue, têtu et imbécile, jusqu’au village suivant, quatre kilomètres plus loin où est indiquée une auberge municipale que je trouve… fermée ! Que faire ? La suivante est à Léon, vingt kilomètres plus loin. C’est trop. Je retourne donc à St Martin. Retourner en arrière, c’est la première fois que cela m’arrive ! Savoir renoncer est une victoire, dit-on…
Et le Camino Francès me livre d’entrée sa première leçon qui est appel à la sagesse : ménager sa monture, faire des étapes plus courtes maintenant que c’est possible. Quand j’arrive, le dortoir est plein de pèlerins qui se reposent. Je suis impressionné par l’ambiance qui règne : des vrais pèlerins ! Telle est ma première impression ! J’apprends bien vite qu’en fait, ils récupèrent de leur soirée de Noël qui fut copieuse et arrosée dans cette bonne auberge et qu’ils prennent un jour de repos ! Il y a là quatre garçons et deux filles, autant de nationalités qui participent et jouent à la ronde des amours…. Ils découvrent les charmes du Camino Francès, très fête et drague. Le camino del Norte, réputé plus élitiste du fait de son dénivelé, est tout autant festif. Le camino Portuguès reste, me semble-t-il, ce qui s’apparente le plus à un chemin de foi. Je me souviens de mon étonnement dans cette auberge où un prêtre traditionaliste occupe, avec son groupe, toute la cuisine. Ils y chantent, soir et matin, la messe en latin ! Racoleur, le prêtre invite à sa table. Réfractaire, je mange ma boîte de sardine dans mon coin. La Via de la Plata est assez méconnue et peu fréquentée. Elle est réputée difficile à cause de la chaleur en été et de la longueur de ses étapes. Bref, ronde des amours donc. Je fais mention de la vidéo au seul français du groupe, Grégoire.
Je réalise que, depuis peu, je prononce parfois, à mi-voix, le mot « Père » et ce seul fait amène un sourire sur mes lèvres et un regard plein de joie ! Aussi, je le prononce de plus en plus souvent, manière de rester connecté, de vivre de la lumière. Et je me rends compte aussi que je suis heureux, très heureux. Je suis là, assis sur une borne, à reposer mes pieds, à prendre le soleil et à sourire béatement ! Le mot « Père » est chargé de sens. Tel que je le prononce, je ne sais pas ce qu’il y a derrière, sauf un au-delà. Je me borne à constater qu’il m’est venu à la bouche, m’a fait sourire et goûter un instant de plénitude.
À Léon, je vais à l’auberge St François d’Assise, en centre-ville. Quand je descends pour prendre le repas au réfectoire, un panneau indique : « Closed today » ! Le réceptionniste m’indique un bon resto : « Ezéchiel ». Soit ! J’y vais, dans un froid glacial, nus-pieds, pour ne pas avoir à remettre mes chaussures et, par conséquent, mes orteils en prison. Et, au milieu du grand brouhaha des conversations très animées à l’espagnole, je déguste un repas incroyablement copieux et peu cher en effet ! Au matin, je décolle tard de cette chambre surchauffée où j’ai très mal dormi, bêtement alourdi de plus par le repas gargantuesque de chez Ezéchiel…
Le chemin emprunte une passerelle qui est verglacée, je dérape et tombe pour la sixième fois, depuis Séville. Lourdement, très lourdement ce coup-ci ! Je rejoins la route et jure de ne plus la quitter. Le chemin m’a fait routard et non plus pèlerin ! « Viva la carretera ! », tel est mon credo définitif ! Mais je fais un bien mauvais routard car je me perds dans le dédale de l’échangeur et je me retrouve… sur l’autoroute ! Le soir, je croise Norma, jeune pèlerine allemande, ayant vécu en Australie ces deux dernières années. Elle est ouverte, on discute et je lui montre la traduction de Maggy. Ses yeux brillent, elle reçoit 5/5. L’auberge municipale de Mansilla de las Mullas est fermée. Il y a une auberge-bar privée mais pourtant sans chauffage. Peu importe, la journée est sauvée par Norma. Deux autres pèlerins, au look un peu étrange et que je crois au premier abord espagnols, sont là aussi. En fait, ils se révèlent tous deux français. Bastien, éducateur, accompagne pour trois mois sur le chemin Hakim, un jeune qui a du faire quelques conneries. Je fais mention de la vidéo à Bastien. Le lendemain je prends, sur ses indications, une variante du chemin en complète solitude. Seul un train me salue : nous échangeons des signes, lui un coup de sifflet, moi un grand geste de la main. Belle journée, beau parcours jusqu’à l’auberge municipale de Calzadilla de los Hermanillos où je me retrouve, sur cette variante peu usitée, seul pèlerin. Il me faut, le lendemain, aller jusqu’à Ledigos, trente kilomètres plus loin, pour trouver une albergue ouverte. Je fatigue. J’aspire au repos. Et je m’éveille avec le spleen, la lassitude. Le froid, la neige, les difficultés m’attendent. Le réconfort d’un foyer, d’une tendresse partagée me manque toutes ces nuits de froid et de solitude. La question ultime m’est posée : voudrais-tu être ailleurs ? La réponse est évidente : « NON ! ». Je continue.
La journée est belle, très chaude et je finis en tee-shirt ! Arrivé à l’auberge, il y a une bonne dizaine de pèlerins. Échange profond et repas en tête-à-tête avec un français, grand et barbu, d’une trentaine d’années, dont je n’ai pas su retenir le prénom, Olivier peut-être, travaillant ou ayant travaillé dans l’édition, en route vers Fatima puis Jérusalem. Je lui raconte mon histoire, lui un peu de la sienne. Il se cherche encore. Nous évoquons Maître Eckhart qu’il connaît. Il m’indique une application qui indique les auberges ouvertes en hiver sur le Camino Francès. Un jeune Sud-Coréen de vingt-quatre ans me demande pourquoi je fais le chemin. Je lui montre la traduction de Maggie. Il prie, me dit-il, depuis l’âge de douze ans, pour être prêtre. Aujourd’hui, il doute et me demande conseil : doit-il ou non devenir prêtre ? Tout cela en mauvais anglais de part et d’autre… ! La question qu’il m’adresse me surprend totalement, me déroute aussi, mais elle témoigne de l’intensité de la soirée spirituelle que nous avons vécue. Au soir, en arrivant vers ce village, il m’était furtivement apparu être tel une oasis, quand il s’est découvert à mes yeux… Impression confirmée !
Le lendemain, la journée est belle, tranquille et je savoure encore la richesse de la veillée d’hier. A l’auberge Spiritu Sanctu de Carrion de los Condés, je prends le repas avec deux Sud-Coréens, deux italiens et Gabrielle, une australienne, psychologue de métier. Le repas est animé, intéressant et vrai mais il reste la barrière de la langue. Tour de Babel ! Je fais circuler mon téléphone autour de la table pour montrer le message de Fatima en anglais, traduit par Maggie. Et sur ce, bonne nuit ! Nous sommes le 31 décembre. Je prends mon cinquième jour de repos depuis Séville. Mon corps le demande. Léthargie.
Le 1er janvier 2017, j’arrive à Fromista par une belle et froide journée (moins huit degrés le matin) ! À l’auberge chrétienne Béthania, tenue par un couple, Lourdès et José, je rencontre un italien, Paulo, qui fait le retour lui aussi. Il a pris l’avion de Rome à Santiago et il rejoint maintenant Barcelone par le camino. Nous mangeons avec des jeunes Sud-Coréens. Il y en a beaucoup sur le chemin. J’apprendrai plus tard que, chez eux, une série TV très populaire se déroule sur le chemin de Compostelle, suscitant ainsi un fort engouement. La journée est froide, très froide qui mène à Castrojevik. Je garde tout dessus et tout le temps. Je fais le chemin en partie avec Paulo. Ma douleur au talon droit se rappelle à moi en fin de parcours. L’auberge publique est pleine, brouillonne. Je suis fatigué et j’ai le spleen, je m’interroge : que fais-tu ici ? Qu’as-tu récolté ? J’ai récolté des messages. Les voici : « Continue sur le chemin » (c’est ce que m’a dit l’apôtre à Santiago), « Toi et moi » (c’est l’évidence qui s’est faite à Vilasério), « Vagabond portant le message » (c’est l’écho de l’auberge Benoît Labre à Fatima), « C’est là que tu dois être », « Tu as besoin de tendresse », « Abandonne-toi à la providence », « Tourne-toi vers l’avenir ! » (autant de messages reçus du chemin lui-même). Que faire avec tout cela ? C’est simple : continuer.
Sur le chemin de Hornillas del Camino, je rencontre Anna-Maria, jeune autrichienne. Je lui donne le message à lire. Grande joie pour elle, elle est en recherche. Je lui donne mon mail. Je sais qu’elle n’en fera rien mais elle me le demande, regrettant que je ne sois pas sur Facebook. Ce que je raconte laisse sans voix, du moins n’appelle pas de commentaire. Un retour, une réponse à ce que je dis n’est ni évident ni nécessaire. Le jeune Coréen qui l’accompagne demande, quant à lui, à prendre le message en photo ! Voilà comment, peut-être, il circulera… Je revois, alors que nous nous sommes déjà quittés, Anna-Maria revenir en courant vers moi, avec toute sa joie, toute sa fougue, toute sa jeunesse pour me dire : « You will know why you walk » ou « You will know who is this man », je ne sais plus très bien… C’est la même chose, de toute façon. Je le sais, Anna-Maria ! Je marche pour toi, pour notre rencontre. Cet homme est le Christ, cet homme c’est moi, cet homme c’est toi ! Voilà ce que j’ai à dire : « Nous sommes – TOUS – des pèlerins de lumière ! ». J’aurais du la prendre dans mes bras cette Anna-Maria ! Elle me donne de la force d’incarner ce que je dis dans l’histoire, dans la vidéo. Du coup, l’idée de l’image me semble puérile, peut-être fausse même si je m’en tiens à la publicité qu’elle représente ! Le médium est le message. Application : abandonner l’idée de l’image ! C’est moi le message, pèlerin de l’éternel. Ce qui, d’ailleurs, est plus conforme à ce que le chemin m’a déjà enseigné.
Arrivé à Hornillas, je m’arrête au soleil pour manger (le peu qui me reste…) et reposer mes pieds. Je pense continuer mais la douleur au talon droit est si vive que je fais marche arrière et retourne à l’auberge du village. Là, je rencontre un couple espagnol qui parle français, Belem et Javier, qui me laissent leur adresse à Logrono. Belem veut bien traduire le message en espagnol tandis que je le fais circuler, en anglais, autour de la table (il y a un couple australien et un jeune homme italien). Le lendemain, je suis à Burgos. Devant l’auberge municipale, près de la cathédrale, deux journalistes nous prennent en photo, Paulo et moi, pour le journal local ! Je trouve l’auberge bruyante et froide, aussi je ne reste pas comme j’avais pu l’envisager un instant. Paulo traduit le message en italien. Au matin, juste avant de partir, je laisse l’indication de la vidéo sur un bout de papier à une jeune femme qui me semble être une éducatrice. Elle fait le chemin en binôme avec un jeune homme de race noire. Je repense à l’utilité de l’image pour une écriture plus nette… Il y a peu, je voulais l’abandonner ! Balancement, sinon contradiction… Difficile d’y voir clair ! Je laisse Paulo qui prend un jour de repos à Burgos et lui indique la vidéo pour sa compagne, Laura, qui parle un peu le français.
À Atapuerca, l’auberge (la Hutte-Papasol) est superbe, rustique à souhait. Je suis seul ! Je me chauffe les pieds devant le poêle à bois, confortablement installé dans un fauteuil et je fais un vrai repas au resto attenant, tenu par les propriétaires de l’auberge, deux espagnols très sympathiques qui, de plus, parlent aussi français ! Et il y a du Wifi. Confortablement assis dans un fauteuil, devant le feu qui ronronne, j’écoute sur YouTube, une fois n’est pas coutume, Dylan, Joan Baez et autres tubes de ma jeunesse… ! Quel luxe oublié… ! Je me lève tard et pense même rester une nuit de plus. Mais, au matin, tout est encore fermé, il n’y a pas âme qui vive et devant la beauté du jour, je pars. Je suis pèlerin, avant tout ! En chemin, je croise deux jeunes gens, un catalan et une italienne, d’une fraîche beauté limpide. Après leur avoir montré le message sur l’iPhone en espagnol et en italien, je leur indique la vidéo sur un bout de papier car ils parlent aussi un peu de français.
Puis, un peu plus loin, j’hallucine ! En pleine forêt, j’entends de la musique… Devant moi, sur le chemin, je distingue deux ombres qui ressemblent à des hommes qui tanguent. J’approche. Ce sont deux jeunes gens. Ils ont, à la main, la bouteille de « vino tinto », vin espagnol bien connu des pèlerins et, cette main, ils la portent souvent à la bouche. Ils me proposent d’en prendre. Je refuse. Je ne bois plus une goutte d’alcool depuis le jour de la vision du pèlerin de lumière. Avant, j’aimais bien. Mais depuis ce jour je n’ai même pas envie, je ne ressens absolument plus le besoin de prendre un excitant quelconque. Si la lumière a pu s’installer en moi, si elle a pu me traverser, exister le temps d’un flash, l’alcool ou tout autre excitant, quel qu’il soit, devient fadasse ! La nature profonde de l’homme, de tout homme, qui s’est découverte ce jour-là m’empêche de chercher ailleurs ce qui est déjà en moi, en nous, qui est apparu sous forme de lumière et qui donne la joie d’être. Revenons à la scène : au milieu des bois, la musique sonorise tout le chemin en sortant d’un petit haut-parleur accroché au sac d’un des deux pèlerins. Le volume est à fond, le son saturé ! J’apprends que l’un des jeunes hommes est turc, l’autre allemand. Le sac du turc pèse vingt-sept kilos, y compris le cubitainer de cinq litres de vin qu’il transporte. On dit bien « fort comme un turc » mais c’est hallucinant, ici, ce jeune homme, pèlerin, avec ce sac, chargé de vin, en pleine forêt ! Ils sont partis pour longtemps, me disent-ils, pour l’Afrique… Je leur montre le message en anglais, le jeune homme allemand le lit tout haut, d’une très belle voix de basse. Il pourrait être acteur ! C’est beau de l’entendre déclamer ainsi le message sur le chemin, dans la forêt. Ils me proposent même, chacun, de le traduire : l’un en allemand et l’autre en turc ! Proposition dissoute dans les vapeurs d’alcool et les problèmes existentiels, probablement très lourds, de ces deux jeunes gens au final très sympathiques. Quand j’arrive à l’auberge de Villambistia, elle est vide. Sur un lit, un matelas est retourné pour être aéré ; l’hospitalière m’apprend qu’un pèlerin a vomi la nuit dernière. Après ma rencontre de l’après-midi, je ne suis pas étonné et je devine sans peine l’auteur du forfait ! Le soir, à l’auberge, je prends le repas en compagnie de Bernard, ami de l’hospitalière. Il parle français et je lui mentionne la vidéo. Bref, je m’ouvre à tous. Et au matin, j’ai la surprise de trouver, laissé à mon intention, un sandwich au chorizo, le meilleur du monde !
Quatre mois déjà que je marche !
En route vers Redecilla del Camino, je rencontre un jeune couple de Taïwan qui fait la popote sur une table publique. Ils sont partis sans limite de temps, pour un tour du monde. Ils m’offrent un thé chaud, que j’accepte avec reconnaissance. Beaucoup de silence entre nous. Je leur fais lire le message en anglais et quand je les quitte, ils m’envoient de grands signes chaleureux. Puis je rencontre un jeune Coréen qui m’offre un bonbon. Je lui fais lire, à lui aussi, le texte en anglais. Je ne sais ce qu’il comprend… Je continue à marcher, remontant le flot de pèlerins. Je croise trois jeunes hommes : un portugais (Francisco), un italien (Simone) et un polonais (Gabriel), venu à pied de Varsovie. Bel échange, lecture du message puis Francisco me prend en photo. Il me l’enverra, dit-il et prend mon mail. Il me parle avec une rare profondeur des misères qui les ont mis en chemin : l’italien a perdu père et mère, problèmes de drogue du polonais, discorde familiale et divorce pour lui. « La lumière, elle est sur le chemin, ici, dans l’échange ! », me dit-il. Il a raison. La lumière a besoin de deux pôles pour s’allumer, pour resplendir. Elle brille dans les yeux de ceux qui parlent vrai. Mais ce n’est pas que cela. C’est bien davantage. Et c’est pour cela que je suis sur le chemin.
L’auberge municipale est très rustique. Il y a deux coréens (il y en a beaucoup en cet hiver et c’est, de loin, la nationalité la plus représentée) ainsi qu’une jeune femme française ayant fait un AVC, Jeannette. Au matin, je lui mentionne la vidéo. Pour aller à Azofra, je perds, pendant un temps assez long le camino et je ne croise donc pas de pèlerins. Je ressors le chapeau, tellement la journée est ensoleillée ! A l’auberge municipale il y a une italienne, Anna-Lisa, architecte de quarante-quatre ans qui aurait voulu être médecin, un peu gênée, me semble-t-il, de se trouver seule avec moi dans l’auberge. Nous avons peu d’échange.
J’ai le blues, le matin, en reprenant le chemin vers Navarrete. Dans une dizaine de jours seulement je serai de retour en France. Inconsciemment, cela tourne en background dans ma tête. Je ne suis pas un bon prophète ce jour et j’éprouve comme une lassitude à montrer le message sans pouvoir faire plus. Mais c’est orgueil que de seulement penser à vouloir faire plus. Imaginer que la lumière puisse fournir un mode opératoire, donner un plus, à soi ou aux autres est vanité, incongruité, erreur… Le seul plus qu’elle peut offrir c’est de vivre avec elle : sa mémoire. Que faire sinon dire, raconter ces expériences ? Vivre et dire.
Cheminant vers Logrono, un allemand me demande de le prendre en photo devant le taureau-symbole de l’Espagne. On parle, je lui dis mon périple. Je lui montre le message en anglais, il le prend en photo et moi avec ! Dans un moment de doute, j’ai ôté du message en anglais la mention de la vidéo sur YouTube puisqu’elle n’est pas sous-titrée. Je le regrette à présent, sait-on jamais ! La journée, pluvieuse pour la première fois depuis longtemps, est sauvée. En attendant que l’auberge ouvre, je rencontre un couple de jeunes touristes français, Guillaume et Anuja, de Brest. On parle et je leur mentionne la vidéo. Dans l’auberge municipale de Logrono se trouve, à côté de moi, une jeune femme de Lourdes, militaire, contrôleur aérien, sportive. Nous discutons en profondeur. Le soir, je vais voir Bélem et Javier, le couple rencontré à Hornillas, qui est rentré de sa semaine de marche annuelle sur le chemin. Je tombe mon téléphone dans l’ascenseur et l’écran se casse ! Belem m’invite à revenir le lendemain pour déjeuner et Javier en profite pour me conduire dans une boutique de téléphonie afin de faire changer l’écran. En les quittant, je leur fais aussi mention de la vidéo. C’est le meilleur de moi-même que je puisse offrir.
Je pars ensuite pour Viana sous un arc-en-ciel magnifique ! Dans l’auberge, il y a deux femmes françaises, une néerlandaise et un allemand. Nous dînons en commun. L’une d’elles me fait part de l’association Seuil, de Bernard Olivier, qui a écrit un livre sur son expérience de la marche : « La Route de la Soie ». L’association permet à de jeunes délinquants de faire le chemin accompagnés par un éducateur. C’est le deal : à la place de la peine de prison dont ils ont écopé, ils peuvent partir pour deux ou trois mois sur le chemin avec un éducateur. Et j’ai la clé de l’énigme ! Je réalise que j’ai probablement déjà croisé, sans le savoir et par trois fois, de tels binômes : Clémence et la jeune maghrébine rencontrées sur la Via de la Plata le soir des pitreries de l’hospitalier, Bastien et Hakim croisés à Mansilla de las Mullas et, à Burgos, l’éducatrice et le jeune black. Au matin, avant de partir, je mentionne aux deux femmes l’existence de la vidéo.
À Los Arcos, l’auberge est pleine. Je fais deux rencontres originales. L’une avec une jeune femme suisse, fine et belle qui marche beaucoup. En Suède, elle a vu des loups, me dit-elle. Je lui fais mention de la vidéo. Au matin, elle tape dans le mille : « Tu n’as pas peur de rentrer ? », me demande-t-elle. L’autre rencontre originale est celle avec Burnie, hongrois, qui prend le message en photo et fait brûler pour nous deux un bois chamanique du Pérou. Nous évoquons, alors que notre discussion embrasse tout les sujets, le nom de Nassim Haramein que m’a fait connaître Fabien. Ce scientifique original et autodidacte a une vision globale de l’univers qui n’exclue pas la spiritualité. Burnie part sans limite de temps, pour l’Amérique latine peut-être, vivre l’instant…
La journée qui me conduit à Estelle se passe sous la neige, les grains et les arcs-en-ciel. Je croise pourtant trois pèlerins en short, complètement givrés, gelés ! Je rencontre Simone, italien polyglotte, dans un bar. Il me dit être flatté de rencontrer une « légende » du chemin ! Légende ? Bigre… Paulo, qui est devant moi, a fait la pub ! Le chemin est avide des histoires des autres… Le soir, j’ai une discussion surprenante et profonde avec Georges, un homme de mon âge, très doux, un peu perdu, étrange, inadapté et vrai. Étudiant brillant, il a été séduit un temps par l’Inde et, de retour en France, il n’a pas su se réadapter à une vie normale. Il repart aujourd’hui pour une autre journée de marche, sans but. Il ne fait pas le chemin, il erre. Vrai pèlerin, pèlerin dans le vrai… ?
En arrivant à Puenta la Reina, je repense à ma compagne, la mort. Et si je n’arrivais pas ? Si je ne fermais pas la boucle… ? A l’auberge, une jeune femme néerlandaise, Elisabeth, qui étudie la peinture, la philosophie et la religion me montre ses photos et la prière qui les accompagne. Je lui montre la photo du tableau du pèlerin. On parle de la lumière, de Saint Jean. À un moment de la conversation, elle me demande si je connais Saint Paul. Avec l’accent, je ne comprends pas tout de suite puis, ayant enfin capté, je m’exclame : « Oh yes, Saint Paul ! It’s my friend ! ». C’est sorti droit du cœur. Merci Seigneur ! Je pense de plus en plus que ce qui est arrivé à Saint Paul sur le chemin de Damas, son illumination telle que la rapporte la tradition est chose analogue à ce qui m’est arrivé. Oui, j’ai cette folie de penser cela. Je ne me compare pas, bien sûr ! Un dicton canadien dit, parait-il : « Si tu compares, tu meurs ». C’est vrai, il s’agit d’être soi. Mais je reconnais que lorsque la tradition rapporte la conversion de St Paul, ébloui sur le chemin de Damas et qui reste trois ans en Arabie sans rien dire, je ne peux m’empêcher de constater la similitude de nature des expériences. Et petit à petit, je comprends et je me persuade aussi de quelque chose, quelque chose d’énorme. À la base de la tradition, au fondement de la religion se trouve la lumière. Mais elle est enfouie, occultée par ce que les hommes en ont fait et en ont dit. J’ai connu la lumière et je ne suis pas religieux. J’ai connu la lumière et je dois la dire, sans fard aucun. La journée, fatigante, est sauvée et de belle manière, par cette conversation hautement spirituelle avec Elisabeth.
Au matin, une jeune femme américaine, qui comprend le français, prend le message en photo. J’ai remis en bas la mention de la vidéo. Je ne pense pas à le donner à José, mon compagnon de chambrée, pourtant sympathique et ouvert. C’est ainsi. Je croise, dans le froid et la neige, Salvatore, Katia et Simone, trois jeunes pèlerins italiens qui, prévenus par Paulo, s’attendent à me rencontrer et prennent la photo du message en italien. La journée est physiquement éprouvante sous la pluie, à la fois sous et sur la neige au passage du col, puis dans les chemins transformés en ruisseaux et les terres inondées. Je ressors le bâton qui me reste pour cette étape de montagne. Quand je dis que je ressors le bâton, c’est parce qu’il est pliant. Je ne m’en sers pas tout le temps et je le stocke le plus souvent dans le sac. À l’auberge Jesus y Maria de Pampelune, je retrouve Paulo. Je rencontre aussi Marie, une jeune femme française qui cherche un lieu de vie. Nous avons une discussion vraie et je lui mentionne la vidéo. Au matin, elle prendra le train pour Burgos puis Santiago, peut-être St Martin-de-Oxon, ensuite le camino Portuguès et enfin Séville où un stage bouddhiste l’attend.
Pampelune : il pleut, j’y reste. Paulo est là aussi et Antonio, un espagnol d’Ibiza qui comprend le français et à qui je mentionne la vidéo sur un bout de papier. Un irlandais jovial joue de la flûte méditative dans l’immense dortoir. Il a trouvé la lumière et sa femme sur le chemin, dit-il. Il a aussi créé une copie miniature du chemin en Irlande ainsi que son réseau d’auberges. Et à présent, il s’éclate seul, en pleine liberté : tout est permis pendant les cinq premiers jours de son camino, tel est son credo. Ce soir, c’est le vin et deux bouteilles tremblent de son enthousiasme, qui semble un peu surfait !
À Zubiri, je quitte Paulo qui va vers Barcelone. Nous avons marché un peu ensemble, parfois il était derrière moi, le plus souvent devant. Il y a peu de pèlerins qui reviennent de Compostelle à pied, ils se remarquent. Ceux-là croisent ceux qui y vont et, l’espace d’une halte, échangent brièvement. Remontant le chemin devant moi, Paulo a parlé de moi et construit ainsi une éphémère légende : un Français qui marche depuis plus de quatre mois, qui revient de Compostelle et qui rentre en France en prenant le chemin des écoliers, celui qui passe par Fatima et Séville…
Il fait très froid mais beau. Les rivières sont en crue, les ponts barrés. Un arbre tombé en travers du chemin m’oblige à un long détour. L’auberge de Zubiri est belle, pleine de jeunes coréens et j’ai le privilège d’avoir une chambre pour moi tout seul. Et aussi un rhume ! Je passe par la montagne pour rejoindre Roncesvalles. Le temps est à la neige. Verglacé par endroit, le chemin est dangereux. Aussi je m’arrête pour confectionner un bâton avec un arbrisseau pour suppléer celui qui a cassé. Ce n’est pas aussi efficace qu’un vrai bâton car le bois, même taillé en pointe, dérape sur la glace. Mais cela fait l’affaire tout de même !
J’arrive au petit village de Bizkarreta et pousse la porte du bar pour me réchauffer un peu et boire chaud. Je vois deux jeunes pèlerines attablées. La conversation s’engage. Léonie, jeune allemande très grande, pure et belle, est partie le 1er octobre de Liepzitg ! Anna vient de la Nouvelle-Zélande, elle est nurse. C’est, quant à elle, son premier jour de marche ! Léonie, très discrète et profonde, fait un chemin spirituel. Elle traduit pour moi le message en allemand, avec beaucoup de soin et d’attention, cherchant, me semble-t-il, le mot juste pour traduire la profondeur du message, jonglant avec les traductions déjà établies, anglaise et française. Belle, très belle rencontre ! Merci, Seigneur de la Vie ! Juste avant d’arriver à Roncevallès, je croise un pèlerin qui se révèle, par sa discrète croix épinglée sur la bretelle du sac, être un prêtre polonais. On échange trois mots et je lui montre le message : « Vous avez certainement fait une expérience de Dieu. God bless you ! », me dit-il.
Pour le moment, je recrache l’eau que je bois, non parce qu’elle a mauvais goût, mais parce qu’il y a des cailloux dedans. Comment est-ce possible ? Je regarde : ce sont des paillettes de glace… ! Au matin, je fais lire le message à un jeune italien, puis je repars, ma fatigue augmentée par le rhume. Le col de Roncevaux par le chemin est impraticable et interdit, aussi j’emprunte la route qui passe par Valcarlos pour rejoindre la France. Je croise Louis, jeune à la dérive, qui part retrouver des copains au Maroc pour traverser le désert avec un camion de l’armée. Je lui fais mention de la vidéo et je regrette de ne pas avoir eu le réflexe de lui donner un peu d’argent : il est équipé comme un misérable. Je rencontre aussi un groupe d’italiens enjoués et sympathiques à qui je fais aussi lire le message.
Et me voilà de retour à St Jean-Pied-de-Port. Dans l’auberge publique, se trouve Emmanuelle, une jeune femme qui va au Portugal se renseigner sur les alambics et les huiles essentielles. Je lui fais part de la vidéo. Elle sort de trois semaines de retraite dans le village bouddhiste des Pruniers, en Dordogne. Se trouve là aussi un SDF qui vit sur le chemin. Je l’avais déjà rencontré alors que j’étais hospitalier bénévole dans un centre d’accueil avant de commencer tout mon périple. Et c’est le premier contact rugueux de mon périple. Je sens que le voyage est fini, du moins qu’il prend un tournant. Il n’y a pas, à proximité, d’hébergements pour pèlerins ouverts sur le chemin qui remonte au Puy-en-Velay. Ce n’est plus l’Espagne où tout, finalement, est bien organisé, même en hiver. Mon corps fatigue. Quelque chose lâche dans ma tête. « Tu n’as pas peur de rentrer en France… ? ». Oui, je crois bien que j’ai peur de rentrer, de ne plus marcher, de perdre ma réalité d’itinérant et mon statut de pèlerin !
Je décide de rentrer sur Paris, de me reposer un peu avant de repartir. Dans un premier temps, je prends le train pour Pau où je vais échanger mes bâtons qui sont encore sous garantie. J’achète aussi une nouvelle paire de chaussures, identiques aux anciennes, que je fais ressemeler. Je pourrais ainsi jouer sur deux paires et marcher, marcher… Marcher sans m’arrêter… Je fais réparer aussi mon pantalon de pluie en goretex que j’ai accroché et déchiré. Je rencontre dans le train menant à Pau, Thomas, un jeune sportif de haut niveau, avec qui j’ai un bel échange et à qui je fais aussi mention de la vidéo. Avant de quitter la ville, je me restaure au comptoir d’un bar. Et là, à la cantonade, j’indique la vidéo sur Youtube à quatre jeunes accoudés, comme moi, au comptoir ! Ivresse… ? Peut-être ! Cinq mois de marche en continu ne laissent pas indemne…
Je file sur Paris.
1-5/ Paris
Je reste huit jours dans la capitale, huit jours pendant lesquels j’ai le temps de voir François, qui y vit et travaille. On s’est promené ensemble et on a parlé, en vérité. François m’a accompagné, avec Marie-Lou, dans l’aventure du « Feu sur le Terre », pièce de théâtre jouée en 2014, au mois de juin à Paris puis en juillet au festival Off d’Avignon. C’était alors, pour moi, le moyen d’exprimer les expériences de lumière.
Avant cela, je les exprimais au cours de « Moments spirituels, musicaux et poétiques ». Je me cachais alors derrière les mots des autres, ceux de grands auteurs mystiques. Il pouvait s’agir de Saint Jean de La Croix dans son cantique spirituel : « Où t’es-tu caché, ami, tu m’as laissé pleurer / Comme le cerf tu as fui, après m’avoir blessé… ». Cela dit, dans le langage fleuri du 16ème siècle, la même chose que ce que j’exprime : une expérience fulgurante. Il pouvait s’agir de Maître Eckart dans le seul poème qui lui soit attribué : « Au commencement, au-delà du sens, là est le Verbe. Ô le trésor si riche où commencement fait naître commencement… ». Là encore, disant ce texte, comment ne pas éprouver ce grand coup de balai et ce renouveau, ce neuf, cet inouï que la lumière, en foudroyant, fait naître en soi. À jamais. Il pouvait s’agir encore de la poésie d’Arthur Rimbaud, à laquelle je m’identifiais sans peine : « Par les soirs bleus d’été, j’irais par les sentiers / Picoté par les blés, fouler l’herbe menue / Rêveur, j’en sentirais la fraicheur à mes pieds / Je laisserai le vent baigner ma tête nue / Je ne parlerai pas, je penserai rien / Mais l’amour infini me montera dans l’âme / Et je m’en irai loin, bien loin, comme un bohémien / Par la nature, heureux, comme avec une femme ». Pour moi, il s’est fait « flashé » grandeur nature le poète aux illuminations ! Pas de doute à ce propos ! C’est pour cela que sa vie après la poésie devient existence erratique en Afrique et semble ne plus avoir de sens. Le flamboiement intense, communiqué dans et par les mots, a tout brûlé, ne reste possible que l’errance. Ne reste possible que de tituber. Que peut-on encore faire après l’illumination sinon être « sonné » à vie ! Je l’ai été, sonné, retourné, complètement mis KO ce jour-là et pour toujours, je crois ! Car j’ai du mal, aujourd’hui encore, à me relever et à reprendre le match, celui de la vie.
Avant de pouvoir parler, avant de pouvoir m’exprimer à travers la poésie des autres, eh bien je me taisais, je la fermais. Il m’a fallu atteindre les quelques soixante ans, en gros l’âge de la retraite, pour trouver les mots justes et oser parler. Quinze ans de mutisme mais pas quinze ans d’oubli. Et maintenant, je ne peux plus me taire. Mais je n’organise rien, je ne propose plus rien comme j’ai pu le faire, je marche seulement, un pied devant l’autre et je suis moi-même. Tout à la lumière. La lumière, c’est la foudre qui tombe : « Un arbre d’or entre les deux épaules », dit Jean Giono dans son beau livre « Que ma joie demeure », lorsque celui qui doit venir part et meurt. Elle fut pour moi, cette foudre qui tombe, non un arbre entre les deux épaules mais un disque d’or en pleine poitrine ! J’étais pleinement réceptif, grâce ou à cause de la rupture de vie. Toute carapace, toute certitude m’avait quitté. Je suis maintenant pleinement heureux, il ne reste que la reconnaissance. Reconnaissance envers les personnes qui m’entouraient alors : mes enfants et leur mère. Reconnaissance envers les circonstances : la rupture de vie. Celle-ci a, depuis lors, pris un essor nouveau et un sens, portée par la conscience d’être. L’amertume, couleur sous-jacente, inhérente, inévitable je crois à tout amour humain, n’est que friselis de surface que le vent de l’existence ramène encore parfois.
Puisque ce semble être l’heure d’un bilan, et que j’en ai le temps dans ce repos accepté, je le fais, rapide, intermédiaire car je vais bientôt repartir. Je le sens, les jambes me démangent. Alors voici un petit retour en arrière sur ce que je viens de vivre en parcourant ces différents chemins de Compostelle. Ils sont, ces chemins, des lieux où le pèlerin l’est beaucoup dans le regard de l’autre. C’est mon impression, elle ne prétend rien. Tout chemin est personnel et l’important est de le vivre. Mais pour moi, ce jeu de miroir fausse, consciemment ou inconsciemment, la partie. Joué à plusieurs, il participe fortement à l’engouement que le chemin connaît. Ceci dit, chaque chemin a son charme. Celui du Portugal m’a séduit par ses scènes maritimes et la gentillesse de ses habitants. Quant à la Via de la Plata, c’est incontestablement mon préféré pour le magnifique décor andalous, la solitude implacable offerte et les longues étapes qui épuisent le corps. J’ai besoin de cela. Épuiser le corps me permet d’être comme nu, nu et donc sensible, sensible à l’ailleurs. Pourquoi ? Ma vie le dit. Le Camino Francès remonté à contre-courant m’a permis de croiser les relativement nombreux pèlerins qui le fréquentent en hiver. J’ai joué au prophète, montrant le message maintenant traduit en quatre langues, j’ai indiqué la vidéo. Et si j’approfondis le bilan par la question : « Ai-je bien fait de partir le 7 septembre 2016 ? ». La réponse est, sans hésitation, affirmative à 1000%.
Que faisais-je avant ? J’étais dans un grand centre d’accueil placé sur le chemin, en tant que bénévole. Chaque soir ou presque, je racontais l’histoire dans une ancienne chapelle désaffectée. Rénovée par mes soins, elle a accueilli pendant près de cinq mois une exposition de peinture. Les tableaux de lumière viennent de là. Je racontais l’histoire, j’exposais les tableaux, pourquoi partir alors ? Parce que j’ai eu, au bout d’un temps, l’impression de jouer un jeu, d’être en représentation, bref de ne pas être à ma juste place. La lumière rend fou, déstabilise. Elle aveugle et dérange. Le parcours de celui qui la reçoit ne peut être qu’erratique. C’est trop grand. Du moins en est-il ainsi pour moi et l’important est d’être soi. Je suis parti. La difficulté de trouver ma place au sein d’une organisation tout à la fois complexe et floue m’y a aidé. Là aussi, merci. Merci à tout. Je ne suis qu’immense « merci la vie ».
Comment avais-je atterri dans ce centre ? À la suite du rêve fait peu après le festival d’Avignon, ce rêve de la torpille et de la grande lumière qui se levait sur le chemin. J’avais, le lendemain du rêve, pris le sac et le chemin. Puis le bombardier tout sombre vient droit sur moi et peu après, je reçois un message du centre d’accueil qui cherche un hospitalier pour la semaine suivante, soit juste le temps d’y arriver à pied. Je devais y rester quinze jours, j’y suis resté quinze mois, le temps d’espérer, naïvement, voir se lever la grande lumière aperçue dans le rêve… Peut-être avais-je identifié le centre aux ruines du rêve ? Idiot. Le rêve dit : sur le chemin. Tout le reste n’est que ruine, le centre y compris. Ruines que la lumière donne à voir. Voilà le sens du rêve, la signification qui émerge. OK, je repars. La lumière fait zigzaguer celui qu’elle touche. Telle est, en tout cas, mon expérience de vie et tout le reste n’est, pour moi, que du bla-bla…
La religion tente de canaliser ces écarts de vie, tels que je les connais, entre des glissières appelées institutions. C’est peut-être bien. Je n’en connais pas le prix individuel à payer. Je ne me suis pas senti appelé. Il reste qu’il est plus facile, jeune, de tenir bon en communauté que seul. Plus âgé, cela a moins d’importance. La communauté s’apparente à une béquille. La religion toute entière aussi, d’ailleurs. La religion a mis des mots sur l’expérience de l’homme de Nazareth et l’a réduit, cette expérience, à ce qu’elle pouvait, sinon en comprendre, du moins en supporter. Elle l’a rendue admissible. Elle l’a adoucie jusqu’à la scléroser, la momifier. L’homme de Nazareth a connu la lumière jusqu’à l’être lui-même. Il a osé le dire. C’était le mot de trop. Je ne suis pas religieux, je suis disciple de cet homme. Disciple, cela veut dire que je reconnais que cet homme a fait ce qu’il y a de mieux à faire dans une vie d’homme, ce pour quoi, d’ailleurs, tout homme est fait. Je ne suis pas religieux, je suis relié. Solitaire, je ne suis pas seul. On n’est jamais seul, même au fond du désespoir. Le désespoir est sentiment. La lumière est.
Revenons aux tableaux. Une artiste peintre, Véronique, a écouté un jour mon histoire et, inspirée par celle-ci, elle a peint des tableaux de lumière. J’en ai acheté et conservé sept d’entre eux. Où les mettre une fois parti, ayant repris le sac sur le dos ? D’ailleurs, ai-je à les mettre quelque part ? J’avais l’occasion de raconter aussi souvent que possible, tous les soirs, et la chapelle était un lieu parfait d’exposition. Pourquoi alors en suis-je parti… ? Je l’ai dit. Ou plutôt le rêve l’a dit : sur le chemin ! En marche ! Soit ! J’obéis. J’écoute. Je sais que ce rêve me parle. Il me veut. Je crois aux nuits.
Pendant cette fin de janvier 2017, à Paris, je fais deux autres rêves. Dans l’un, je suis dans une auberge avec deux femmes dont ma mère, décédée depuis plus de cinq ans. Dans l’autre, je suis au milieu de jeunes gens. Il y a un homme, droit et lumineux. Il me demande : « Et toi, tu vas à la messe ? ». Rêves, songes qui me percutent de plein fouet… La messe, le rapport avec la religion donc…
Le lendemain du dernier rêve, je quitte Paris. Il y a une correspondance possible pour Figeac. Je n’hésite pas, je saute dedans.
1-6/ Figeac – Le Puy-en-Velay
Arrivé à destination, je ne sais que faire ni où dormir. Il est près de minuit. J’entre dans un bar encore ouvert malgré l’heure tardive. Un client, ouvrier en déplacement, me donne la solution. Il m’indique le gîte qu’il occupe, le temps de son chantier. J’y passe la nuit et au matin, je commence à remonter le GR 65 vers Livinhac-le-Haut que j’atteins le 31 janvier 2017 au soir. Il y a un seul lieu, un seul gite ouvert. Et c’est là, chez Claire, que j’ai la surprise et le bonheur de ne pas me retrouver seul. Une pèlerine arrive peu après moi. Allemande, elle fait, incroyable cerise sur improbable gâteau, le chemin dans le même sens que moi : en remontant vers le Puy ! Comment ne pas voir là un signe du destin, après ce train providentiel qui m’a permis d’être là, précisément ce soir ? Coïncidence, synchronicité forte !
Dès la première nuit et en toute simplicité, nous nous tenons chaud dans le même lit ! Pourquoi séparer ce que le chemin unit ? Et c’est ainsi que je vais remonter, souvent main dans la main, vers le Puy-en-Velay ! Elle a des lèvres de rêve, magnifiquement dessinées. Quand je lui demande pourquoi, elle me répond : « Pour embrasser ! ». Nous le faisons souvent. Elle comprend un peu de français mais on échange surtout en anglais et, en fait, on parle peu. Je ne suis pas d’un naturel bavard, mon anglais est abominable et du moment qu’elle s’est trouvée, en plein hiver, dans le même gite que moi et que, de plus, elle revient elle aussi de Compostelle après quatre mois de marche, dans mon esprit, ce ne peut être que signe fort du destin. Elle est là. Elle ne peut être qu’un support, une aide dans ma mission de pèlerin. Il ne peut en être autrement. Du moins, je ne peux penser autrement… Le chemin me fait le cadeau inestimable d’une compagnie féminine. C’est mon rêve, mon désir le plus intime, le plus fou. On n’est pas homme pour rien. Il y a une beauté de la complétude masculin-féminin. Cette beauté me hante. Le rêve fait à Paris, celui où j’étais dans une auberge en compagnie de deux femmes, est prémonitoire, j’en ai la confirmation. Mais que vient donc faire ma mère dans celui-ci ? Que signifie sa présence ? Pour le moment, je n’en ai pas la moindre idée ! Nous mettons douze jours pour atteindre le Puy, le plus souvent dans la neige et le froid mais aussi parfois sous le soleil.
Pour traverser l’Aubrac, nous prenons le plus souvent la route. Les chemins, gelés et couverts de neige, sont impraticables et ce, à son grand regret : « Ce serait plus romantique… ! ». Nous trouvons toujours un gite ouvert et toujours nous rapprochons les lits pour dormir l’un contre l’autre. C’est idyllique, sans beaucoup de mots mais avec beaucoup de complicité. Quand elle me dit quelque chose et que je ne comprends pas, j’approuve. Pas dupe, elle me demande pourquoi j’acquiesce : « Parce que c’est toi qui l’as dit ! ». Telle est ma réponse. Elle rit.
Nous arrivons au Puy-en-Velay dans un vent de folie qui souffle pendant toute la durée de l’étape. Elle me dit être heureuse d’être avec moi. Ma présence la rassure dans ces forêts pleine de vent, de branches qui gémissent et de chasseurs à l’affût. Je chante, à tue-tête, comme à l’accoutumé, ma chanson fétiche, « Blowin’ in the wind » de Bob Dylan : « Combien de routes un garçon doit-il faire / avant qu’un Homme il ne soit ? / Ecoute mon ami, écoute dans le vent / Ecoute la réponse est dans le vent ! ». Avant de se quitter, elle glisse dans mon sac son numéro de téléphone et un mot : « Ce fut un grand honneur de marcher avec vous » ! Honneur… ? Bref, elle s’en va retrouver mari et enfants….
Voici la lettre que je ne lui ai, bien sûr, jamais envoyée : « Quatorze jours ! Pas un de plus, pas un de moins ! Que sont-ils ces quatorze jours passés ensemble ? Parenthèse ou prélude ? Courte parenthèse de pur bonheur dans nos vies respectives, ou prélude à quelque chose de fort, de grand, de beau ? Bonne nuit, mon amour… Si tu étais près de moi, nous chevaucherions ensemble la vague que le chemin nous a offert d’une façon trop improbable pour ne pas être hautement signifiante. Mais tu n’es pas près de moi… « I love you. I missed you… », m’as-tu dit le dernier jour. Ce n’est pas tant moi que tu as manqué, mais tu as et de fait, nous avons refusé cette proposition insolite du destin, cette conjonction étrange de nos chemins de vie. Les douze jours de marche commune n’auront été que parenthèse et non prélude. Peut-être devait-il en être ainsi ? Peut-être avons-nous épuisé en douze jours le meilleur de notre rencontre ? Ce n’est pas impossible… Les fils de la vie sont emmêlés et la trame des destinées reste difficile à déchiffrer… Je voudrais ne plus penser à toi mais tu emplis mes jours et tu creuses mes nuits… Il ne me reste de toi qu’un stylo et un « midi » de savon. C’est beaucoup. Pour tout cela, merci ! C’est peu aussi… Mais je me souviens : « Don’t forget ! We are two pilgrims… Et nous allons ensemble vers Le Puy. Point. Un point c’est tout ! » Bon… Je finirais bien par entendre… Le savon a fondu, le stylo n’écrit plus. Bon vent à toi, Princesse Pilgrim, bon vent à toi ! »
Un dernier mot : aussi étonnant que cela puisse paraître, vu le nombre de baisers échangés et quatorze nuits étroitement enlacés, nous n’avons jamais fait l’amour. Elle s’y est toujours refusée. Maman était une femme fidèle. Sa présence dans le rêve signifiait que ma compagne de marche, la belle allemande, malgré sa soif de baisers et de caresses, resterait fidèle à son mari et ne se donnerait pas à moi. C’est beau ! Merci.
Le matin du grand départ, nous allons à la messe ensemble. La messe ? C’est elle qui veut y aller. Je l’accompagne. C’est le 14 février, fête des amoureux donc, et fête aussi de Cyril et Méthode, selon la tradition, fervents évangélisateurs. Dans l’homélie, le prêtre, sincère et assez bon prédicateur, s’interroge et nous interroge : comment, à l’instar de Cyril et Méthode, toucher les jeunes ? Je fonds littéralement en larmes. Incontrôlables, intarissables. Pourquoi ? La séparation ? Je l’avais déjà digérée et j’en étais même heureux car la vie m’apprend peu à peu, inexorablement, que mon destin est impartageable et, sortie du chemin, je ne voyais que faire d’elle et avec elle. Les cinq mois et demi de marche en continu ? Certainement sont-ils pour quelque chose dans mon état physique et nerveux. On ne marche pas ainsi continuellement sans être transformé. Mais le choc, c’est Cyril et Méthode. Ces hommes d’un autre temps qui partent sur les chemins pour dire leur vérité et qui en meurent d’ailleurs. C’est ce que je fais. Je suis comme eux. Je suis sur le chemin pour dire. Je m’identifie involontairement, c’est trop fort et les larmes m’inondent sans que je puisse les arrêter. Je pleure pendant tout l’office, à chaudes larmes, avec des hoquets à se mordre les lèvres… À la fin de la messe, je griffonne sur un bout de papier : « Youtube Message d’un pèlerin » et ce bout de papier, je le glisse dans la main du prêtre, qui se tient à la sortie de la chapelle pour saluer ses ouailles. Il me regarde, surpris. « Cadeau ! », lui dis-je, les yeux rougis et parlant avec peine.
Je quitte le Puy, non sans croiser un groupe d’adolescents qui discutent entre eux et jouent avec leurs portables, près de la cathédrale. Je m’arrête et je leur fais mention de la vidéo. Les deux rêves sont épuisés. Tout y est : une femme dans une auberge, la présence de maman, l’homme charismatique, la messe, les jeunes. Tout a trouvé sa signification. Que faire… ? Continuer. J’ai dans l’idée de remonter vers le Nord, de passer à Taizé puis de rejoindre Vézelay, point de départ d’un autre chemin vers Compostelle…
1-7/ Le Puy-en-Velay – Taizé
Il y a bien un chemin qui, partant de Lyon, rejoint le Puy-en-Velay mais je ne peux en trouver ni le guide ni l’itinéraire. L’office de tourisme n’a rien mais il m’indique les coordonnées d’une association de pèlerins qui s’occupe de ce chemin. Je ne peux joindre un responsable dans le temps imparti, c’est à dire tout de suite ! Je pars donc, cap au Nord, sans idée précise de l’itinéraire à suivre. Je trouve des marques rouge et blanche et je les suis aveuglément, comme si elles m’étaient destinées, comme si elles devaient me conduire infailliblement là où je désire aller. Je décris un arc de cercle presque parfait autour du Puy dont je vois toujours les monuments si caractéristiques presque à la même distance mais sous un angle différent… La tête absente, le coeur gros et les pieds lourds, je me trouve sans repère, déboussolé, sans GPS en état de marche, dans un bois immense mais, providence qui veille, je rencontre là un natif du lieu, venu mesurer ses arpents de forêt. Il me sauve et me remet dans le droit chemin !
Pour gagner Macon, je trouve peu de gites ouverts et je suis donc contraint d’expérimenter les chambres d’hôte. Seul dans le luxe, c’est l’horreur ! Je regrette les lits à rapprocher. On s’habitue à être deux. Seul, je préfère le confort spartiate. Je trouve gite et couvert à la Musardière, endroit tenu par un couple de femmes, sept ou huit chiens colley vieillissants, une trentaine de chats, un lama, des poules, des coqs et j’en oublie… Avant d’arriver là, je vois un couple de chevaux magnifiques : l’étalon remue son encolure puissante de bas en haut, comme s’il disait un grand « oui », la jument le rejoint et acquiesce elle aussi, de la même manière. Sans nul doute, ils me disent d’y croire… Oui mais croire à quoi ? J’ai la tête et le corps entier pleins du désir de tendresse féminine. Ok, j’y crois, je trouverai cela sur le chemin. Wait and see…
De la Musardière, je vais directement à Taizé. À Mâcon, je m’arrête, vers vingt heures, dans une pizzeria. Là, je raconte mon histoire à un homme attablé à côté de moi, intrigué de voir un pèlerin en cette saison. Je lui fais, bien sûr, mention de la vidéo. Puis je repars et j’arrive à Taizé vers minuit. Il y a un jeune qui, de garde, veille et m’indique le dortoir des pèlerins de passage. Je suis seul. Bonne nuit ! Au matin, à la Morada, le frère chargé de l’accueil m’octroie trois jours, pas un de plus, me renvoyant ainsi à mon état de pèlerin, d’errant. J’aurais bien aimé rester plus longtemps, me reposer, faire le point après ces cinq mois de marche. Mais Taizé n’a pas vocation à accueillir les personnes âgées. Et, de plus, je suis pris pour un routard, un SDF, qui profite de l’hospitalité monastique. J’assiste bien sûr à toutes les prières et je suis à nouveau secoué par les larmes. Je reste le plus tard possible à la veillée. La douceur des chants me fait ressentir celle, énorme et incroyable, de l’amour divin qui irrigue la terre et m’inonde en entier. En pleurs, j’entends : « Arrête ! ». Quoi ? Arrête quoi… ? Les pleurs ? Le pèlerinage ? La douceur trop insupportable ? Les noces promises par les chevaux seraient-elles les noces mystiques ? En ce cas, pourquoi arrêter l’étreinte et les larmes qu’elles procurent ? Je suis désorienté et je ne comprends pas bien le sens de ce : « Arrête ! ».
Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive d’entendre une voix. C’est la deuxième. La première, c’était il y a longtemps, dans ma quête éperdue de comprendre ce qui était arrivé ce jour-là où la foudre était tombée sur moi. Je marchais alors, sac au dos, seul, dans une immense forêt, dans l’ouest de la France, déjà en itinérance. Il commençait à pleuvoir. Tout à coup, j’entends distinctement une voix derrière moi : « Pose le sac ! ». Stupéfait, interdit, je m’arrête et me retourne. Personne. J’engage, au milieu des bois, un dialogue surréaliste : « Je ne peux pas, je n’ai que ça, si je le pose, je n’ai plus rien, plus de papiers, plus d’identité, non, je ne peux pas, je ne peux pas poser le sac, le laisser là, au milieu du chemin, des bois et repartir sans, je serais comme nu, je serais nu… ». Et je n’ai pas posé le sac !
Mais cette aventure n’a cessé de m’interroger jusqu’à ce que j’en comprenne, me semble-t-il, le sens. Il est tout simple : « Ne cherche plus, tu as déjà trouvé ! ». Et pourtant je suis là, toujours en marche. Pour quelle raison ? Pour quelle quête ? Aucune. Je n’ai pas de question à poser, pas plus que de réponse à attendre et encore moins à donner. Mais alors pourquoi est-ce que je ne reste pas assis, tranquille, à profiter de la vie dans une confortable aisance ? Pourquoi ne suis-je pas « sage », selon l’acception commune du mot ? Pourquoi ? Parce que ! Parce que la lumière rend fou ! Fou. Point final. La belle allemande n’a été qu’un oasis pour me donner la force de continuer. Je ne peux dire un mot pendant ces trois jours passés à Taizé ni entrer en communication avec qui que ce soit. Il y a pourtant des personnes qui semblent prêtes à la rencontre, disposées à l’échange. Mais, pour moi, c’est impossible. Tel l’huître, je suis fermé. Irrésistiblement. Avant de partir, je griffonne un mot, faisant mention de la vidéo, sur un exemplaire du journal de Taizé qui traine sur un banc et je le glisse dans la boîte des intentions de prière, à l’entrée de l’église. Je fais cela comme on jette une bouteille à la mer ou plutôt comme on se décharge d’une mission, d’un poids, d’un fardeau. À lire rétrospectivement ce que j’ai écrit, je m’interne de suite. Et pourtant… Tout mon parcours de vie me signifie qu’il m’incombe d’éclaircir ce qui est arrivé. C’est à dire situer, mettre à sa juste place le rapport de l’homme et du Christ ressuscité de la tradition. C’est lourd, trop lourd pour moi. Sur le mot, j’ai écrit « témoin du Christ ressuscité ». Faut être gonflé ! Un témoin voit ou a vu. Comment puis-je être témoin de l’homme de Nazareth qui a vécu il y a plus de 2000 ans ? Et pourtant, j’ai vu. Je ne sais ce que les frères font de tous ces appels, de tous ces cris que sont les intentions de prière, fardeaux qui se déchargent. Les lisent-ils ? Les brûlent-ils en masse symboliquement pour les alléger, les purifier, les faire monter vers le ciel ? Peu importe au fond. J’ai dit. Cela suffit. Le devenir ne m’appartient pas. La lumière fait ce qu’elle doit. Chacun son boulot ! Je passe la main, bienheureux de la passer.
De Taizé, je prends le bus pour Vézelay. On est le 26 février 2017.
1-8/ Chemin de Vézelay
J’arrive à Vézelay le soir, après avoir fait du stop, une fois n’est pas coutume. Quelques 20 kilomètres séparent la gare routière du point de départ du chemin, la basilique de Vézelay. Je suis pris à bord par un jeune couple. Pendant le trajet, je leur raconte que je marche depuis des mois et que je viens ici commencer un chemin qui devrait me mener une nouvelle fois à St Jacques de Compostelle. Ils sont interloqués, perplexes même, doutant certainement en leur for intérieur de ma santé mentale. Avant de les quitter, je leur mentionne bien sûr la vidéo. À l’accueil tenu par les frères de Jérusalem, il y a une institutrice à la retraite, avec qui j’ai une discussion profonde sur la foi.
Et le 27 février : « On the road again ! ». Je recommence à marcher, dans un vent très fort et à chanter, comme d’habitude : « Blowin’s in the wind ». Dans quel état d’esprit suis-je, à l’aube de ce septième mois de marche ? Marcher en solitude, ne jamais coucher deux soirs de suite au même endroit, être dans la nature tout le jour durant, parler très rarement, tout cela déstabilise, dénude et le marcheur une fois décapé, sans protection ni carapace, se trouve fragilisé. Ainsi s’expliquent pour partie les pleurs, au Puy-en-Velay puis à Taizé. Les deux rêves de Paris ont pris réalité. Ils ont été vécus, vérifiés dans leur entier. La question clairement entendue dans le dernier : « Et toi, tu vas à la messe ? » n’est cependant pas totalement épuisée dans mon esprit. J’y suis certes allé au Puy-en-Velay, ce 14 février dernier, entraîné par la belle allemande et j’ai pleuré et ce fut très fort. À Taizé, je me suis senti de trop. « Trop vieux, trop tard, on s’occupe des jeunes ici !», tel est le message implicitement mais fermement délivré. Comme aurait dit Coluche : « Circulez, y’a rien à voir ! ». Voilà ce qui m’a été donné à entendre et que j’ai entendu. Et c’est bien, très bien ainsi ! Mais je suis lent à comprendre. J’aurais pu entendre définitivement et prendre pour acquis le conseil de Coluche et basta ! Mais pour moi, la question reste, me taraude encore : comment situer les expériences de lumière que j’ai vécues par rapport à la tradition de l’église ? C’est lourd une tradition, dans l’inconscient collectif et individuel. Dans le mien en tout cas. Alors je reprends, je persévère, je ressasse.
L’homme est lumière, voilà ce dont m’ont persuadé les deux expériences vécues : tout d’abord un disque d’or en pleine poitrine avec, dans ce disque, un homme qui marche (c’est pas banal !) et ensuite un rayon laser qui perce, pénètre, envahit, liquéfie, identifie, désigne (ça ne l’est pas moins !). Le rayon et le disque m’ont fait prendre conscience de marcher dans et vers la lumière jusqu’à l’être moi-même. Ils m’ont donné la conscience d’être. Je peux dire, comme le Christ et ce, malgré toute ma noirceur : « Je suis ». C’est-à-dire je suis lumière. L’homme qui marche dans le disque, c’est moi. Par conséquent, l’expérience de l’homme de Nazareth est – ou du moins peut être – l’expérience de tout homme. Car l’homme de Nazareth a, le premier, dit : « Je suis ». Cependant il est certain que la tradition ne met pas sur le même plan tous les hommes. Pour elle, le Christ est le sauveur et nous, nous sommes de pauvres pécheurs. On est loin d’être sur un pied d’égalité. Ce que je dis est hérétique. Au moyen-âge, j’aurais été brûlé.
Je marche depuis sept mois, confiant mon intelligence à mes pieds. Ils m’ont conduit à Vézelay. Dans ce village, la basilique, impressionnante, est dédiée à Marie-Madeleine, apôtre des apôtres. C’est elle, selon ce que rapporte la tradition, qui a vu la première le Christ ressuscité, vivant après sa mort, sorti du tombeau. Elle a prévenu les hommes, Pierre et Jean, compagnons de Jésus de Nazareth. Et cela m’interpelle de me retrouver ici, sans l’avoir vraiment cherché, prémédité et portant ce que j’ai vu. Cela a-t-il du sens ? Le sens que je recherche, c’est celui que porte la vision. Lui seul m’habite, lui seul m’importe. Marie-Madeleine a vu. J’ai vu. Marie-Madeleine a vu le Christ ressuscité apparaissant devant elle tel un homme lumineux. J’ai vu un homme marchant dans la lumière. Elle a vu à l’extérieur, j’ai vu à l’intérieur. Marie-Madeleine raconte. Je raconte. Encore une fois, il ne s’agit pas de comparer. Si tu compares, tu meurs. Mais il ne s’agit pas non plus d’éluder. Il s’agit d’être soi-même, en toute humilité mais sur son propre chemin de vie. Le fait de se retrouver ici, à Vézelay, me percute et m’expose tout à la fois à la similitude et à la différence de nos expériences. Ai-je, par cela, une indication supplémentaire sur l’homme qui marche dans la lumière ? Qui est cet homme ? Impressionné par le lieu d’où je viens de partir, Vézelay, lieu dont la basilique est dédiée à Marie-Madeleine, femme dont le témoignage fonde pour toute la chrétienté la foi en la résurrection, en marche depuis sept mois et ayant vécu ce que j’ai vécu, la question se pose, se repose et s’impose : qui est cet homme que j’ai vu en moi, marchant dans la lumière ? Serait-il le Christ ressuscité ?
Dans l’affirmative, alors le Christ est en moi et c’est par lui et comme lui que je suis lumière. Or chez les chrétiens de tradition catholique ou orthodoxe par exemple, au moment de l’eucharistie, la personne du Christ est dite réellement présente en soi. Si donc l’homme qui marche est la personne du Christ, la vision du disque d’or en moi confirme alors cette présence réelle et la porte à un niveau autre, plus grand, plus grandiose puisque pouvant survenir à tout instant. L’événement qui s’est produit le 17 avril 99 vers six heures du soir dans l’enceinte du monastère du Thoronet dit, par une survenance qui est surgissement, que la « présence réelle » est vraie à tout moment. Ne pas avoir conscience de cette présence ne l’empêche pas d’être. La vision porte la « présence réelle eucharistique » à un niveau supérieur de permanence et de plénitude. Omniprésence et intemporalité : tout moment est eucharistique. Et nous sommes dès lors ce qu’est la personne du Christ dans la tradition, c’est-à-dire un homme avec un grand « H », pleinement réalisé, homme divin, homme-lumière. Et tous, bien sûr, nous ne faisons qu’un.
Faire un, un pour tous, tous pour un… En garde, mousquetaire ! Ma pensée est lourde de mes pas. Mais elle est légère aussi. Tout est : « Merci, merci la vie ! ». Au-delà des apparences, tout est lumière. Autrement dit : la résurrection, c’est maintenant ! Voilà que je m’emporte et m’envole… Et puis ZUT, trois fois ZUT ! Ce n’est pas mon problème. Je dois être en accord, non avec l’église, mais avec ce que j’ai expérimenté, ce que j’ai vécu. Expérience n’est pas croyance mais certitude inébranlable. Le feu brûle la main qui s’y aventure et celui qui s’est hasardé au geste le sait de façon sûre. Dire que je suis lumière est d’ailleurs conforme à l’évangile de lumière tel que je l’ai entendu, écrit et mis en scène. Je dois continuer à avoir la force de l’affirmer.
Souvenir d’Anna Maria qui court vers moi : « Tu sauras bientôt qui est cet homme ». La lumière balaye questions et réponses. Elle seule existe ! Tout est lumière. A terme évidemment, mais aussi dès maintenant ! Je n’ai eu qu’un flash, je n’ai été témoin que d’un incompréhensible flash de lumière qui a télescopé les temps (futur et présent) et les personnes (celle de l’homme qui marche dans la lumière et moi-même) dans une non moins incompréhensible unité. Un point, c’est tout. Un dernier mot cependant. Si cet homme est le Christ, pourquoi me serait-il apparu de dos ? La tradition le rapporte doux et humble, penché vers les hommes, posant son regard sur ses frères. Pourquoi ne me serait-il pas apparu face à face ? Parce que nul ne peut voir Dieu sans mourir, ainsi qu’il est aussi rapporté… ? Entre plusieurs possibles, choisissons le plus simple. Cet homme, c’est moi. Mais moi, c’est lui et lui, c’est moi.
Cet homme, c’est toi pèlerin, cet homme c’est tout homme. Tout est un. L’homme-lumière est l’archétype de l’homme. Fin du soliloque « Vézelayzien ».
Pour l’heure, j’ai surtout le poids de la force des démons auxquels je suis confronté. Démons qui tournent autour de ma solitude affective aiguisée par l’absence des lèvres de la belle allemande… Le lendemain, j’avance dans le vent, le froid et la pluie avec Hugues, jeune Compagnon du Devoir, qui marche, sa truelle de maçon dans le sac et son bâton d’apparat de compagnon en tant que bourdon de pèlerin. C’est beau et c’est noble. En traversant un village, nous croisons un homme, en tenue d’ouvrier, qui vient à notre rencontre. Il a reconnu le bâton si particulier d’Hugues. Il est lui-même compagnon charpentier. J’apprends ainsi qu’ils ont des signes distinctifs, différents selon les confréries. Les maîtres-charpentiers portent une boucle d’oreille très caractéristique. Et ainsi iront les jours jusqu’au 14 mars où j’atteins Périgueux.
J’ai passé, faute d’avoir trouvé mieux, deux nuits à l’hôtel dans ce parcours : à St Amand et à Limoges. Deux nuits horribles, surtout à Limoges, après le refus des sœurs franciscaines de m’héberger, leur accueil des pèlerins n’ayant prévu d’ouvrir que deux jours plus tard. « Joie parfaite ! », aurait dit François, méconnu par les siens, refusé dans sa propre maison tant il ressemblait, au retour d’un périple, à un mendiant. Je n’ai pas sa force légendaire, loin de là ! Je trouve un hôtel modeste près de la gare : luxe des draps, du confort, tentation du film de canal+ qui comble l’insomnie. Il est rapporté que François était toujours plein de lumière dans sa solitude, toujours relié. Moi, c’est l’antenne parabolique qui me capte et me captive ce soir-là. Le pèlerinage est brisé, le temps d’une escale, la fermeture d’esprit religieuse, en l’espèce, complice de l’infortune. Peu importe, on s’en fout, chaque jour est neuf !
Des journées de tempête, des arbres arrachés en travers du chemin, des jours de pluie, des jours et des nuits de solitude, trente à quarante kilomètres parcourus, voilà le quotidien. Le 15 mars, je quitte Périgueux et sa sympathique maison du pèlerin pour St Astier. Le chemin conduit droit au magnifique château de Puyferrat où une dépendance du château sert de refuge pour pèlerins, abri plutôt sordide d’ailleurs, type squat. Il n’y a personne alentour sauf trois jeunes hommes qui jouent à un jeu d’échec géant, grandeur réelle, sur la terrasse, au soleil couchant. Vision splendide, onirique ! Je m’approche. Concentrés sur le jeu, ils ne me voient pas. Je m’écarte. De loin, mais toujours en vue, je téléphone : refuge complet, me dit-on ! Silence sur ligne après mensonge éclatant… Il leur appartient. Je décide de continuer.
La nuit est belle, la lune pleine, je vois donc sans difficulté les marques du chemin. Je vais jusqu’à Mussidan dans une marche entrecoupée d’arrêts somnolents sous des abris sommaires, qu’ils soient providentiels abri-bus ou autres hangars. Au matin, dans l’attente de l’aube, glaciale et humide, c’est le perron d’une maison qui m’offre sa protection. Je m’y blottis pour un dernier somme. C’est alors que l’évidence se fait.
Pourquoi continuer ce chemin balisé ? Pourquoi retourner une nouvelle fois à Compostelle ? Cette pensée s’immisce dans mon esprit, tout recroquevillé que je suis, en chien de fusil, dans ce lever du petit jour, abrité de la bruine par le providentiel mais bien inconfortable car trop bas à mon goût perron de la maison…
L’évidence, fugitive, est celle-ci. J’ai l’impression que le 31 janvier dernier, la pèlerine allemande a éclipsé Claire, l’hôtesse du gite de Livinhac-le-Haut. L’allemande m’a entraîné, certes dans une belle histoire mais aussi à cette messe si forte du 14 février dernier, me rapprochant ainsi un bref moment de l’église et me permettant de donner mon témoignage au prêtre puis, peut-être, par son intermédiaire aux jeunes dont il a le souci. Les deux rêves faits pendant les huit jours de répit à Paris ont donc trouvé réalité et achèvement dans le compagnonnage amoureux de la belle allemande. Dès lors, aller à Taizé ne pouvait être que chose vaine, la tâche était accomplie. Je n’ai pas compris assez vite que « la messe était dite » ! Voilà pourquoi, à Taizé, je n’ai pu parler à personne, voilà pourquoi on ne m’a pas permis d’y rester. Je n’avais rien à y faire. Le cordon ombilical avec l’église est définitivement coupé : « Arrête ! », cette voix, entendue au milieu des pleurs à Taizé, signifie : « Arrête de chercher du côté de l’église et suis-moi sur la voie originale que je t’indique ». Dont acte ! Le parcours effectué depuis Vézelay déploie son sens : abandonner toute référence à la religion instituée. C’est fort de clarifier cela tant je suis lent à comprendre. Continuer vers Compostelle m’apparaît vain. Il me faut revenir au point de départ : chez Claire, à Livinhac-le-Haut.
Pour l’heure, je suis à Sainte-Foy-la-Grande à l’hospice de l’hôpital avec un SDF très hostile et gueulard et ce, dans un lieu au confort spartiate, vieillot et plus que sommaire. J’ai un réveil maussade, à l’image du lieu et je prends conscience de ma déréliction en fin de vie. Je suis fatigué, usé, effrayé peut-être de la responsabilité qui m’incombe et que j’ai prise avec l’histoire que je raconte. Je n’ai pas la force de l’assumer. Le jour me ravigote et je décide de remonter jusqu’à Livinhac en passant par Rocamadour, toujours en semant sur mon passage le message. Et c’est alors que tout s’accélère, dans un maëlstrom de rêves étranges et de rencontres qui ne le sont pas moins…
Ainsi, la nuit du 17 mars, au refuge municipal de Pellegrue, est marquée d’un rêve d’apocalypse ! Préparatifs militaires, enrôlement : je suis avec un homme, un guerrier immense. Je dois lui demander d’exister, de garder ma place. Il prend tous les porte-manteaux en accrochant le sien et je réclame un espace pour moi, espace qu’il me cède… ! J’entends : « Viendra des temps où la lune se divisera en deux, puis en quatre, en huit, en douze jusqu’à disparaître ». Et je m’éveille. Ce que j’ai entendu évoque bien sûr l’apocalypse mais aussi le temps où ceux qui voudront une part du porte-manteau deviendront de plus en plus nombreux. Le soir suivant, j’arrive à La Réole et je suis hébergé dans sa maison par Odette. La conversation s’anime et elle tient à me présenter à une amie qui patronne une armée de « veilleurs »… Elle prend le combiné et me le tend. J’apprends là que, pour devenir veilleur, il suffit d’être relié au moins une fois par jour. Je rentre dans la norme sans difficulté. Et c’est ainsi que je suis fait « chevalier du ciel » ! Je ne peux m’empêcher de sourire : Tanguy et Laverdure, intrépides pilotes d’avion de chasse, héros de BD, resurgissent du ciel de mon enfance. Le chef d’escadrille, qui m’adoube ainsi au téléphone, est Juliette, quatre-vingt-cinq ans ! Cela ne s’invente pas, pareille coïncidence : rêver d’un guerrier immense la veille et être promu chevalier du ciel le lendemain même ! Déjà adoubé donc, je lui raconte mon rêve. Juliette est catégorique. Le guerrier immense c’est le Christ qui me prend sous son ombre, son manteau, ses ailes. Bien sûr ! Comment puis-je en douter ? Je n’ai ni l’envie, ni le temps de vérifier que nous ayons, Juliette et moi, la même perception du guerrier immense. Il est probable que non ! Le Christ est avant tout un homme s’il est aussi un frère, un semblable, un chef, un maître, un précurseur. Il a ouvert la voie. Il ouvre la voie. A nous de la suivre. La voie existe, le temps n’existe pas.
Le lendemain, soit le 19 mars, je m’arrête à l’abbaye du Rivet. J’ai dans l’idée d’aller jusqu’à Langon et de là, de prendre un train pour Bergerac. Ensuite, j’emprunterai un chemin qui passe par Rocamadour et qui me permettra de remonter jusqu’à Livinhac. Je reste à l’abbaye pour un jour de repos, peu faste et une nuit, mauvaise. Ce 21 mars, je m’éveille sur un rêve où je suis le dernier à apprendre, par la famille en costume de deuil, que mon père est mort, dans un accident de voiture, près de Lyon. Il fuyait sa fin de vie. Et c’est mon fils Fabien, encore petit enfant, qui me console ! Le rêve parle de la mort. Je suis parti avec elle comme compagne et elle se rappelle à moi ! Tel est ce que je pense, le premier sens du rêve que j’entrevois. Mais il y a autre chose. Un premier sens qui apparait peut en cacher un autre. C’est comme pour les trains. J’avais, lors de la remontée avec la belle allemande vers le Puy, à Saint-Privat d’Allier exactement, ouvert au hasard une bible qui se trouvait dans le gite, à disposition. J’étais tombé sur cette phrase : « Et la coupe que mon père m’a donnée, je ne la boirai pas ? ». Pourquoi ce geste, cette lecture brève me remontent-ils à la mémoire, juste maintenant ? Le Père se tait, le fils va de l’avant. Peut-être le rêve me prévient-il ainsi de continuer sans aide ni secours ? Il y a passage de relais. Dès lors, la mission est claire, elle s’apparente à celle du Christ. Je dois continuer à raconter ce que m’ont dit les expériences de lumière. Et si le lien avec l’église instituée n’a plus aucun sens, celui avec la personne du Christ se trouve renforcé, clairement accentué ! Je prends ma part, énorme. Je n’ai pas de joie, la fatigue est trop forte et je supplie parfois, souvent même, pour que cela se termine malgré le printemps qui revient. Les aubépines sont en fleurs. Hauts les cœurs, pèlerin ! Exit donc Compostelle, je prends à Langon un train pour Bergerac.
1-9/ Bergerac – Figeac
A Bergerac, je suis hébergé par deux anciens pèlerins qui m’ouvrent leur maison. Nous passons ensemble une très belle soirée. Je fais d’autres rencontres étonnantes comme celle de Saint Avit où je croise un curieux couple de géobiologistes. Saint-Avit d’où je ressors régénéré par le bâtiment de l’église et ses lignes de force, rasséréné aussi par le fait d’avoir parlé et parlé librement, ainsi que par la sensation d’avoir été entendu. Belle rencontre ensuite à l’auberge de jeunesse de Cadouin avec des jeunes en séjour ici.
Pendant cette nuit-là du 23 mars, je fais un nouveau rêve de deuil. J’ai encore en tête le message que j’adresse, tout en continuant mon chemin : « Tendresse et amitiés jacquaires à tous et à chacun » ! Ma compagne fidèle et souvent désirée, laisse-moi, s’il-te-plait, le temps d’accomplir ma tâche… ! Parvenu à Belvès, l’office de tourisme est encore ouvert. J’entre et je demande s’il existe un endroit pour accueillir les pèlerins. Et c’est ainsi que je passe la nuit dans un superbe manoir d’époque moyenâgeuse où de riches hôtes ont la bonté de m’accueillir.
Mon histoire dérange, je le sais. L’église ne l’accepte pas, au mieux se tait. Pourtant, un des pères de l’église, Athanase, au 4ème siècle, a pu écrire : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Je n’ai rien inventé. Bernard, jésuite de haute volée, missionnaire en Corée, à qui je m’étais confié, m’avait donné le seul avis qui vaille : « Tu es guidé ». Il avait connu de semblables chemins. Plus tard, il avait rajouté : « N’en parle pas ! ». Ce que j’ai fait pendant quinze ans, suivant fidèlement son conseil. Ce n’était pas obéissance servile mais incapacité totale de dire quoi que ce soit. Je ne pouvais absolument pas faire autrement. Ensuite, j’ai été poussé à parler. Irrésistiblement. Le premier conseil a prévalu et occulté le deuxième. Si je n’y avais été aussi intimement et fermement poussé, jamais je n’aurais parlé.
Maintenant que je raconte, j’ai une liberté de parole et d’action que n’a pas celui qui appartient à l’institution. Bernard avait ouvert la voie d’une église de plein vent. Il avait commencé un temps à rapprocher bouddhisme et christianisme, la personne du Christ et celle du Bouddha. Puis il s’est tu ou, plus exactement, je ne sais pas ce qu’il a continué à en dire. Être et suivre sa propre voie, à l’écoute fine de ce qu’elle dit, empêche, pour un temps plus ou moins long, d’être aussi sur le chemin des autres. Sauf à parasiter le sien. Telle est, du moins, mon expérience. J’ai filé ma trame, qui m’a tenu à l’écart de toute institution et aussi du chemin des autres. C’est un constat.
Cette nuit passée à Belvès est le berceau d’un rêve, rêve d’une échoppe dont l’enseigne est : « Au Beau Secret ». J’avais reçu par mail une invitation du couple, un peu étrange, de géobiologistes rencontré à Saint Avit, invitation à célébrer ensemble l’équinoxe de printemps, par un rite ésotérique quelconque. Le rêve m’apparaît comme la réponse à donner. Alléchant, n’est-ce-pas ? Comme une invitation à partager un grand secret. J’ai envie d’accepter. Mais l’enseigne semble en stuc, en pacotille, façon « La Cure Gourmande » et son titre m’apparaît bientôt ironique et non plus vraie invitation à dire « oui ». Dès lors, sans hésiter, j’élude. La signification du rêve s’approfondit au fil des pas, lentement, au cours de la journée. Le secret, je le possède, c’est la révélation de l’homme-lumière. Pas la peine de retourner dans le chamanisme, l’ésotérisme, les forces occultes ou autre… Merci Seigneur ! Le Seigneur, c’est la vie, la pensée, l’intuition, le fait d’être guidé.
Je célèbre donc l’équinoxe de printemps en dormant dehors, sur les bords de la Dordogne à Cénac, n’ayant rien trouvé pour me loger, sauf cet auvent et ce plancher de cabane d’été qui sert à mettre en location estivale kayaks et autres embarcations. Je n’ai toujours en tout et pour tout que le duvet du petit chaperon rouge entrevu à Fatima. La nuit est fraîche et je mets sur mon corps tout ce que je possède. Cela m’est déjà arrivé de dormir dehors dans ce parcours. Un soir de pluie intense, les occupants d’un presbytère, pourtant apparemment présents comme semblaient en témoigner les lumières allumées à l’étage, étaient restés sourds à la sonnette. Mais une lumière allumée ne désigne pas automatiquement une présence. On a pu oublier de l’éteindre. J’ai dormi sous le toit du hangar, recroquevillé dans un charriot que j’avais au préalable débarrassé de ses gravats. Un autre soir, à Souillac, j’avais du prendre une chambre à l’hôtel. Les nuits en extérieur sont, pour moi, de meilleure facture. Arrivé à Rocamadour, je dors au Cantou et je fais mention de la vidéo à l’hospitalière ainsi qu’à une habitante, croisée dans la rue, juste en arrivant.
À Figeac, j’ai l’occasion d’un dialogue intéressant, conversation qui me permet de me situer par rapport aux techniques de développement personnel. Certes, on peut chercher à se situer par rapport à la lumière et tenter de se tourner vers elle. Certes, on peut chercher à s’améliorer pour acquérir bien-être et comportement altruiste. Tout cela est louable mais n’a rien à voir avec ce que j’ai vécu. La lumière décide. Dans mon cas, elle a foudroyé. On n’apprivoise ni ne se nourrit de la foudre. On en meurt ou en ressuscite. On n’est plus jamais pareil. Elle ne rend pas meilleur, elle rend autre, étrange. Elle rend celui qui a vu : la résurrection, c’est maintenant. Pourquoi dire cela ? L’instant de foudre éclaire tout. S’il peut exister, le temps n’existe pas.
Le 30 mars au soir, je suis rendu à mon point de départ, Livinhac-le-Haut. La boucle est bouclée, de ces deux derniers mois d’errance.
1-10/ Livinhac-le-Haut
La nuit de mon arrivée chez Claire, je rêve une nouvelle fois. Je suis avec un groupe de personnes à qui je montre quelque chose. J’entends une voix, derrière moi : « Oh mais ces chaussures, ce pantalon, je les reconnais… ». Je me retourne : c’est elle, en train de prendre des photos (elle avait été, plus jeune, photographe sur des bateaux de croisière, m’avait-elle dit). Elle ? Elle, c’est bien sûr l’allemande aux lèvres si bien dessinées, que j’avais rencontrée ici même, dans ce gîte !
Le matin, nous nous racontons un peu. Je lui dis mon parcours de vie, Claire me parle un peu du sien. Elle est arrivée là avec un compagnon, après avoir marché quelques temps sur le chemin. Dans l’enthousiasme, ils ont acheté et rénové entièrement une vieille maison de village pour en faire un gite. Tout en parlant, elle me fait faire le tour de sa maison. Et là, surprise ! Il y a une pièce indépendante, en rez-de-chaussée donnant sur la rue, transformée en véritable salle d’exposition, digne d’une galerie. Son ex-compagnon, photographe, exposait là ses œuvres ! C’est très bien rénové et tout est prévu, dispositif d’accrochage et d’éclairage parfaits, comme en attente. La pièce est idéale pour les tableaux ! Je propose à Claire de les exposer. Elle accepte. Le rêve de la belle allemande, photographe, m’annonçait en quelque sorte ce que j’avais à faire ici : montrer les tableaux dans une salle d’exposition.
Est-ce bien là le sens du rêve ? L’avenir le dira. Reste à aller chercher les tableaux. Ils sont toujours chez l’artiste, en dépôt, dans un coin de son atelier. Je fais illico un aller-retour avec un véhicule de location que je rends à Cahors et de là, je remonte à pied, par le GR 65, vers Livinhac.
Trois jours de rencontres vraies, fortes, comme celle, à Varaire, d’Antoine, menuisier, qui traîne son charriot et sa peine jusqu’à Compostelle où il espère déposer cette dernière en même temps qu’il ramènera son bâton de pèlerin sur la tombe de sa fille, écrasée par un chauffard à vingt-quatre ans. Comme celle aussi de cet homme comblé, à la fois agriculteur et industriel des riches plaines de Beauce qui prend conscience de son inconsistance et reconnaît que la vérité d’un homme ne se réduit pas à sa seule réussite matérielle.
Le 18 avril, je suis à Deccazeville pour voir Patrick, l’imprimeur, à propos du panneau informatif à placer devant le gite. Dans la nuit, je rêve de Fabien, enfant, qui s’étale de tout son long. Il est recouvert de cailloux. Je vole à son secours. A-t-il besoin ? Son aventure à l’étranger tourne-t-elle mal ? Si le rêve parle de moi et concerne le présent, le signe est clair : je me plante dans ce que je fais ici. La nuit suivante, je rêve que je perds tous mes papiers. Faut-il que je perde mes repères une fois encore ? Que je reparte marcher vers l’inconnu ? C’est ce que je compte faire de toute façon, je ne peux plus m’arrêter, je suis parti avec une compagne, la mort, je suis parti avant qu’il ne soit trop tard pour partir… Perdre ses papiers pourrait aussi sembler montrer l’erreur, la fausse piste. J’avais un lieu d’exposition superbe, j’en suis parti. Ce n’est pas pour en recréer un ! Bref, ces deux rêves ne semblent pas avaliser ce que je fais… et cela me laisse un petit goût amer… celui du doute.
Je décide de reprendre la marche à partir de l’Espagne mais il faut, avant cela, que je remonte à Paris. Dans le train, juste avant l’arrivée, je raconte un peu de mon périple à une femme photographe qui cherche à faire un reportage sur le chemin de Compostelle. Photographe… ? Décidément, l’image s’impose : d’abord en rêve puis ici avec cette rencontre. Les tableaux eux-mêmes seraient-ils à photographier ? Pour l’heure, je mentionne la vidéo avec indication de mon téléphone à ma voisine de voyage. Fortement intéressée, elle me quitte en appuyant sur l’au-revoir. Je n’aurai, bien sûr, jamais de nouvelles : mon périple n’entre ni dans l’attente d’un reporter-photographe ni dans les canons classiques du chemin de Compostelle. Je ne suis pas un bon sujet de reportage. Tout est bien.
Je fais quelques courses au Vieux Campeur et donne procuration pour voter à ma place en ce temps d’élection présidentielle puis je prends le train de nuit pour Irun. J’ai des fourmis dans les jambes…
1-11/ Camino del Norte
Le 24 avril, à l’arrivée du train à Irun, je reprends le chemin côtier. Comme Rimbaud qui retourne en Afrique pour mourir en voyage, comme le vieux moine errant qui brûle ses dernières énergies sur les chemins, je repars. Tristesse phénoménale au cœur, désirs noirs, besoin immense de tendresse féminine, envie de poser le sac pour toujours et je repars… Pour me taire cette fois. J’ai fait ce que j’ai pu, je n’en peux plus. Je suis en cage dans le monde, voilà pourquoi je ne peux rester sur place, dans un endroit.
Je suis à Pasares de San Juan, joli village portuaire avant San Sebastian et j’ai déjà parlé de la vidéo au moins trois fois… Je ne peux me taire ! Je vais écrire le périple entrepris. En voilà le début : « Je suis parti de Toulouse, ma ville natale, pour une balade d’une dizaine de jours et, huit mois plus tard, je suis toujours en chemin ! Arrivé une première fois à Saint Jacques, l’apôtre m’a dit : « Continue ! ». C’est du moins ce que j’ai entendu… et que j’ai fait. Fatima, Séville, Astorga, Saint Jean-Pied de-Port, le Puy-en-Velay, Vézelay, Rocamadour, Irun, autant de noms, autant de lieux qui sonnent aux oreilles averties. Je tourne en rond, je suis mis sur orbite. Je suis celui qui marche encore quand ses premiers compagnons se sont depuis longtemps arrêtés. Je suis devenu le pèlerin « Duracell »…
Ma deuxième étape est à Orio, à l’auberge St Martin, excellente, tenue par deux femmes très sympathiques et ensuite je m’arrête à Derba. J’ai accéléré, laissé mes premières compagnes de chemin. Pourquoi ? Je ne peux me contenter de cheminer tranquille, en compagnie d’autres pèlerins et de deviser gentiment. Une fois que j’ai dit, que j’ai raconté la lumière, j’accélère. Le démon me reprend de la course folle. Une fois que j’ai dit, je n’ai plus rien à dire, alors je pars. Je n’ai pas la joie de Rumi dans sa course éperdue à la suite de Cham de Tabritz, je n’ai pas la salvatrice manducation du pèlerin russe, j’ai le désespoir d’Élie, la rage désespérée du perdu, de l’errant. Ce que j’ai à dire, ce que je porte est trop lourd pour moi. J’enrage de ne pouvoir le crier à tous ceux que je croise. Je voudrais qu’aucun d’entre eux n’échappe au filtre, qu’aucun d’entre eux ne puisse entendre. Voilà la vérité.
Cette nuit à Merkina je rêve à nouveau, après avoir intensément souhaité une réponse à l’unique question qui vaille : « Qu’est-ce que je fais là ? ». Je rêve d’un orchestre dans lequel je joue. Puis le chef d’orchestre disparait, un musicien prend sa place qui disparait à son tour. Je prends alors la place du chef. J’ai une allure de viking, fier et audacieux, l’orchestre joue fort, je calme d’un clin d’œil amusé et complice celui qui me remplace comme musicien. Puis je ferme les yeux comme avec un trou de mémoire ou comme happé par la musique. Cela dure longtemps, puis je disparais.
Rideau, réveil. Le matin, je pars toujours rageur et solitaire : désespéré. Ce qui me met en colère c’est de redoubler, de passer à nouveau par Irun, de recommencer le Camino del Norte. J’oublie ma serviette le matin à l’auberge et déjà hier, j’ai égaré la housse de mon pantalon de pluie… Rien ne va plus.
Dans l’étape qui me mène à Gernika, je rencontre à nouveau Nathalie et Patricia, deux femmes de Royan, la cinquantaine, que j’avais déjà croisées le premier jour. Nathalie offre de me laisser sa propre serviette car elles arrêtent ici leur semaine de marche. Nous passons la soirée ensemble et nous parlons vrai. Je suis mieux. Dès que je raconte, je suis mieux. Le lendemain, je file vers Bilbao, rasséréné, en forme, plus ouvert que ces jours derniers où je ruminais et m’insurgeais contre l’absurdité de ma démarche : redoubler, vouloir à toute force dire et ne pouvoir jamais me faire assez entendre. Avoir parlé à cœur ouvert s’avère être un dopant pour moi. Peut-être ai-je aussi à lutter contre une certaine noirceur. « Il est poli d’être gai ! », que je m’en souvienne à jamais ! Parler, être gai est, une façon d’être, une manière de lutter contre la lourdeur de la chair. C’est pour moi, obligé ! De toute façon, force m’est de constater que parler, vivre de la lumière me rend gai, serein. C’est même la seule chose qui en soit vraiment capable, celle qui allume une étincelle dans mes yeux.
À l’auberge municipale de Bilbao, il y a une trentaine de pèlerins. J’arrive tard, juste à temps pour prendre le repas en commun. A la fin de celui-ci, je remarque une femme qui se propose pour faire avec entrain la vaisselle pour toute la tablée. Ce n’est pas rien, j’admire : ce ne peut être qu’une hospitalière. Quant à moi, j’en ai plein les pattes et mes yeux sont lourds de sommeil. Je vais me coucher. De toute façon, il y a trop de personnes qui se proposent pour le service autour d’elle. Le lendemain, en quittant Bilbao sous la pluie, je fais un bout de chemin avec Salomé, jeune avocate, clarinettiste, proche de Taizé et nous avons ensemble une belle discussion. Plus tard, alors que je fais une pause sur une aire de repos, un doigt sur mon épaule me fait sursauter. Je me retourne : une pèlerine me demande de l’aider à remettre sa gourde dans son sac. C’est l’hospitalière de Bilbao ! Enfin, celle que je croyais hospitalière…
Je la retrouve le soir, à l’auberge de Povena. Elle s’appelle Maël, elle est hollandaise et polyglotte, ce qui facilite la conversation. Nous prenons le repas ensemble, avec tout un groupe de pèlerins avec qui elle marche et que j’apprends à connaître. Nous nous trouvons un moment seuls tous les deux dans la cuisine de l’auberge et je ne peux, bien sûr, m’empêcher de déballer mon histoire de lumière…
Le matin, je quitte l’auberge de bonne heure et ce n’est qu’en chemin que je réalise que l’occasion est là de combler ma solitude, qu’elle m’est proposée, donnée. Je l’attends, en vain, à Castro-Urdialès. L’occasion m’a été offerte et je n’ai pas saisi la chance. Je suis un imbécile. Ce n’est pas tant grave pour moi mais peut-être s’inscrivait-elle dans un plan plus grand ? Peut-être était-ce elle qui me permettrait d’être ce chef d’orchestre annoncé par le rêve ? Peut-être était-ce elle qui m’apporterait cet air viking que j’avais alors ? Peut-être était-ce elle aussi dans ce rêve voluptueux et pleinement charnel fait il y a peu ? Peut-être était-ce elle que m’annonçait le magnifique couple de chevaux qui hochait de la tête dans un grand « oui », il y a quelque temps déjà sur le chemin vers Taizé ? Je fabule et délire ! Je hurle ma bêtise, ma colère à la cantonade sur le chemin ce 1er mai 2017. J’implore le ciel d’avoir une deuxième chance et je me promets que si je la revois, je saurais la saisir.
J’écris cela sous un abri-bus ce 1er mai et au moment même où je me remets en marche, elle arrive ! Je cours vers elle et, tout à ma joie, je la serre dans mes bras. Elle me sauve. Nous sommes à El Pontarron de Guriezo. Il ne me reste plus qu’à conclure, à reconnaître ma solitude et tenter une ultime aventure. Ce que je fais sans hésiter.
Nous prenons le repas au resto du village avec les autres pèlerins, puis nous regagnons l’auberge. Nos lits sont côte à côte, nos mains sont enlacées. Je m’endors enfin et voici : je vois mon visage au-dessus de moi, me regardant. Oui, mon visage qui me regarde ! Puis ce visage se transforme et devient comme celui du Christ, grave et profond qui semble bénir une union qui est mission. Un peu plus tard, je vois le visage souffrant d’une femme, de profil et de très près dont la joue porte les traces d’un baiser, imprimées comme au fer rouge. Golgotha, telle est l’idée, le mot qui me vient. Golgotha… je ne peux que constater, une fois encore, la présence, la prégnance même, dans une vie pourtant libre, de la tradition rapportée par les grands textes de l’humanité. Prégnance malgré soi. Le Golgotha, lieu de l’agonie rapportée du Christ, appartient aux évangiles. Mais comment, au moment où je ne pense qu’à la chose la plus légère du monde, folâtrer, la plus belle aussi, aimer une femme, comment en arriver à voir au-dessus de soi son propre visage qui se dédouble peu à peu pour devenir celui du Christ et ce, dans la scène la plus dure, la plus poignante de la tradition ?
Ce qui est rapporté dans les évangiles imprègne-t-il le monde comme le suggère une peinture de Dali où le Christ en croix surplombe et semble couver la terre ? Toutes les mémoires de l’humanité sont-elles conservées dans « l’air du temps » et deviennent-elles, par moment et on ne sait trop pourquoi, accessibles ? Et quelle est la réalité de cette imprégnation, de cette présence ? Simple réminiscence, déroutante construction de mon esprit, de ma seule et pauvre culture ou, plus mystérieusement encore, réalité physique cachée, imprégnation, nature même de la constitution du tissu de l’univers ? Tous les moments vécus restent-ils, oui, dans « l’air du temps » ? Disponibles, toujours à disposition et pouvant, à l’occasion, être captés par nos sens, nos cellules, subitement et on ne sait trop ni comment ni pourquoi, aiguisés ? Ouah… Bref ! Obligation de constater qu’au moment qui me redonne élan et vie à travers la rencontre d’une femme, vient s’imposer le Golgotha. Renaissance et mort. Vie et mort. La fin approche, les rêves concordent pour le signifier. Avec des incertitudes cependant, des ombres, des questions : comment être ce chef d’orchestre avant de mourir ? Que signifient les rêves avec Fabien ? Qui est la femme au baiser rouge ?
Le lendemain, 2 mai, je marche avec elle, que j’anoblis. Je la baptise : « Maël del Pontarron de Guriezo ». La nuit nous réunit dans un hôtel de Santona, puis après l’étape incontournable à Güemes chez le Padre Ernesto, elle poursuit sa magie, à Santander cette fois. Là, nous prenons le repas avec un couple de hollandais qu’elle a invité à se joindre à nous. Je remarque qu’elle n’aime pas être seule, même à deux, même ces premiers soirs et a, au contraire, besoin en permanence d’être entourée.
De Santander, j’envoie un message à Fabien. Le rêve de sa chute dans les cailloux fait il y a peu, le 18 avril dernier alors que j’étais à Livinhac, me préoccupe et finit par m’inquiéter. Nous n’avons pas eu d ‘échanges depuis quelques temps déjà. Le lendemain, j’ai la réponse. Il me confirme, guilleret, que tout va bien pour lui, que tout est OK ! Voilà le rappel, voilà la leçon ! Toute préoccupation, tout souci avant l’heure parasite son jour et reste infondé. Faire le chemin soi-même et laisser les autres faire le leur, telle est la conduite à tenir. Se préoccuper inutilement est dérivatif, esquive, excuse, voire même lâcheté d’avoir à avancer, soi. Trop s’enquérir des autres, c’est se fuir soi-même. La conclusion s’impose, déjà pressentie : Fabien, dans le rêve, est bien symbole de l’enfant en soi. On ne rêve jamais que de soi-même. Le même jour, François me demande la permission d’occuper mon appartement de Paris puisque je n’y suis plus. La lui donnant avec plaisir, s’explique aussi le rêve où je perds mes papiers. Ne plus avoir d’appart, c’est perdre ses repères. Restent encore bien mystérieux les rêves du chef d’orchestre et celui du visage qui se dédouble, de la femme au baiser rouge…
Le 6 mai, courte étape vers Santillana del Mar. Visite des grottes avec Maël et retrouvailles avec le groupe du début, cosmopolite, tel que la magie du chemin sait en composer. Fausse joie, fausse convivialité pour moi. Ces conversations pleines de rires faciles sonnent mal à mes oreilles et m’ennuient rapidement. « Gezellig », tel est le mot hollandais qu’affectionne Maël et qui les caractérisent, mot que je prononce et écris ainsi, à la française : « resellers ». Est-ce cela le « Il est poli d’être gai » ? Est-ce là le sens du conseil de Voltaire ? Est-elle cette gaité l’apanage des femmes et ma difficulté aussi ? Il y a une dimension qui semble m’échapper, m’être contre nature. C’est celle de la convivialité, de la sociabilité dont une composante comporte nécessairement une part de superficialité dans les échanges et les rires. Soit ! Mais je préfère entendre la gaité comme émerveillement. Les discussions de bistrot, les propos de convenance, lisses, ne m’émerveillent pas. Le sens des rêves m’interpelle, me taraude en sourdine. C’est là la raison profonde. Celle pour laquelle je ne peux être léger, sociable, convivial. Je n’ai pas franchi le cap du « vivons, soyons gai et léger, il n’ y rien à y faire ! ». Non, j’ai quelque chose à faire, je n’ai pas creusé assez. Tout en étant sur le chemin, tout en étant amoureux, je suis ailleurs. Quel est le sens des rêves ? Je crois aux nuits, je leur ai trop donné, elles m’ont trop apporté. Aussi, au matin, je laisse Maël papoter avec son groupe d’amis autour du sacro-saint café et j’entame sans attendre l’étape. Nous nous rejoindrons en chemin…
Je marche donc et tout en marchant, j’essaye de mettre de l’ordre dans ma tête et pour cela, je reprends la chronologie des rêves. Point de départ : les deux rêves faits à Paris. Tout d’abord celui de l’auberge dans laquelle se trouve une femme pèlerine avec la présence, surprenante, de ma mère. Ensuite celui où se trouvent un groupe jeunes gens et un homme de lumière. Tout est OK ! Ces deux rêves ont trouvé réalité : le premier dans mon épopée avec la belle allemande et son point d’orgue au Puy-en-Velay. Le second, dans son épilogue du « Arrête ! » entendu à Taizé. Épilogue qui est point final vis à vis de la religion instituée.
Sur le chemin de Vézelay, où le patronage de Marie-Madeleine est omniprésent, se repose la question de la nature de l’homme apparu dans le disque d’or. Je rêve le 17 mars que je prends part à une lutte. C’est l’épisode du porte-manteau, du guerrier immense, de la révélation d’hommes-lumière de plus en plus nombreux. Adoubement le lendemain-même : je suis fait « chevalier du ciel » à la Réole !
Le 19 mars, je rêve de mes neveux dans des circonstances de deuil : la mort de mon père. Fabien, alors enfant, me console. Le père, c’est la tutelle de l’église, tutelle délaissée. L’enfant signifie que j’ai à grandir par moi-même. Dynamique des rêves : reprendre en ses nouveauté et radicalité le message même du Christ.
Le 18 avril, juste un mois après donc, Fabien tombe dans les cailloux et est enseveli dedans. C’est normal, pour un enfant qui grandit, de tomber. La journée qui précède ce rêve, je l’ai occupée à faire faire une enseigne pour indiquer, sur site, l’exposition des tableaux à Livinhac. Le doute s’instille : est-ce que je me trompe en faisant cela ? N’est-ce pas la bonne voie pour dire la lumière ? Désir de faire quand tu me tiens, me fais-tu faire fausse route ?
D’autant que tout cela a lieu un 18 avril ! Date anniversaire certes mais surtout grand chambardement, lieu de renaissance, jour nouveau, lendemain de vision, jour d’après foudre, après d’apocalypse, matin de révélation… Fracassante ! Je suis d’ailleurs depuis tout à la fois fracassé et debout…
Le lendemain, 19 avril, je rêve que je perds tous mes papiers. Est-ce la confirmation que je suis dans l’erreur, faisant ce que je fais, installant les tableaux ? Dès que je m’immobilise quelque part, je ferais fausse route ? Le constat est grave mais commence à être connu. L’horizon est le chemin mais je fais la moue… je renâcle…
Le 26 avril, en marche à nouveau sur le chemin, je rêve d’un chef d’orchestre dont je suis le deuxième remplaçant. Ce rêve est surprenant mais il est dynamique, positif. Le chef d’orchestre, le précurseur, est l’homme de Nazareth. Le premier remplaçant, celui qui porte le flambeau à travers les siècles, c’est l’église. Le remplaçant du remplaçant est l’homme-lumière. Et l’homme-lumière est signe de la montée de la conscience d’être.
Puis je rencontre Maël.
J’ai ce dédoublement de visage le soir-même de notre rencontre, premier mai 2017. Voir en face de soi son propre visage n’est pas anodin. Voir ce propre visage se fondre et devenir celui du Christ l’est encore moins ! Il ne peut être que rappel de ma mission.
Mais la femme… ?
Femme au Golgotha, femme qui aime et souffre de voir, à l’instar de ce qui est rapporté de Marie, l’être cher poursuivre sa mission de vie ?
Mais le baiser… ?
Il n’en est pas question dans la tradition ! Ce baiser rouge sur la joue, comme des traces de rouge à lèvres, rappelle le jeu de la séduction… Ce qui n’est pas compatible avec la mission. La femme pourrait dès lors me distraire de celle-ci.
Et cette femme serait Maël. Bigre…
Je marche comme un dératé, tournant tout cela dans ma tête… Je scande ce qui décante au rythme de mes pas. On ne rêve jamais que de soi-même. Soit ! J’enfante mon être de lumière. Soit ! Toute vie ne vaut que par cet enfantement. Soit ! Sinon elle est tour pour rien. Soit ! Rien ne doit pouvoir distraire de cette quête… Plus difficile à admettre…
L’enfant en soi que chacun porte, cet enfant destiné à s’ouvrir à l’Immense, réapparaît ainsi au bout de ces huit mois de chemin, validant mon parcours de vie et toute la lecture que j’avais faite de l’Évangile à la lumière de l’événement du 17 avril 1999, date de la vision. Quand j’ai cherché à comprendre ce qui m’était arrivé, je me suis tourné vers la tradition. J’ai donc médité l’évangile. « Évangile, les quatre », reste sans conteste, même si je ne le lis plus, le livre que j’ai le plus lu et médité dans ma vie ! Cette traduction, faite par une religieuse, littéraire érudite, soeur Jeanne d’Arc, reste le plus près possible du grec originel. Le texte a gardé de la saveur, de la rugosité, de la force. Âpre, il n’est pas déjà digéré, il est à digérer. Sous la houlette de Bernard, la pratique de méditation zen et la lecture des évangiles sont devenues, pour moi et pour un temps, planche de salut. Planche de salut qui s’est muée en explosif ! Et l’explosif a soulevé la religion elle-même. L’Évangile m’est alors apparu comme un simple récit d’enfantement de l’homme-lumière. Résumons cet enfantement avec les mots usuels: « Dieu est en soi. Il est notre avenir. Nous sommes le sien ! ». Le nom de Dieu a deux synonymes : lumière, homme. La lumière évoque la science : rationalité, découverte, intelligence, compréhension. L’homme évoque l’évolution : des atomes à l’univers, du plus petit au plus grand. Homme et lumière ont partie liée dans cet enfantement. La conscience en émerge et englobe les deux.
Mais il y a un clignotant rouge dans tout ce bel enchaînement : le baiser ! Il est iatus, point d’interrogation ! Il fait signe et ne cadre pas avec l’intensité, la force poignante de la vision de ces visages qui se confondent et me regardent. Pour le moment, je botte en touche : pourquoi y aurait-il Golgotha ? Suivre n’est pas singer. Suivre c’est être soi. Et, pour l’heure, être soi, c’est se comporter en amoureux ! S’il me reste à comprendre comment devenir ce chef d’orchestre, si mon désir le plus profond, le plus cher est bien d’être conforme à ce que veut de moi la lumière, pour le moment, je n’ai qu’une envie, celle d’aimer, de déposer caresses et baisers. Quant au reste, j’ai confiance, le chemin m’apportera la réponse…
Et c’est donc plein de cette confiance que j’attends ma belle, tout en résumant et notant tout cela, assis sur un banc public de Comillas. J’attends… elle arrive… elle est très en colère… elle espérait me rattraper… elle a marché seule… elle est déçue par mon attitude… nous nous chamaillons… puis nous dînons en tête à tête (c’est la première fois : il a fallu cette dispute et sa colère pour que cela arrive, elle demande toujours à être entourée d’autres pèlerins, c’est plus « resellers », selon elle)… nous nous apaisons… nous nous aimons… je me questionne « suis-je là où il faut ? »… je m’éveille avec cette phrase : « claro que si ! »… on ne peut être plus clair… merci, merci la vie… Il n’y a qu’à aimer !
Et sur le coup, porté par cette clarté, je m’emballe. Un autre sens du rêve du 19 avril dernier, celui où je perds mes papiers, m’apparait : je ne vais plus cheminer sur le camino. Le temps m’en semble clos par la rencontre de Maël. Je vais perdre ce qui est devenu, pour moi, un statut : celui de pèlerin. Les rêves sont polysémiques, ils peuvent avoir plusieurs sens. Il est parfois difficile d’y voir clair… Qui vivra verra. Vivons !
Nous croisons un pèlerin qui est chef d’orchestre ! Coïncidence forte s’il en est et qui me conforte dans l’importance à accorder aux rêves. Ce n’est pas anodin de rêver d’un chef d’orchestre et, peu après, d’en rencontrer un. Ils ne sont pas légion, qui plus est, sur le chemin ! Je raconte mon rêve à Maël. « Tu conduis ta vie en conquérant », me dit-elle. Est-ce cela que symbolise l’aspect de viking ? C’est plus que cela. Il y a cet échange de place : de musicien à chef d’orchestre. Je ne pèlerine plus, j’orchestre le pèlerinage. C’est énorme ! Quelle est la partition à orchestrer ? La partition est plus que mon histoire, il n’y a aucun doute là-dessus. Est-elle le message de Fatima : tous les hommes sont lumière ? Est-elle le message de Vézelay : tous les hommes sont lumière parce que le premier d’entre eux, le plus « célèbre » en tout cas dans notre tradition est « ressuscité » en eux ? Tout explose. Le message de Fatima récapitule celui de Vézelay tout comme celui de Vézelay récapitule celui de Fatima. Il n’y a plus de frontière. Les messages sont les mêmes. Tout est un, tout est dans tout, tout est lumière. Le Christ, l’homme, les hommes ne sont tous que ce qu’est la lumière. Et la lumière est ce qu’elle est. Elle est à découvrir, elle tend les bras : des bras de lumière, des étreintes violentes il y en a partout dans l’univers… des explosions de lumière il y en a à l’intérieur de soi… Mémoire vivante !
Voilà ce que je suis conduit à penser. Je dois avoir la force de le dire.
Mais comment le dire en tant que chef d’orchestre ? À partir d’un gite-expo tenu avec Maël ? À partir de la Hollande ? Voilà mon soliloque. Dans la journée, étape vers Llanès, nous évoquons l’idée de tenir un gite ensemble. Elle comprend tout à fait mon souhait : rester sur le chemin, dans un esprit d’accueil et de partage, « resellers » comme elle dit, afin de pouvoir raconter mon histoire et dire à tous qu’ils sont lumière. Dans la nuit, je la vois conduire un charriot contenant ses affaires à un enterrement. Cela signifie-t-il qu’elle abandonne ce qu’était sa vie avant de me connaître pour ensuite m’accompagner ou bien que nos chemins se séparent dans le regret et la tristesse ? Les deux sont, hélas, possible ! Pour l’heure, je ne sais ou je ne veux pas savoir…
Le jeudi 11 mai est notre dernier jour de marche commune, jour que nous finissons en taxi vers une pension de Ribadesella. Nous avons un peu flâné et elle veut absolument rattraper les autres pèlerins, ceux de son groupe de départ. C’est décidément un autre camino que je vis là. Jamais l’idée de prendre un taxi pour progresser ne me serait venue ! Nous retrouvons donc tout le groupe qui est à l’auberge municipale, splendide, en front de mer. Le lendemain, vendredi 12 mai, elle prend le car pour Bilbao avant de s’envoler vers la Hollande. Je lui fais cadeau de la petite coquille en bois sculptée que Serge m’avait offert à Cahors. Elle fût pour moi, cette coquille, comme une incitation à aller à Saint Jacques lorsque je ne savais pas où orienter mes pas.
Je me retrouve donc à nouveau seul et c’est avec sérénité que je reprends la marche solitaire pour méditer ces à-coups du chemin. L’idée du gite prend de plus en plus d’ampleur en moi. Un gite ouvert, dans un endroit perdu et solitaire. Gite tenu avec elle ou sans elle. Ainsi je serai ajusté aux rêves, dans le droit fil de ma trame de vie, du moins le plus possible. Je suis parvenu à La Isla, à l’auberge municipale et le lendemain, samedi 13 mai, je pars pour une longue étape vers Gijon. Comme je suis en train de penser que le chemin du Nord m’a donné la vidéo et l’amour, je me dis qu’il me donnera aussi le lieu. Pile à ce moment-là, je relève la tête que, comme tout marcheur, j’ai souvent baissée et j’aperçois devant moi une bâtisse avec un panneau « Se vende » ! Illico, je visite les lieux et je prends des photos. L’objectif est plein de ma sueur et les photos sont troubles. Alors je comprends que c’est folie que d’avoir pensé un seul instant ouvrir quelque chose en Espagne, pays dont je ne parle même pas la langue ! Mais le lieu se dévoilera sur le chemin… Confiance ! Je reprendrai le chemin du Puy jusqu’à trouver. J’ai hâte maintenant.
À nouveau en marche, je m’arrête en pleine montée, dans la forêt, pour écrire une lettre : « Chère Maël, ton nom à lui seul est un mot d’amour. Il provient de la contraction heureuse de deux mots français : « Ma » et « elle ». « Ma » est un pronom – possessif certes – mais qui laisse toute liberté… « Elle » est un des plus beaux mots de la langue française. Il signifie la part féminine de l’humain. « Ma Elle », ma bien-aimée, ma douce, ma tendre, ma moitié, ma femme, ma force, mon cœur, mon amour, ma « Ève », mon révélateur, ma révélation… « Ma Elle » s’écrit « Maël », par contraction, nécessité linguistique. Le tréma sur le « ë » vient des confins du temps… Le « l » final est tout à la fois baguette pour orchestrer le vent et antenne pour écouter sa réponse… Ainsi, « Maël » est un prénom qui donne des ailes à celle qui le porte et des rêves à celui qui le prononce… Tout est bien, tout est entre nos mains… »
Le soir, au camping de Deva, près de Gijon, alors que je suis au restaurant du camping où je mange un « Menu del peregrino », excellent d’ailleurs, nous avons une conversation What’sapp. Je deviens comme tout le monde, après huit mois de chemin, à être rivé à son portable. Et je lui envoie la lettre. Je ne suis plus sûr du tout d’avoir envie d’arriver à Santiago. Le chemin m’a comblé. Je vais chercher un lieu. Pourquoi ne pas rentrer au plus vite, passer par Amsterdam puis entamer le chemin du Puy pour commencer la recherche ? Mais à Gijon, puis à Avilès, pas moyen de trouver facilement une solution que ce soit avion ou train. J’accepte, comme à regret, d’aller jusqu’au bout, à Saint Jacques. Ce qui, au fond, ne me déplaît pas, même si je sais que le chemin est fini, que ces huit mois d’errance connaissent leur terme et ont porté leurs fruits ! Ce dimanche après-midi, le 14 mai à Avilès, je réserve sur mon téléphone un vol pour Amsterdam le lundi 22. Je sais que la page se tourne, qu’il me faut trouver le lieu d’où orchestrer le message, message qui sera cause ma montée au Golgotha. Voilà mon état d’esprit : j’ai envie de vivre, de goûter au bonheur de Maël tout en disant le message. Merci, merci la Vie !
L’étape de ce jour sera longue, très longue puisque je ne trouverais pas d’auberge avant… le lendemain soir ! En effet, du camping de Deva, près de Gijon, j’irai jusqu’à Soto del Barque, ayant manqué l’auberge San Martin, sept kilomètres après Avilès. Pourquoi ? À un carrefour, il y a des flèches jaunes partout ! Un vieil homme, qui attend le bus, m’indique le meilleur chemin selon lui, le plus court. Seul inconvénient, il évite l’unique auberge de l’étape mais l’homme n’a pas ce souci. Moi non plus d’ailleurs. J’écoute son conseil. Je continue à marcher sans trouver d’auberge bien sûr puis, ayant perdu les flèches jaunes, je navigue au GPS dans le soir qui tombe. Quatre kilomètres avant Soto, je tombe, au sortir d’un long sentier au milieu de nulle part, sans habitation ni personne, sur un restaurant isolé mais animé et bruyant ! J’y reste trois bonnes heures, jusqu’à minuit, le temps de manger une soupe aux haricots, choisie au hasard dans un menu pour moi complètement ésotérique et incompréhensible, le temps aussi de recharger mon portable ! Arrivé à Soto del Barque, devant le bruit ambiant de ce Saint Tropez espagnol, je pousse jusqu’à Muros de Nalon où j’arrive vers deux heures du matin. Là, je récupère un peu sous un abri-bus, avant de repartir à la prime aurore. Et l’étape qu’il me reste à parcourir, entre Soto de Luina et Cadavedo, où se trouve la prochaine albergue, est somptueuse et sauvage, sur une ligne de crête qui borde l’océan. Somptueuse mais éprouvante, difficile à cause des dénivelés importants, des pierriers et de la fatigue de cette nuit sans sommeil. Mais quelle vue splendide ! Je fais une vidéo en tour d’horizon, vidéo sonorisée par les aboiements d’un chien outré de ma présence en son domaine et celui des quelques chèvres en liberté qu’il garde jalousement.
Le lendemain, lundi 15 mai, longue étape jusqu’à la Carida où j’arrive au crépuscule. Comme à Cadavedo, l’hospitalier est déjà venu, déjà parti. Je retrouve le rythme de la via de La Plata, la foulée longue et solitaire que j’affectionne. Le mardi matin, je démarre de bonne heure et, à l’heure du casse-croûte, je suis rattrapé par Nicole, une française déjà rencontrée au début du chemin. Elle a dormi, hier soir, dans la même auberge que moi à la Carida mais je ne l’ai pas vue, la plupart des pèlerins étant déjà couchés quand je suis arrivé. Et je n’ai bien sûr ni reconnu ni cherché à reconnaître quiconque. Mais je ne verrais jamais Ribadeiro, ni Nicole, ni Vilela, le village où il y a l’albergue suivante. En effet, après une halte roborative à Figueras, j’ai pris, sans le savoir, le camino dit « antique », chemin qui n’est plus guère fréquenté de nos jours ! J’ai pourtant suivi les flèches jaunes mais c’étaient celles d’un chemin que peu de pèlerins prennent. Je n’étais pas conscient de l’option qui s’offre : suivre la côte (chemin normal) ou s’enfoncer dans les terres (camino antique). Mes pas sont lourds de chaleur et de fatigue en ce jour qui s’avère, de plus, torride ! Je m’apprête à passer une nouvelle nuit dehors. Alors qu’épuisé je m’endors, vers dix-neuf heures, sur le perron d’un bar fermé d’un hameau, je suis réveillé par un chien qui me lape l’oreille ! Une femme arrive pour ouvrir l’établissement. Elle m’apprend qu’il y a une auberge à Trabada, neuf kilomètres plus loin. Réconforté, je repars. J’entre dans le café du village, enfin atteint et je demande où se trouve l’auberge. Elle est située trois kilomètres après le bourg ! Je n’y arrive que vers vingt-deux heures, complètement sur les rotules ! C’est une superbe auberge ancienne, rénovée avec soin, avec un four à pain d’époque dans la cuisine. Je suis le seul pèlerin évidemment. Accueil très chaleureux de José qui m’explique les deux voies, la « commerciale » qui suit la côte et reste en Asturies et la voie dite «antique» qui, par l’intérieur des terres, rejoint plus tôt la Galice. Il est fier de m’annoncer que je suis quand même le quinzième pèlerin qui passe cette année car il n’y en avait eu aucun l’an dernier ! Il espère que cette voie reprendra vie. Ne supportant plus mon odeur, malgré la fatigue et l’heure tardive, je lave mes vêtements ! Il faut dire que j’use et abuse de l’argument de vente des sous-vêtements en mérinos : anti-bactérien, pas besoin de laver tous les jours ! Mais il ne faut pas exagérer et je l’ai fait ! Au matin, petit déjeuner avec toast, tomate et huile d’olive ! Le rêve ! Puis je rejoins le camino normal à Mondonedo, dix-huit kilomètres plus loin. Je suis tout déboussolé en arrivant dans ce village, comme d’habitude d’ailleurs après ces longs temps de marche en solitude. Le bruit, les rares voitures, les gens… Tout me semble incongru, surréaliste. J’ai faim, je ne mangerais pas. Il y a trop d’agitation dans les bars et pas d’échoppe ostensiblement ouverte. Je n’ose pas entrer. Il faudrait que je me force. Je n’en ai ni le courage ni la volonté. Je continue et m’arrête au soir à l’auberge de Gontan. Là, une jeune pèlerine débranche mon téléphone pour recharger le sien et je constate que cela m’énerve. La barrière de la langue me laisse muet. Heureusement peut-être ! Je pense à Maël et je m’éveille avec cette parole : « Fonce ! ». De toute façon c’est une facette de ma nature d’être, en certaines occasions, impulsif…
Je pars, à l’aube, pour mes quelques cent mille pas quotidiens qui me mèneront ce jour à Miraz, au refuge Saint Martin, cinquante-trois kilomètres plus loin. Mais avant d’y arriver, je connais une autre aventure… Quelques kilomètres avant l’auberge, une double borne : à gauche, Santiago est à quatre-vingt-dix-huit kilomètres, à droite à seulement quatre-vingt-huit ! L’économie est substantielle ! Cette indication des quatre-vingt-huit kilomètres a voulu être cachée avec du mastic et la mention manuscrite de trois auberges proches est clairement apposée sur l’autre borne. C’est évident qu’il y a embrouille dans la région sur la manne financière que représente le pèlerin… Il est presque 19 heures. J’hésite puis je prends à droite, me disant que je trouverais bien un endroit où dormir… Un peu plus loin, je croise deux habitants d’un hameau et la conversation s’engage. Ils sont très étonnés de me voir là, à cette heure avancée. Le tracé de ce chemin est tout nouveau et non seulement il n’y a pas d’auberges mais il n’y a pas non plus d’habitations pendant bien des kilomètres. La conversation se déroule en mauvais anglais de part et d’autre. L’homme me dit qu’il y a des murs. Je pense donc trouver un abri, un coin de hangar pour dormir ! S’il y a des murs, il y a bien un toit. Devant ma détermination à aller de l’avant, il insiste et il me dit que les murs font « Ouh… Ouh... » et que le matin, il voit les cacas des murs ! Les cacas des murs… ? Je finis par comprendre ! J’ai entendu « wall », il a dit « wolf » ! Les loups ! En prenant la route sur ma gauche je peux retomber sur l’albergue de Miraz, me dit-il. Je serre la main de l’homme qui m’évite peut-être une nuit rocambolesque et je me fie à son conseil. J’atteins Miraz où semble se confirmer qu’il se joue une guerre fratricide autour du chemin. En effet, l’auberge municipale, neuve et splendide, est laissée vacante, fermée, désertée, comme à l’abandon. J’atterris au refuge St Martin, en donativo, participation libre, gite tenu par trois hospitalières américaines qui crient au fou en voyant d’où je viens. Elles vérifient : Gontran – Miraz : cinquante-trois kilomètres, sans compter le détour du à l’histoire des loups…
Au matin, l’une d’elles s’assoit à côté de moi tandis que je lace mes chaussures. Elle me demande pourquoi je marche tant. J’explique et lui montre le message – qu’elle prend en photo – après m’avoir serré dans ses bras ! Je sais que mon comportement est irrationnel, pure folie. Comme en écho à celle-ci, une phrase me revient à l’esprit, lue quelque part, à Cahors je crois, au début de mon chemin : « Vis de telle façon qu’à ta seule façon de vivre il soit impossible de penser que Dieu n’existe pas ». Je remplace le mot Dieu par le mot lumière et je souscris. Elle décrit bien ce que je vis. C’est pour moi plus qu’une injonction, c’est autre chose qu’une volonté délibérée. C’est encore plus simple : je ne peux absolument pas faire autrement. Je ne peux vivre tranquille. Constat cruel mais c’est ainsi. De Miraz, je rejoins Arzua puis Santiago où j’arrive le samedi 20 mai, soit sept mois jour pour jour après mon premier passage le 20 octobre dernier.
À quoi je pense pendant tous ces jours de marche, du lever au coucher du soleil, douze parfois même quatorze heures par jour ? Je pense au « suicide » conscient et altruiste de Dieu. Je pense à sa renaissance à travers nous, par nous, avec nous, en nous. Dieu comme nous, nous comme Dieu. Voilà le sens de l’évolution et celui des expériences de lumière. Dieu est lumière. Dieu, c’est la lumière. Je pense au lieu à créer pour accueillir l’exposition et l’histoire.
Ce dimanche 21 mai où je reste à Santiago je reçois un SMS d’une Madeleine de Faycelle. Qui est Madeleine… ? Où est Faycelle… ? Maps.me me permet de localiser le lieu et de me souvenir ! Faycelle, ce village après Figeac où, sur un banc, il y avait un couple assis, Marc et Madeleine. Elle m’avait offert une part de fougasse et un carré de chocolat ! Devant nous, en face de l’église, provocateur donc, un lieu idéal mais avec beaucoup de travaux à faire était à la vente. J’avais pris en photo la pancarte portant le numéro à appeler, photo que j’avais ensuite effacée. Est-ce une piste, une synchronicité qui me dit où chercher ? Est-ce l’endroit convenable, l’endroit qu’il me faut… ?
1-12/ Amsterdam
J’atterris à Amsterdam. C’est comme si j’avais été kidnappé, enlevé du chemin, victime consentante d’un rapt. J’attends Maël à l’aéroport. Je suis serein, là où il faut. Nos retrouvailles sont passionnées et nous faisons souvent des promenades en vélo. Je préviens mes enfants de ma présence en Hollande. Ils sont surpris mais heureux de voir leur père heureux. Vérification d’un truisme : on ne peut rendre heureux ceux qu’on aime que si on est soi-même heureux. Porosité.
Le vendredi suivant, je m’éveille avec un rêve : j’essaye de dire, devant des jeunes dans une classe. Je fais brûler quelque chose, je bricole, demande de l’aide et m’embrouille dans mon effort de révéler, de prouver. C’est un fiasco. Alors que je fais mes valises, confusément, un dominicain connu, adepte du zen est là, qui me regarde, serein. Il reste un moment, je ne vais pas vers lui, je reste dans ma confusion, ma colère sourde, rentrée. Il disparaît. Je m’éveille. Je pense que ce rêve est là pour m’apprendre la patience, me rappeler d’être zen… Mon désir de dire est si fort que j’en rêve la nuit. Et c’est inutile, ce n’est pas le moment. C’est le moment de profiter, d’être heureux simplement, d’aimer une femme. Tout est déjà là et tout se fait sans effort. La conscience d’être n’est pas un effort mais un état.
Dans la journée, nous visitons Amsterdam. J’ai un rhume carabiné, air conditionné de l’avion, air vicié de la civilisation retrouvée, décompression et relâchement après huit mois de marche, trop de soleil en Hollande, vent frais du Nord… tout cela mêlé et me voilà bouché… Des narines seulement… ?
Le dimanche suivant, je m’éveille avec un autre rêve : pèlerin, je cherche à mettre en place un site internet et ce, avec difficulté. Je cafouille. Je suis surpris par ce rêve. Je n’ai jamais eu l’idée de faire un site. Est-il là, ce rêve, pour m’éviter une fausse piste ? Fausse piste que de rester pèlerin ? Vanité que de vouloir faire un site, de vouloir seulement transmettre ? Vanité des deux, vanité de tout… ? Comme dans le précédent règne en maître le cafouillage et tout cela confirme que pour l’heure, ce n’est pas à la transmission que je dois penser. Faire le vide, profitez de la vie, être gai, voilà ma seule et unique tâche. Donc, ne crachons pas dans la soupe et profitons du moment présent qui, de plus, est bien loin d’être désagréable !
Nous allons à l’église écouter une chorale réputée puis nous faisons un grand tour de bicyclette en bord de mer. Quelles journées depuis une semaine ! Au soir, séance photo. Je lui montre celles de l’exposition des tableaux à Livinhac puis quelques-unes de mon chemin. Elle me montre les siennes et c’est l’occasion d’un partage. Que faire avec tout cela ? « Wait and see ! » semble être notre réponse, commune et muette…
Le temps n’est pas à l’effort de faire, ni même à celui d’envisager de faire mais il est au laisser-être, au consentement à une vie simple, normale. Je reste relié même si je perds mon statut de pèlerin, statut auquel je me suis identifié et que j’aime bien, au fond, je crois. Ne rien faire, ne rien tenter, voilà la convergence des rêves récents.
On évoque le 11 juin à Livinhac où est organisée, pendant toute la journée de ce dimanche, une exposition des oeuvres de divers artistes à travers tout le village. Les tableaux de lumière que j’ai exposés là-bas, chacun accompagné d’une phrase poétique, en constitue une animation. Titre de l’animation : « Chemins de lumière ». C’est celui que j’avais donné à l’exposition permanente proposée pendant cinq mois, avant que je ne parte, le sept septembre 2016, pour une autre aventure. J’avais écrit « Chemins » au pluriel pour signifier que c’est bien du chemin de chacun dont il s’agit. Chacun est un être de lumière. Je fixe mon départ au 6 juin.
S’il m’arrive de douter par moments de la justesse de ma position, je sais aussi que je ne suis pas ici par hasard et « Merci ! » est la seule réponse à donner au présent. Avant de la connaître, j’avais fait ce rêve du plein amour charnel dans l’union sans équivoque de deux êtres. Tout est là, dans son exubérance et ses débordements possibles, à la hauteur de vivre ! Ne pas douter, ne pas douter d’être là où il faut ! Même ici, à la gare d’Amsterdam, où je l’attends pour aller écouter dans un piano-bar un de ses anciens amis du temps de sa jeunesse, période pendant laquelle elle a vécu en communauté. Je suis là et nous ne pouvons rien faire d’autre ensemble que de marcher pendant ses temps de vacances. Voilà le constat, l’évidence ! C’est peu, insuffisant pour moi dans l’avenir, je crains. Mais sait-on jamais… ?
Je n’ai qu’à jouir de la vie au moment même où j’étais prêt, en disposition de la quitter. Car j’étais parti avec une seule compagne : la mort. Ironie de la vie et parfait contre-pied ! Nous sommes le 1er juin, c’est donc le premier anniversaire de notre rencontre ! Un mois que nous nous connaissons, dix jours de marche commune, dix autres jours à son domicile et entre les deux, dix jours de course folle, solitaire et déterminée vers Santiago. Je me réveille dans un éclat de rire, convaincu que le bonheur tranquille que je vis est la juste place. Je suis là où je dois être et rien n’est à changer, rien n’est à essayer pour l’heure.
C’est dans cette disposition d’esprit que, le dimanche suivant, un rêve me secoue. Je suis sur le chemin et je réserve un endroit immense, tel l’Alhambra ! Je le vois, dans toute sa grandeur, intégré à la montagne, dans l’ocre d’un désert. Il y a des personnes en longue tunique, semblable à celle des sœurs de Bethléem…
Changement d’ambiance : ce rêve me pousse-t-il à reprendre le chemin ? À chercher un lieu, une salle sur le chemin ? Veut-il me dire, par l’imbrication étroite de la salle à la nature, que le chemin est le lieu ? Ce serait confirmer ce qui m’a poussé à partir et à entreprendre ces huit mois de marche. L’épisode actuel ne serait qu’une pause…
Le lundi, Maël me dit d’écrire une nouvelle version de l’histoire, une version « printemps ». Elle a traduit avec beaucoup de soin le message de Fatima en hollandais hier au soir. Au petit déjeuner, elle reparle des rôles de chacun dans un gite à tenir ensemble… Nous partons pour une dernière journée de marche. Et c’est alors qu’elle me dit que mon destin est de rester un pèlerin troubadour, tantôt ici, tantôt là. Je crois qu’elle touche juste, dans ce revirement subit de pensée : d’un gîte à tenir ensemble à celle du troubadour errant et solitaire…
Le jour du départ, à quatre heures du matin, je m’éveille et j’écris tout de suite le rêve que je viens de faire. Le voici : je suis ouvrier et je mets des bouchons à des bouteilles. Mon chef m’explique que je ne suis pas fait pour cela et qu’il ne me gardera pas dans ce rôle. Il m’indique un autre travail plus adapté pour moi mais je ne veux pas entendre…
Bouchons ? Dans les oreilles ? Je ne veux pas entendre… ? Entendre quoi ? Ce rêve est-il réponse à mon subconscient qui hésite à quitter ce nid douillet et se demande s’il doit reprendre le chemin ? Les bouchons représentent-ils ce que je sais faire, à savoir témoigner à travers le conte ? Dans ce cas, serais-je appelé au seul amour de Maël ?
Je me rendors et deux heures plus tard, je m’éveille à nouveau avec une réponse en forme de boutade dans un humour insensé et fou de la situation ! Les bouchons indiquent ce que je fais ici : combler d’amour ! Mais ce n’est pas ce vers quoi je suis appelé et je rechigne à entendre que je dois reprendre le chemin.
Les filaments du rêve d’El Pontarron planent sur Amsterdam…
Merci est la seule réponse à donner et confiance la seule profession de foi à faire : dans le chemin. C’est lui qui écrira la page…
Je quitte la Hollande.
1-13/ Tour du Célé
Après une escale à Paris, je rejoins Livinhac. Enarrivant dans le village, m’installant au gite de Claire, je ressens que tout cela n’est pas pour moi. Le seul fait de me sentir immobile, sédentaire dans un lieu me gêne, me met mal à l’aise. Je suis, au fond de moi, nomade. Le dimanche, je participe donc à l’animation « Boucle d’Art ». J’ai peu d’échanges intéressants et l’organisation ne me donne pas l’occasion de raconter une seule fois. En fin de soirée, au pot de l’amitié qui clôture la manifestation, je rencontre Alain et Monica qui, à ma grande surprise, me reconnaissent. C’était, me disent-ils, il y a sept ans.
J’avais fait, à Conques, un témoignage, en présence du prieur de l’abbaye, le frère Cyril, et d’un petit groupe d’adultes. Monica et Alain étaient parmi eux. Pourquoi donc avais-je témoigné ? J’étais pèlerin, je passais par Conques, ce que je portais était trop fort, trop lourd pour moi, il fallait que ça sorte, que je le partage et j’avais proposé au frère Cyril mon témoignage. Il avait accepté. Ils en avaient été marqués jusqu’à me reconnaitre, bien des années après. Il me souvient que j’avais aussi, à cette même occasion, témoigné devant des jeunes gens, à la demande du frère Jean-Daniel, ce religieux artiste qui fait merveilleusement vibrer l’édifice de la puissance de ses talents et improvisations à l’orgue : de la musique sacrée au « pénitencier » ou « rain and tears »… A sa demande, sur le parvis de l’abbaye, j’avais brièvement témoigné à ma façon de ce qu’était ou pouvait être un pèlerin de Compostelle de nos jours.
Le lendemain de « Boucle d’Art », je redeviens pèlerin. Pour une fois, j’ai un programme. Être deux amène à prévoir… J’envisage de descendre la vallée du Célé jusqu’à Cahors puis de remonter par le GR 65 pour revenir à Figeac et de là remonter sur Paris pour retrouver, le temps d’un week-end mon hollandaise…
Tout en marchant, je concocte, à partir de mon expérience, une version « printemps » de la lumière…
« J’étais en Galice il y a peu, en route vers Saint Jacques de Compostelle.C’est la coutume, en Galice, d’indiquer la direction de Santiago par une borne en béton d’un mètre vingt de haut environ. La borne indique aussi la distance restant à parcourir. Un soir, à la fin d’une journée de marche déjà longue, j’arrive à un embranchement. Et là, il n’y a pas une borne mais deux ! Sur celle de gauche, Santiago est à quatre-vingt-dix-huit kilomètres, sur celle de droite à seulement quatre-vingt-huit kilomètres ! L’économie est substantielle ! Qu’auriez-vous fait ? Précision ! Sur la borne de gauche, il y a une affiche avec mention de trois auberges situées à trois, sept et douze kilomètres. Sur la borne de droite, rien si ce n’est du mastic déposé sur l’indication de la distance, mastic qu’un pèlerin a gratté du bout de son bâton, révélant ainsi les quatre-vingt-huit kilomètres ! Il est presque 19 heures. J’hésite puis je prends à droite, me disant que je trouverais bien où dormir… Deux ou trois kilomètres plus loin, j’arrive dans un hameau de peu de maisons. Un homme me regarde avancer, les yeux agrandis de surprise, comme si j’étais un extra-terrestre ! La conversation s’engage. Il est très étonné de me voir là, à cette heure tardive. Le tracé de ce chemin est tout nouveau, me dit-il, peu de pèlerins le prennent et il n’y a pas d’auberges mais seulement de la forêt pendant des kilomètres et des kilomètres… La nuit va tomber, il reste à peine deux heures de jour… La conversation se déroule en mauvais anglais de part et d’autre. L’homme me dit qu’il y a des murs. S’il y a des murs, il y a bien un toit, me dis-je. Je pense donc trouver un abri, un coin de hangar pour dormir ! Devant ma détermination à aller de l’avant, il insiste et me dit que les murs font « Ouh… Ouh... » et le matin, il voit les cacas des murs ! Alors je réalise la méprise ! J’ai entendu « wall », les murs, il a dit « wolf » les loups ! En prenant la route sur ma gauche, je peux rejoindre, dit-il, la prochaine auberge, à sept kilomètres. Je me laisse convaincre et je serre la main de l’homme qui m’évite peut-être une nuit rocambolesque puis je prends la route indiquée. J’atteins l’auberge vers 22 heures. L’hospitalière accueille, un brin étonnée, ce pèlerin tardif, regarde avec attention sa crédentiale et lui souhaite une bonne nuit. Au matin, tandis que je lace mes chaussures, elle vient s’asseoir à côté de moi et me demande pourquoi je suis sur le chemin, pourquoi je marche tant…
Alors je lui raconte ma folie :
« Un jour, lui dis-je, j’ai été foudroyé, envahi de lumière. Un halo éblouissant en plein cœur, au centre de ma poitrine, d’un coup. Un autre jour, c’est une chaleur immense, tout à la fois douce et forte qui m’a envahi tout entier. Imagine ma stupeur ! Je n’ai rien compris à ce qui m’arrivait ! Pendant quinze ans je n’ai pas pu parler de ces expériences faites malgré moi. Mutisme complet. Elles étaient trop fortes, trop irrationnelles, irréelles. J’ai continué ma vie familiale, sociale, professionnelle comme si de rien n’était. Je n’ai pas pu parler mais je n’ai pu oublier non plus. Aujourd’hui, je peux parler. Je peux dire ce que j’ai vécu. Dans le halo de lumière qui m’a envahi, il y avait un homme qui marchait… Voilà la réponse à ta question, dis-je à l’hospitalière. Je fais comme lui, je marche. Je marche et je raconte. Et un soir, dans une auberge, un pèlerin, Jonathan, a filmé ce que je lui disais. Il l’a posté sur YouTube en l’intitulant « Message d’un pèlerin ». Tu peux l’entendre et constater aussi que, plus que message, c’est expérience de vie. Mais je dois reconnaître qu’il a raison : c’est aussi message. Et ce message, le voici : « Tu es lumière » dis-je à l’hospitalière dans un grand sourire… Voilà, tu sais tout maintenant ! Alors, émue, elle se lève, me serre dans ses bras et me souhaite le traditionnel « Buen Camino ! »…
Peu après, j’ai l’occasion de tester cette nouvelle façon de raconter sur une femme qui m’avoue son cancer et sa lutte pour survivre. Plutôt que de se confier aux remèdes, elle a pris le chemin et a entraîné avec elle quelques amis. Ils sont trois couples qui la suivent avec l’intendance qui suit, en camping-car.
Au gîte suivant où je passe la nuit, le repas est emprunté, l’ambiance lourde et je ne trouve pas l’occasion de raconter. La nuit tourne au grotesque avec un homme qui se met à hurler dans le dortoir parce qu’il y a un ronfleur parmi nous !
À Faycelle, je reste longtemps sur le banc qui se trouve en face de la maison à vendre, en vis à vis de l’église. Puis je me remets en marche mais c’est pour, peu après, rebrousser chemin, comme si j’avais oublié quelque chose ! L’idée du gite me poursuit. Il fait chaud, le banc est au soleil. Je rentre dans l’église. Je médite encore et converse, intérieurement mais intensément. Ce gite est-il pour moi… ? La lampe rouge semble comme une présence qui écoute mes divagations…
La nature suffit pour être méditatif mais un banc pour s’asseoir, à quoi se rajoute la fraicheur appréciable de l’église, constitue une puissante invitation à plonger au plus profond de soi. Je me souviens de cette phrase du moine en Chartreuse, alors que je venais pour être en solitude et digérer la vision : « Je vois bien où Dieu vous veut ». S’il était sincère, il était aussi prosélyte. Me revient aussi en mémoire cette autre phrase de l’être de lumière dans le rêve : « Et toi, tu vas à la messe ? ». Seigneur, ma route est-elle fausse ? STOP ! La question est superflue à présent. Ne revenons pas en arrière, le chemin a décanté tout cela. Allons de l’avant !
Je repars et j’arrive au soir au refuge d’Espagnac-Sainte-Eulalie, sur le GR 651, dans la vallée du Célé. Gite superbe où je raconte l’histoire, dans sa version printemps, à une tablée de douze pèlerins. Le lendemain, je vais jusqu’à Cabreret, trente-cinq kilomètres plus loin et je raconte aux deux seules pèlerines qui se trouvent dans le gite. La nuit suivante, je fais un rêve de dispute et de séparation d’avec des amis : « Ah, tu ne veux pas me prêter ta tente ! ». Rêve bizarre qui m’interroge mais bon, on verra bien… Je fais ensuite escale à Pasturat où je raconte l’histoire à une tablée d’une quinzaine de personnes dont cinq quinquagénaires parisiens décontractés qui marchent ensemble. Au milieu de l’histoire, un homme se lève et s’en va…
Le lendemain, je fais un bout de route avec la joyeuse bande des cinq parisiens, chacun artisan-artiste, qui finit sa semaine de randonnée à Cahors. C’est ici-même que j’avais pensé un temps m’installer pour dire l’histoire et montrer les tableaux. J’avais alors envisagé de louer un local dans la vieille ville avant de me dérober, sur une intuition subite, juste au moment de concrétiser. Mon itinérance débute de ce jour-là qui me voit quitter précipitamment la ville, faire un saut par Toulouse pour m’équiper sommairement et mettre illico un pied devant l’autre à la suite des marques rouge et blanche d’un chemin…
Je fais escale au couvent de Veylats où je raconte l’histoire à la dizaine de personnes qui se trouvent autour de la tablée. Et le quotidien déroule son alternance de marche solitaire et de rencontres brèves et vraies : Denis, parisien marrant qui a tenté sans succès de devenir léonard… Anne-Marie qui se fait avaler sa carte bleue par le distributeur… Antoine, menuisier, à jamais présent dans son souvenir même, ici, au pied du mémorial, sur la place centrale de Varaire…
Au matin, en pleine nature, je croise un homme. On parle. Il est propriétaire d’un gite. Il vend. Il prend sa retraite à Faro au Portugal. Il n’est pas le seul à faire cela. Me remonte en mémoire le souvenir de ma mésaventure dans ce pays, lorsque, sans argent, de riches retraités m’avaient pris à bord de leur luxueuse voiture. Ma quête est ravivée, interrogée par cette rencontre. Que faire ? Lui dire que, bien qu’ayant le même âge, je n’ai rien à faire d’une retraite dorée et me montrer intéressé par l’affaire ? Quelque chose me retient…
Marche, rencontres, interrogations, ainsi vont les jours…
Remontant à contre-courant du sens usuel de marche, je sème histoire et vidéo : à Pierre qui anime un espace sur le chemin avec créativité, originalité et bonne humeur ; à Marie avec qui j’ai, à Cajarc, une brève mais fort belle discussion ; à Daniela, roumaine qui me demande si j’écris mon périple. Je lui réponds que je prends quelques notes sur mon téléphone portable. Elle se propose de le faire et prend d’autorité mes coordonnées. Je n’aurai jamais de nouvelles, bien sûr. Comment écrire quelque chose une fois qu’on a entendu la vidéo, une fois qu’on a compris que ce je raconte n’est pas un énième récit sur le chemin de Compostelle ?
Et me voilà de nouveau à Figeac où je passe une super soirée ! L’accueil de Caroline est si simple et naturel ! Il y a là Nicolas, vingt-cinq ans, très avancé, sclérose en plaque, qui rentre solder ses affaires de couple avant de continuer. Il a décidé de se guérir lui-même ! Virginie est assistante sociale en rupture. Elle a fait récemment hospitalière à Conques et, conquise par l’esprit du chemin, elle recherche un job lui permettant de rester sur celui-ci. Je ne peux m’empêcher de penser que si j’avais déjà ce gite dont je rêve, je lui aurais proposé d’emblée de le tenir avec moi… mais je ne l’ai pas… Il y a aussi deux autres jeunes femmes, un couple âgé de bretons et un jeune homme, infirmier de son état. Je raconte bien sûr…
Ceci fait, je monte dans le train de nuit pour Paris. On est le 21 juin. Maël vient visiter Paris…
La folie du message m’étouffe encore parfois. Et sa complexité, sa référence à l’Écriture, touffu pour celui qui n’a pas de culture religieuse, sa radicalité vis à vis de la religion-même, radicalité qui est fraîcheur, nouveauté, surprise, révélation font que tout cela est encore lourd à porter. De moins en moins toutefois. Je commence à m’en dégager, à avoir éclairci les choses, à me sentir plus léger, capable d’assumer. Cependant, c’est encore pesant. J’ai l’impression d’être celui à qui incombe la tâche – oui, la tâche ! – de révéler le secret enfoui sous des tonnes de peaux et de poussières que des siècles et des siècles de religion instituée ont déposé sur la lumière qui inonde le monde jusqu’à la rendre opaque, cette lumière, invisible, inaccessible.
Et paf !
Le mot « opaque » que je viens d’écrire m’évoque le mur sur lequel la science moderne bute, mur derrière lequel se cachent les instants d’avant le Bing Bang, mur dont la lumière ne peut s’échapper. Les mots provoquent des ricochets de pensée.
Je suis renvoyé comme une balle de ping-pong entre science et religion…
C’est trop pour moi tout ça. Je n’ai qu’une mémoire. Je ne suis qu’une mémoire. Je me confie à elle. Cette mémoire est celle de la lumière. Son rayon m’a blessé. À jamais. Blessé ? Oui, blessé et révélé. À moi-même.
Le week-end étreint dans la capitale de l’amour, je reprends aussitôt le train pour retrouver mon souffle et l’état de pèlerin…
1-14/ Autres chemins...
Et je me retrouve, une fois encore, au Puy-en-Velay…
Là, sur place, je me dérobe. Je n’ai pas envie de reprendre le chemin du Puy. Je décide donc, ce 28 juin, d’emprunter celui de Stevenson. Leurs points de départ sont commun. Dès la descente du train, je fais d’emblée une première étape jusqu’à Buzols, en chambre d’hôte. Il y a là Gérald, un vététiste suisse qui découvre avec enthousiasme la magie des rencontres sur les chemins pédestres.
Deuxième étape à Monastiers les Gazeilles, au gite municipal où je ne vois personne sauf un énorme bol de riz que je me concocte ! Ensuite, nuit à l’auberge de Le-Bouchet-Saint-Nicolas avec trois couples de français dont deux jeunes, Benoît et Mathilde. L’histoire que je raconte en fin de repas est reçue avec une gentillesse un peu attristée. « Cet homme semblait pourtant normal…», voilà ce qu’ils semblent penser et me signifient…
Le lendemain, je pousse jusqu’à Langogne. Je suis seul au gite, gite qui est vraiment superbe ! Au matin, j’examine mieux l’endroit. Il se nomme « Les Carriats ». C’est un gite d’artiste. Des tableaux aux murs : ils sont à vendre. Ainsi, le gite est-il aussi salle d’exposition ! L’hôte est artiste-peintre et de qualité. Une architecture d’intérieur et une décoration soignées, un équipement complet, fonctionnel et de facture supérieure, c’est un palace.
J’y lis les premiers chapitres du livre de Stevenson « Voyage avec un âne dans les Cévennes ». C’est très divertissant ! Je trouve aussi, dans la préface du livre, une définition du voyage qui confine à l’errance et je m’y reconnais bien : « Je ne voyage pas pour connaître un pays mais pour l’ignorer un peu plus, non pour le posséder mais pour le perdre et je me perds ». Cette phrase fait partie des « Préceptes du pérégrin » formulés en 1747 par Izhatk de Lodz, illustre inconnu, du moins pour moi. Mais cette phrase me touche, il me semble l’incarner.
Une carte est à disposition. J’y vois que l’on peut retrouver le GR65 à Saint-Alban-de-Limagnole en empruntant le GR4. Cela me rappelle mon idée première : Saint-Alban. Je sais qu’il y a là un gite en vente. L’idée me taraude toujours. Aussi je décide d’aller voir sur place et d’abandonner le chemin de Stevenson pour retrouver celui du Puy. Car le lieu où je me trouve, donnant à voir les oeuvres de son propriétaire, ravive en fait ma quête secrète : trouver un endroit pour à la fois exposer et accueillir. Dire le mieux et le plus possible la lumière est mon leitmotiv…
Je laisse sur le livre d’or ce qui me vient à l’esprit et qui est, en fait, je le reconnais, ce qui me manque le plus : « C’est un grand privilège que de savoir offrir. Merci ! » et je fais mention de la vidéo sur Youtube…
Au matin, j’emprunte le GR4 dans le dessein de retrouver le chemin de Compostelle. Ce GR est désert, bien sûr. Faisant étape à Grandrieu, je suis obligé d’aller à l’hôtel pour trouver où dormir. Surprise, il y a là un autre marcheur. Le lendemain, nous faisons route ensemble jusqu’au gite du Sauvage.
Là, à peine arrivé, un homme qui marche avec sa fille et son petit-fils me demande pourquoi j’ai quitté Stevenson pour venir sur Compostelle. Question directe et essentielle, d’emblée ! Réponse aussi directe et essentielle : parce qu’il n’y a que sur ce chemin que l’on peut entrer en relation vraie en aussi peu de temps. En cela, il reste magique et unique ! Au matin, j’ai un réveil maussade mais au cours du petit déjeuner je parle avec Malika, jeune fille qui va jusqu’à Saint Jacques en autonomie. Nous parlons en vérité et tout humeur sombre se dissipe !
Je traverse l’Aubrac. Les barbelés délimitent le chemin, le protégeant des troupeaux de ces belles vaches flanquées de leurs impressionnants taureaux. Un souvenir refait surface, alors que je passe à Rieutort d’Aubrac. Il y a quelques années, j’arrive tard dans la soirée au seul endroit possible. Il est complet. Il fait froid dehors, la saison est avancée. L’hôtesse m’accueille en disposant un matelas de fortune dans un coin. J’apprécie. Il m’arrivera plus tard d’être carrément refusé ou bien exploité jusqu’à payer un lit de pèlerin le double de son prix. Le chemin change, son esprit se transforme, s’adapte aux temps nouveaux, à ceux qui le fréquentent, nouveaux eux aussi. Ne pas réserver, arriver au soir tombé n’est plus monnaie courante. Tout est bien.
La traversée du village d’Aubrac ravive les souvenirs de mon passage hivernal. Adrienne nous avait ouvert, bien qu’en principe son établissement soit fermé et nous avions mangé, tous les deux, la belle allemande et moi, au coin du feu. Romantique, non ? En fin de soirée, j’aide Jacinthe, canadienne en sur-poids à terminer son étape. J’atterris donc dans un gite où elle-même est. Je n’ai bien sûr rien réservé, je ne réserve jamais. Cela libère l’esprit. Je ne conçois pas la marche comme la plupart des pèlerins le font, qui se soucient, la veille ou bien souvent encore plus avant, de savoir où ils vont dormir. Non, je préfère m’abandonner à ce qui peut advenir. Ce n’est pas une règle que je m’impose, c’est un état naturel, celui de la confiance. On peut y voir aussi de la paresse, la flemme de prévoir ou la peur de rentrer en contact.
Pour ce soir, pèlerin impromptu et surnuméraire, « pas de repas à offrir ! », m’annonce-t-on d’emblée ! On m’invite cependant à table pour partager ce que j’ai. Or je n’ai rien. Soit ! Plutôt que de faire pitié et d’avoir l’air de quémander, je me couche aussitôt. Et au matin, je repars de très bonne heure, sans voir âme qui vive. Ainsi est mon humanité, solitaire et rugueuse. J’erre sur le chemin. Plus je vais, plus je suis en errance…
Je rencontre Julie, jeune fille très belle, typée asiatique, aux yeux en amande très maquillés (ce qui est rare sur le chemin !), très réceptive aussi, ayant connu une expérience d’amour universel. Je lui confie la vidéo et l’exposition à Livinhac. Merci Seigneur ! Merci Lumière !
Je fais un bout de chemin avec Maïa, déjà rencontrée au Sauvage. Je lui indique aussi la vidéo. Puis je rencontre, à St Côme d’Olt, Daniel-Paul qui fait le chemin avec sa fille et sa petite fille. Belle expérience que d’avoir ainsi trois générations d’une même famille, en marche, de concert.
Allant vers Espalion en suivant les marques rouge et blanche, le chemin offre, à un moment, un joli point de vue sur la vallée. Il y a là une statue de la vierge, bien érodée par le temps et les intempéries. L’endroit est certes magnifique mais il est aussi cruel car il permet d’apprécier tout le détour accompli, tout le dénivelé gravi : les deux villages, St Côme d’Olt et Espalion, apparaissent, à partir de ce point de vue, très proches l’un de l’autre, tout reliés qu’ils sont par une belle route qui apparait telle qu’elle est : droite et plate ! Le GR, quant à lui, est long, sinueux et escarpé ! J’en avais d’ailleurs déjà fait l’expérience cet hiver passé, en compagnie de la belle allemande, mais le relief m’avait alors paru, me semble-t-il, plus doux… !
Faire le chemin, ce n’est pas aller vite ni choisir la facilité. C’est prendre son temps. Le point de vue de la statue de la vierge, cruel aux mollets, rappelle cela, de façon incisive. En arrivant au village, un adolescent, dans un groupe d’une quinzaine de garçons et de filles, m’interpelle ! On plaisante ensemble puis je continue. Pris d’une inspiration subite, je reviens vers eux pour leur faire mention de la vidéo. À peine ai-je fait quelques pas que je les entends m’interpeler par mon prénom… Ils ont commencé à regarder Youtube ! Iront-ils jusqu’au bout ? Peu importe. Merci la vie !
La nuit, je vois fugitivement le visage de Maïa. Le lendemain, assis sur un banc à Estaing, elles arrivent, elle et Jacinthe, la canadienne. Comment peuvent-elles être déjà là ? Solution : elles ont emprunté la « Malle Postale » et passent ainsi un jour sans marcher, tout en faisant l’étape.
Entre Estaing et Massip, j’ai la surprise de croiser un couple, en repos au milieu du chemin, en train de se restaurer et reposer. Très vite, on parle vrai. La femme est avancée. Elle évoque Jésus qui chemine et répand la lumière. Merci Seigneur ! Un peu plus loin, je rencontre une jeune fille, Alimiria, qui remonte à contre-courant. C’est trop de solitude pour elle, notre échange est secouée de ses sanglots.
Un peu plus loin un lieu me parle. C’est un endroit perdu, isolé, à flanc de montagne, petite cabane toujours ouverte car sans porte, à proximité de pans de murs délabrés, recouverts de mousse, vestiges d’une construction plus grande déjà toute phagocytée par la végétation. Et c’est là que je voudrais disposer les tableaux ! C’est complètement loufoque comme idée : les abandonner ici, en extérieur, dans le seul but de les offrir immanquablement à la vue de celui ou celle qui chemine. Et pourtant j’y crois ! L’effet de surprise pour des marcheurs en plein effort dans cette montée serait réel. Ils s’arrêteraient obligatoirement, prendraient un temps de repos, verraient l’expo ! Je prends photos et position GPS…
Au fond de moi je sais que seule l’itinérance porte fruit. C’est toujours cette préoccupation, cette envie de faire qui m’habite. Elle témoigne de ma seule folie…
Le lendemain, vers Conques, je rencontre Jérémy, parti de Saint Gaudens avec son âne. On parle du Christ. Il a une lucidité étonnante du haut de ses vingt-neuf ans. Il va être papa ! Quelques larmes lui montent aux yeux, en évoquant cela, au moment de se quitter. À Conques, lors du repas, je parle vrai à sept femmes qui débutent ici le chemin et je leur indique l’exposition à Livinhac. Je ne vais pas à l’animation des frères, tout est dit. Je vais arrêter demain à Decazeville et remonter sur Paris pour revoir Maël en son pays. Puis je recommencerai… pèlerin Duracell…
Je t’aime.
Au soir, assis seul dans la rue alors que frère Jean Daniel donne son concert d’orgue, j’aperçois à nouveau Jérémy. Il devait manger gratuitement à l’abbaye et faire la vaisselle en échange du repas mais sa belle-famille lui a fait la surprise de venir le rencontrer pour fêter la nouvelle de la future naissance ! On parle à nouveau. Il me fait penser à Michel Serres, le philosophe académicien, non seulement pour son accent rocailleux mais aussi parce qu’il est lui aussi une sorte de philosophe qui parle vrai, qui expérimente et articule ce qu’il dit. L’an dernier, parti sac au dos sur un chemin quelconque, il a fait un voyage plus authentique, me dit-il, plus riche en rencontres vraies que celui d’aujourd’hui où, parti avec l’âne et sur le chemin de Compostelle, il se sent faire partie d’un folklore. Sortir des sentiers fréquentés lui a permis de faire des rencontres en vérité. C’est pour moi l’inverse : la réceptivité à mon message semble plus grande sur le chemin de Compostelle. Fais-je partie d’un folklore pour autant ? Je ne crois pas. Je n’ai pas à me trouver ou à jouer un quelconque rôle ou autre jeu mais j’ai à dire. La vigilance cependant reste toujours de mise. Le questionnement sur le dépouillement nécessaire (mais jusqu’où ?) est ravivé par notre échange. Le rapport aux autres aussi.
J’atteins Decazeville. Arrivé de trop bonne heure pour déranger mon hôte, je vais à la laverie automatique du village où je me restaure pendant que lessive se fait. Puis je me rends au gite. Il y a là une hollandaise, Judith, qui suscite de ma part et d’emblée la vérité du pourquoi de ma présence sur le chemin. Confirmation une fois encore que celui-ci est, pour moi, la bonne place ! Pourtant j’ai besoin d’une halte. Je passe une très bonne soirée en compagnie de cinq femmes agréables : une mère, ancienne fleuriste et sa fille, institutrice, une dentiste de Toulouse et une jeune fille de dix-neuf ans, en 1ère année de droit qui voyage seule et en autonomie. Nous chantons ensemble et rions beaucoup ! Très, très « resellers »…
J’ai besoin de repos, mon corps le demande. La Hollande m’appelle. Mais je crois fermement que le chemin est ma place, aussi fatigants que soient les jours. Je touche quelques personnes quotidiennement et ma démarche de « pèlerin Duracell », tel un voyageur permanent, interroge. « Le médium est le message » : j’éprouve cela. Il faut payer de sa personne, être vrai, être ce que l’on dit. Puissé-je avoir la force de continuer après l’escale d’amour…
Le rêve d’El Pontarron de Guriezo est toujours là… La trace de baiser sur la joue est toujours là…, la marque frivole de rouge à lèvres est toujours là…
Vendredi 21 juillet, je suis en Hollande. Nous sommes partis en vélo de sa maison et avons trouvé refuge dans un petit chalet de camping. C’est vraiment formidable. Je suis bien, heureux. Je sais aussi que je vais reprendre l’itinérance après ce temps d’amour et de bien-être. Je n’ai su ni me perdre ni m’abandonner totalement. Ma volonté est intervenue. J’ai pris ce qui s’offrait. Je suis entré dans le jeu amoureux et ce, avec nécessité et joie. Je ne suis pas un errant solitaire donné à la seule lumière. Vouloir l’être serait orgueil. C’est de toute façon au-delà de mes forces. La providence a choisi pour moi. Elle a choisi autrement et elle a bien choisi. Voilà ce que je crois.
J’ai envisagé un temps l’idée diabolique que cette liaison pourrait être un obstacle à ce que je conviens d’appeler ma mission de vie. Est-elle là, cette femme portant une trace de baiser rouge sur la joue, cette femme rêvée, penchée sur moi, attentive, attentionnée, est-elle là pour me distraire ? Est-il là, ce rêve comme un avertissement, une mise en garde de ne pas abandonner la tâche incontournable, vitale qui est la mienne ? Est-ce mise en garde de ne pas abandonner la voie ? Lorsque je la vois, dans un autre rêve fait peu après ce dernier, s’éloigner de moi, emportant ses affaires comme on va à un enterrement, est-ce signe d’une inéluctable séparation ?
Je ne crois pas. Du moins, je ne veux pas le croire…
Je suis faible et après dix mois d’errance, j’ai besoin de souffler, de retrouver une chaleur humaine, une vie normale, une femme. Cela empêche l’orgueil d’être, de se croire prophète et solitaire, de s’afficher « pèlerin Duracell », de jouer un rôle, rôle qui commence d’ailleurs à me gêner aux entournures. Dire à chaque rencontre que je marche depuis dix mois parce que j’ai eu cette vision du pèlerin en moi finit par peser. La fatigue physique fait le reste. Ne rien copier mais vivre pleinement en fonction de ses capacités. S’accepter humblement et se savoir faible.
Mais maintenant repartir ! Repartir autrement peut-être, avec une histoire plus construite. Comment ? En contant l’histoire des loups en Galice peut-être… ? Repartir sur tous chemins, quels qu’ils soient et pourquoi pas à vélo… ? La rencontre de Jérémy m’influence là. Être vrai, être soi-même doit être possible sur tous chemins. Le sac pèse sur mes épaules, bien que léger et j’ai besoin d’une aide. La profusion, la variété et la qualité des vélos hollandais éveillent ma curiosité. Le vélo m’apparait peu à peu être une bonne solution pour continuer l’itinérance sans toutefois m’enfermer dans un cliché, une opinion de soi, celle de « pèlerin for ever ». Je combinerais vélo et marche, ainsi je pourrais être mobile plus longtemps et plus loin. En tout cas, ce nouveau programme me donne de la force, de l’élan. Donc c’est le bon, du moins pour le moment. Rien n’est figé. Tout est à inventer…
Le rêve éveillé que je vis, celui de la réalité vraie, continue de dérouler sa douceur : itinérance à deux, de concert, en vélo, en camping, jours magnifiques… Nous rentrons un peu précipitamment, son fils devant venir la voir. Nos urgences ne sont pas les mêmes. Celle que je ressens, malgré le bonheur d’être ici avec elle, est de partir et de dire. Je l’annonce à Maël. Incompréhension totale ! Malgré ses pleurs, je ne résiste pas. Je pars. Incident : au retour de son travail, elle ne peut rentrer chez elle car elle n’a pas pris ses clés. J’ai, quant à moi, glissé mon jeu dans la boîte aux lettres… Elle a mal à cause de mon départ, j’ai mal de la quitter et pourtant je le fais. Mardi, on s’explique et se réconcilie…
J’atterris à Chamonix. Pourquoi là plutôt qu’ailleurs ? Je ne sais, j’ai vu le nom de Chamonix, j’ai pensé au Mont-blanc, j’envisage d’en faire le tour. Je ne rêve plus, j’ai perdu la voie. Je suis en bout de course, sombre.
Et c’est dans cet état d’esprit que je rêve que j’achète une grande maison très bien placée, sur un coup de tête. Rêve que je juge sur le champ idiot et incongru mais qui témoigne de ce qui m’anime : trouver un lieu de passage pour accueillir et dire.…
Dimanche 31 juillet : j’abandonne ma course et je retourne à Paris…
La haute montagne s’avère trop dure pour moi à présent et d’ailleurs je ne l’ai jamais vraiment pratiquée, je ne la connais pas bien. De Chamonix à Bourg-Saint-Maurice, je franchis deux cols, à plus de deux mille cinq cents mètres. Cela m’est difficile. D’autant que je n’ai, bien sûr, aucune réservation de faite pour dormir, rien pour bivouaquer et que les refuges, en ce temps de vacances d’été, sont archi-pleins. Je n’ai pas de carte topographique non plus. J’ai seulement un souffle court. De plus, le temps devient orageux. Je ne me sens pas à ma place dans ce circuit touristique et sportif. Je n’ai aucune motivation à faire cela. Pourquoi suis-je ici ? J’ai l’occasion de raconter une seule fois, à deux compagnons de tablée, une jeune femme et un vieux baroudeur breton, proprement sidérés tous deux d’entendre, au lieu d’exploit sportif, un récit de lumière. Je me sens déplacé. Donc j’abandonne. C’est le signe d’un désarroi. Je pressens que le temps de la marche est fini mais que pourtant ne l’est pas celui de l’errance.
Nous sommes le 1er août et ma relation avec Maël, m’interroge de plus en plus. Nous ne pouvons avoir de projet commun et je sens le manque. C’est mon dernier round. Cette alternance de marche en solitaire et de week-end amoureux, au lieu de me combler, finit par me mettre mal à l’aise. Il n’y a pas de trame, de fil conducteur à mon comportement. La lumière ne me conduit plus. Dans ma marche, il n’y a pas de cohérence. Je picore ici ou là, j’emprunte divers chemins, chemin du Puy, vallée du Célé, chemin de Stevenson, Tour du Mont Blanc… Où est l’unité, le fil conducteur là-dedans ? C’est du grand n’importe quoi !
Il faudra bien que je finisse par comprendre ce me dit le rêve d’El Pontaron à travers la femme stigmatisée d’un baiser rouge sur la joue… il faudra bien que j’admette… il faudra… il faut… je pressens… je tourne autour… mais, pour le moment, je refuse… j’évite… je n’admets pas… je ne veux pas admettre… je ne veux pas me laisser conduire par la totalité de ce rêve… je résiste… je me dérobe…
Et pourtant, au fond de moi, je sais.
Il reste : je me sens seul au monde et pourtant je suis le monde. Peu importe que je dise ou non maintenant. Cela ne m’appartient pas. J’ai fait ce que j’ai pu.
2ème PARTIE : PIEDS ET PÉDALES
2-0/ Aperçu et photos du parcours
J’achète un vélo avec assistance électrique.
Je pars pour je ne sais où…
2-1/ Paris – Paris
Il me faut rebondir. Je n’ai pas envie de marcher mais je n’ai pas, non plus, envie de m’arrêter. Je ne veux pas d’une retraite tranquille…
J’achète un vélo hollandais avec assistance électrique. Je n’en ai pas fait depuis une bonne décennie et je ne sais pas si je vais avoir la force, d’où l’assistance. Le jeudi 3 août 2017 à 14 heures, je démarre…
Je couche à Melun, au camping municipal, plein de hollandais, étonnés de voir un français avec un vélo de chez eux, un homme qui couche à même le sol, sur une couverture de survie et sous un tarp, simple toile tendue entre deux ou trois arbres ! Car ne sachant pas dans quoi je me lance, je n’ai que le strict minimum…
Le lendemain, je suis à Montargis où je dors sur le divan de la bibliothèque municipale qu’on a ouvert pour moi ! Je récupère ensuite les bords de Loire à Sully-sur-Loire et j’atteins Orléans. Au camping, je rencontre Éric, kinésithérapeute, cyclotouriste impénitent, jeune et solitaire. Nous discutons à bâtons rompus. Me voyant m’installer par terre, sans matelas et sous le seul tarp, il me fait profiter de son expérience et m’indique une tente de chez MSR, un matelas Thermarest et un fauteuil pliant Hélinox. Conseils que je suivrai à la lettre et qui s’avèreront précieux.
Le lendemain je pousse jusqu’à Ambroise, cent quarante-et-un kilomètres plus loin, après avoir vu, avec étonnement, apparaître au détour du chemin le château de Chambord. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je ne m’y attendais pas. Je pédale comme je marche, sans but, sans programme, sans attente, sans même savoir précisément où je suis. Chambord donc : génie des bâtisseurs ? folie des puissants ? vanité ? gloire ? surprenante beauté ? Tout cela à la fois…
Ensuite, épisode embrouille au camping ! Un campeur, borné et franchement hostile, me regarde faire avec méfiance et agressivité. Il faut dire, qu’ayant réservé un petit emplacement pour tente afin d’installer mon seul tarp, emplacement sans électricité donc, j’ai été pour recharger ma batterie me brancher sur une borne libre mais située au milieu de « vrais » campeurs, installés comme des rois dans des caravanes type « Chambord » ou de spacieuses tentes avec auvents. Déjà que je n’aime pas trop les campings, cet épisode n’est pas fait pour me faire changer d’avis.
À Tours, je quitte les bords de Loire pour aller vers Le Mans par la route principale. Beaucoup de circulation mais le revêtement est roulant, facile. J’atterris dans un camping tenu par des anglais à Neuville sur Sarthe. Je manque m’étrangler en entendant le prix demandé : vingt-quatre euros ! Aucune négociation possible. Pour garer un vélo et installer un tarp, cela fait cher ! Mais j’ai besoin d’une douche et de l’électricité. Sans assistance électrique, je ne pourrais pas faire cela : cent trente-et-un kilomètres encore aujourd’hui, près de sept heures de vélo. Le lendemain, je traverse la Sarthe et je dors à la Fierté-Macé au camping municipal où personne ne vient me réclamer quoique ce soit. Cela compense la veille !
Avoir à recharger tous les soirs est certes contraignant mais c’est le cas aussi pour le portable et il faut bien prendre la douche. Il me faut absolument une tente et un fauteuil pour m’asseoir. À défaut, sachant que je ne peux me reposer, assis ou allongé, je pédale jusqu’à point d’heure ! Et ce soir, je ne peux même pas m’installer pour la nuit ! Je ne peux mettre en place le « tarp ». La pluie est trop forte pour cela. J’attends au bar du camping, mangeant des frites trempées dans du chocolat chaud.
Et la question se repose : qu’est-ce que je fais là… ?
Je m’endors enfin sous le seul auvent du bar et je repars au matin sous la pluie, toujours diluvienne et ce jusqu’à Cabourg. La nuit y sera aussi incertaine, passée au final dans la salle de billard du camping que le gardien veut bien laisser ouverte.
Où en suis-je… ?
Je suis au dernier des quatre temps de la vie d’un homme : formation, insertion, retrait, errance. Je suis en errance. Mais rien n’est jamais si nettement tranché. Tout est mêlé. À certains moments, tout en pédalant, je constate aussi que des souvenirs du passé remontent, colportant avec eux quelques bouffées d’amertume, cette saveur inséparable de l’amour humain. La vanité de ma démarche ouvre la porte aux idées négatives… Pas bon cela… ! Je me borne à le constater.
Dans le port de Deauville, je revois avec un grand élan de joie un Centurion, ce fameux modèle de bateau des chantiers Wauquiez, couloir lesté de dix mètres de long, racé, très beau. J’en ai possédé un, pendant un temps assez long et nous avons fait ensemble, « Rapière » (c’était son nom !) et moi, de belles, très belles virées marines. C’est lui, ce cher bateau, qui m’a ouvert à l’appel du large, c’est lui qui m’a donné tant de plaisirs et prodigué autant d’enseignements, c’est lui qui m’a apprivoisé aux trois cents soixante degrés d’horizon, c’est lui qui m’a servi de tremplin pour une autre aventure : celle de l’esprit. Il était frère de celui que je découvre là, ému.
Je prends ensuite les bords de Seine jusqu’à Jaumièges. C’est une première nuit sans pluie depuis longtemps ! Je m’endors à la belle étoile, à côté du vélo qui se recharge. Je rentre à Paris, ce samedi 11 août, en une seule étape de cent soixante-dix kilomètres pour près de dix heures de trajet. Arrivé par le bois de Boulogne, une prostituée aux lèvres outrageantes crie, à mon passage, sa haine des hommes : « Salaud ! ». Je n’ai pourtant fait que l’apercevoir en passant, sans la dévisager. Ma traversée de Paris s’effectue de nuit : pont de Neuilly, porte Dauphine, Arc de Triomphe, avenue Marceau, bords de Seine. Mille cents kilomètres au total en dix jours, le plus souvent sous une pluie diluvienne, parfois sous un cagnard de plomb. Nuits n’importe où… Mais je suis bien. François occupant l’appartement cet hiver, je n’aurai plus de domicile. Errant… en vélo… sous tente… par l’Europe…
Le lundi, c’est dans Paris que j’erre, désemparé. Je me sens inutile, inapproprié. Je suis incapable de rester. J’achète une tente, un matelas et un fauteuil selon les prescriptions d’Eric.
2-2/ Paris – Toulouse
Je vais voir Marguerite à Bois-le-Roi dans sa maison de retraite. Je m’installe une nouvelle fois au camping de Melun puis je reviens sur Paris. Maël vient passer le week-end…
Marguerite est une femme de la génération de mes parents. Je l’ai rencontrée à une session « Zen et Évangile » conduite par Bernard, jésuite, maître-zen, seul homme à voir pu m’aider, en son temps, à digérer la vision. Marguerite m’a ensuite permis de rester en lien avec un groupe de méditation situé à Paris alors que j’étais encore dans le Sud de la France et que je me sentais très seul, isolé, ayant un besoin énorme de comprendre ce qui m’était arrivé et donc une soif intense de spiritualité. J’avais entendu parler de Bernard qui avait écrit un livre « Jésus-le-Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha ». Il y tentait un rapprochement entre bouddhisme et christianisme. Je m’étais inscrit à une de ses sessions. C’est là que j’ai connu Marguerite.
Elle est maintenant en maison de retraite, confondant les mots, ne pouvant agencer une seule pensée dans une phrase cohérente. Comprend-elle tout ? Je le pense. Ce qu’elle vit doit être assez étrange. Je reste en silence avec elle, comme nous le faisions ensemble, lors de nos temps de méditation. À la fin, elle me regarde de son regard malicieux et complice pour m’adresser le seul mot qui convienne, le seul mot juste : « Merci ! ».
De retour, je vais attendre Maël à la gare Saint Lazare. Je ne vois que le bleu de ses yeux qui noie toute autre chose tandis qu’elle s’avance, dominant de sa haute taille la foule anonyme des voyageurs. Instant intense…
Et je repars, cette fois-ci pour de bon.
Première nuit à Chartres, puis Soligny-la-Trappe. Flers ensuite, chez Isabelle où, au matin, un cauchemar m’éveille ! Maël m’est enlevée sur un étang glacé où elle patinait et où, par jeu, j’essayais de l’attraper. Enlevée au ciel par un ange ! Je hurle, je m’entends même appeller maman ! Puis une voix : « Et vorgenden station… ». C’est l’annonce dans les trains, en Hollande, pour prévenir du prochain arrêt desservi. La voix m’apparait métallique, ironique. Je me lève, très mal à l’aise, déstabilisé. C’est clair. L’aventure avec Maël se termine…
J’ai mal.
Ensuite je pars vers Mortain. Le lendemain, je passe au Mont St Michel puis je couche à la pointe du Grouin, au camping municipal de Cancale. Difficulté de monter ma nouvelle tente de nuit avec un vent qui souffle fort et de plus, sur un terrain en pente. Le résultat est désastreux : je la monte à l’envers, l’ouverture du double toit ne correspondant pas à celle de la chambre ! Je me réfugie à l’abri d’une haie, près des toilettes de ce camping bondé et je passe une horrible nuit rythmée par le bruit lancinant du vent et la sonorité des portes battantes des WC. Leçon : préférer les endroits peu fréquentés et le camping sauvage !
Puis je repense au rêve.
Il était, ce rêve ou plutôt ce cauchemar, en couleur, type Walt Disney, féerique et enchanté, sauf pour moi, étalé, tendant désespérément les mains vers Maël qui s’en va sur la glace puis au ciel, sur un nuage, emportée par un ange joufflu. C’est moi qui reste sur le carreau, dans la détresse. Leçon : je fais fausse route. Mais en quoi ? Avec Maël ? En prenant ce qu’il faut bien appeler des vacances en vélo ? En ne disant plus sur le chemin ?
J’ai passé St Malo, puis Dinard et la circulation m’a fait obliquer directement vers le Sud sans atteindre Roscoff, comme j’en avais eu l’intention. Je suis au camping municipal de St Méen le Grand. Personne ou presque : le paradis après Cancale ! Le matin, je pars tôt mais je me perds dans la forêt de Brocéliande et ses sortilèges, autour du village de Gaël ! Troublant, cette presque homonymie. J’ai tracé un cercle parfait soit 25 kilomètres inutiles ! Mais rien, peut-être, n’est jamais inutile…
Ce soir, 30 août, je suis à Billiers, en bord de mer, sous l’auvent d’une caravane que m’a gentiment prêtée le gardien du camping. Un royaume en ce jour de pluie ! Pour la première fois depuis longtemps, je mange chaud : des crêpes au fromage réchauffées au micro-ondes ! Le lendemain, à la pointe du Bile, je mange une excellente « mouclade », moules-frites, à l’auberge du gros Bill, patron de caractère ! Le front froid passe et c’est une alternance de grains, soleil et pluie. Je prends le temps d’une sieste en bord de plage. Je dors sur le port de Merquel, sous l’auvent en dur de la capitainerie. À trois heures du matin, il y a un grain très violent et des trombes d’eau pénètrent par les côtés ouverts de l’auvent. Et bien sûr, je ne sais pourquoi, c’est pile ce moment, pourtant déjà inconfortable, que choisit le matelas pour en rajouter, si je puis dire et se dégonfler, crevé en quelque endroit. Je me lève, plie bagages et transi, j’attends l’aurore.
Je traverse les marais salants de Guérande et la nuit suivante se passe à Brevins où je rencontre Bénédicte. Cyclotouriste elle aussi, elle accueille des pèlerins de Compostelle ainsi que des « Warmshowers », ces cyclotouristes qui ont, au cours de leur périple, besoin d’un lit et d’une douche chaude.
Le lendemain, je vais vers Noirmoutier. La route est submersible au passage du Gois et il me faut attendre 5 bonnes heures avant de pouvoir traverser. Pour patienter, je fais la sieste sous le tarp, bien à l’ombre ! Arrivé à Noirmoutier, je dors en campement sauvage, près de la digue et je passe la nuit au son des oiseaux des îles. Seuls, quelques chasseurs de canards s’aperçoivent de ma présence.
Je passe un excellent moment sur la place du marché de Noirmoutier en l’île. Il y a un café avec du bon chocolat chaud, de la musique blues-rock que j’affectionne et un barman souriant ! Et sur la place un camelot incroyable donne un vrai spectacle en vendant des balais-serpillères à tour de bras !
Jour de pluie et vent de face jusqu’à St Jean des Monts. Je couche au Becs : je m’installe sous la pluie, je repars sous la pluie. Le matelas se dégonfle toujours peu à peu et ma nuit est agitée. Le lendemain, je dépasse les Sables d’Olonne et je connais au soir ma première crevaison. J’ai deux mille trois cents soixante kilomètres au compteur. Tandis que je répare avec une bombe anti-crevaison, le voisin sort et me propose son aide. Il me pousse à changer la chambre, ce qu’il fait d’autorité lui-même. Famille sympa, le fils est tri-athlète. Je refuse l’invitation à passer la nuit chez eux : ils doivent partir et ne revenir que deux heures plus tard. Ce sera en bord de mer, un peu plus loin, à St Vincent-les-Jards. Nuit à la belle étoile, sans pluie, sous un pin, léché par les vagues de la marée montante, devant la maison de Georges Clémenceau. Réveil à quatre heures, en pleine forme ! J’étais pourtant à bout de force hier soir. Je m’habille et j’attends le jour.
Le lendemain, je crève à nouveau ! Heureusement, le garçon tri-athlète m’avait offert une bombe anti-crevaison en remplacement de celle utilisée. Je peux ainsi aller jusqu’à La Tronche-sur-mer puis à l’Aiguillon-sur-mer où Éric répare mon vélo. Journée où alternent soleil et pluie. Je mets et j’enlève la tenue de pluie quatre ou cinq fois par jour ! Pénible mais j’ai choisi ! Pas de récrimination, seulement un sourire ! Le soir, je suis au camping de l’île de Ré. Grasse matinée, lever juste avant huit heures ! Je fête mes deux mille cinq cent kilomètres au phare des baleines, en bout de l’île de Ré. Belle balade !
Le soir suivant, j’arrive à La Rochelle et se termine ainsi un an d’errance. Je suis parti le 7 septembre dernier de Toulouse. J’ai arrêté de dire. J’ai quitté le chemin de Saint Jacques. J’ai cru que Maël pourrait m’aider. C’est le contraire qui s’est passé. Elle ne peut m’aider sauf à souffler un peu mais, dans ce repos d’amour, je me suis déconnecté de l’essentiel et je ne dis plus, je ne raconte plus. Je suis un mauvais prophète. Tout est vanité.
Je quitte La Rochelle pour Marennes ce jeudi 7 septembre. Nuit au camping municipal. Demain : île d’Oléron. Le soir est posé, paisible et je remercie. Je remercie le Seigneur, le Seigneur de la vie. Dans de tels moments, je suis heureux. Ces moments sont nombreux. Le lendemain, je traverse le pont d’Oléron. Chaud-bouillant ! En travaux, pas de voie pour les cyclistes et beaucoup de circulation. Ce n’est pas une bonne journée ! Je fais juste un petit tour et je décide de descendre vers Royan. Je prends ensuite le bac pour traverser la Gironde et m’arrête à Souillac, de bonne heure pour une fois. Grand jour : j’ai le temps et l’envie suffisante pour une lessive ! Le vent de SW qui souffle en force m’a saoulé toute la journée mais il devrait me permettre de faire sécher la lessive. Je me prépare (c’est un bien grand mot !) à passer l’hiver sous la tente. Je reviendrai sur les îles, j’aime l’air du large, la respiration de la mer à travers les marées. La nuit est agitée : vent de folie, grains violents. En bord de mer, homme et matériel souffrent ! Je n’ai pas pu couvrir le vélo à cause du vent, sable et embruns volent et coupent le souffle.
Au matin, je flemmarde un peu. Les vêtements sont encore humides, poisseux de cette ambiance marine. Je plie la tente, sous un grain violent. Le vent a tourné au NW, la dépression est passée. Je vais jusqu’à Lacanau, en suivant toujours la Vélodyssée puis je prends une piste cyclable qui mène à Bordeaux. Toujours des grains violents, du vent, du soleil. Le front froid passe. Des pistes toutes droites, monotones qui font que, somnolent, j’évite de justesse d’entrer en collision avec un panneau STOP qui a l’outrecuidance de traverser juste quand j’arrive… ! Je somnole, je m’endors à pédaler sur ces longues lignes droites, belles mais interminables. L’avertissement est entendu : je stoppe et me repose un peu plus loin. Je ne sais où dormir. Le camping de Bordeaux (Rognes) est encore loin… Je l’atteins vers 20 heures et, après cent quarante-cinq kilomètres parcourus, je puise dans mes dernières ressources pour trouver la force de monter la tente sous la pluie avant de m’effondrer.
Au matin, je traverse Bordeaux et prends le canal des deux mers. Sète est déjà indiqué ! Je fais tout sécher lors d’une éclaircie sur les quais de la ville. Le soir, je dors au camping municipal de La Réole. Sous la pluie bien sûr ! Je suis presque en colère, en tout cas je sens en moi un mécontentement. La fatigue bien sûr mais aussi et surtout le fait d’avoir à rentrer, d’arrêter le vélo, peut être aussi celui de quitter le front de mer, cette mer que j’aime tant, qui m’a tant enseigné.
J’ai l’humeur sombre donc. Mais analysons ! Pourquoi rentrer ? Pourquoi poser le vélo ? Parce que nous avions convenu avec Maël de marcher quinze jours ensemble sur le chemin du Puy. Elle a posé des congés. L’échéance arrive et il me faut rentrer, laisser le vélo et la rejoindre à Paris d’où nous partirons ensemble vers le Puy. Ainsi en avons-nous décidé. Et cela, au lieu de me mettre en joie me turlupine, m’agace.
Je le constate : je n’abandonne qu’à regret mon itinérance solitaire…
Délaisser cette itinérance, c’est presque mourir, en tout cas c’est ne pas être fidèle à soi-même, juste, dans son axe de vie. Voilà ce que je ressens. Et c’est la journée des bassesses, témoin de cette couleur d’esprit, de cette situation dans laquelle je me suis mis d’avoir à faire quelque chose d’autre que ce qu’au fond de moi je sais avoir à faire. Je veux bien marcher avec une femme, l’aimer d’amour mais il faut que tout cela s’intègre dans ma tâche, celle de raconter que l’homme est lumière. A défaut, je ne suis que position fausse. C’est ainsi. Je veux le beurre et l’argent du beurre. Merde.
Journée des bassesses donc ! Incorrigible et incohérent, j’évite le gardien et je ne paye pas les cinq ou six euros requis alors que ce type de camping est tout ce que je demande et aime. Je l’évite, plus pour ne pas entrer en relation que pour éviter de payer. Je ne parle à personne. Cette ville est pourtant celle où j’ai été fait, il y a seulement quelques mois, « chevalier du ciel » ! Piètre chevalier !
Au matin, en roulant sur les bords du canal des deux mers, je crève du pneu avant. Ayant réparé, je quitte les berges et je rejoins la route. Elle passe par Marmande et je me retrouve devant la maison désertée d’une amie. Elle n’habite plus là depuis quelques temps. Je le sais mais j’y vais quand même. Imbécilité, débilité ? Confusion des temps ? Anachronisme comportemental ? Bref. J’arrive peu après à Auvillars où je croise certains de mes semblables, les pèlerins. Ils me sont indifférents, je les ignore, alors qu’il y a peu nous aurions immanquablement échangé, fraternisé. Bref, c’est la fuite, la débandade, ma retraite de Russie…
Le camping municipal de Castelsarrasin est devenu zone d’accueil pour les gens du voyage. Je fuis dare-dare et arrive au camping de Montech. Il est 21 heures. J’ai profité, toute cette journée et pour une fois qui n’est pas coutume, d’un fort vent arrière ! Le lendemain, la virée est finie, trois mille deux cents kilomètres au compteur.
Suis-je heureux… ?
Oui. Ces derniers jours m’ont appris que ce que je souhaite c’est rester solitaire. Solitaire pour être relié, au maximum. À cette heure, je crois fini le pèlerinage, finie aussi la prophétie. Mes lèvres sont scellées. Je n’aspire qu’à une chose, faire le tour des îles en contemplation. Voilà mon désir.
Pour l’heure, je laisse le vélo et je remonte vers Paris retrouver Maël.
2-3/ Le Puy-en-Velay – Figeac
On se retrouve à Paris pour prendre ensemble un train, bondé et inconfortable, jusqu’au Puy.
Quinze jours de marche commune où je comprends, si besoin était, que nous n’avons pas la même façon de voir les choses, pas la même façon de voyager. Nous allons du Puy jusqu’à Figeac, dormant à l’hôtel ou en chambre d’hôtes, jamais ou rarement en gite. J’ai quelques rares occasions de mentionner la vidéo. Nous nous disputons même un peu à Conques. Le vernis craque, l’évidence se fait de nos comportements et attentes disparates. On finit notre périple et, rejoignant Toulouse, je l’accompagne jusqu’à l’aéroport d’où elle doit prendre un vol vers Amsterdam. Je lui propose même, incorrigible idiot, de remonter en Hollande avec elle. Elle est attendue, ne préfère pas que je l’accompagne. Soit.
Je repars, triste.
Je ne veux pas comprendre et pourtant, il va falloir que je comprenne… Je ne veux pas admettre et pourtant, il va falloir que j’admette. Bon sang, on dirait un gamin, déçu et frustré dans son premier amour ! Il faut relancer la machine, trouver l’énergie pour repartir.
Pour aller où… ? That is the question…
2-4 / Toulouse – Amsterdam
Dimanche 1er octobre, 17 heures, je repars.
Je sais que je fais une ânerie mais je la fais : je remonte vers le Nord, vers la Hollande, vers Maël. Bon sang ! Après tout ce que je viens de vivre, tout cet amoncellement de signes, ces rêves prémonitoires, avertisseurs, je devrais avoir compris que notre relation est sans issue ! Mais non, j’insiste. Attraction du baiser, du baiser rouge sur la joue… le rêve clignote de plus en plus… il clignote rouge… il dit STOP… !
Mais non, j’insiste…
Albi…, Saint-Rome-sur-Tarn…, Mont Aigual… Là, au sommet, je ne monte pas la tente pour profiter des étoiles. Une bâche étendue sous le duvet et hop ! le marchand de sable passe… Mon sac est posé tout à côté de moi, près de ma tête. Soudain, réveil en sursaut : un renard fouille dans le sac, à vingt centimètres de moi. Il a extrait la veste coupe-vent, une veste technique, assez chère, efficace mais dont je n’aime pas trop la texture. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour m’en séparer ! Je le vois donc, à reculons, trainer le vêtement et c’est le raclement de celui-ci sur le sol qui m’a sorti du sommeil. Je me lève, croyant que le seul déploiement de ma hauteur va suffire pour l’effrayer. Que nenni ! Il continue à tirer en arrière son butin et ce, bien que je le poursuive. Les pieds nus sur un sol caillouteux et irrégulier ne me permettent pas ni d’aller vite ni d’aller loin. Je constate mon impuissance et ma défaite. Il s’éloigne, vainqueur. Bah ! je retrouverai ma veste demain, me dis-je. Je me recouche, ayant pris toutefois la précaution de récupérer un bâton que je garde à proximité de la main, le long du duvet. Bien m’en prend. Je ne dors que d’un oeil et je le vois bientôt à nouveau, dans sa marche d’approche. Il n’a pas peur, c’est sûr et ses yeux dans la pénombre brillent de défi, d’intelligence aussi. Il veut continuer ses emplettes, faire son marché. C’est clair, l’occasion est trop belle pour lui. Il n’en voit pas souvent des inconscients qui s’exposent ainsi. Je le laisse approcher sans bouger puis soudainement je donne un grand coups de bâton ! Cela suffit. Courageux, voleur mais pas idiot ni téméraire. Je ne le revois plus. Rideau, je me rendors. Au matin, je cherche partout alentour mais je ne trouve pas la moindre trace ni de la veste ni du terrier. Il l’a bien planquée, pour se tenir au chaud cet hiver ou couvrir ses petits. Le gredin ! Grand bien lui fasse, après tout !
Camping sauvage ensuite juste après Alès et j’entame les gorges de l’Ardèche dans un mistral démentiel ! La veste me manque, j’ai froid ! Sacré renard ! Camping à Saint Revèze où l’une des deux seules occupantes du camping, une infirmière psy allemande, avoue sa solitude. L’autre est une cyclotouriste suisse mais je ne ferai que l’apercevoir de loin. De toute façon, le mistral violent glace l’atmosphère et confine chacun dans sa tente. La nuit suivante, je dépasse Crest. Je cherche vainement et sans trop d’énergie le couvent des franciscaines où Victorine, l’Africaine, est devenue Soeur Marie-Jean de La Croix, la franciscaine. Je dors juste avant Mirabel et Blacons, près de la route et derrière un monument à la gloire de la Résistance. Au matin, une femme m’invite à prendre le café chez elle alors que je lui demande où trouver de l’eau. Puis belle traversée du Vercors et, à Plan de Baix, c’est un groupe de cyclotouristes qui me convie à partager leur repas ! J’en profite bien sûr pour recharger la batterie ! Car trouver des prises électriques pour recharger mes accus devient de plus en plus difficile et aléatoire. Les campings sont le plus souvent déjà fermés. Il y a parfois des prises extérieures librement accessibles dans certains lieux publics où se déroulent des marchés mais c’est rare.
Dimanche 7 octobre, je suis à Pont-en-Royans. Je pense aller à Grenoble faire réviser le vélo et changer les pignons arrières pour pouvoir monter en autonomie en toutes circonstances. Est-ce possible ? Je ne sais… Je couche dix kilomètres après Grenoble, à l’écart, au bord d’un champ de maïs, devant un grand tas de fumier. Personne ne devrait venir troubler ma tranquillité. Las, un paysan, au demeurant fort sympathique, vient retourner le précieux monticule à la nuit tombante. On bavarde longtemps ! Le lendemain, je longe les rives de l’Isère pour arriver à Chambéry. Beaucoup de secousses et une attache de sacoche Ortlieb casse ! Le vélo a besoin d’une forte révision.
Celle-ci faite, je quitte Chambéry et m’arrête dans un camping sur le point de fermer. Il y a là un jeune homme dans un camion aménagé, une fille du coin et un jeune suisse parti de Genève pour rejoindre Compostelle. Il a marché pendant trois jours puis il a rencontré le jeune au camion. Son chemin a alors pris une drôle de tournure : ils ont fait les vendanges et ils partent maintenant pour ramasser les champignons. Chacun son chemin… ! La soirée est sympathique avec ces jeunes gens. Je leur fais mention de la vidéo, bien sûr.
Traversée du Jura ensuite et nuit glaciale à la première station des Monts Jura, sur l’aire de camping-car, la tente directement posée sur le béton, près de la borne électrique pour recharger les batteries. Traversée au plus court de la Suisse ensuite et nuit suivante, tout aussi glaciale, près du lac de saint Point, à Malbuisson, dans une base nautique fermée. Puis je vais jusqu’à Saint Hyppolyte, par la vallée de la Dessoubre. Je repère un endroit possible pour le bivouac : le stade municipal. Mais des jeunes sont encore là, qui jouent au ballon et je dois patienter avant d’installer aussi discrètement que possible ma tente pour la nuit.
Je retourne donc au centre du village et alors que je patiente devant le supermarché, une jeune femme m’aborde : « Vous, vous ne savez pas où coucher ! ». Elle m’invite chez elle, à quelques kilomètres. Couple de cyclotouristes, ils ont fait avec leurs deux jeunes fils montés sur deux tandems, un voyage hallucinant à travers l’Asie. Il en est resté un DVD qu’ils me font visionner. Je reste le jour suivant chez eux pour les aider à couvrir le toit d’une extension de leur maison. Il y a là aussi Guillaume, portant cet habit si reconnaissable des compagnons allemands dont m’avait parlé Hugues, le compagnon maçon français rencontré sur le chemin de Vézelay au cours de l’hiver dernier.
Au matin du deuxième jour, je m’éveille avec un cauchemar ! Je me trouve dans une auto qui roule à toute vitesse et à contresens de la circulation. Profitant d’un village et donc d’un ralentissement, j’ouvre la portière arrière pour descendre précipitamment. C’est alors que je constate la présence de Maël à mes côtés, en pleurs. Je lui explique que c’est folie de rester dans cette voiture et elle semble en convenir, tout en y restant. Ce rêve est prémonitoire, à plus d’un titre. Parce qu’il annonce clairement que je vais prendre l’initiative d’une séparation d’avec Maël et aussi parce que, j’aurais plus tard l’occasion de le constater, mon hôte, ancien pilote de rallye, est resté un fou du volant et que, pour moi, la voiture qu’il conduit et que j’emprunterai un temps, va à contresens de ce que je souhaite vivre, de ce que je dois vivre… Mais n’anticipons pas.
Je repars. Je me dirige vers Mulhouse. La journée est belle et je croise une prof qui rentre à bicyclette de son boulot. Elle lorgne avec envie mon paquetage. Elle me parle de baguette magique et m’avoue son envie d’imprévu, son désir de se faire chouchouter. C’est beau, une telle franchise, surtout dans un rayon de soleil qui souligne le sourire des yeux. Comment je ne comprends pas qu’elle est l’occasion qui s’offre à moi de changer de disque, de changer d’aventure ? Elle est, par sa présence imprévue, l’occasion immédiate de donner corps et vie, matérialisation et efficacité au rêve de la nuit. Je suis bouché, je veux pas entendre, c’est ainsi. Elle m’invite chez elle. Sa maison est froide, trop bien rangée. Sa vie est au ralenti, divorcée, les enfants partis. Elle est proche de la retraite qu’elle hésite à prendre car elle a peur du vide et son emploi du temps est bien garni, volontairement serré. Il n’y a rien à manger, dit-elle, dans ses placards et nous allons passer une soirée sympa au restaurant voisin où nous nous racontons un peu. Au milieu de la nuit, je m’aperçois que nous n’avons même pas échangé nos prénoms ! J’hésite à la rejoindre dans sa chambre pour le lui demander. Au matin, elle m’avoue, elle aussi, s’être posée la même question. A-t-elle eu la même hésitation à venir me le demander ? Nous n’en parlons pas, l’occasion est passée, manquée. Nous nous levons tôt, déjeunons puis prenons les vélos, elle pour aller en cours, moi pour remonter vers la Hollande. Je sais que c’est une erreur mais je le fais. J’ai encore Maël dans la tête. Je suis un homme fidèle même si ma vie témoigne qu’elle est faite de beaucoup de fidélités successives…
Je pédale, c’est l’essentiel. Le lendemain, 20 octobre, anniversaire de ma première arrivée à Santiago, je rejoins l’Eurovélo 15, vélo-route du Rhin. Mais avant la frontière, je traverse des forêts pleines de souvenirs de guerre. Le décor, qui est pour moi aujourd’hui cadre de promenade, a été hier théâtre de nuit horrible. Un mémorial, intime, fleuri, entretenu, explicatif en témoigne de façon poignante. Fureur des allemands, fureur des hommes. Je couche sur les bords du fleuve, une vingtaine de kilomètres avant Strasbourg, après un détour non voulu à Colmar, jolie ville au demeurant. J’y côtoie, par le hasard de l’emplacement d’un banc public à côté d’une école spécialisée, des enfants autistes. Je ne vois que leur sourire. Je suis bien, je chevauche ma Gazelle comme dans une randonnée folle, éperdue. Je pédale à perdre haleine. Je suis amoureux, je vais vers toi. Toi, ce n’est pas Maël, ce n’est pas la femme. C’est toi Seigneur, c’est toi Lumière.
Je comprends Soeur Brunnen, la moniale qui m’avait accueilli avec tant de délicatesse au monastère du Thoronet, à l’époque de la vision. « Qu’est-ce que vivre avec le Seigneur ? », telle était la question que je lui avais, un jour, posée, interrogé par ce que je voyais de leur vie monastique. Elle m’avait répondu par un petit éclat de rire ! Il était gêné peut-être, cet éclat de rire, surpris en tout cas, mais il fut la seule réponse donnée. Réponse valable. Ne reste que cela : rire, sourire. Je fais vœu d’instabilité comme elle l’a fait de stabilité. Pour la même raison, le Seigneur, la lumière ! Le long du jour est prière, chapelet : « Yeschoua, fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, Seigneur ». C’est la prière du pèlerin russe, prière des orthodoxes, adaptée, souvent réduite au seul premier mot : « Yeschoua ». Être homme comme lui l’a été. « Yeschoua, mon frère, fais que je sois comme toi, fais de moi ce que tu es », voilà ma prière. Celui que j’appelle Seigneur n’est autre que la lumière.
Nuit après Lautesbourg, dernier village français avant de pénétrer en Allemagne, au bord du Rhin, dans une aire de repos, sous un arbre et sous la pluie. La première journée passée en Allemagne me conduira tout près de Worms. Je dors dans un champ. Quel bonheur de monter sa fragile maison, de faire sa popote, les muscles meurtris par l’effort ! Je rends grâce. Je ne cherche pas à recharger la batterie. Je n’en ai plus besoin ! J’entraîne le vélo et son paquetage sans problème, sans autre énergie que celle de mes jambes. Le lendemain, je dépasse Mayence et campe en contrebas de l’euro 15, une quinzaine de kilomètres avant Bingen. Je n’ai pas encore trouvé à faire réparer mon dérailleur, déréglé par le sandow qui s’est coincé dans la roue il y a trois jours. Il faut que je me penche sur le problème, que j’apprenne à le faire par moi-même. Journée le long du Rhin dit romantique, magnifique en tout cas, qui serpente entre deux rives escarpées, comme soigneusement tressées par des rangées de vignes. Je fais la course avec les bateaux qui descendent le fleuve, grisé, ivre de vent, de bruine et de vitesse. Des bateaux, des trains à droite, à gauche, des routes, des pistes cyclables, quelle logistique ! Bravo les hommes ! Nuit en bordure du fleuve, sous un bosquet d’arbre, quelques kilomètres après Coblence. Coblence dont j’ignore le camping, pourtant ouvert, pourtant fréquenté par d’assez nombreux campeurs. Je ne recherche pas le monde, c’est le moins qu’on puisse dire ! Et je ne cherche plus l’électricité. Libération !
Je suis pleinement heureux dans ma solitude. C’est comme si je craignais de la perdre ! Je remercie le monde, la vie, les hommes. Le mot qui monte le plus souvent à mes lèvres est : « Bravo ! ». Bravo les hommes pour ces industries, cette organisation, cet aménagement, cette exploitation des rives magnifiques. Bravo pour vous être battus et réconciliés. Surtout réconciliés ! Jusqu’à quand ? C’est tellement facile la haine si l’on ne touche pas à l’amour universel. Et quand bien même, cela reste combat ! Quel mystère la vie ! Vaste champ de bataille et pourtant la lumière… Lumière dans le chaos, lumière au coeur même du « struggle for life ». Je sais pourquoi je suis parti. Partir avant qu’il ne soit trop tard, avant que je n’aie plus la force de partir. Je n’ai pas le droit maintenant de m’arrêter, ce serait faillir, ce serait surtout idiot. Ce serait ne plus choisir de mourir debout, en route, en marche. Seigneur, donne-moi la force. J’ai la joie. Puissé-je avoir la force !
Pour le moment, j’ai celle d’écrire : « C’était le 17 avril 1999. Il y a un avant et un après. Avant, rien à dire. Vie normale, légère, inconsciente. Après, c’est quinze ans de grand écart entre mémoire et oubli. Et, au final, une parole qui se libère et se dit. D’abord timidement, sous le couvert artistique que d’autres apportent. C’est l’heure des « Moments », temps musicaux, spirituels et poétiques. Puis plus fort, en représentation théâtrale originale et osée. C’est l’heure du « Feu sur la Terre », cet évangile de lumière joué pendant deux mois, à Paris et à Avignon. Ensuite seul, n’importe où, n’importe quand. Je reste quinze mois dans un grand centre d’accueil où je raconte tous les soirs. Et puis malaise, grincements… Aller plus loin, toujours plus loin… Le 30 août 2016, je quitte le centre dont je suis devenu le gardien et tergiverse pendant une semaine… avant de partir pour une dizaine de jours de marche qui deviendront un an d’errance, sac au dos. Le sac finit par peser, je prends un vélo. Tour de France, tour d’Europe et pourquoi pas tour du monde ? L’idée est instillée… Achever l’espace sinon le rêve d’une vie. Mourir debout. Courir vers et dans tes bras. »
Je sens le cœur du monde respirer en moi, dans ce que je vois, partout. Je bois les paysages comme les paysages me boivent, nous ne sommes qu’un.
La nuit a été fragile entre le bruit incessant des péniches ou bateaux de croisières, véritables hôtels flottants, qui vont et viennent, le craquètement tout aussi incessant des oies, incroyablement bavardes et bagarreuses, le bruit de l’eau froissée par les pousseurs, le ferraillement apocalyptique de la voie ferrée toute proche. À cela il faut rajouter les chiens aux colliers lumineux (rouge ou vert, c’est selon… selon le caractère du chien ?), chiens que sortent, soir et matin, les camping-caristes parqués sur le parking voisin et qui viennent renifler mon installation. Je paye là ma rançon pour avoir dû m’arrêter, pressé par la nuit, non loin de la ville de Coblence et de sa civilisation. De Coblence à Cologne, étape suivante, ce n’est plus le Rhin romantique mais l’Allemagne hyper industrialisée : industries chimiques impressionnantes, des hectares et des hectares de containers en attente de chargement. À Cologne, je fais un tour dans la ville et je rentre un bref instant dans la cathédrale. Impressionnant ! Très haut, très noir, très dentelé ! Je dors dans un jardin public au sortir de l’agglomération, seul endroit trouvé entre Rhin et route tant l’urbanisation est dense maintenant. Il fait nuit et je ne m’aperçois qu’au matin que j’ai posé le tapis de sol de la tente sur une belle merde de chien. La nuit fut excellente !
Le lendemain, je connais ma première journée difficile dans l’orientation : usines chimiques partout, champs de containers, les berges du Rhin ne sont plus romantiques mais aménagées pour la seule industrie ! Dégagement de force, de puissance, d’énergie incroyables. La signalisation a changé, est passée du bleu au rouge (!) et est souvent assez défaillante (ou bien c’est moi qui ne la comprends plus, c’est bien possible aussi…). Je me perds souvent, ne retrouvant l’Eurovélo que grâce à « Maps.me », depuis longtemps inutilisé. Tout est bien. Je campe après Duisbourg dans un endroit qui paraît tranquille mais il y a un banc et ce banc s’avère plus tard lieu de rendez-vous ! Bien dormi tout de même.
Au matin, je m’éveille avec un rêve. Je partage une superbe salle pour mes tableaux avec un bar, dans une rue passante, bar tenu par un hôte du chemin. Quel est le mécanisme des rêves ? Les tableaux ne sont plus ma préoccupation première. La salle est en travaux d’aménagement. Bref ! Je ne veux plus de tout cela et cela me rattrape ! Journée longue et difficile, pluie et timide soleil parfois, froid et vent de face constant ! Je tombe par deux fois ! Une première fois en cherchant mon chemin, je chois lourdement sur les pavés alors que j’essaye de faire un demi-tour. Le vélo est trop chargé à l’arrière. Une deuxième fois en m’arrêtant en fin de journée, épuisé. Je m’affale en riant tout mon saoul dans l’herbe grasse, restant étendu pendant quelques instants de délice, buvant le ciel…
Demain, je vais traverser le Rhin, quitter sa rive gauche pour aller vers Arhmen. Je suis très près de Milligen ann del Rhin, à la frontière Pays-Bas – Allemagne et une rude journée m’attend dans le vent, la pluie et le froid pour rejoindre le domicile de Maël. Nous sommes le samedi 28 octobre. Après ma chute dans l’herbe grasse, je ne trouve à faire tenir le vélo sur sa béquille qu’en l’orientant vers le chemin que je viens de parcourir, vers là d’où je viens, vers la prof sans nom… Quel signe ! Le vélo lui-même ne veut pas aller en Hollande ! Je décide résolument de négliger cet avertissement, comme j’ai négligé de comprendre la signification, pourtant claire, du rêve de la voiture qui roule à contresens. L’aventure se termine, doit se terminer, ne peut avoir d’avenir, est vouée à l’échec. Mais je suis près du but et fier d’arriver aussi peut-être. Maël est là qui m’attend, le regard tendre…
Le 7 novembre, je suis toujours avec elle, retenu par ses pleurs au matin du départ que j’avais envisagé. Faiblesse ? Amour ? Tout est vain. Que faire ? Et partir pour aller où ? J’écris : « C’était le 17 avril 1999. Au soir. Vers 18 heures. Assis, avachi, vide. Sur une chaise. Seul, au fond d’une église. Celle du Thoronet. Et là, soudain, un halo de lumière. Dans le halo, un homme en marche. Le halo ? L’homme ? En moi. Dans la poitrine. »
Hier, j’ai enfin admis et compris l’enchainement des trois rêves : celui d’El Pontarron, le 1er mai dernier, visage du Christ souffrant qui me regarde, celui de l’ange joufflu qui emporte Maël, celui de ma décision de quitter la voiture qui roule à contresens malgré ses pleurs. Eh bien, triple crétin, tu en as mis du temps, à moins que, plus ou moins consciemment, tu ne te dérobes, tu ne renâcles à ta tâche, celle de ta vie… Je dois quitter Maël et vivre solitaire, pour toi et avec toi. Mémoire du 17 avril.
Je vais partir mais il n’y a pas urgence. C’est bon d’être avec elle. Mais je suis déjà ailleurs. Préparer l’errance, se mettre à la recherche d’un nouveau vélo adapté à celle-ci, demander un passeport, prévoir autant que faire se peut les pays à traverser en partant vers l’Est, tout ceci, sans espoir ni envie de retour, tel est ce qui tourne dans ma tête…
2-5/ Amsterdam – Paris
Le 14 novembre, je prends enfin une décision que je sais ferme : celle de partir ! J’ai trop tardé, je m’amollis. Partir avant de n’en avoir plus la force. Mourir debout, dans tes bras. Je suis heureux de cette décision. Je sais notre histoire sans issue. Ce n’est pas facile, pour moi, de me détacher d’elle. Elle est « camino gift », un cadeau du chemin et j’ai un grand respect pour tous les dons que celui-ci m’a fait. Après un an d’errance, j’aurais bien continué à m’alanguir ainsi, dans ses désirs. L’amour humain est une belle chose…
Pourtant, j’annonce mon départ et le lendemain je fuis…
Un train m’emmène à Wissingen, un ferry à Bresken. Je retrouve l’eurovélo 4 qui s’appelle ici LF1 : piste toute de sable et de gravier. La boue s’accumule dans le protège-fils du garde boue arrière. Il se décolle. Il frotte contre le pneu, vrombrit. Il est tard, je plante la tente près des ruines d’un château qui jouxte un village. Un jeune back-packer espagnol est déjà là, se dissimulant dans les contreforts du château. Il vient à ma rencontre. Je n’ai pas envie de parler, qui plus est en langue étrangère.
Le lendemain, je crève. J’essaye sans succès de réparer à Bruges puis je pousse jusqu’après Ostende, où je dors en bord de mer, dans un terrain vague. J’arrive à Dunkerque avec difficulté, craignant d’arracher le cache-fils qui se défait de plus en plus. Casser le cache-fils, c’est aussi risquer de sectionner ceux-ci qui vont de la batterie au moteur. Même si je n’ai plus besoin de l’électricité, je ne tiens pas à ce qu’ils s’arrachent.
J’en ai assez de ce qui s’apparente à une retraite forcée, sans plaisir ni liberté d’esprit, tout préoccupé que je suis de limiter la casse matérielle. Je décide d’arrêter les frais ! À Dunkerque, je trouve un bus en direction de Paris dans lequel le chauffeur accepte de prendre ma monture. J’arrive au soir du 17 novembre dans la capitale, poussant le vélo qui vrombit de plus en plus à chaque tour de roue…
Le constat s’impose : ce vélo électrique n’est pas fait pour l’usage que je lui donne. Il me faut un vélo de grande randonnée.
Ce que je vais chercher avant de repartir…
À Paris, je deviens carpette. Je ne sors plus, je mange mal, je reste allongé toute la journée. Je dévore les livres qui me tombent sous la main pour passer le temps. « Passer le temps », quelle horrible expression ! Quel non-sens ! Le temps est à vivre intensément et non pas à passer. Mais vivre pleinement n’est pour moi possible qu’en condition de nomade. C’est alors seulement que je suis entièrement et constamment relié. C’est alors que la prière du pèlerin russe monte automatiquement à mes lèvres et m’habite tout entier.
J’essaye de survivre en allant passer un week-end à Grenoble pour assister à un festival de films, « les défis de l’Aventure », festival auquel la famille de cyclotouristes participe : ils y projettent le film de leur année sabbatique en tandem à travers l’Europe centrale, voyage qui les a amenés jusqu’au Népal. Là, ils sont restés trois mois pendant lesquels ils sont venus en aide aux habitants déshérités de villages reculés. C’est ce que j’ai perçu de leurs dires. Quant à ma présence au festival, je comprends vite mon erreur, je ne sais pas ce que je fais là. Peu m’importe l’aventure, peu m’importent les défis. Je paye pour cinq films et je n’en vois seulement que trois. Je manque la séance de mes amis, me trompant d’heure et de salle. Je ne les vois donc pas et je préfère d’ailleurs car je suis bloqué, incapable de parler. Je suis mal à l’aise parce que je ne suis pas à ma place. Je repars donc aussitôt ou plutôt je fuis, je m’enfuis, moral et voix en berne, dans les talons. Quand je ne suis pas juste avec mon axe de vie, ma voie est sourde, décrochée, au fond du fond. C’est une constatation, un fait, un symptôme, un indice.
Partir. Seul. Voilà mon credo. Jusqu’à la fin.
Pour l’heure, je décide de quitter Paris, sac au dos.
2-6/ Les îles
J’achète un nouveau sac. Mon sac de pèlerin, ce fidèle compagnon d’itinérance ne suffit pas. Il me faut plus grand pour mettre tente, matelas, duvet et réchaud en plus du reste, le strict nécessaire.
J’ai fait une erreur, j’ai persévéré dans l’erreur, j’ai payé l’erreur. Maintenant, je suis sorti de l’erreur : j’ai quitté la Hollande et je sais que c’est la bonne décision. D’ailleurs connaître Maël n’était pas une erreur, c’était un bonheur. C’est croire que je pouvais m’alanguir avec elle, m’accorder à ses désirs et réprimer mon élan de vie qui l’était. Ma raison de vivre est incompréhensible pour quiconque : que ce soit la belle allemande, que ce soit Maël, que ce soit la prof sans nom ou toute autre, nulle ne peut se substituer à la guidance de la lumière, à travers les signes et les rêves.
Nulle ne peut se substituer. : hélas, trois fois hélas… !
Je me suis décidé pour un nouveau vélo, un vélo sans assistance électrique cette fois, qui me permettra de partir autour du monde en cyclotourisme. Mais il me faut l’attendre. Et attendre m’est difficile. Je ne peux pas rester à Paris, je suis mal et, de plus, j’ai prêté l’appartement à François. Il est donc plus à lui qu’à moi. Et il est trop petit pour être confortable à deux. Il faut que je bouge, sinon je deviens larve.
Destination : Pornic. Pourquoi Pornic ? Parce que Pornic !
Il n’y a pas de raison. Je commence à marcher, passant les nuits sous la tente que je monte à la tombée du jour. Un jour, un SDF me donne deux de ses sandwichs ! Un autre, une femme curieuse de voir un marcheur égaré chercher sa route en cette saison m’aborde. Elle va faire une séance de yoga du rire ; en écho, je lui fais mention de la vidéo…
Le 1er décembre, je suis au passage du Gois que j’ai déjà traversé il n’y a pas si longtemps en vélo. J’attends la marée basse qui me permettra de rejoindre Noirmoutier par la route submersible. Je me réchauffe dans le seul café-restaurant du lieu. Il est environ deux heures de l’après-midi. L’établissement va hélas fermer jusqu’à 19 heures. La marée basse est à 19 heures 45. Je déambule tout l’après-midi dans les chemins alentour pour ne pas geler sous l’effet du vent glacial. Quand la patronne revient, elle se dépêche de m’ouvrir le bar puis m’offre un café et du pain beurré en quantité… Quelle gentillesse, quelle sollicitude ! La marée est maintenant basse. Personne n’est visible dans l’établissement, je sors et me remets en marche. Je n’ai pas fait cinquante mètres que j’entends courir derrière moi… Je me retourne : la patronne vient me souhaiter bon voyage et me serre chaleureusement la main ! J’en reste baba…
Je m’avance dans la nuit glaciale et ventée, confiant, tel Moïse fendant les eaux. Belle impression que celle d’avoir de l’eau à droite, de l’eau à gauche, le bruit du clapotis, celui des oiseaux de mer, du vent et tout cela dans le noir de la nuit. Je suis pleinement heureux. Je le hurle à l’immensité. Levant les yeux, j’espère une étoile filante, témoin de mon bonheur. Je n’en vois pas, elles sont toutes fixes mais quand les nuages se déchirent, alors se dévoile la Croix du Cygne ! J’éclate de rire, j’exulte de joie. La Croix du Cygne est ma constellation fétiche. Elle dessine dans le ciel des nuits comme une croix, tête penchée sur le monde. Je hurle à l’immensité une immense série de : « je t’aime, je t’aime, je t’aime… ! ».
Je retrouve la voix. Je retrouve la voie.
Un peu plus tard, un couple dans une voiture me propose, avec tact, de monter à leur bord à moins que je ne veuille, disent-ils, continuer à jouir du passage, seul, dans la nuit… Ils sont étonnés de voir un homme traverser à pied à cette heure tardive et ce, en plein hiver. La discussion s’engage et je leur parle de mon périple. En partant, je leur fais mention de la vidéo…
Le lendemain, je pars pour l’île d’Yeu.
Nous sommes le 4 décembre. Bivouac de rêve face à la mer, sur un promontoire rocheux. Une question revient : pourquoi je pars ? Pour mourir en marche ? Pour être face à Toi en permanence ? Pour dire la lumière ? Je me rends compte que j’ai commencé à raconter à ceux que je croise presque malgré moi… Une seule certitude : partir m’est nécessaire. Et si le doute t’assaille, si tu ne te crois pas capable, oublie et fonce. Dans ma tête, le tracé est décidé : Canada, USA, Pérou, Chili, Patagonie, Argentine puis suivant les embarquements trouvés, La Réunion, Thaïlande, Corée du Sud et retour par la Chine puis l’Europe. Hugh !
Traverser, il faut que je traverse cette période et que je reparte. Ne pas douter. Je ne tiens pas à Paris, je déprime. Maël essaie de reprendre notre relation. Je la sais sans issue. Il n’y a pas d’avenir commun qui puisse satisfaire et l’un et l’autre. De toute façon, je suis un exilé. Perdu sur cette terre, certes, mais je sais à qui j’appartiens. À la lumière.
Je me retrouve dans un terrain vague à St Pierre d’Oléron. Il fait très froid. Je vais jusqu’au bout de l’île, au phare de Chassiron puis je rentre. Ça rime à quoi, ce que je fais ? Au premier coup d’oeil, ça rime à rien, c’est désordonné, du grand n’importe quoi mais je veux croire, je veux espérer, je sais qu’il y a une cohérence cachée.
TRAVERSER ! Traverser le noir. Traverser, le seul mot à tenir !
Paris : je végète, je me meurs. J’attends de repartir. Partir avant de ne plus avoir la force de partir. Partir pour mourir et paradoxalement, vivre.
Pour le moment, j’attends le vélo…
Mais le vélo, c’est du sur-mesure. Il faut la bonne taille de cadre, les bons pneus, les bonnes vitesses, les bonnes pédales, les bons pneus, etc… Bref, ça se commande et ça se fabrique… et cela prend du temps…
Marque Koga, modèle Worldtraveller, moyeu arrière Rolhoff, moyeu avant Son 28, transmission par chaîne, freins V-Brakes, pédales mixtes, guidon papillon, voilà pour l’essentiel. Pour le détail, voir ce qui suit…
J’ai choisi d’avoir le moyeu Rolhoff 14 vitesses en lieu et place du classique dérailleur Schimano, pour des raisons de robustesse, simplicité d’utilisation et résistance aux chocs. J’ai opté pour une transmission par chaine car cela me semble moins risqué d’avoir à changer une chaîne (on en trouve partout de par le monde) plutôt que la dernière nouveauté que le constructeur me proposait, à savoir une transmission par courroie. Pareillement, j’ai choisi d’avoir des freins classiques, des V-brakes, en lieu et place des freins à huile, plus récents et puissants. Les V-brakes ont fait leurs preuves, ils sont moins fragiles, faciles à entretenir. Là aussi le marchand me proposait le dernier cri mais il était plus vendeur de vélos citadins, hélas, que prodigue en bons conseils « tourdumondistes ». J’aurais un guidon papillon, multipositions, pour permettre au corps de varier les points de crispation dans l’effort en proposant plusieurs positions de conduite. Et enfin, je disposerais dans le moyeu avant d’une dynamo Son 28 qui me permettra de recharger une batterie portable qui rechargera à son tour celle de mon téléphone. Tout cela, à condition de rouler suffisamment vite bien sûr ! Batterie qui me fournira, de plus, un éclairage puissant et ce, quelle que soit l’allure ! Bref, le must ! Mais ce n’est pas tout ! Le vélo c’est bien, mais ce n’est qu’un cadre, un squelette qu’il faut habiller. Il faut le chausser et bien le chausser, avec des pneus Shwalbe Marathon plus, réputés pour leur résistance aux crevaisons. Il faut l’habiller ensuite avec des sacoches, « étanches de chez étanches », de marque Ortlieb, étanches à la pluie et à l’immersion totale, deux à l’avant, deux à l’arrière sans oublier celles de guidon et de selle. Enfin, en travers du porte-bagage arrière, un « rackpack » de chez Ortlieb aussi, vient compléter l’équipement. C’est vrai que penser à tout cela, acheter tout cela fait gamberger. On a déjà un pied dans le voyage. Mais pour le moment, il faut attendre.
Or l’attente n’est pas mon fort. Je décide de la tromper…
Le 30 décembre, je saute dans un bus, à Bercy. Je m’affale, tel la larve, je me recroqueville sur un siège et ferme les yeux. Vingt-quatre heures plus tard, je les rouvre : gare de Séville ! C’est le soir du 31 décembre, tout le monde est gai, ou fait semblant de l’être, se préparant pour le réveillon. La place est noire de monde. Je me trouve avec deux jeunes, un black et un beur qui étaient eux aussi dans le bus. Ils cherchent une auberge. Je les suis, ils me prennent sous leur protection, surtout le beur. Il me prend pour un vieil SDF, encore assez propre mais pas pour longtemps car à la dérive. Il n’a pas tort, dans un sens. Il veut absolument porter mon sac à dos. Lui n’a rien, il est juste venu faire la fête. On croise un couple neuf, cela se voit et pourtant de mon âge. Je pourrais être comme eux : avoir hôtel et compagnie… Qu’est-ce que je fais là, seul ? Le feu d’artifice éclate, les bouchons sautent, les gens s’embrassent, rient, crient… Je suis triste, je me sens sale. J’ai le sentiment d’être à part, de froisser mes relations par mon mutisme et ma conduite solitaire. Le contraste est frappant, la liesse des gens qui se souhaitent le traditionnel : « Bonne Année ! », tout en tenant dans la rue verre ou bouteille à la main, l’accentue. Je la sais artificielle, cette joie. La mine défaite des lendemains de réveillon que je constate au matin sur bien des visages l’atteste et certifie. Je détone ou déconne…
Le 1er janvier, je commence à marcher à partir de Cadix que j’ai rejoint avec le jeune black dans la voiture d’un ami à lui. Cet ami, c’est un commercial qu’il a connu au Sénégal. En attendant ensemble celui-ci à la gare de Séville, on parle un peu plus et, à ma grande surprise, il essaye alors de me vendre une maison en Afrique, en Casamance, en bord de mer, cent mille euros, pas cher, dit-il ! Il ne m’a pas pris pour un SDF, lui ! Il fait des études d’économie et de gestion à l’université de Rennes et commence avec moi les travaux pratiques. Toute occasion lui semble bonne…
Je longe rageusement le bord de mer, traçant mon propre chemin. Je dresse la tente au soir. Elle résiste à une nuit de tempête, follement plantée dans la dune exposée au vent du large, à la pluie, aux embruns. Faut être cinglé pour braver ainsi de la sorte les éléments ! Mes chaussures sortent trempées de l’aventure. J’ai en effet perdu le sac plastique censé les protéger et je les ai bien imprudemment mises sous le seul auvent et non dans la tente elle-même. Une sardine a, au cours de la nuit, failli à sa tâche. Et au matin, le résultat est là, triste, inexorable : chaussures et chaussettes sont imbibées, inutilisables. Je marche toute la journée, le plus souvent sur la plage, en tongs, nus-pieds, tentant d’exposer du mieux possible les affaires gorgées d’eau au timide soleil. Parfois je suis obligé de faire demi-tour, une embouchure trop profonde pour être traversée à gué barrant tout chemin. Je récupère un paquet entier de galettes dans les poubelles d’un spot de surfeurs. Cela tombe bien, je n’ai plus rien à manger. Je croise un homme jeune, vêtu comme celui de Cro-Magnon, avec un seul pagne cachant le sexe pour tout vêtement, pieds nus mais un énorme sac sur le dos. Il marche en sens inverse du mien. On se croise dans un regard, sans un mot. Je ne suis pas le seul cinglé. Aussi fou soit-on, il y a toujours quelqu’un plus fou que soi… Je retrouve ma voix. Elle était au fond des talons, comme toujours quand je déprime. Ma voix et ma voie : je suis heureux, je chante. J’arrive à Algésiras, une semaine plus tard. Tanger est en face, à soixante-cinq euros de traversée. Je pense à Jonathan qui est arrivé là et a pris le bateau. Où est-il maintenant… ?
Le sac avec les affaires de bivouac, humides, est lourd, il pèse à mes épaules. Marcher en tongs fausse mon assise. J’ai mal au pieds. Il se met à pleuvoir. C’est la goutte d’eau : je rentre. Un bus me ramène à Séville. Un autre à Paris. Je me sens noir, sale. Je suis comme une torche en fin de vie. J’ai flambé, l’espace d’un instant. J’ai connu la lumière. Ou plutôt, la lumière m’a connu. Ne reste que la matière carbonisée, noire.
Les oiseaux se cachent pour mourir.
3ème PARTIE : À EN PERDRE LES PÉDALES
3-0/ Europe et Asie : aperçu et photos du parcoursLe 1er février 2018, je pars vers l’Est…
3-1/ France
Enfin je pars !!!
Ma première nuit de bivouac se passe dans la banlieue parisienne au coeur d’un échangeur routier. Ce n’est pas très romantique comme première nuit ! Elle donne le ton, celui d’une vie de SDF, vie choisie nomade. Une semaine après, je suis à Clamecy où je m’assure, en prenant à la sortie du village une côte carrément démoniaque, que je peux faire de la montagne avec ce vélo lourdement chargé.
Il commence à neiger. Je dors dans un lavoir, féerique cloître à ciel ouvert ! La neige tombe sur l’eau du bassin comme elle le ferait dans un bibelot… C’est beau. Le lendemain, je longe le bord du canal du Nivernais d’Auxerre à Decize. Il neige. Le paysage semble fixé en une sublime carte postale ! Je rencontre un surprenant attelage : une femme, en vélo couché tirée par deux chiens ! Elle m’invite à me mettre à l’abri. La soirée est sympa, nos conversations ponctuées par les cancans du perroquet de la maison.
À Paray-le-Monial que je trouve sur ma route, je cherche à voir une amie que je sais habiter ici. J’apprends qu’elle est décédée. Elle m’avait accueilli un jour, me trouvant allongé et endormi sur un talus, près de sa porte. Peu avant, en partant de Paris, j’avais rendu visite à Marguerite une nouvelle fois. Je l’avais trouvée absente, triturant sans fin un pot de yaourt,. J’étais resté choqué. Le temps passe et l’heure vient où mes amis s’en vont…
La route que je trace, à l’aveuglette vers l’Est, me mène à nouveau près de Taizé. Tiens donc ! Je rentre à la Morada, le bureau d’accueil, pour demander la permission d’établir quelque part ma tente. Mais il y a du monde, ça grouille et je ne sais pas trop qui est qui… À l’énoncé de ma demande, un jeune me dit d’attendre que vienne un responsable. Attendre n’est pas mon fort… Je ressors du bureau et je vais m’installer à la sortie du village. Je pense ainsi être hors du territoire de la communauté. J’établis mon campement et je m’endors.
En pleine nuit, de puissantes torches font le jour. Des voix me réveillent, m’obligent à sortir une tête ahurie à travers l’ouverture. Que se passe-t-il ? Deux jeunes hommes demandent, d’autorité, ma carte d’identité. Enfariné et docile, j’obtempère, je la leur laisse. Ils me la rendront demain, au bureau de l’accueil, disent-ils, question de sécurité ! Rendez-vous est pris pour dix heures. Je me rendors.
Le lendemain matin, je plie tout mon paquetage et je me rends au rendez-vous. Je suis au bout d’un certain temps auditionné par un frère qui, du haut de son onctuosité monastique, me sermonne et ne m’autorise même pas à assister à la prière de midi. J’en reste baba ! Il ne veut pas, non plus, que je laisse le vélo plus longtemps devant l’accueil. Allez ! Ouste ! Du balai ! Bigre… ! Il est pourtant beau mon vélo ! Les temps changent et l’hospitalité monastique aussi. Preuve supplémentaire que je n’ai rien à faire ici ! Rien à voir, circulez merci ! À pied ou à vélo, j’ai reçu peu ou prou de Taizé ce même message d’aller voir ailleurs.
Quittant ce lieu où ma présence gêne, en route vers Mâcon, je croise une cyclotouriste qui remonte vers Paris en vélo électrique. On déjeune ensemble sur un banc entre soleil et grêlons. Quatre jeunes assistantes sociales papotent au milieu de la voie, me forçant quasiment à m’arrêter ! Interpellées par mon paquetage, elles m’entrainent dans leur discussion sur le sens de la vie et celui de l’engagement. Elles se disent déjà usées et quelque peu sceptiques sur l’utilité de leur mission d’aide…
Je dors ensuite après Mâcon, dans la base de loisir de Cormoranche-sur-Saône, sous une tente qui est là, à demeure, avec un plancher surélevé en bois, dans un village de toile, type campement d’indiens. Cela semble parfait pour m’isoler du froid qui remonte par le sol. Je trouve l’endroit grâce aux indications données par un homme que je rencontre au soir tombé en train de promener son chien. Au matin, l’eau des bidons est transformée en glace et je ne vaux guère mieux ! Quelle nuit ! Le vélo, pourtant à l’abri sous sa bâche et sous un auvent, est entièrement recouvert de perles scintillantes qui sont cristaux de glace !
J’aurais dû monter la chambre de la tente, si ce n’est toute la tente à l’intérieur de celle du campement. Il y avait la place. Au lieu de cela, j’ai joué au flemmard… Il est vrai qu’il était tard, que la nuit était déjà tombée, que j’avais la journée dans les pattes… Bref, j’ai dormi à même le plancher en bois sans gonfler le matelas pneumatique. Erreur grossière ! Cela m’aurait isolé du froid glacial et faute de cette précaution élémentaire, j’ai connu une nuit digne d’une chambre froide de boucher.
Je ne reprends vraiment vie que vers midi, sous un abri-bus, exposé à un timide soleil qui n’a pas paru depuis longtemps. Je fais sécher autant que possible toutes mes affaires.
Je survis… tout va bien…
Nous sommes le mardi 13 février 2018. Il faut que je me restaure. Je fais halte dans le premier supermarché venu. J’achète une salade composée que je mange, assis et au chaud sur un banc, à disposition dans le hall d’entrée. Une jeune fille toute menue vient, en vélo, faire quelques courses. Elle entre et ressort. Tout en détachant sa bicyclette, elle me regarde par en-dessous. Elle hésite un bon moment puis se dirige d’un pas décidé vers moi. Sans un mot, elle tend discrètement… un billet de cinq euros… stupeur… elle insiste… je repousse gentiment son geste… elle s’éloigne à regret et reprend son vélo… jette un dernier regard vers le clochard… qui souffle vers elle sur sa main un baiser…
Après le refus du frère à Taizé qui, sûr de sa position et de son jugement sur les hommes, m’a pris pour un routard-SDF faisant le tour des abbayes pour profiter de l’hospitalité monastique, c’est à cette jeune fille de se méprendre sur mon compte jusqu’à m’offrir son argent de poche. Voilà ce que me renvoie le regard de l’autre : marginal, SDF, clochard, vieil homme apitoyant les cœurs tendres, renvoyé à lui-même par les cœurs fermes.
Presque arrivé à Lyon je rencontre quatre cyclistes. L’un d’eux, Jean-Pierre, m’invite chez lui. Belle rencontre avec lui et sa femme Sylvie, membres d’une association qui amène des handicapés en montagne à l’aide de joëlettes, astucieuses chaises à une roue et un brancard qui permettent d’offrir les joies de la montagne à ceux qui ne pourraient, seuls, en profiter.
Alors que je suis en route vers Valence le soleil fait son apparition : la température augmente, moral à l’unisson ! Je vais fêter tout cela au Mac’Do et là, je m’étale de tout mon long en allant chercher au comptoir mon chocolat chaud. Croche-pied de lacets défaits…
À Valence, je quitte la ViaRhona pour aller vers Crest. Je vais voir soeur Victorine, alias soeur Marie-Jean-de-la-Croix. Lors de mon premier passage, à l’automne dernier, lorsque je remontais vers la Hollande, je n’avais pas trouvé son monastère. Je ne l’avais pas beaucoup cherché non plus. Je n’étais pas prêt. Que me réserve cette visite ? Une joie partagée ! Elle est surprise bien sûr et follement heureuse aussi. Elle me dit que je viens de faire un bel apostolat en lui rendant visite. Apostolat… ? Bref, une visite, un vendredi, en plein carême c’est pour elle de l’or ! Elle a peu de connaissances en France.
Victorine, femme africaine du Congo, ayant vécu les horreurs du massacre tribal, ayant survécu, encore toute étonnée d’être sauvée, reconnaissante de ne pas être tombée, comme beaucoup d’autres comme elle, dans la prostitution, cherchant son chemin de femme en France, l’ayant trouvé au cours d’un stage d’expression théâtrale où, jouant le rôle d’une bonne soeur, elle apparaît aux autres plus vraie que nature : ainsi soit-il, elle sera religieuse ! Et religieuse clarisse parce que j’avais, ce même jour, interprété un texte de François qui l’avait bouleversée. C’est simple la vie…
Le lendemain matin, je m’éveille pour la première fois depuis longtemps avec un rêve, et un rêve très étrange. Je suis un bateau, une sorte de cargo et il semble faire naufrage. Je me vois marcher dans/sur l’eau et arriver au port. Le cargo me dépasse alors et rentre aussi au port. Venant vers moi, un homme, une sorte de prêtre, très allant, au visage blanc, éclatant, très pur avance vers le large. Il est comme lisant un bréviaire. Il me regarde. Je change de côté du chenal, comme pour l’éviter, effrayé de le côtoyer, trop noir pour approcher sa pureté. Puis je me retrouve dans un snack, il n’y a plus de sandwichs, je tourne bêtement dans le café, échangeant des banalités et je m’éveille…
Bonjour le jour, bonjour la vie ! Comprenne qui pourra !
Au matin, faisant de l’eau dans un petit village de montagne, je parle avec Jean-François, cheminot à la retraite, qui a repris la maison de ses parents et la retape. Il est, me dit-il d’emblée, protestant évangélique pratiquant. Nous avons une discussion approfondie autour de la Bible et du monde ! Cela ne m’a pas frappé sur l’instant mais au soir me revient son propos : il a lu ce matin l’épisode de la pêche miraculeuse, Jésus qui marche sur les eaux.
Le rêve revient en force…
Je fais une première étape de montagne ensuite vers Rimon, étape très dure, sous la pluie, avec du brouillard et une route qui n’est plus goudronnée ! Ce serait folie que de continuer à travers les massifs. Je fais demi-tour pour passer par la vallée et suivre la nationale.
La rencontre de Jean-François éclaire le rêve.
Je m’identifie à Simon-Pierre, j’assimile l’homme éclatant à le figure du Christ et le cargo symbolise ma vie. La signification apparait : ma vie semble faire naufrage mais il faut aller de l’avant et suivre l’homme éclatant qui avance vers le large, sauf à se perdre dans le monde et à débiter des banalités… Il ne faut pas craindre la pureté d’une démarche mais au contraire avoir la détermination d’avancer…
Avec le recul, je constate que ce rêve dit bien l’incroyable nouveauté de l’homme-lumière et la frayeur corrélative que cette nouvelle, presque nécessairement, engendre en soi. Le naufrage de ma vie (de toute vie) n’est qu’apparent et de lui émerge un homme lumineux qui avance vers le large…
Bannir, bannir la peur !
Cette journée pour rien, cette journée d’errance pure qui m’a conduit à Rimon, non elle n’est pas vaine, non elle n’est pas inutile. Au contraire, elle est d’or. Rimon, commune de Savel et Rimon, m’évoque irrésistiblement, par assemblage et consonances des mots, Simon, Simon-Pierre ! Elle est là, cette journée, pour me confirmer que je suis sur mon chemin, sur la bonne voie pour moi. Et non pas seulement parce que l’effort physique stimule l’hormone du bien-être, sérotonine ou dopamine, comme l’avait insinué la femme vétérinaire rencontrée deux ou trois jours après mon départ de Paris, un matin, alors que je pliais la tente plantée la veille au soir près d’une église de campagne. Seul le grand froid avait mis fin à notre surprenante et intéressante conversation. Ah ! ces journées pour rien, ces journées sans but comme celle de Georges, le doux dingue, ex-étudiant brillant des années soixante-huit, rencontré en Espagne et qui marchait sans but. De l’or ! De l’or, vous dis-je ! Je pleure de joie, j’éclate de bonheur, de gratitude ce soir dans mon duvet. Je suis comme Simon, rugueux, sceptique, mais je suis, je fais confiance aux signes, à l’appel qui m’a été donné en propre. Merci ! Gratitude infinie. Merci à toi, Jean-François que j’ai trouvé au cœur du village, venu remplir mes bidons d’eau. Cette eau était eau vive !
Le lendemain bien sûr, je paye cash : un bouton de fièvre à la lèvre récompense le trop gros effort fourni la veille. Le moral descend d’un cran. Les jambes sont absentes. Hauts, bas, exaltation, abattement. Cycle vital… Tenir bon, être fort, déterminé, les yeux fixés sur l’ailleurs…
Peu avant le col de Cabre, je rencontre Cyril qui relie Strasbourg à Nice en patins à roulettes et ski sur le dos ! Jeune adulte, complètement « fondu », il a fait d’autres exploits aussi fous. On chemine ensemble un temps puis, comme il monte le col deux fois plus vite que moi, on se quitte. En pleine ascension, un jeune homme, Stanislas, ralentit à ma hauteur et me propose, par la vitre baissée de sa voiture des pains au chocolat, comme on le ferait lors d’un ravitaillement en course ! On finit par s’arrêter. Il rêve de partir en cyclotourisme et m’avoue chercher la lumière ! Une demi-baguette, une gorgée de coca et une pomme se retrouvent dans mes sacoches. Merveille que ces rencontres providentielles ! Puis, sur une aire de parking, j’ai l’occasion de parler avec deux jeunes camping-caristes à qui je fais aussi mention de la vidéo. Quelle journée !
J’établis le bivouac dans un champ. La nuit est glaciale une nouvelle fois ! Au matin, Nadège est un bloc de glace. Nadège, c’est mon bidon d’un litre et demi ! Hasard plus que précaution, il n’était rempli qu’au deux tiers. La glace ne l’a pas fait exploser. Par bonheur, mes autres bidons étaient vides. Bananes gelées, orange givrée, tente raide de glace, vélo blanc de givre, pantin frigorifié de la pointe des pieds à celle des cheveux. Je m’habille sous la tente et je mets beaucoup de temps à me réchauffer. Heureusement, le soleil finit par se montrer. J’arrive à Gap, ce mardi 20 février vers midi et je fais une longue pose Mac’do. J’expédie des mails où j’expose ma situation de cyclotouriste et dans lesquels je fais aussi mention de la vidéo. Car, ne sachant pas trop où allaient me conduire mes tours de pédales et n’étant pas trop enclin, par nature, à donner des nouvelles, personne ne sait où je suis.
À part moi… et encore… !
Il faut faire le point, décider de la route à prendre. Ce sera en passant par Digne, puis la via Francigena, cette voie qui, partant de Canterbury rejoint Rome. Passer par les Balkans est trop risqué en hiver et trop dur aussi certainement pour moi, d’après ce que j’en ai entendu dire par le « fondu » qui l’a fait et trouvé difficile !
Je couche quelques kilomètres après Gap et c’est pour la première fois une nuit sans givre au petit matin. Quel bonheur ! Sur la route, je croise un cycliste du lieu, ancien montagnard, et on discute bien. Il me conseille de pousser jusqu’à Barcelonnette, voir si le col de Larche est ouvert et, s’il ne l’est pas, d’attendre là, dans un caravaneige jusqu’à ce qu’il ouvre… J’abandonne donc avec plaisir l’idée de rejoindre Digne et de descendre ensuite jusqu’à la côte d’Azur. Cela m’est connu et ne me tente pas en fait. Mais à Barcelonnette, il n’y a pas de caravaneige ouvert ! L’information était périmée, vieille d’une… vingtaine d’années ! Le temps s’est immobilisé dans la tête du montagnard loquace !
Je fais quelques courses et deux gendarmes entrent dans la pharmacie où je me trouve. Ils ont vu le vélo sur la devanture et sont curieux du propriétaire ! L’un d’eux est allé au Kirghizistan et me regarde avec envie… ! Plus loin, c’est un jeune homme qui m’a dépassé, dit-il, ce matin au lac de Serre-Ponçon et qui est tenté aussi par ce genre d’aventure. Je pousse jusqu’à Jausiers et, alors que je rentre dans l’office de tourisme uniquement parce qu’il est en plein sur ma route, que je vois de la lumière et que je ne sais pas trop quoi faire, la responsable me suggère de dormir dans l’église, toujours ouverte, avant de m’offrir une salle du bâtiment de l’office lui-même, salle vide mais chauffée et avec toilettes privatives ! Admirative de mon audace d’entreprendre un tel périple, elle me dit que je fais « ce que chacun aimerait faire mais ne fait pas ». J’installe mon matelas dans les lieux. La météo annonce du moins cinq pour la nuit. Je profite de l’aubaine pour réviser le vélo, faire un brin de lessive et de toilette et bonne nuit !
Quel bonheur ces rencontres, cette fraternité !
Le lendemain, je monte jusqu’à la Condamine. Il commence à neiger. Le col est dans la brume, des températures de moins sept degrés sont annoncées. Je renonce, non sans beaucoup hésiter. Mais sur la neige gelée, le verglas et dans le brouillard rien n’est à espérer. Ce serait folie. D’autant que le col n’est accessible qu’entre douze et treize heures à cause des travaux de déblaiement d’un éboulement récent. D’ailleurs, il est officiellement et en permanence interdit aux vélos à cause précisément de ces risques d’éboulements. Le versant italien, en outre, est réputé très dangereux pour ses virages serrés. Mon équipement est insuffisant contre le froid qui règne. La décision m’est difficile mais la sagesse l’emporte : je retourne à Saint Vincent-les-Forts et prends la direction de Digne.
Arrivé à Seyne-les-Alpes, je fais les courses au supermarché et je croise Yann, admirateur et envieux. Il aime le bateau, on parle méditation, temps de la vie, il a deux fils adolescents… Sois béni, mon frère ! Il y a un camping ouvert. Je me laisse tenter. Douche chaude, lessive et soirée au chaud. Mais l’ambiance est terne à côté de celle dans laquelle baigne ma solitude quotidienne. Trois hommes discutent moto au coin du bar, deux femmes papotent au coin du feu. Pas la moindre manifestation d’intérêt de la part de ces gens. Je mets à jour le journal, le courrier. Le feu ronronne mais on ne me propose pas de rester près de lui pour avoir chaud. Je suis usé par le grand froid et les efforts. Vérification faite rétrospectivement et par acquis de conscience, eu égard à la fatigue de mes jambes, je m’aperçois que j’ai parcouru près de cent kilomètres aujourd’hui en montagne.
Suis-je fou ?
J’espère que cette nuit au camping sera la dernière dans le froid : moins cinq de prévu, je n’arrive pas à planter les sardines dans le sol gelé et j’en casse une ! La nuit se passe, le lendemain, 23 février, je suis à Digne. Finie la haute montagne, exit le décor magnifique des sommets enneigés éclairés par le soleil couchant, la descente vers Nice est engagée…
Suis-je déçu de pas pu avoir franchi les Alpes plus tôt, par le col de Larche ? Non. Savoir renoncer est une victoire. Je suis en errance. Un chemin en vaut un autre. Je prie mes journées et je les aime. Je les prie d’autant plus que je les aime ou je les aime d’autant plus que je les prie. Je ne sais dans quel sens il faut tourner les mots tant c’est du pareil au même ! Je n’aurais certainement réussi qu’à écourter définitivement l’itinérance en forçant le passage. Alors maintenant cap au Sud ! Le relief du Verdon est encore suffisamment difficile.
Peu avant Rouaine d’Annot, je m’arrête, attiré par une jolie chapelle entourée de son cimetière. Il commence à pleuvoir, il est déjà tard et j’en ai plain les pattes. Je décide de passer la nuit ici, remerciant de l’aubaine. Le Verdon est blanc de neige. Je monte la chambre de la tente à l’intérieur de l’église. Le lieu incite à prier. Le mot m’interroge : qu’est-ce que prier ? Il m’apparait vide. Je ne sais plus ce que prier veut dire. Tout mon état, toute mon itinérance est prière. Ma vie est prière. Le matin, je démarre de bonne heure. C’est dimanche et je ne voudrais pas être surpris là, je ne veux pas choquer. Il y a peu de risques qu’il y ait une cérémonie en cet endroit isolé mais sait-on jamais ? Il y avait une bougie qui brûlait, près de l’autel, hier au soir quand je suis arrivé…
Je passe à Entrevaux et commence à reconnaître des paysages connus. J’arrive sur Nice ce dimanche pluvieux du 25 février et je ne sais que faire. Avancer encore et me retrouver dans l’urbain à outrance ou m’arrêter déjà ? C’est le début de l’après-midi. J’ai bien roulé, il est vrai que cela descend ! Je mesure ma condition d’errant. Une seule chose à faire : prier le temps. Il pleut, je reprends la route, ne sachant où m’abriter ni que faire. Je plonge dans un Nice qui vient de fêter son carnaval. Présence policière impressionnante, Mac’do surbooké… Quel changement avec ces jours derniers faits de calme et de paysages sauvages !
Je trouve refuge sur la corniche de Villefranche où il est interdit de camper bien sûr (mais pas de bivouaquer hein … ?). Il pleut et il fait froid mais tout est bien. La journée a été longue, elle a commencé tôt et s’est finie tard ! Je fais comme lorsque je marchais : je suis en action du lever (enfin presque…) au coucher du soleil. Près de cent kilomètres encore aujourd’hui ! C’est trop ! Il faut que je me pose, mais c’est difficile pour un errant qui, justement, n’a pas d’endroit pour se poser. Le lieu où je me suis installé est un lieu de rendez-vous et au milieu de la nuit, je suis réveillé par des bruits de voitures et de pas. Au matin, je fainéante puis, lorsque je me résous enfin à jeter un oeil au dehors, l’incroyable se produit : il neige ! Ici, sur la Côte d’Azur, alors que je surplombe la mer, alors que j’ai fui les montagnes enneigées, le col de Larche qui n’a pas voulu pas me laisser passer, il neige !
Je me recouche aussitôt !
La journée est longue ensuite, très dure physiquement : des averses de neige, une visibilité quasi-nulle, un relief difficile, un froid intense accompagné de rafales de vent très violentes, une circulation dense sur cette corniche qui relie Nice à Menton, étroite et au relief accidenté. Je tombe pour la première fois, sans gravité, ayant emprunté un trottoir enneigé pour laisser passer les voitures qui s’impatientent derrière moi. Mais j’oublie la largeur des sacoches avant et j’accroche un lampadaire ! Je mesure vraiment, a posteriori, le risque que j’aurais pris au col de Larche avec l’altitude et le verglas en prime. C’était ni plus ni moins que du suicide ! J’ai déjà du mal à encaisser le froid ici, sur la Côte d’Azur…
C’est un paysage assez surréaliste qui s’offre à mes yeux, du jamais vu avec une telle intensité depuis plus de dix ans et même bien plus, depuis précisément l’hiver 85/86, me dit un employé du port de Menton qui vit sur son bateau et qui, me voyant monter la tente à même le quai, à l’abri de la capitainerie, manifeste de la sympathie pour ma démarche.
Notre échange autour de la rigueur hivernale ravive ma mémoire…
Un flot de souvenirs remontent, fruits de cette année sabbatique que je m’étais décidé à prendre. Je voulais faire le tour du monde à la voile. J’avais lu Bernard Moitessier, parti sur son voilier, Joshua, pour la première course autour du monde à la voile et en solitaire. Bon premier, il n’a pas rallié le port d’arrivée pour venir chercher son prix mais il a continué autour du globe, ne pouvant s’arrêter, tellement heureux d’être ainsi, seul avec lui-même, au prise avec les éléments. J’avais rêvé devant les aventures en Antarctique de Gérard Janichon et Jérôme Poncet, sur leur bateau baptisé « Damien ». « La Longue Route », le livre de Moitessier et les aventures des « Damien » furent longtemps mes livres de chevet. Jérôme est retourné ensuite passer un hiver entier dans les glaces de l’Antarctique avec sa compagne. Elle a mis alors un fils au monde, sur leur bateau immobilisé dans les glaces au cours de tout un hivernage. Quelle beauté, quelle force, quel choix de vie ! Les aventures marines de Gérard furent autres. Il éleva un temps des escargots et écrivit des livres aussi. C’était lui la plume des « Damien » si Jérôme en était l’âme, le navigateur par excellence ! Quant à Moitessier vieillissant, il échoua son bateau le long des côtes américaines. Destins…
J’ai fait l’école de voile des Glénans. Un premier stage à Marseillan, sur l’étang de Thau, au cours duquel un coup de bôme sur le crâne me détermine : je veux comprendre comment marche un voilier. C’est le début d’une passion. Je deviens chef de bord de bateaux de plus en plus gros, jusqu’au « Palynodie », ex-bateau de course de Gaston Deferre, maire emblématique de Marseille, bateau avec lequel j’accomplis en équipage un merveilleux tour de Corse. Je flirte aussi, en tant qu’équipier, avec les glaces sur « Katsou », un sloop de treize mètres. Impérissable souvenir ! Partis de Cherbourg pour rejoindre l’Islande, nous allons au-delà et franchissons le cercle polaire arctique jusqu’à rencontrer la banquise. Par bonheur, le temps est calme, la mer d’huile. Quatre d’entre nous, dont moi, nous descendons en annexe pour tâter la banquise, toucher les « growlers ». Ils font, en frottant les uns contre les autres, un bruit impressionnant. Soudain, la brume se lève et recouvre tout à une vitesse incroyable. Nous pagayons vite vers le voilier au risque de le perdre de vue et de nous perdre nous-mêmes… L’histoire, souvent tragique, des terre-neuvas partis à la pêche à la morue sur leur doris, reste ici encore étrangement immédiate et lisible…
Sur le chemin du retour, pendant que mes compagnons fêtent dignement l’événement dans le carré en buvant du whisky « on the rocks », c’est-à-dire avec les morceaux de glace dérobés à la banquise, je prends le quart. « Katsou » est un ancien bateau de course. Merveilleusement équilibré, au près bon-plein, j’abandonne la barre à roue, monte dans le premier étage de barres de flèche et contemple. Quel spectacle ! Le ciel et la mer se confondent, s’unissent dans l’ocre et le bronze. Cinq mètres en-dessous de moi, l’étrave chante et fend les eaux ; la barre à roue oscille, comme sous la caresse d’une main invisible. Souvenir inoubliable : écrivant cela, l’image est là, imprimée à jamais.
Puis je réalise mon rêve : j’ai mon propre bateau, « Rapière ». Voilier fin et racé de dix mètres, c’est un « Centurion » des chantiers Wauquiez, le frère de celui que je découvre, ému, dans le port de Deauville. J’ai des rêves plein la tête et une grande faim d’horizons. Je prends une année sabbatique. Cela me coûte un divorce, mon poste dans l’éducation nationale et l’incompréhension de tous : famille, amis, collègues. Je pars mais je pars trop tard, retenu et empêtré que je suis dans les problèmes affectifs et administratifs. En ce mois de décembre, la Méditerranée est rageuse. Deux jours après le départ, je manque de perdre le bateau au mouillage, affourché sur deux ancres, dans les calanques de Cassis où je me réfugie. Une semaine plus tard, je le perds vraiment. L’eau du port de Palavas-les-Flots où je fais escale communique avec celle des étangs qui stagnent le long de la côte : elle est donc saumâtre, mi-douce, mi-salée. Au matin, l’ambiance est bizarre. Encore dans ma couchette, je perçois des bruits feutrés autour de la coque. Qu’est-ce que cela peut bien être… ? J’ouvre le capot de la descente. L’eau a disparu. Tout est blanc. Un goéland déambule autour du bateau. Le bruit est celui de ses pas. Le port a gelé. La coque est prise dans les glaces. Le moteur a serré, inutilisable. Le bateau est pris dans les glaces, comme celui de Janichon et Poncet ! Antarctique ? Non, côte méditerranéenne ! J’ai fait mon TM, mon tour du monde soit Toulon – Montpellier !
Peu importe… j’étais parti…
Foin des souvenirs, les Alpes sont franchies ! Menton est ma dernière étape en France. Je vais dormir sur le port. Je ne me résous pas à contacter un « Warmshowers », un hôte possible appartenant à ce réseau d’hébergement et d’entraide aux cyclotouristes partout dans le monde. Un toit, une douche chaude et de l’amitié : c’est une belle réalisation, que je ne sais goûter. Pourquoi donc ? La décence exige de prévoir, un peu à l’avance si possible et il m’est très difficile de savoir précisément où et quand je vais m’arrêter. Ce n’est pas mon mode de fonctionnement. Je préfère l’incertain. Si on m’invite, je ne refuse pas, jamais. En tout cas j’essaye et s’il m’arrive de refuser, force m’est de constater que j’ai quasiment toujours à le regretter : je ne trouve pas alors facilement de lieu pour dormir ! Mais je ne cherche ni ne provoque l’invitation. Invité, il faut parler, sortir de soi, quitter l’habitude, l’attitude méditative. Je ne le souhaite pas. Ce n’est pas ma nature.
Devant le musée Jean Cocteau, je discute avec un couple. L’homme demande à être pris en photo avec mon équipage. Il habite au Puy-en-Velay, je lui mentionne la vidéo. Le froid écourte la conversation et je ne pense même pas à parler de l’exposition à Livinhac. Dommage, c’était pourtant une occasion propice !
Vingt-six jours pour traverser la France, de Paris à Menton. Je n’ai pas voulu m’équiper d’un compteur kilométrique. Sans fil, il risquait d’interférer avec la dynamo qui permet l’éclairage. Avec fil, il représente un emmerdement de plus. Et de toute façon, ce n’est pas le nombre de kilomètres qui importe, mais bien ce que les kilomètres savent offrir de bonheur, de joie, de prière, de transformation à celui qui les parcourt. Tel est ce que je pense. Je suis heureux, non tant du périple que de la condition d’itinérant. Je prie quasiment toute la journée, comme je respire, avec violence dans l’effort. J’ai soif, de cette soif d’absolu, d’ailleurs, dont le pèlerin de lumière m’a donné le goût.
Je passe une nuit tranquille, à l’abri de la capitainerie. Au matin, pourtant de bonne heure, le capitaine du port arrive déjà. Il fait semblant de ne pas me voir pour ne pas avoir à faire son devoir et me dire qu’il est interdit de camper sur un quai public… Son attitude aurait certainement été autre en plein mois d’août ! Réveil magique devant Menton encore éclairé des lumières de la nuit. Magique mais froid, très froid. Le vent est glacial. Je déjeune solidement devant la statue de Jean Cocteau en attendant que le Mac’do ouvre… Il se remet à neiger ! Je reste toute la journée à déambuler dans Menton, j’achète de l’essence pour le réchaud MSR et je me chauffe le plus possible aux timides réapparitions du soleil. La journée d’hier a été éprouvante. Le froid intense m’a mis à plat.
Le soir, je couche près d’un supermarché en bord de mer, juste avant le passage de la frontière. Je passe une excellente nuit, toute d’un bloc, sans avoir besoin de me lever pour pisser…
3-2/ Italie
Le lendemain, je passe en Italie.
Il fait encore zéro degré à San Remo et je suis toujours un peu paralysé ! Il me tarde de rouler sous le soleil et des températures plus clémentes…
Peu après San Remo, je rencontre quatre jeunes français de Lille, trois filles et un garçon, qui achèvent un tour d’Europe de huit mois, du moins pour les trois filles, le garçon les ayant rejointes en cours de route. Nous éprouvons une grande joie de nous rencontrer, de raconter un peu de son périple avant de reprendre, chacun, sa trajectoire. Toute rencontre, rare et inattendue, régénère. Une autre surprise de taille m’attend bientôt : un « chocolate » brûlant, épais, à déguster à la petite cuillère que je trouve au Mac’do d’Impéria ! Quel pied ! Viva Italia !
Je couche en bord de mer à Diano Marina. Sitôt installé, un vent de folie se lève qui souffle toute la nuit. Au matin, je me réveille sous trois bons centimètres de neige et le vélo est par terre, couché par les rafales. La station de bord de mer est devenu station de ski ! Un chasse-neige ouvre la route. Parfois le vent, contraire bien-sûr, est si violent que je je dois m’arrêter. Huit établi, rafales à neuf sur l’échelle de Beaufort, c’est certain ! La route est glissante de neige fondue, dangereuse et je ne mets plus les pédales automatiques pour anticiper la chute. Averses de grésil quasi-permanentes. Lorsque la route arrive au sommet d’une corniche pour passer un cap (et il y en a de nombreux sur cette voie qui serpente en bord de mer !), le vent est si fort que je suis contraint de m’arrêter et de pousser le vélo. Parfois je suis obligé d’attendre que la rafale passe. Il m’arrive même d’avoir à reculer ! Mer blanche d’écume, volée d’embruns, c’est monté à dix, rafales à douze, foi de marin !
Vivre, bigre… !
Je m’arrête à treize heures, à Albenga, les épaules en compote, douloureuses de me cramponner ainsi au guidon. Je veux m’établir en cet endroit, ne pas aller plus loin, me reposer, oublier (eh oui, j’en suis là… !), passer la nuit mais je ne trouve pas d’endroit convenable. Je mange solidement en cuisinant un brin, puis je continue. Et ce jusqu’au soir où je peux enfin m’abriter dans un angle de la terrasse d’une cabane de plage. Le vent souffle en furie toute la nuit, la banne de la cabane claque comme une folle. C’est un peu cauchemardesque, je dois le reconnaître. Je dors bien toutefois et au matin, je traîne, je fais la grasse, le point aussi, un essai en tout cas…
Un mois de vélo, d’efforts quotidiens, de rencontres, une respiration priante : voilà le bilan.
Le vent a molli et devient maniable, je fais route péniblement vers Savona. J’atteins le Mac’do tant espéré vers quatorze heures, bien entamé par la folle journée d’hier et les dures conditions de froid rencontrées depuis le départ. Je frôle peut-être mes limites… Je croise Marcel, cyclotouriste avec remorque, hollandais établi à Barcelone qui rentre d’un périple de quatre mois en Europe. En Croatie, il a connu des moins dix degrés. Il a dû aller à l’hôtel puis a pris le train pour Trieste, me dit-il, transi de froid lui aussi !
En sortant du Mac’do je constate avec joie que le vent s’est posé. Il y a même des coins de ciel bleu et le soleil réapparaît timidement par moment ! Constatation : il existe toujours… Joie ! Je suis incroyablement heureux, après tous ces jours apocalyptiques. Merci ! Demain, je devrais arriver à Gènes. Au matin, j’entends la pluie tambouriner sur la toile de tente. Alors que je suis en train de la plier, une jeune femme vient discuter avec moi : « Vous êtes sur Facebook ? ». Elle me parle de marcheurs de la paix qui relient Santiago à Jérusalem, accompagnés de deux ânes. Elle le sait grâce à Facebook. Interpelé par mon périple, elle voudrait pouvoir me suivre aussi. Être sur Facebook n’est pas de ma génération. Mais surtout ce n’est pas ma nature d’être ainsi exposé. Je lui fais mention de la seule chose qui soit de ma part sur le Net et ce grâce à Jonathan : la vidéo. Je ne voyage pas pour faire connaître aux autres que je voyage mais sa demande me fait comprendre que donner des nouvelles, c’est faire voyager ceux qui ne le peuvent.
J’arrive à Gênes sous une pluie diluvienne et froide. Je trouve du gaz à Décathlon, je fais la traditionnelle pose Mac’do puis le soir, je dors sur le port de Recco, en bout de promenade. Un peu de bruit, des jeunes, des familles, des pétards. C’est samedi soir et le temps est enfin clément, tout le monde en profite et se rassemble. Itinérant, je reste seul malgré les liens d’amitié, de parenté et d’amour qui se manifestent.
Tout est bien.
Le lendemain, la température a pris douze degrés de plus et je suis passé à quatre couches seulement de vêtements. Elle est escarpée, cette route le long de la falaise, ça monte et descend en permanence. Je fais cuire mon premier riz sur le réchaud à essence tout neuf. Expérience concluante quoiqu’un peu salissante et odorante. Ce type d’appareil est à apprivoiser. Le col qui s’élève de Sestri Levante en bord de mer vers la Spezia est terrible ! C’est carrément une rude étape de montagne à se farcir et ce, en fin de journée. Je retrouve des traces de neige en bord de route. L’effort est violent, très violent. Je prie le pèlerin russe, dans le souffle qui devient court : « Yeschoua, choua, choua… », train poussif du vieux Far West !
Je ne sais pas pourquoi mais je pense à ce qui est appelé dans la tradition péché originel. Et s’il évoquait simplement, ce soi-disant péché originel, la conscience progressive d’être divin qui se forme et se forge peu à peu ?
Je passe, vers 18 heures, le « Passo del Bracco », expression que je traduis ainsi : passage du branque et le branque c’est moi. Dénivelé : six cents dix-sept mètres, c’est peu mais avec tout ce que j’ai déjà dans les jambes, c’est l’Himalaya à gravir ! En plus, cerise sur le gâteau, il se met à pleuvoir. Et ce n’est pas fini… Dans le début de la descente, le vélo se met à avoir un comportement bizarre, comportement hélas que je ne connais que trop bien. Il dit la crevaison ! Je n’en crois pas mes yeux. Je croyais être à l’abri d’une telle avarie avec mes pneus « Marathon Plus » tout neufs ! Crevaisons de la roue arrière bien sûr ! Stoïque, je plante la tente en bord de route et je remets à demain la réparation. Au matin, la cause est claire : un petit bout de ferraille crochu, type clou de pneu-neige de voiture, inséré dans une cannelure du mien. Imparable ! Je répare, il ne pleut plus et tout se passe bien. Ouf ! Je craignais un peu avec la nouveauté d’avoir à faire une première réparation sur une roue équipée d’un moyeu Rolhoff. Peut-être la crevaison était-elle là tout simplement pour me dire de m’arrêter : stop, mon petit, à chaque jour suffit sa peine… ?
Le temps s’est radouci et j’arrive au parc national des Cinque Terra, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, avant la Spezia. C’est très beau, mais ça se mérite !
C’est de la montagne et de la montagne abrupte ! Des villages, au nombre de cinq, flanqués sur des pitons rocheux en bord de mer et entourés de montagnes arborés. Je prie sous l’effort, toujours le pèlerin : « Yeshoua, fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, pécheur ». Ce qui, en raccourci, signifie : « Yeschoua, fais de moi ce que tu es ! ». Il n’y a pas de péché. Ou plutôt il y en a un seul : être séparé du plus grand, du divin, quel que soit le nom qu’on lui donne. Nous sommes poussière d’étoiles, constitués des mêmes atomes. Quand je prie Yeschoua, j’interpelle mon frère, le précurseur. C’est ainsi que je vois les choses. Jésus a ouvert la voie de l’homme-lumière, voie ouverte à tous. Quand je le prie ainsi, c’est pour qu’il me tire à lui, pour être ce qu’il est, homme-lumière.
Vers le soir tombant, je descends en bord de mer, au hasard : ce sera Corniglia. La descente est raide, très raide qui amène vers ce village perché sur un rocher au ras des flots. Que sera la montée ? « À chaque jour suffit sa peine » devient mon leitmotiv : on verra demain… Mais parvenu en bas, je ne trouve pas suffisamment d’espace pour installer la tente, aussi petite soit-elle ! Chaque mètre carré est utilisé et appartient à une propriété privée. Je finis par dénicher un coin de goudron entre la voie ferrée qui longe la côte et un chemin piétonnier qui remonte au village. Le soir est doux et je m’installe dans mon fauteuil pour la première fois depuis le départ. Puis popote ! Je fais cuire mon riz et le déguste, paisiblement !
Je suis bien, très bien. Bonne nuit !
Le lendemain, je me lève de bonne heure, avant la pluie qui ne tarde pas à refaire son apparition. Je visite un peu Corniglia, village tortueux, étroit, aux maisons colorés et je fais des courses sommaires pour me redonner des forces avant de remonter ce que j’ai si imprudemment descendu. J’achète quelques fruits, du bon pain au levain et une fougasse à l’huile d’olive et au sel, spécialité du coin. Puis j’entame la montée sous un rideau de pluie. Dantesque ! Démentiel ! Faut être complètement fou pour être descendu là ! Il y a des raidillons à tomber à la renverse et ce, à cause de la seule gravité ! J’exagère mais c’est à peine… Je mets pied à terre, pousse le vélo et même ainsi c’est dur, très dur ! Je m’arrête souvent pour reprendre souffle. Je prie Yeschoua, Père, Lumière, Un, Rien…
Rien : au-delà des mots.
Lumière : au-delà de la compréhension.
Il y a du calme, de la sérénité dans ce paysage des Cinque Terre, ces pentes abruptes couvertes de restanques improbables, travaillées et plantées d’oliviers ou de vignes. Ces cinq kilomètres de montée que je m’offre ou plutôt m’impose au petit jour, dans la brume et sous la pluie, marquent l’anniversaire d’une année et demie d’errance. Drôle de champagne que cette côte démentielle pour fêter cela ! Côte qui ne m’empêche pas d’être toujours « ramasse–merde » : après un catadioptre dont je n’ai absolument pas besoin, c’est au tour d’une tête de balai de me faire de l’œil. Je m’arrête et je ramasse. Un peu plus tard, faisant les courses à la Spézia, je vois un manche tout-à-fait adapté à la tête. J’ai un éclat de rire somptueux et spontané, mais je ne m’arrête pas ! Non, mais… ! Le soleil est revenu, je chante en pédalant. Ma chevauchée, mon itinérance n’a aucun sens si je ne la partage avec toi, Seigneur, avec toi, Lumière qui m’a touché. Je vais, j’avance vers toi. Je suis à la Spézia et il me faut décider de la route. Ce sera Pise puis Rome par la côte.
Aujourd’hui, me revient en mémoire ce mot de Soeur Victorine : « apostolat ». Il m’avait choqué. En fait, je crois que lorsqu’elle l’a prononcé, je n’en ai pas vraiment compris le sens. J’avais oublié ce que le mot signifiait. M’apparaissant tellement incongru dans la discussion que nous avions, je n’avais pas compris qu’en fait, elle mettait le doigt et le mot juste sur la réalité de mon itinérance : apostolat qui s’ignore et se délecte d’être. « Quel apostolat vous faites ! ». Auprès d’elle ? Auprès de tous ? Auprès de moi ? Apostolat de la démarche par elle-même ? Être près de toi, Seigneur ! Cela suffit. C’est cela l’apostolat, mon apostolat.
Aussi loin que tu voudras…
Je ne prends plus pour dormir les deux duvets, les enfilant l’un sur l’autre et cette nuit je n’ai pas eu besoin non plus de mettre la polaire. Il fait doux bien que la nuit ait été parsemée d’orages et d’averses. Dans la journée, je ne suis plus qu’à trois couches de vêtements (j’étais monté jusqu’à huit les temps de grand froid, huit avec la cape de pluie recouverte du gilet jaune de signalisation, trouvé en bord de route !). J’entretiens le vélo et je m’aperçois de l’urgence qu’il y a à changer les patins de frein, complètement morts après les quelques deux mille kilomètres parcourus en trente-cinq jours de vélo. Et c’est là où je me félicite d’avoir choisi un système de freins simple à entretenir, des V-brakes de chez Shimano ! Dans une toute petite échoppe, à Massa, un mécanicien installe de nouveaux patins sans me faire payer de main d’oeuvre ! J’observe son tour de main afin de le reproduire moi-même à l’avenir.
La journée suivante est tranquille. Je prends mon temps et me repose des jours passés, éprouvants. La route plate est plate, le revêtement roulant, les Mac’do accueillants : le pied ! Dans cet état de quasi-béatitude, ma capacité à réfléchir est proche de zéro et c’est ainsi que je réalise ce que je ne souhaite pas : avoir à chercher un lieu de bivouac au coeur d’une ville.
Mais, à la tombée du jour, j’arrive à Pise…
J’aperçois un espace de verdure qui me semble très convenable. Je m’y installe. Je me restaure, sans allumer le réchaud pourtant, un clignotant rouge s’étant allumé dans un recoin de ce qu’il me reste de cervelle. L’endroit où je viens de m’installer m’apparaît être une propriété privée et non un lieu public. Au moment de monter la tente, le scrupule augmente. Il m’a bien semblé, du coin de l’œil et dans la nuit, voir une barrière à l’entrée, certes levée lors de mon passage mais barrière tout de même. Je décide de rebrousser chemin et d’aller voir ailleurs…
Aller voir ailleurs, oui mais encore faut-il que ce soit possible ! La barrière – car barrière il y a bien ! – est fermée maintenant et difficilement franchissable ! Je suis effectivement dans une propriété privée, assez luxueuse d’ailleurs. Normal que le lieu m’ait tenté ! Mais j’y suis prisonnier ! Que faire ? Je démonte les sacoches, couche le vélo et le passe par-dessous la barrière. Les chiens du voisinage commencent leurs sérénades… C’est au tour des sacoches et du rack-pack d’être glissés de l’autre côté. Le tout fixé à nouveau sur Séraphin, je peux repartir et trouver refuge un peu plus loin, dans un chemin communal cette fois, tranquille et isolé…
Quelle erreur d’appréciation j’ai commis là ! Quand la fatigue est reine, tout semble bon pour s’arrêter. Je savais bien pourtant qu’il fallait que je stoppe avant d’atteindre Pise. Mais quand la machine est lancée, la tête est dans les jambes tout comme, pèlerin, elle était dans les pieds ! L’espace que je trouve est royal, plat, public, à l’écart de tout. Il m’offre même, au matin d’une nuit pourtant fraîche, une très bonne surprise et je m’émerveille du cadeau : ma cathédrale de toile est inondée de soleil ! Il n’est que huit heures mais celui-ci est déjà haut dans un ciel tout bleu. Quel bonheur ! Le coin est isolé, je peux prendre mon temps. Le pied ! Je me prélasse, tente ouverte, me chauffant au soleil. La dureté des jours derniers donne saveur à ce qui est, à la moindre petite chose. Bonheur ! J’installe le fauteuil et, au soleil, je me rase soigneusement tout en faisant cuire mon riz du matin. Tout ragaillardi, je quitte le lieu et je passe, un brin goguenard, devant l’endroit où, hier au soir, j’avais commencé de m’installer : c’est bien un de ces riches lotissements résidentiels soigneusement et jalousement clôturés !
À partir de Pise et de sa tour qui penche, je rejoins l’eurovélo 5 à San Miniato, joli village de Toscane, perché au sommet d’une colline. En fait, l’eurovélo n’est autre que la Via Francigéna que je vais suivre désormais jusqu’à Rome. Douceur, tel est le mot qui caractérise le paysage, l’atmosphère de la Toscane. Douceur du soir qui se pose, angelus quotidien après le labeur du jour, labeur qui est errance, errance qui est pédalage.
Je suis heureux.
J’ai bien encore, parfois, quelques tiraillements sporadiques. N’est-ce pas égoïste de vivre ainsi ? Vivre hors sentiers battus tenaille l’habitude, défie l’entendement, la raison. Et puis vivre heureux, est-ce vraiment possible ? Il y a toujours quelque chose qui cloche… Mais je sais que cette vie est la juste voie pour moi. Je vis pleinement l’instant, je prie, j’offre ma vie à la lumière dont je suis le captif…
J’entends les oiseaux chanter et au matin, ce sont eux qui me réveillent. Le printemps est là, qui vient pas à pas. L’an dernier, c’était la fleur aperçue au bord du chemin, du côté de Rocamadour, qui m’avait fait prendre conscience de sa venue, cette année ce sont eux, les oiseaux. Merveille que la terre, merveille que la vie ! La journée est belle, ensoleillée et je n’ai pas beaucoup de courage. Je paresse et prends mon temps, je pousse même le vélo dans les côtes, montant parfois à pied, sans autre raison que celle de me laisser aller, de jouir de l’instant. Un comble, après ce que j’ai traversé, monté et descendu, d’apparaître ainsi fainéant !
Rolhoff n’a pas répondu à mon mail, à propos du kit de vidange et de l’huile de chaîne. Je n’ai pas eu le temps d’en faire venir un avant mon départ, pensant trouver cela facilement en cours de route. Ce qui s’est avéré faux. Tant pis, je ferai sans. Apprendre à faire confiance, à compter sur la providence…
La Toscane est vallonée et la Via Francigéna passe de villages perchés en villages perchés. Peu à peu, je retrouve les jambes. Je m’arrête sur un banc au soleil et je chantonne. Je donne des nouvelles de Pise à ceux qui ont jalonné ma route. Je mérite durement le très joli village médiéval de San Giminiano où je discute vivement et gaiement avec un groupe d’italiens intéressés par mon paquetage et ce en « presqu’italien », mélange de patois, espagnol, italien et autres inventions linguistiques qui me sont propres. Mais on se comprend et c’est l’essentiel : le sourire est international ! Le soir se pose et je m’arrête quelques kilomètres plus loin, dans un grand parc public, près des vestiges d’une fontaine romaine.
Sur ce, bonne nuit !
Mais cette première journée de grand soleil m’a émoustillé et j’ai du mal à trouver le sommeil. Aurais-je aimé voyager à deux ? Si cela s’était trouvé, je n’aurais pas dit non, je n’aurais pas refusé, c’est sûr et certain ! Ce qui est sûr aussi c’est que j’ai besoin de grands moments de solitude où je suis seul face à l’ineffable, seul face à la lumière, à la mémoire de la lumière. Qu’était-elle ? Qui était-elle ? Je ne cherche pas la réponse, elle est inaccessible. Le mystère reste et restera. Et c’est pour cela que je ne peux en dire davantage. Et c’est pour cela que je reste en marge et solitaire. Elle ne change rien sauf ma vie. Elle est, point final.
Hauts les cœurs !
Avant de reprendre la route, je visite le site archéologique proche et je déambule dans les vestiges romains. Je deviendrai bientôt moi-même un vestige, insignifiante poussière sous terre ou dans l’espace… La vie ne vaut que par la conscience de faire partie d’un tout plus grand que soi, la vie ne vaut que par la conscience d’être. C’est dire que la vie ne vaut d’être vécue que si grandit en soi cette conscience. Sinon, elle est tour pour rien…
Mais ce tout, cette conscience d’être le tout, cette conscience d’être cet être « Un » fait ressentir que ce Un est vivant, aimant, animé, intentionné et grossissant, en formation. C’est là, la merveille indicible. Est-ce nous… ?!? Nous sommes tous des êtres inachevés, écrivais-je à une amie. C’est une banalité. Ce qui est plus stupéfiant c’est que nous sommes, tous, « un Être» inachevé…
Alors que je fais le point sur la route à suivre, je n’en crois pas mes yeux : un pèlerin ! Un suisse qui parle français et rejoint Rome, parti de San Miniato. Nous parlons, heureux de la rencontre et alors que j’évoque avec lui un périple possible, il me recommande de passer par l’Iran, où les gens sont très accueillants. Certes, mais il faut un visa préalable, visa que je n’ai pas. Avant de se séparer, il me fait part d’un rendez-vous qu’il s’est donné avec un autre pèlerin, devant le dôme de Sienne, ce soir, à 19 heures…
Je repars et, dans une montée, un cycliste italien engage la conversation. Il parle français et alors que je lui demande s’il y a bon magasin de vélo à Sienne, il me propose de demander lui-même par téléphone s’ils ont un kit de vidange Rolhoff. Ce qui n’est pas le cas. Avant de nous séparer, je lui fais mention de la vidéo puis je fais une pose Mac’do avant de me diriger vers une laverie automatique… Une fois n’est pas coutume !
Pendant que le linge se lave, je repense à l’itinérance, au parcours envisageable… Le pèlerin suisse me parlait de l’Iran mais ce ne me sera pas faisable à cause du visa préalable à avoir pour pénétrer dans le pays. J’échafaude un plan. À partir d’Istanbul ou de Kars, j’irai à Douchambé au Tadjikistan pour faire la route des Pamirs jusqu’à Och, au Kirghizistan. Puis d’Och, je verrais ce qui est possible, peut-être Bangkok… !
Alors que je visite Sienne et que je me repose, assis sur une place où se tient un marché de Noël, un jeune homme s’approche avec sa compagne et me demande d’où je viens et où je vais. Je m’entends répondre : Paris – Thaïlande ! Ahuri, il me demande de prendre une photo pour son magazine. Il est lui-même cyclotouriste et photo-reporter.
Le soir, je retrouve le pèlerin croisé dans la journée. On mange ensemble sur la grande place, au cœur du vieux Sienne. Il me dit avoir entendu un professeur du CERN, ce temple de la science, dire que Dieu n’a pas créé l’homme mais que c’est l’homme qui crée Dieu. Il entend cette assertion ainsi : l’homme invente Dieu, il s’en crée une image par la pensée et la religion. C’est vrai mais je l’entends autrement : l’homme façonne un Dieu en formation, c’est par l’homme que Dieu sera Dieu. Le verbe créer désigne une dynamique, une réalité en devenir et non une simple construction de l’esprit humain. Et c’est au présent, un présent toujours renouvelé, que l’homme crée Dieu ou que Dieu crée l’Homme. Le mot homme s’écrit alors avec un grand « H ». Les mots Dieu et Homme deviennent synonymes, du pareil au même, entendu ainsi.
Au matin de ce dimanche 11 mars, à Isola d’Olbia où j’ai trouvé refuge dans un parc public, je suis bloqué par la pluie. Je me lève, m’habille et j’attends, savourant la merveille d’être à l’abri, de prendre le temps, de donner du temps à la prière, à la respiration. Je me résous enfin à partir. Il pleut toujours et il vente. Au soir, je m’abrite dans une maison en construction qui me semble abandonnée. Un passage ouvert de chaque côté d’une grille fermée me permet d’entrer dans une propriété et j’en profite. J’installe la tente dans une pièce encore encombrée de quelques gravats. Mon installation à peine terminée, j’entends un coup d’avertisseur tout proche qui me fait sursauter. Je regarde dehors. Une voiture est arrêtée juste devant l’entrée et redémarre doucement en klaxonnant pour dire au-revoir à la silhouette d’un homme qui rentre chez lui, ce chez lui où je me trouve…
Que faire ? Rien ! À suivre…
Finalement, je dors très bien. Au matin, j’observe le lieu que le froid, la pluie, les rafales de vent, la fatigue et la tombée de la nuit m’ont empêché de mieux étudier en arrivant. C’est une ferme en rénovation. Au premier étage d’un corps de bâtiment, proche de celui où je me suis installé, deux fenêtres ont été calfeutrées avec des matériaux de récupération. On a pu aménager là un lieu de vie temporaire, à utiliser pendant les travaux. Mon hôte doit s’y trouver… Partout ailleurs, si le gros œuvre est terminé, il n’y a ni fenêtres ni volets mais une diode rouge témoigne de la présence d’électricité. Je l’avais remarquée hier au soir mais la fatigue a eu raison de mes vigilance et raison…
Je me lève avec le jour et sors sans encombre du lieu…
Et je me dis que je suis bien ambitieux d’envisager un tel voyage, car je n’ai plus la pêche ! Je fatigue à monter et descendre dans cette région vallonée de l’Italie profonde. Je ne suis pas capable de faire un tel périple. Le Pamir m’est certainement inaccessible. Peu importe, on verra. Je n’ai pas de but. Je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir. Sans espoir ni volonté de retour. Rappelle-toi cela, pèlerin ! Mais pour le moment, je n’ai plus celle d’aller de l’avant.
L’inconvénient, avec les journées qui commencent tôt, c’est qu’elles finissent aussi tard que les autres ! Il est 14 heures et je m’arrête à San Lorenzo Nuevo. Un panneau devant mes yeux indique Rome à cent vingt-quatre kilomètres. Ces routes casse-pattes, qui montent et descendent sans cesse, au revêtement peu roulant sont dures à mes vieux os ! C’est peut-être normal que je ressente si crûment fatigue et lassitude. Et puis, j’ai envie de chaud, de chaleur humaine. Normal aussi, je crois ! En sortant du village, un rayon de soleil. Que c’est bon ! Et je n’en crois pas mes yeux : en contrebas, de l’eau ! La route borde le lac de Bolsena où je vais passer la nuit.
Je m’arrête dans un endroit isolé, en bord d’un chemin, pas loin d’un camping ouvert où il y a quelques camping-cars. Mais l’idée ne me vient même pas d’en profiter. A quoi sert un camping ? C’est le monde, mon camping ! Monter chaque soir la tente n’importe où, gonfler le matelas, tout préparer pour la nuit, faire le repas, protéger le vélo, tout cela, répété chaque soir, plus qu’une habitude est devenu une ascèse, une prière. Le léger ressac du lac sera ma berceuse, me dis-je…
Il n’est pas le seul, hélas !
Le coin n’est pas si tranquille que j’aurais pu le croire : aboiements des chiens voisins, concert de cris nuptiaux des oiseaux lacustres, passage des voitures de riverains, rodéo automobile des « kakous » du coin… Et enfin, cerise sur le gâteau, sur le coup de minuit, une voiture passe et repasse, klaxonne, s’arrête à hauteur de la tente et un jet de projectile sur celle-ci m’éveille pour de bon. Accidentel, intentionnel ? Je ne retrouverai rien le lendemain. Bref, être trop près de la civilisation, dans un endroit touristique, n’est jamais bon. Je l’avais oublié et je le redécouvre à mes dépens !
Le lendemain, la journée est belle, ensoleillée le plus souvent et c’est bon, très bon. Je m’arrête dans un village et je fais tout sécher au soleil. C’est une remise en ordre nécessaire et salutaire. Puis pose Mac’do possible à Viterbo, la première depuis longtemps…
Le Mac’do est un havre pour l’itinérant, son oasis, son paradis, lieu de prédilection, de repos, de bien-être. Il l’attend comme le Messie ! Il frémit lorsqu’il voit le « M » magique dessiner ses deux arches au détour de la route. Il veut s’y abriter et s’y abriter vite. Il peut s’y poser, faire un brin de toilette, se mettre pieds nus, aérer les petons sans que personne ne le regarde ou trouve à redire. Il apprend vite à repérer la table où il y a une prise pour brancher et recharger téléphone et batterie. Et certaines fois, la possibilité de recharge simultanée de l’un et de l’autre est possible grâce à la présence d’une prise USB et d’une prise classique. Ce n’est pas fréquent, mais cela existe. Je l’ai trouvé ! Il peut rester aussi longtemps qu’il le veut, pour un coût modique et personne ne l’obligera à consommer davantage qu’il ne le souhaite. Les bornes automatiques, une fois apprivoisées, lui permettent de commander, en sa langue et n’importe où dans le monde, ce qu’il désire réellement. Il peut même être servi à sa table, royal et appréciable luxe, une fois la commande passée à la borne. À Viterbo, c’est par une silhouette de rêve, au crépuscule d’une beauté qui déjà hélas passe ! Trop de solitude affute l’oeil, le rend contemplatif, admiratif. Ce jour-là, tout porte à penser qu’un événement se déroule : présence d’un staff de cadres, celle de la beauté brune, celle d’un photographe bardé d’appareils impressionnants…
Je m’arrache à ces délices et reprends la route…
En Italie, elle est souvent mauvaise, truffée de nids de poules assez stupéfiants qui obligent sans cesse à un dangereux exercice d’équilibriste pour éviter de se faire écraser par les véhicules qui dépassent. Au soir tombant, toujours la même quête : trouver le coin idéal pour la nuit. Je crois le dénicher dans un magnifique champ d’oliviers. Mais la ferme, non visible, n’est pas loin et le chien aboie déjà sans discontinuer. Je quitte l’endroit, traverse la route et gagne une butte où trône une petite cabane. Il y a des bâtiments un peu plus loin mais je pense que ce ne sont là que des dépendances agricoles. En arrivant, je ne dérange que deux lapins…
Tout semble parfait.
Je commence à monter la tente lorsqu’une voiture arrive, entre chien et loup, et s’arrête, tous phares allumés. Je ne suis pas droit dans la direction de ceux-ci et pense rester invisible. Un engin agricole entre dans la danse : il vient travailler, sous l’éclairage des phares de la voiture, à quelque ouvrage. J’attends, j’attends…, immobile, finissant un paquet de gâteaux pour me soutenir le moral tandis que je n’ose pas allumer le réchaud de peur de me signaler. Le froid de la nuit vient qui paralyse. Enfin, ils finissent leur ouvrage et s’en vont tous deux, voiture et tracteur, vers les bâtiments. Ce ne sont donc pas de simples dépendances ! Je monte la tente dans l’obscurité, en catimini, sans allumer ma frontale et j’espère que la nuit sera bonne…
Je dors bien effectivement.
Une fois l’endroit choisi arrive ce qui doit arriver, peu m’importe. Je suis en paix. Mais je n’aime pas trop toutefois ne pas me sentir dans mon droit, être en zone orange ou interdite. La nuit dernière, dans la ferme en rénovation, me l’a rappelé sans équivoque possible. Mais là, je n’ai enfreint aucune barrière, j’ai simplement pris un chemin et dormi dans la campagne. Cependant les terres appartiennent toujours à quelqu’un et je suis donc chez lui sans sa permission…
Au matin, je plie bagages de bonne heure. Je me presse et pars précipitamment. Il y a déjà deux voitures qui se croisent dans le chemin et les conducteurs s’arrêtent à hauteur pour discuter. Je passe près d’eux, l’air de rien… mais c’est alors qu’ayant rejoint la route principale, celle qui mène à Rome, je m’aperçois que je n’ai plus qu’un seul gant ! Miséricorde ! Je n’aime pas perdre des affaires surtout que je n’ai pas de superflu mais uniquement le strict nécessaire. Je retourne donc sur mes pas et là, à proximité de l’endroit où j’ai dormi, il y a un cavalier, rigide, autoritaire, sur un cheval extrêmement grand et nerveux, piaffant sans cesse. Il se tient sur sa monture à la façon des jockeys, étriers très hauts, jambes repliés. Cravache à la main, il m’interpelle fermement et m’interdit d’aller plus loin. Je me sens tout petit, face aux deux : cavalier et monture. Et je le suis, à n’en pas douter, minuscule tâche sur le paysage qu’il convient d’effacer !
C’est manifestement un garde, un garde de la propriété, propriété qui doit être immense pour avoir ainsi besoin d’être parcourue à cheval. Il a quelque chose dans le dos, en bandoulière, qui ressemble à une carabine. J’obtempère malgré une amorce de velléité de discussion en franco-italien, amorce que je juge rapidement vaine et vouée à l’échec : je dis mentalement adieu à mon gant. Avec regret car il était de qualité et m’avait fort bien servi jusqu’à présent.
Dure condition du migrant, jamais en totale sécurité, en pleine quiétude puisque sans chez soi. J’ai pourtant l’impression, certainement trompeuse, d’être partout chez moi ! Lorsque je m’arrête pour faire sécher les affaires au soleil, je ne suis plus qu’à une trentaine de kilomètres de Rome et il est à peine 9 heures. Je vais y être rapidement, me dis-je. Mais à partir de Monterosi, la route devient une quatre-voies rapide, impraticable, interdite aux vélos. Je rejoins alors la via Francigena qu’empruntent les pèlerins à pied. Mais là, c’est un VTT qu’il faudrait avoir ! À un endroit, il y a de l’eau partout, je décide de passer sur la ligne de crête de deux grandes flaques qui se jouxtent. Mais je ne m’engage pas assez vite et je perds l’équilibre. Le téléphone sort de son support et tombe dans la flaque ! Je bénis la précaution prise d’une bonne coque étanche et antichoc.
Le jour commence mal : le gardien à cheval qui me chasse, la perte du gant, le téléphone dans la flaque… Je veux me consoler avec une tartine : je la renverse et elle tombe du mauvais côté…
Rien ne va plus !
Je continue, le chemin devient boueux : parfois je passe en pédalant, au moral, parfois je suis obligé de mettre pied à terre. À Campagno de Roma, la montée est phénoménale, courte mais raide à faire peur ! Je monte en poussant mètre par mètre. Puis je rejoins Rome par des petites routes goudronnées plus fréquentables et enfin par une véritable piste cyclable.
Ne jamais se croire arrivé, ne jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ! En fait d’arrivée rapide, ce n’est que vers 19 heures, à la nuit tombée, que j’arrive au camping de Rome, « camping Village Roma ». Quelle journée !
Une douche chaude, la première en Italie, me réconforte. Et, sortant de la douche, j’ai mes lauriers : j’aperçois une femme, jeune, brune, nue, de toute beauté, grande, élancée, poitrine somptueuse. Juste sortie de la douche elle aussi, elle pose un pied sur un tabouret pour, penchée et attentive, essuyer avec soin ses orteils…
Quel tableau !
Étonnement réciproque, sans plus de gêne pour autant et ce, de part et d’autre. Elle me fait comprendre que je suis dans les sanitaires pour femmes… Quelle erreur salutaire : j’ai mille fois bien fait de me tromper ! Un flash comme celui-là se mérite et je l’ai mérité ! Venir de loin pour avoir ce privilège est de fait peu cher payé ! Oubliés le gardien à cheval, le gant perdu, le téléphone à l’eau, la tartine aux graviers… Tous ces jours d’efforts, de sueur, d’inconfort sont effacés, frottés, essuyés avec le pied de la belle romaine !
Trop de solitude, mon vieux…
Je suis en fait très heureux d’être dans un endroit où je n’ai pas l’impression, en quelque sorte, de voler l’espace. Depuis quarante-deux jours (nous sommes le mercredi 14 mars), je couche en sauvage, montant la tente à la tombée de la nuit et partant au lever du jour. Rares ont été les jours où j’ai pu me prélasser, profiter de la matinée. Cela est fatiguant à la longue, usant, mais c’est le lot de l’itinérance. Mon voisin est un italien de Rome, quarante-six ans, intermittent du cinéma d’après ce que je comprends. Il a un jeune enfant et, séparé, il habite seul dans son camping-car par souci d’économie. Je pressens que ce qu’il vit n’est pas facile…
Il me fait le parcours des jours à venir : passer par la côte jusqu’à Salerne puis Potensa, Matera et Brindisi où je pourrai prendre un ferry de la compagnie Grimaldi vers la Grèce. Éviter Naples, Bari et Brindisi, ce sont les villes les plus dangereuses d’Italie. Se méfier des gangs de jeunes, ils sont armés. Ses conseils de prudence m’amènent à penser que ces trois dernières nuits sur le qui-vive (squat dans la ferme en rénovation, camping agité au bord du lac de Bolsena puis nuit dans la campagne gardée par le cavalier) sont là pour me dire de changer mes attitude et perception. J’ai progressé vers le Sud et je vais être considéré, non plus comme le vieil original un peu cinglé mais comme le riche européen voire le pigeon à plumer… À moi donc de veiller à prendre plus de mesures de sécurité et à dormir en des lieux plus sûrs.
Le vélo en sécurité au Village Roma, je pars visiter la célèbre cité sans mon fier destrier. Je me sens déshabillé. Cela fait bizarre de se retrouver seul, sans Séraphin. J’ai l’impression d’être amputé. Demandant mon chemin, à l’arrêt du bus, une femme de mon âge, écossaise, m’explique toute la ville en anglais et me donne même un ticket de bus-métro. J’apprends qu’elle fait partie d’un groupe de religieuses en civil, dont l’une, noire, parle français. Je flâne au Vatican puis dans le vieux Rome, la visite d’abord gâchée par une trop pressante envie de pisser. Je cherche donc le Mac’do le plus proche et y accours comme au paradis ! Ceci fait, je peux prendre mon temps, Rome est une belle ville qui mérite sa réputation.
Le soir, luxe suprême, je reprends une douche et, comme il se met à pleuvoir, gagné par la confiance, la séduction du souvenir de la veille et la relativement faible fréquentation du lieu en cette saison, je décide « d’oublier » volontairement ma serviette dans une cabine de douche en espérant la retrouver sèche le lendemain. En effet, ces sanitaires de toute beauté, très propres, sont aussi abondamment chauffés. Hélas, c’est dans la poubelle et auréolée de tâches de vin que je la récupère, néanmoins heureux de le faire, le lendemain matin !
Il me faut décider : rester ou partir. La ville, aussi belle soit-elle, m’épuise et visiter ne présente pour moi qu’un relatif intérêt. J’ai payé pour deux nuits de camping et, au matin de ce vendredi 16 mars, je décide de ne pas rallonger et de reprendre la route. Je prends conscience, avec acuité et un brin de frayeur aussi, de ce que je suis devenu : errant, condamné à fuir, à aller de l’avant, sans savoir où…
Seul le mouvement permet de tenir.
Il n’a de sens qu’en prière…
Je commence à plier la tente. Un voisin, intrigué, vient me parler. Je lui dis, en anglais, quelques mots de mon périple, de la lumière qui en est la cause. Il me serre la main, me disant que je suis brave. Brave ?
Il est bien brave, le pauvre…
Avant de partir j’écris quelques mots sur un bout de papier que je laisse dans le logement de l’arrivée d’électricité du camping-car de mon autre voisin, celui qui m’a tracé le parcours pour les jours suivants. Sur le mot, je lui dis qu’à son âge, moi aussi comme lui, j’étais seul, que j’avais, moi aussi comme lui, des enfants en bas-âge et que, moi aussi comme lui, j’étais « down », à terre, au tapis.
Je termine ainsi : « Keep trust, garde confiance ! »…
Bref, mes deux voisins auraient été intéressés par la vidéo si elle était traduite en anglais. En tout cas, je la leur aurai proposée, c’est sûr. Mais elle ne l’est pas…
Je passe devant le Colisée puis je sors de Rome. J’emprunte une voie antique, avec des vrais pavés romains, très inconfortables à vrai dire. Alors que je suis arrêté à une fontaine où je me désaltère, j’entends deux jeunes gens parler français, Laurent et Marine, en court séjour de vacances ici. Nous avons une vraie et belle discussion.
Un peu plus loin, alors que je viens de discuter avec une postière, je tombe pour la première fois sérieusement. Ma sacoche avant, très basse, s’est accrochée à une pierre et a déséquilibré l’attelage. Je passe par dessus le vélo : genoux et fesse gauche, épaule, coude et hanche droit, les deux mains, tous ont heurté durement le sol. Je quitte donc l’enfer de cette voie romaine, trop risquée et inconfortable, pour un autre, celui d’une quatre-voies rapide hyper dangereuse. Pour m’en sauver, je me dirige vers une piste indiquée par le GPS et je tombe sur des grilles fermées qui barrent le chemin : « Propriété privée » !
Décidément, ma sortie de Rome s’avère difficile…
Je reprends donc la quatre-voies et manque de peu l’accident. Ma sacoche avant heurte la bordure en béton haute de trente bons centimètres. Je me déporte et ce, juste au moment où un camion me dépasse en me rasant de près. Je manque de peu d’être ratatiné ! C’est la journée de tous les dangers ! Aurais-je dû rester à Rome ? Ces difficultés rencontrées en sont-elles le signe ? En tout cas, je sens que c’est un tournant, un deuxième round qui s’ouvre, plus difficile.
Dernier round… ?
Je quitte enfin cette satanée quatre-voies et j’aperçois le fameux « M » : un Mac’do ! J’y prends un repos bien mérité quoiqu’il soit tard déjà et que la nuit n’aille pas tarder à tomber. Mais un « M », quand il se présente, ne se refuse pas, ne s’ignore pas, ne se snobe pas !
Principe d’itinérant…
Je trouve ensuite un coin en bord de route, dans un champ bordé d’oliviers. Le champ est clôturé mais accessible librement. Cela semble le coin idéal… Dans le noir, je monte la tente et à peine ai-je terminé qu’une voiture s’arrête et recule à ma hauteur. Son conducteur m’interpelle par la vitre baissée, me demandant ce que je fais là…
J’explique tant bien que mal… il me demande quelle est ma destination… je lance, sûr de moi : « Thaïlande ! ». C’est ce que je prends désormais l’habitude de répondre pour ne pas avoir l’air trop idiot en disant : « je ne sais pas… ».
Ébahi, l’homme me demande alors mon prénom puis il me tend la main à travers la vitre : « Guiseppe », dit-il, admiratif. Il redémarre et la nuit est à moi !
Adoubé par Guiseppe, je peux enfin me mettre à faire la popote.Je commence à me restaurer quand deux coups de fusil rapprochés me font sursauter. Il y a une ferme à seulement deux cents mètres, de l’autre côté de la route. Les coups semblent venir de là…
Puis c’est au tour de deux autres voitures qui, successivement, s’arrêtent à ma hauteur pour dévisager mon campement et troubler la quiétude de mon repas. Mais ils ne me demandent rien et, de toute façon, j’ai la bénédiction de Guiseppe… !
Au milieu de la nuit, j’entends un chien qui passe tout près en aboyant et tout en courant à vive allure. Ai-je rêvé… ? Le matin, vers six heures, je me lève et examine mieux le lieu. Le champ dans lequel je me trouve est une plantation d’oliviers, entièrement clôturé et grillagé. Il y a même une ligne de barbelés au sommet de la clôture. Seul un passage permet à un endroit de pénétrer. C’est cet unique accès que j’ai aperçu et emprunté hier au soir. C’est l’usage ici de clôturer les terres agricoles. Ce qui me laisse de fait peu d’endroits accessibles pour le bivouac ! Le chien devait courir sur la route qui longe le champ.
Je reprends la route, défoncée comme souvent et de plus en plus peut-être au fur et à mesure que je descends vers le Sud : des nids de poule effrayants, parfois de plus de quinze centimètres de profondeur, aux arêtes vives. Très dangereux de jour, ils sont suicidaires quand il fait noir ! Je dois alors impérativement adapter ma vitesse à la portée du phare.
Ce matin, la voie est bordée d’immondices, de poubelles jetées ça et là. Je m’arrête à un carrefour, près d’un transformateur entouré de cochonneries mais disposant d’un rebord pour s’asseoir. Il y a aussi un fauteuil de jardin avec une petite trousse posée dessus. Je me garde de n’y pas toucher, la puce déjà à l’oreille et je déjeune. Alors que je termine, vers 9 heures, une jeune femme noire descend d’une voiture et vient, à côté de moi, prendre sa place sur le fauteuil…
Il y a beaucoup d’ouvriers agricoles qui travaillent dans ces immenses propriétés clôturées. La prière de Soeur Victorine prend sa pleine réalité et tout son sens : pourquoi m’as-tu sauvé, Seigneur et pourquoi as-tu laissé ma sœur à la prostitution ? La réponse est dans le regard que porte l’humanité sur elle-même, son évolution et sa conscience d’être une…
Voilà que je retrouve le bord de mer. Il pleut continûment malheureusement. Je trouve refuge sous la terrasse couverte d’un restaurant déserté en cette saison et je mange là puis je me repose un peu. Un misérable, qui doit squatter les lieux, vient me demander une cigarette. Je lui fais comprendre que je ne fume pas et dans ces circonstances, je le regrette.
Le soir, je trouve abri au pied du Mont Circéo : endroit public, forêt domaniale, à l’écart de la route, bien caché. Le vent s’est levé qui a arrêté enfin la pluie. Bivouac idéal. Je suis heureux, fatigué physiquement mais d’une bonne fatigue : l’effort du pédalage, le grand air. La nuit est excellente, il pleut à nouveau au matin et je fais la grasse matinée. Je prends même le petit déjeuner au lit. Le pied ! Lorsque je suis prêt à partir, le soleil réapparaît et le vent est favorable ! Que demander de plus ? Journée sous le soleil et vent arrière avec, cerise sur le gâteau, la surprise inattendue d’une pose Mac’do toujours bienvenue !
Puis, à un moment, la route qui suit la côte se trouve complètement barrée pour prévenir un risque d’éboulements. Je retourne sur mes pas, indécis sur la conduite à tenir et c’est alors que je croise deux néo-zélandais, Brett et sa femme, Sarah, qui ont atterri avec leurs vélos à Rome et viennent passer quatre mois en Europe. On essaye ensemble de contourner l’obstacle en passant par la plage. Cela s’avère impossible ! Brett prend les commandes et je le suis, aveuglément. La route de la mer étant coupée, il n’y a plus que deux solutions. Soit retourner en arrière et prendre le tunnel sous la montagne, en principe interdit aux vélos, soit grimper et essayer, avec l’aide du GPS, de retrouver la route après l’éboulement. Il est probable et même certain que, décidant seul, j’aurais pris le tunnel. Mais cela m’amuse, après tous ces jours de solitude, de me laisser guider et de faire équipe.
On monte à flanc de montagne. C’est très escarpé : on est contraints de finir à pied. Le point de vue est très joli qui surplombe la mer mais comment rejoindre la route qui nous intéresse ? Après des palabres interminables avec deux italiennes dont l’une téléphone même à son petit ami pour lui demander si le chemin est ou n’est pas praticable en vélo, on prend une pistepour finalement se heurter à une grille fermant toute issue : « Propriété privée » ! Décidément, cela devient une habitude ! Le verdict tombe, coupant notre enthousiasme.
Après d’autres palabres toutes aussi rocambolesques par le truchement de Google Translator avec un italien, ouvrier agricole qui habite une maison proche, on dégringole un sentier escarpé et rocheux qui longe les limites de la propriété privée. Je suis obligé d’enlever les sacoches avant, de les descendre en premier puis de revenir chercher le vélo, en le soulageant ou le portant carrément. Au bout de cet exercice périlleux sur quelques centaines de mètres, une piste est là puis la route tant espérée ! Banco ! Mes nouveaux compagnons d’aventure s’arrêtent à Sperlinga. Ils ont réservé une chambre dans une résidence, savourant le privilège d’être deux ! Je plante, quant à moi, la tente dans un grand parking, herbeux et désert, entre route et mer…
La nuit est bonne et je pars de bonne heure. Le jour se lève tôt à présent et l’habitude me revient de faire de même. L’hiver vit ses dernières heures, cet hiver difficile qui m’a vu passer à Paris deux mois, léthargique, dépressif même, en rupture et recherche de souffle neuf, attendant le vélo qui tardait à venir… Tant mieux donc et place au printemps !
J’approche de Naples et la route se parsème de toutes sortes de détritus. De nombreuses prostituées, blanches ou africaines, y déambulent. Des hommes sont là aussi, sans rien faire, du moins apparemment… Les façades des maisons sont défraîchies et au-delà ! Le ravalement était déjà urgent il y a vingt ans. Le gros œuvre de nombreux bâtiments imposants est terminé mais ils restent inachevés. Ils se dressent, tel des ruines précoces. Ce qui donne au paysage une couleur triste, désolé. Personne ou presque, ici, ne respecte les règles de circulation ; les panneaux « STOP » sont bafoués et les feux tricolores, brinquebalants, ne fonctionnent souvent même pas.
Je traverse Naples, sous la pluie. Je ne m’arrête pas au Mac’do, aux abords mal famés. Il y a des bandes de jeunes qui traînent et je me rappelle l’avertissement de l’italien, au camping de Rome. Je ne cherche pas les emmerdes possibles. Je continue donc directement sur Pompéi et c’est l’enfer d’une route faite de grands pavés romains irréguliers et disjoints qui secouent tout du long homme et machine comme vulgaire sac de patates. Vers 17 heures ce 19 mars, je m’installe au camping Zeus, à l’entrée de la ville de Pompéi.
Je fais cette grande étape de près de cent quarante kilomètres, aidé par un bon vent arrière et aiguillonné par les conseils, avisés ou exagérés, reçus de mon voisin au camping de Rome. Le lendemain est jour de repos, de révision du vélo, de lessive et de visite des célèbres ruines.
Et c’est là que je reçois un Whats’app du couple de cyclotouristes croisé lors de ma remontée vers la Hollande à l’automne dernier. Ils organisent un voyage au Népal et me proposent de les accompagner. Proposition fort inattendue et pour moi, étrange, insolite. J’ai depuis longtemps l’habitude de l’indépendance. Si j’étais au courant de leur projet, je ne m’étais pas senti concerné. Alors que je suis parti seul et sans but, une aventure s’offre à partager avec d’autres. Ce n’est pas anodin et je vais prendre le temps d’y réfléchir mais il me semble déjà qu’acquiescer à cette suggestion fait partie de l’errance…
Le temps est mauvais, traversé de grains froids, subits et violents. Je monterais bien au Vésuve pour apercevoir les îles au large mais il est en permanence dans la brume. C’est inutile donc et je me contente de mes souvenirs. En effet cette région, je la connais pour l’avoir déjà approchée en bateau : les îles de Procida et Ischia sont à proximité de Naples.
Et ces îles m’évoquent « Rapière ». Alors que je naviguais ici, j’ai connu le coup de tabac le plus court, à peine quelques heures, mais aussi le plus soudain qu’il m’ait été donné de connaître. Une mer d’huile était devenu blanche d’écume avec une effarante rapidité. De la plage aux sports d’hiver en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ! J’avais même failli passer à la mer en remontant en toute hâte l’annexe que je trainais négligemment à l’arrière du bateau. Et d’autres avaient perdu la leur, emportée par les flots déchainés ! Dans des temps plus maniables, j’aurais bien essayé de récupérer l’esquif à la dérive, comme on s’empare d’un butin de mer mais là, il n’était plus question que de survie…
Des pêcheurs m’avaient pourtant adressé de grands gestes depuis leur bateau, peu avant la tempête, mais je n’avais pas compris leur mise en garde. Habitués tout à la fois aux signes du ciel et au lieu, ils avaient vu venir le coup de tabac et étaient allés sagement se mettre à l’abri de l’île. Je les y avais retrouvés après avoir durement bataillé trois ou quatre heures contre le vent et la mer en furie.
Me retrouver ici me ramène au passé…
J’avais sillonné en solitaire la Méditerranée, Corse, Sardaigne, Tunisie puis les îles Éoliennes, les Lipari au large de la Sicile et de là, rejoint le golfe de Naples pour remonter vers la France en longeant la côte italienne. Et une nuit, tout près justement de ces côtes napolitaines où je me trouve à présent, par bon vent, j’avais eu une belle frayeur. Un cargo naviguait tous feux de navigation éteints et ce n’est qu’au dernier moment qu’il s’était signalé, alerté certainement par l’écho de ma coque sur son radar ! Cela fait une drôle d’impression de voir tout à coup apparaître devant soi, dans le noir de la nuit, l’étrave haute et fantomatique d’un énorme cargo à l’aplomb de sa frêle coquille de noix. J’avais alors longé sa haute muraille à une dizaine de mètres seulement. Cela laisse des souvenirs…
Mais revenons au présent !
Le 22 mars, cinquantième jour après le départ, je quitte Pompéi pour rejoindre Salerno. Il fait très froid à nouveau et j’étrenne les gants que j’avais acheté dans un Décathlon quelconque parce qu’ils étaient en solde (cinq euros), tout en me disant que je n’en avais pas vraiment besoin puisque j’en avais déjà une paire. Sage précaution finalement ! Le vent souffle en rafales glacées, un peu dans tous les sens, le plus souvent de face bien sûr. Il se met à tomber une sorte de grésil et le soir je trouve abri dans une de ces nombreuses constructions inachevées qui parsèment la route. La végétation l’entoure, la grignote et la dissimule déjà un peu. C’est parfait pour la nuit, je serai à l’abri du vent et de la pluie.
Et c’est là que je me loue d’être ramasse-tout !
La tête de balai, récupérée dans les Cinqua Terra, s’avère fort utile pour faire place nette, elle qui me sert aussi déjà à empêcher la béquille de s’enfoncer en terrain meuble. Au cours de la nuit, malgré la protection offerte par les murs et le toit de cette ruine moderne, j’utilise mes deux duvets et ce n’est pas superflu : il fait un froid de canard.
Au matin, je quitte les lieux assez tôt et ce n’est que deux heures plus tard que, jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, je ressens comme un manque, une absence. Je réalise alors que j’ai oublié quelque chose sur le lieu du bivouac : mon bâton de signalisation ! Ce bâton, je l’ai confectionné avec soin en France, sur une aire de repos de la route des Alpes, dans un petit matin glacial. Je tiens à lui à présent ! Il me sert, outre sa fonction de signalisation à l’arrière, de béquille d’appoint et, en cas de besoin, il pourrait aussi servir de repousse-chien. Il est donc très précieux. Je fais illico demi-tour et dévale plus rapidement que je ne les ai grimpés les quelques bons kilomètres patiemment parcourus. Je retrouve mon bâton et, dans la joie des retrouvailles, je le baptise : Edmond !
Nous ré-attaquons la montée, ensemble cette fois, car c’est une véritable étape de montagne que celle qui mène à Potenza et de plus la neige sur le bord de la route est de retour que j’aurais crue définitivement oubliée. Certaines voitures en ont sur le toit un bonne dizaine de centimètres ! Il a neigé sérieux par ici. Je roule sur une petite route et, à un moment, je suis arrêté net. Surprise ! La route est effondrée, elle n’existe tout simplement plus. Il y a un manque, un vide de route ! Sur une cinquantaine de mètres, elle a carrément glissé et le morceau d’asphalte se trouve maintenant dans le cours d’eau en crue, en contrebas. C’est impressionnant de constater cela ! Après reconnaissance topographique, je contourne l’obstacle en traversant un champ d’oliviers qui jouxte ce qui devait avoir été l’emplacement de la route fantôme. Le terrain est en devers, plein d’eau et de boue, délicat à gravir. Ouf, c’est passé ! En fin de journée, j’attaque la montée vers Potenza.
Fatigué, je stoppe à mi-col et je monte la tente en bord de route, sur un redent sans trop de neige, un peu à l’écart. À peine ai-je terminé qu’une petite Fiat, genre caisse à savon comme il y en a beaucoup ici, s’arrête à ma hauteur. L’homme se penche, baisse la vitre du côté passager et j’entends, comme dans un patois familier : « eh que fas… ? ». Il m’invite, sans me permettre de tergiverser, à la « casa », quelques deux cents mètres plus haut…
J’ai appris à ne pas refuser ces invitations impromptues.
Je démonte donc ce que je viens de monter et quelques instants plus tard, je me retrouve devant un feu de bois splendide. C’est un ouvrier agricole. Il me présente à ses patrons, Domingo et Carmen, puis il s’en retourne chez lui. Domingo, le patron et maître incontesté de la maison et du domaine m’offre de manger avec lui, tous deux servis par sa femme. Elle met devant soi un plat de spaghettis énorme, assiette que Domingo avale à toute vitesse. J’essaye de suivre le rythme mais j’ai du mal ! Mon estomac s’est quelque peu fermé sous les efforts répétés au fil des jours. Puis Carmen nous sert une escalope avec des haricots. Habitué à peu, je ne prends pas comme Domingo de pomme en dessert, elle me fait pourtant envie cette pomme, accompagnée de bon pain, mais j’affiche complet hélas !
La télévision marche : des jeux idiots avec présentatrice pulpeuse et à peine habillée. Par taquinerie, Domingo change de chaîne comme gêné que je vois pareille stupidité mais dans un sourire complice Carmen la remet bien vite, elle semble aimer. On essaye de se connaître un peu avec des mots, des gestes, des regards, tout cela devant la cheminée où flambe un bon feu. Il a des oliviers et produit son huile. Il a aussi une fille et une petite-fille. Puis il me montre où dormir : dans le hangar agricole, demi-ouvert, sur des planches disjointes recouvertes d’un peu de paille et d’une bâche à tout faire qu’il apporte. Une petite chienne noire à l’air vif passe la nuit à quelques mètres de moi, se levant parfois pour aboyer à un je ne sais quoi qu’elle a flairé…
Au matin, il vient me chercher pour le petit déjeuner. Carmen nous sert un tout petit café serré du tonnerre, vraiment excellent que je n’ai pas le temps de refuser. Je ne bois plus de café depuis ma rencontre avec la lumière, bannissant dès ce jour-là tout excitant quel qu’il soit : vin, alcool ou café. J’ai même longtemps bu une seule eau chaude, sans rien dedans, puis j’ai reculé devant les commentaires que suscitait mon attitude et j’ai mis de la cassonade en trompe-l’œil puis enfin je me suis mis à boire du thé…
J’ai ensuite droit à du lait sucré avec un nuage de café et des gâteaux. Lui, il trempe le pain dans le lait, directement dans la casserole. Quel régal, cette simplicité ! Carmen sert mais ne mange pas avec nous, hier soir comme ce matin. Domingo cherche maladroitement un bout de papier près de la cheminée puis il m’écrit la route dessus. Il est manifestement inquiet pour moi et il téléphone à la météo pour savoir si la route de Matera est ouverte. Elle est fermée. Je crois comprendre que Carmen me propose d’attendre et de rester. Au moment de partir, Domingo m’accompagne. Seuls tous les deux au hangar, il me fait signe, pouce levé puis on se serre la main. Il me regarde descendre à pied la côte, vélo à la main, comme on regarde partir un ami ou un fils, enfin quelqu’un de cher. Quelle belle rencontre, pourtant presque muette !
J’entame une journée de montagne, avec la neige en bord de route. À Potenza, le « M » haut perché d’un Mac’do déclenche une sensation incontrôlée de joie indicible, tel le réflexe pavlovien. Une longue pose au chaud, quelques courses et je reprends l’ascension vers Matera. Le soir tombe, la neige est partout présente. Je commence à me demander où je vais bien pouvoir dormir quand j’aperçois une toute petite cabane qui jouxte la route. Elle est ouverte, il n’y a plus qu’une moitié de porte. Je prends ma frontale pour voir l’intérieur : c’est parfait ! Un coup de Monsieur Propre, familièrement dénommé Cispéo (c’est ma précieuse tête de balai !) et j’ai juste la place pour monter la chambre de la tente, rentrer mon vélo et installer, suprême luxe, le fauteuil. Un vrai royaume ! Que demander de plus ?
Je fais la grasse matinée et je ne suis prêt à continuer l’ascension que vers dix heures passées. Les conditions sont hivernales, près d’un mètre de neige sur les bas-côtés de la route, un grésil continu, du brouillard et une visibilité approchant la cinquantaine de mètres. Je passe ainsi deux cols, au final ouverts, chacun d’environ mille mètres d’altitude. Puis c’est la descente, en une seule ligne droite impressionnante, vers Matera. Je dévale avec joie. Et, même si toute la journée s’est passée sous la pluie, je ne saurais dire le bonheur qui m’envahit lorsque la brume et la neige laissent place à l’herbe verte des bas-côtés et des champs ! Un émerveillement de prime enfance, d’autant plus goûté et savouré qu’avec la perte d’altitude la température devient de plus en plus clémente…
J’installe mon campement sur le goudron d’une route de service après m’être embourbé dans un marécage de terre collante. Un vrai désastre ! À pleurer ! Il y a des kystes de boue, de part et d’autre des freins, gros comme des ballons de hand-ball. Je passe deux bonnes heures à essayer de retrouver un vélo en état de propreté et de marche convenable et il me faudra m’y reprendre par trois fois pour me débarrasser définitivement du fléau.
Au matin, je reprends mon compagnon de misère encore tout sale et plein de boue. Dans la côte à l’entrée de Matera, j’aperçois deux boutons, neufs, dans leur emballage ! Quelle aubaine ! Je ramasse bien sûr. Je n’en ai absolument pas besoin, je n’ai d’ailleurs pas de quoi les coudre mais, incorrigible, je ramasse…
Il n’y a pas, ici, de Mac’do et je me fais méchamment toiser de la tête aux pieds par le patron d’un snack-boulangerie, jeune homme arrogant, qui me prête de fort mauvais gré la clé des toilettes. Il trouve à redire au fait que je recharge mon téléphone en mangeant certes ses lasagnes mais sans lui avoir acheté de boisson ! Il est vrai aussi que mon look n’est pas fameux et que je garde sur moi et mes chaussures quelques traces de l’épisode d’hier soir dans la boue du chantier… Mais tout de même ! Cela ne me serait pas arrivé dans un Mac’do !
Matera est une curiosité à voir. Son village troglodyte, classé au Patrimoine Mondial de l’Humanité, est vide, déserté, mort. Il apparaît tel une carte postale ancienne, un décor de film. Le soir, après Massafra, je dors en bord de chemin près d’un transformateur, lieu public donc. Je m’éveille avec un rêve très érotique. Désert, tu es plein de pensées parasites, désert, tu es plein de désir de vie… désert, tu es la Vie… !
Chose incroyable, oubliée, au matin le soleil apparaît ! Après tant de jours de froid, de pluie, de conditions difficiles, je ne pensais plus possible que leur inéluctable répétition. C’est dire mon bien-être et ma joie quand les premiers rayons me réchauffent. J’en profite pour flemmarder et faire tout sécher. C’est bon de prendre son temps, tout son temps. Nous sommes le 27 mars et je suis tout prêt de Brindisi. À treize heures, je ne suis pas encore parti tant il y a de choses à faire pour remettre tout en ordre et au sec après ces derniers jours en montagne ! Un gecko me regarde m’activer ainsi toute la matinée très intéressé, semble-t-il, par mes occupations ménagères et avec le soleil les premiers insectes réapparaissent.
Sortie de l’hiver, définitive cette fois… ?
Il n’est jamais bon de se réjouir trop vite et la journée se termine sous la pluie ! Dernière nuit, froide et humide, en Italie, dans un champ, en bordure d’autoroute. Je ne suis qu’à une vingtaine de kilomètres de Brindisi. Au matin, l’humeur est sans entrain, c’est un passage qui est en train de se faire. Passage en Grèce, certes mais aussi vers un troisième mois de solitude et de silence. Silence oui car je n’entends rien du bruit ambiant, même si la circulation est quasiment omniprésente bien sûr. Me revient en mémoire cette phrase des pères chartreux : « Ce que le silence et la solitude du désert apportent d’utilité et de joie divine, ceux-là seuls le savent qui en ont fait l’expérience ».
Au contraire des chartreux, immobiles dans leur élan mais vivants en communauté, le mouvement seul me permet de tenir. Tenir, c’est tenir constant mon orient. Je vis la formule des chartreux : je fuis, je me tais, je prie. Je fuis mais en fait je ne fuis rien et au contraire j’affronte la réalité de ma vie avec le plus de lucidité possible : je pédale à cause et par la lumière qui m’a touché. Je me tais mais je parle en vérité à tous les êtres côtoyés et à tous ceux du passé que j’ai connus et aimés mais à qui je n’avais pas osé dire ma vérité parce que le temps n’était pas encore venu. Je prie sans cesse.
Le seul fait que je sois ainsi, itinérant, est déjà et avant tout prière. La prière du cœur, l’invocation du nom de « Yeschoua » rythme mes journées. Je prie en pédalant. En fait je prie, encore un peu moins que je ne respire, mais beaucoup plus qu’en d’autres conditions de vie plus conventionnelles, plus établies et stables. Mais quelle est la teneur, quel est le sens de ce que j’appelle, par commodité, prière ? Elle est réponse à l’attraction qui s’exerce sur moi depuis l’instant de foudre. Elle est appel à la ressemblance avec celui qui a connu cette attraction avec une intensité inégalée.
L’attraction est celle de la lumière.
Lumière venue d’ailleurs. Lumière qui cherche l’homme. Lumière qui m’a cherché et trouvé. Ma prière est tension vers elle, inconnue, indicible dont je ne sais que l’appel, dont j’éprouve l’attrait. Ma réponse est bien pauvre, je ne peux que me tourner vers elle, m’orienter vers elle, me donner à elle, être tout à elle.
Sans en savoir davantage…
À l’instant où j’écris cela, un rayon de soleil illumine et réchauffe ma cathédrale de toile en ce froid matin. Les préoccupations journalières vont reprendre leur cours, elles sont aussi prière, hymne : démonter l’abri de la nuit, mettre en ordre homme et machine et reprendre la route…
J’arrive à Brindisi sur le coup de midi : dernières courses à Décathlon, dernier Mac’do. Je prends le bateau pour Igoumenitsa ce mercredi 28 mars à 21 heures avec deux jeunes cyclotouristes français, Anne et Maxime, tous deux ingénieurs et tous deux en recherche de sens à donner à leur vie. Ils sont partis depuis sept mois et ils vont jusqu’à Patras. Nous avons une belle discussion approfondie avant de nous endormir, tous les trois, à même le plancher du navire…
3-3/ Grèce
Je débarque en Grèce au tout petit matin et je prends mon temps, celui de vivre, de humer le pays. Sur le port, je me réchauffe aux premiers rayons du soleil. Un homme affable vient me parler. Quand je réponds à sa question sur ma destination, il me dit en anglais : « Passe l’été ici, après tu verras ! ».
Est-ce la sagesse qui passe par cet homme… ?
La journée se déroule bras et jambes nues. Une grande première ! Les grecs sont accueillants et ma première impression du pays est très favorable. Je m’y sens bien. Beaucoup de gens me saluent au passage. Le mécanicien vélo m’offre même une banane : « c’est bon pour le cycliste ! », dit-il avec un grand sourire en me tendant les patins de freins que je viens de lui acheter, moitié moins cher qu’en France ou en Italie ! En traversant vers l’Est, je grimpe dans les montagnes, assez arides mais sans trop cependant. Je commence à chercher l’ombre et à craindre le coup de soleil, soleil qui réveille la vie, le désir, la pulsion. Il y a comme une quête automatique d’harmonie, une fusion macro-micro, une synergie soleil-pulsion. Je fais un bivouac de rêve, un peu avant le sommet. Seul, un chien de chasse portant clochette flaire ma présence et marque l’arrêt. Il repart bientôt, nez à terre, humant ici et là. Chacun son boulot !
Au matin, je pars sans me presser, sous le soleil, en cuissard et tee-shirt, heureux comme un pinson. Il y a de nombreux petits sanctuaires métalliques, érigés sur des tiges de fer, parsemés tout le long de la route. La lampe à huile de certains d’entre eux est allumée devant une ou plusieurs icônes et une réserve d’huile, simple bouteille plastique, est là, en secours, dans le sanctuaire-même. Efficacité avant tout : usage et non vitrine morte. Au sommet, un petit oratoire en dur, de très belle facture, est ouvert, librement accessible, avec icônes, fleurs, lampe à huile et sa réserve. Le tout parfaitement propre, rangé soigneusement. Le silence règne en maître que seuls interrompent le souffle du vent et quelques tintements lointains de cloches de vaches.
Ambiance Mont Athos…
La route, si elle est rude du fait du relief de haute montagne, est bien meilleure qu’en Italie. Il n’y a pas de nids-de-poule. Quelques chiens errants semble parfois surgir de nulle part mais ils ne sont pas agressifs pour autant (pour le moment en tout cas…). Il y a peu d’habitations, peu de villages. Je prends de l’eau au ruisseau avec le filtre MSR pour la première fois. Je trouve ensuite un bivouac bien caché à une vingtaine de kilomètres de Ioanina.
Au matin, devant mon maigre campement en désordre, une pensée monte, telle une évidence, un constat : « Je suis là, Seigneur, Seigneur de la lumière, lumière qu’on appelle Seigneur, lumière qui m’a touché, que je n’ai pu oublié, remplacé, catalogué, je suis là, avec toute ma pauvreté et ma misère d’homme ». Et je repars non sans avoir jeté un coup d’œil dans mon rétroviseur pour voir si Edmond est bien là… Edmond, béquille, bâton de vieillesse autant que de signalisation, repousse-chien, Edmond, je t’aime… !
Je fais les courses à Ioanina : la ville m’affole après toute cette solitude, cette beauté de la route, du silence, de l’itinérance. Il faut retrouver l’attitude de faire attention à tout : papiers, argent, vélo, affaires de vélo… Le temps est en train de changer, le vent souffle, froid, les sommets enneigés ne sont pas loin. Effet bénéfique, il rafraîchit les coups de soleil sur mes bras et cuisses mais, trop violent, il gâche l’ambiance et ne permet pas de savourer l’angélus du soir en ce nouveau bivouac du 31 mars qui ponctue deux mois passés avec Séraphin.
Trois mois d’itinérance passés sur ma Gazelle électrique, d’août à fin octobre dernier parcourant la France et la Hollande, deux sur le Koga, cela fait donc cinq mois que je suis, de pèlerin que j’étais, devenu cyclo-pèlerin !
Entre les deux, il m’a fallu attendre le nouveau vélo et oublier Maël… Le chemin me l’avait donnée, je croyais naïvement que c’était pour m’aider à dire la lumière. Je l’avais cru aussi avec la belle allemande aux lèvres inoubliables : « I don’t understand why there is no woman stuck with you ! », m’avait-elle dit.
Une femme à mes côtés… ?
Elle était partie elle aussi, donnant, par le fait, la réponse à sa question. Illusion, erreur, corollaire du désir, de l’attirance physique, de l’inévitable complétude toujours recherchée. La lumière se vit seul ! Et le désir de l’autre se vit à deux. La lumière peut-elle se vivre à deux ? Qui sait si et comment l’autre – chacun – est porteur de la lumière… ? Bref, joie d’être en solitude avec et par la lumière et joie d’être à deux si l’occasion en est donnée. Joie, joie, joie. Point final !
Le vent a soufflé en fortes rafales toute la nuit, le temps change. La journée s’annonce hasardeuse. Cispéo a passé la nuit avec Lascive. Ce n’est pas une blague de 1er avril, cela lui arrive souvent et il se félicite de l’aubaine inespérée dans une vie de balai. D’accord, cela mérite quelques explications…
Lascive, c’est la toile de mon fauteuil pliant que je range la nuit sur le porte-bagages arrière. Mais ce porte-bagages est aussi la résidence de Cispéo, la tête de balai. Et chaque nuit, en recouvrant la selle et le porte-bagages avec un sac Ikéa pour protéger de la rosée ou de la pluie, je rends ainsi aussi cachées et pudiques que possible les étreintes de Cispéo et Lascive. Cispéo est content à plus d’un titre car il troque ces nuits délicieuses contre un asservissement des plus vils : empêcher la béquille de Séraphin de s’enfoncer dans la terre trop meuble. Une boîte de coca passée sous un camion fait bien mieux l’affaire que lui et il est fort content que je m’en sois enfin aperçu. Cocagne !
Je remets le bonnet de ski de fond ce matin pour protéger mes oreilles de ce vent glacial, puis bientôt, ce sera le tour de la tenue de pluie complète. Grains, averses de grêlons, rafales de vent entre de très rares et courtes apparitions du soleil, tel est le menu du matin. Je suis incroyablement heureux et je ne voudrais pas être ailleurs. Je mange mon bol de riz quotidien, aux amandes et raisins, préparé la veille et ce sous un abri-bus en tôle rouillée qui fait chanter la pluie et, quelques instants plus tard, tambouriner les grêlons. Mes avant-bras sont « profiteroles », chaud-bouillant des coups de soleil des jours derniers dont le froid de la manche du ciré, trempé maintenant par la pluie et glacé par le vent, vient souligner le contraste.
Mais la suite du jour me réserve encore bien des surprises…
Le col est interminable qui passe à Metsovo, je n’arrête pas de monter. Et la neige réapparaît sur les bas-côtés de la route. J’ai les doigts des pieds et des mains gelés et je dois remettre mes gants d’hiver. Des rafales de vent, telles des « willivaws », ces vents qui dévalent les falaises de glace de l’Antarctique, descendent des sommets et me déséquilibrent, m’obligeant à m’arc-bouter sur le guidon. À ma droite, le précipice est en direct, sans vraiment de barrière efficace car cette dernière, si elle existe effectivement, est devenue trop basse à cause des travaux de réfection successifs de la route qui en ont élevé le niveau du revêtement. Près du sommet, le grésil fouette, sous l’effet du vent, mon visage à faire mal. Je n’y vois plus rien et ce que je discerne, je le dois à la visière de ma casquette qui, tête baissée, est ma seule protection.
Une cabane en tôle, providentielle et toute déglinguée me permet de m’abriter d’un grain encore plus violent, fort heureusement de courte durée. C’est alors qu’un homme surgit de nulle part ! Sorti en fait d’une voiture que je n’ai ni vue ni entendue : « Are you OK ? J’ai pris des photos de vous ! Je vous les envoie ! ». Je lui griffonne, dans le vent et la pluie, mon mail sur un bout de papier…
Quelle surprise ! Quelle ironie ! Je suis là, dans des conditions extrêmes, voire limites pour moi si elles devaient perdurer et une sorte de Zébulon tire de son chapeau la photo-souvenir ! A-t-il perdu ce bout de papier ? A-t-il négligé de faire l’envoi promis ? Est-il mort ? Je ne recevrai jamais rien… Dommage car un souvenir de ces conditions dantesques ne m’aurait pas déplu.
Je repars lors d’une accalmie et le grésil violent du sommet se transforme dans la descente en neige féerique rendant la route toute blanche. Je veux m’arrêter pour manger et dormir car je suis vidé mais il n’y a pas d’endroit propice. Enfin elle cesse, le soleil apparaît, dévoilant un nouveau paysage plus doux, plus sylvestre. Que de changement après le décor lunaire et fantomatique que je viens de traverser !
J’aperçois bientôt en bord de route un rassemblement de personnes : des jeunes qui jouent au foot, des jeunes filles qui saluent et sourient. Bonheur de la création : que c’est bon de vivre, passant… ! Je continue encore quelques temps, sous le soleil rasant, ayant retrouvé un peu de force puis j’établis le bivouac sur un nouveau sommet, moins enneigé. Il se met à pleuvoir sitôt la tente montée et je me couche, trop fatigué pour avoir faim et n’ayant ni l’envie ni la force de mettre en route la popote…
Rideau !
Seuls, les rayons du soleil matinal illuminant ma cathédrale de toile réussissent à me faire sortir de mes deux duvets. Je déjeune copieusement, je fais tout sécher, puis je m’occupe de Séraphin : changement des patins avant, nettoyage des freins arrière et de tout le vélo, entretien de la chaîne… Je lui refais la beauté que je peux et je le fais doucement. Il est 15 heures passées quand j’ai terminé, aussi je décide de rester une deuxième nuit sur place.
L’endroit est magnifique. C’est une prairie au milieu des bois avec vue sur les montagnes alentour qui font valoir, comme de nouvelles mariées, leurs sommets enneigés. Je pars chercher de l’eau, point délicat. Je ne trouve qu’une flaque, suffisante pour me laver les mains salies par la mécanique. Ce n’est pas grave, on fera à l’économie jusqu’à la prochaine source rencontrée. C’est un moment de solitude immobile, différent de celui des jours précédents que je goûte là. Il n’y a que le silence, le bruit du vent parfois et de temps à autre, au lointain, un moteur de tronçonneuse ou une rare voiture. Le temps est radieux, ciel sans nuage, l’air immobile.
C’est mon Athos à moi…
Un chien de chasse avec une clochette vient faire son déjeuner de mon étron matinal. Recyclage… Son promeneur de maître arrive après et m’adresse un salut, de loin, rompant ainsi mais si peu, cette complète solitude de deux jours. Je m’offre le luxe de prendre un bain de soleil intégral, là, au matin, sur ces hauteurs. Quel bonheur, quel pied de fixer ainsi la vitamine D ! Bien sûr, la caresse du soleil éveille la pensée vagabonde…
Ne rêve pas, crétin !
En descendant le col, je trouve bien vite une fontaine puis je fais un détour par un village qui se trouve sur la route, Kipourio. À l’entrée, sur le chemin même, deux hommes sont là, chapelet à la main, qui parlent et prient ou prient et parlent, je ne sais lequel des deux verbes il faut mettre en premier. Bref, ils prient en parlant ou parlent en priant. Peu importe. Au milieu du village, en plein sur la route, une quinzaine de personnes âgées, habillées de sombre, discutent âprement devant le seul lieu de convivialité ouvert, le café du village. Une femme toute en noir et toute en rides est assise sur une chaise. Je n’ose m’arrêter, barrière de la langue et timidité coutumière obligent. Dans ces cas-là, comme dans bien d’autres, j’aimerais être deux, pour profiter de la force ou de l’élan de l’autre.
Une femme, debout à son balcon, me salue. Plus loin, un homme klaxonne en m’adressant un grand bonjour. J’aime cette Grèce des montagnes, sa simplicité, sa rudesse, ses étendues inhabitées, son accueil, son silence. À Grevena, je fais les courses nécessaires. Au supermarché, le caissier m’offre le chocolat qu’il a vu me faire envie, une sorte de très gros Ferrero rocher ; à la boulangerie, la jeune femme arrondit le prix, me voyant chercher maladroitement la monnaie et, calée dans un coin de la devanture, me regarde partir, intensément… Le voyage ou le voyageur fait naître des rêves dans les yeux de ceux qui le regardent passer, eux qui restent immobiles.
Je trouve une gomme neuve, sur une route de pleine campagne. Que fait-elle là ? Je ramasse, bien sûr ! Loublie, c’est son nom de baptême, rejoint illico, dans la sacoche de guidon, les deux boutons neufs trouvés à Matera. Je n’ai nul besoin d’une gomme, pas plus que des boutons mais elle, elle a besoin de moi. C’est sûr ! Quel avenir pour elle sur la route sinon des pneus assassins qui la souilleront ?
Nous sommes donc désormais sept à bord, trois couples et un solitaire : Nadège et Séraphin, étroitement soudés l’un à l’autre comme un bidon à son vélo ; Lascive et Cispéo, dont les amours torrides défraient quotidiennement la gazette locale et rendent fou le solitaire de la bande ; Edmond et Loublie, à jamais liés l’un à l’autre par un incompréhensible coup de foudre platonique, lui toujours sentinelle à l’arrière comme un bâton de signalisation se doit de l’être et elle plantée à l’avant, prête à effacer ce qui se doit de l’être également ! Devinez qui reste sur le carreau, esseulé et jaloux… ?
Le paysage change. Perdant de l’altitude, les montagnes sont plus douces qui semblent de loin complètement chauves, pelées. Elles sont en fait revêtues d’une maigre végétation d’épineux ou de résineux de basse taille. Le bivouac devient plus difficile à trouver, moins intime et je mets longtemps à me décider. Ce sera à l’entrée d’un champ. Je monte la tente à la nuit, entre l’ancienne route nationale dont je longe le tracé et l’autoroute au loin dont j’entends le tintouin. Je dors mal, j’ai vu un pick-up passer lentement, probablement le paysan, propriétaire du champ. Peut-être bien que je me fais le film… mais ce simple fait, ce supposé regard observateur me dérange et me met mal à l’aise.
Pourquoi ?
Je ressens à nouveau ce soir cette insécurité de l’errant, éprouvée avec acuité en Italie et que j’avais oubliée ici, en Grèce. Et la nuit n’est pas vraiment sereine. Le paysage a changé trop vite, me faisant quitter, comme à regret et en trop peu de temps, ces montagnes perçues comme idylliques. Elle est de plus très froide, il gèle vraiment alors qu’ayant perdu de l’altitude je croyais profiter de températures plus clémentes. De plus, hier soir en fin de journée, j’ai eu pour la première fois une alerte au genou droit. Je repense à l’homme qui m’a accueilli à Igoumenitsa : « Passe l’été ici, après tu verras… ». Plus qu’un bon mot, il y avait de la sagesse dans son propos.
Je suis sur le vélo au lever du jour, frigorifié et il me faut longtemps pour me réchauffer. Je profite d’une halte, du soleil revenu pour faire tout sécher et même me raser. J’ai trop attendu pour me couper les cheveux moi-même, plus de deux mois. Dommage ! Il me faudra une aide. J’arrache Lascive à ses rêveries de la nuit et je la remets dans le droit chemin, c’est à dire sur l’armature du fauteuil pliant et c’est avec un brin de joie sadique que je pose mes fesses dessus. Au plein soleil de midi, je savoure ainsi le déjeuner qui me redonne des forces.
La route court maintenant le long de plaines monotones puis se faufile, coquine, dans la moiteur de beaux mamelons dénudés. J’y passe la nuit. Ô solitude que pour rien au monde je ne quitterais, tu as parfois des ardeurs autres ! C’est ainsi et c’est bien ainsi. Il me vient parfois comme une angoisse, pourtant : vais-je avoir la force de continuer ? Au matin, l’orchestre des oiseaux est là qui me réveille et redonne confiance. Je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir et je me suis découvert des forces incroyables. Le périple déjà accompli n’était pas de tout repos par le relief et les conditions climatiques. Il en aurait rebuté plus d’un. Mais je suis parti pour mourir en chemin, quelque chose lâchera et je ne dois pas m’alarmer d’une insuffisance. C’est dans l’ordre des choses.
Où… ? Quand… ?
Comme en réponse, c’est à une véritable étape de montagne que je suis convié. Le mamelon où j’ai dormi en cachait un autre, plus altier. Et au sommet, je fais la connaissance de Tzellos, un cycliste grec, le premier que je vois, ils sont très rares, me dit-il, le pays étant trop chaud la plupart du temps pour la pratique d’un tel sport. Il habite Kozani et est professeur d’économie. Il m’offre son sandwich, que je ne peux refuser sans risquer de froisser. Belle rencontre ! Il m’apprend que les sanctuaires, disposés ça et là tout au long des routes, sont en fait des mémoriels d’accident. Ce qui explique que parfois il y en ait deux ou trois, à côté l’un de l’autre. Je me dis que j’aurais du peut-être faire un bout de route avec lui, tant était grande sa gentillesse, en l’accompagnant dans sa visite d’une église proche, pas tout à fait sur le chemin toutefois. De toute façon, il retournait en arrière ensuite.
Cela me fait goûter un peu de l’amertume que l’on ressent toujours face à l’incomplétude de ces rencontres fortes que l’on aimerait prolonger. Les échanges, toujours rares et brefs, sont l’essentiel de la vie d’itinérant. Ils restent esquisses inachevées. Savoir les apprécier pleinement dans leur éphémère durée est un apprentissage. On y laisse toujours un peu de soi.
En le quittant, à partir de là, je ne connais plus que descente et terrain plat ! J’ai mis, depuis deux jours, la pédale douce, essayant d’écouter mon corps et ses signes de fatigue. La rencontre, chaleureuse, me fait du bien. Je prends conscience que je n’ai parlé avec personne depuis ma traversée sur le ferry avec les deux jeunes gens, une semaine plus tôt. Ainsi s’expliquent probablement les délires que j’ai tenu sur les couples qui se sont formés à mon bord et à mon insu…
J’apprends à flâner un peu à Veria, kebab, courses et, dans la foulée, l’esprit relâché, peut-être trop, je perds mes gants spécial vélo, acquis en cours de route dans un quelconque Décathlon italien. Je fais demi-tour mais je ne trouve rien. Et de trois, cela fait trois gants de perdus depuis le départ ! Je considère que leur perte signifie que je n’en ai pas besoin.
Le soir est paisible, sans un souffle. Angelus…
Bivouac dans un champ d’arbres fruitiers. J’entends des chants, c’est le jeudi saint de la Pâques orthodoxe. Un tracteur travaille derrière une haie, au loin. Je coupe en deux et sans hésitation aucune mon premier scorpion, plutôt que de le retrouver dans le sac de couchage et je m’endors, bercé par les chants. Au matin, il pleut et il n’est pas huit heures que je suis déjà sur le vélo, selon la dure loi du bivouac. Je n’étais pas dans une friche, un territoire libre comme la nuit dernière, mais dans une plantation et je ne peux me permettre de traîner. Tout est bien. J’éclate mon premier moustique gorgé de mon sang, le salopard ! Puis je fais le yoga matinal en m’habillant et en rangeant tout le matériel, à quatre pattes sous la tente.
Gymnastique quotidienne et obligée…
Il pleut faiblement, la route est plate à présent et je suis content de pédaler sans trop d’effort. Je passe à Chalcédoine, nom qui m’évoque ce lieu où les hommes ont débattu avec passion de la nature vraie de l’homme de Nazareth. Si c’est bien ici, l’endroit a perdu toute trace de la hauteur des débats. Il est quelconque. Vérification ultérieure faite sur Internet, Chalcédoine était un quartier de Constantinople, devenu Istanbul, en Turquie.
À Thessalonique, je m’arrête et prends le temps de me faire raser le crâne. Il fait trop chaud. Au moment de payer, le patron qui s’est lui-même occupé de moi me dit : « C’est pour la maison ! ». Incroyable ! Il m’a rasé, lavé les cheveux, massé le crâne avec de la pommade. Une cliente, à l’écoute sur le fauteuil d’à côté pendant toute l’opération, me demande combien de temps je reste à Thessalonique : « Je ne fais que passer », lui dis-je. Une autre réponse, plus diplomatique et plus maligne donc, aurait certainement engendré une invitation à dîner. Elle et son mari, absent pour le moment, auraient été ravis d’entendre le récit de mon épopée, dit-elle. Ces grecs sont vraiment des gens simples et hospitaliers. Mon impression première est confirmée.
Plus loin, je vois sur la devanture d’une salle de gym : « Fit is not a destination, it’s a way of life ». Et l’idée me traverse immédiatement de remplacer « Fit » par « Cycling ». Oui, l’errance en vélo est un mode de vie…
Avec le crâne rasé, je ressemble maintenant à un véritable bonze, j’entre en religion, celle du nomade pour qui l’entretien de sa personne doit être minimal. Je ne trouve, quittant Thessalonique à la nuit tombée, qu’un squat à l’arrière d’un bâtiment commercial abandonné et, dans ce décor lugubre de quartier en déshérence, je fais un repas du soir somptueux avec moussaka et bol de riz au chocolat !
Et revient la question : où aller ? Continuer sur Istanbul ? Descendre sur Athènes et flâner en Grèce ? Ce pourrait être la voie médiane, aller au Mont Athos dont je découvre, rendu où je suis à présent, la proximité. Cela me permettrait de prendre le bord de mer que j’espère plus plat. Je suis usé par tous ces dénivelés traversés. La nuit a été pluvieuse et je n’ai été que partiellement protégé de l’eau qui dégoulinait du toit. Quel changement d’ambiance radical : du salon de coiffure bon chic bon genre au squat sordide !
À Exochi, un petit village au-dessus de Thessalonique, alors que je suis en plein effort dans une côte, un homme m’interpelle de sa place de serveur dans un snack : « Where do you from ? – France ! – Come in ! ». Interpelé ainsi, je ne peux que m’exécuter et Georges – c’est son nom – m’offre un pain puis une, puis deux, puis trois parts de feuilletés divers… Il ne s’arrête pas ! Il est admiratif mais il me prend quand même pour un « crazy », un fou et il me le dit !
Au sortir du village, la descente est longue et raide. J’aime la vitesse, je freine rarement en descente si la route le permet. Je suis confiant en mon matériel. Je n’ai pas lésiné sur le prix et j’ai acheté le meilleur, tant pour le vélo que pour l’équipement. Privilège de l’âge, d’une vie qui se termine. Un peu plus tard, roulant à allure normale sur le plat, j’entends comme un clic. Je baisse les yeux et constate avec stupeur que la sacoche avant droite commence à s’arracher. Une des trois vis de fixation de l’attache supérieure manque. Le clic, c’est le bruit qu’elle a fait en tombant sur les rayons puis sur la route. Je m’arrête et retourne en arrière. J’invoque saint-Antoine et l’incroyable se produit : je retrouve la petite vis quelque cent mètres plus haut !
Je n’avais pas pensé à invoquer le saint pour les gants. Dommage ! Il doit rigoler… Je répare, ne pouvant m’empêcher de penser que si la sacoche s’était arrachée dans la grande descente, c’était le vol plané terminal assuré ! J’étais pourtant absolument confiant dans mon équipement et sa réputation. Il me faudra mettre un point de colle ou vérifier souvent le serrage des vis de fixation.
J’arrive enfin au bord de l’eau, en mer Egée, à Nea Kallikratia, station balnéaire classique. C’est bon de retrouver le soleil, l’eau, la brise marine, les gens qui déambulent. Au soir paisible, je fais halte dans un champ d’oliviers. Angelus… Mais les moustiques passent à l’attaque ! Pour me protéger d’eux, je rentre vite dans la tente, confiant Lascive à Edmond et bonne nuit !
Je m’interroge…
Je passe maintenant pas mal de temps à écrire, tous les soirs ou presque ce journal. Est-il prière ? S’il ne l’est pas, il n’est rien. J’ai vu ce jour, du coin de l’œil, un homme, au look reconnaissable de prêtre orthodoxe, qui allumait les lampes dans un des sanctuaires placés en bord de route. C’est sa prière ? Sa fonction ? Peut-être les deux, je l’espère pour lui. Ma fonction est de passer. Point final. C’est ma prière aussi.
« Laissez-vous traverser par Dieu », écrivaient les sœurs de Bethléem dans leur dernière lettre de Noël que j’avais reçue à Paris cet hiver. C’est fait, la lumière m’a traversé et de quelle manière ! Il ne me reste plus à présent qu’à traverser moi-même. Traverser quoi ? La vie, le temps. Comment ? En traversant l’espace. Devenir passant, nomade, c’est la seule issue pour moi, la seule réponse possible.
Car c’est bien dans l’enceinte du monastère du Thoronet que la foudre est tombée. C’est bien là, le samedi 17 avril 1999, vers six heures du soir, avachi sur une chaise dans les tribunes du fond de l’église désertée, les yeux fermés, c’est bien là que ça s’est produit. Ça… ? Le rond de lumière dans ma poitrine, l’homme qui marche dans cette lumière, dans un paysage désertique mais réel. Est-ce Dieu qui a traversé, pour reprendre l’actuel message des soeurs ? J’étais revenu sur les lieux une quinzaine de jours après. Sans idée, sans but. Perdu, hébété, encore sonné, KO debout. Le monastère était fermé, j’étais là devant la grille close, hagard, déboussolé. J’étais là, je revenais sur les lieux, comme un assassin sur ceux de son crime. Soeur Brunnen, cette moniale que j’aurais tant aimé comme compagne mystique tant sa beauté et son accueil m’avaient bouleversé, était alors mystérieusement apparue. Elle me fit entrer dans l’enceinte monastique et là, sous les oliviers de l’entrée, je lui fis part de ce qui m’était arrivé. La supérieure du monastère, est survenue à ce moment-là. Je me suis senti obligé de répéter. Ni l’une ni l’autre n’ont su quoi dire. Mon chemin reste incompris et solitaire. Même elles qui ont consacré leur vie à l’ailleurs ne peuvent ni comprendre ni admettre. Leur silence est éloquent. Il est la seule réponse. Mais cette parole, ce secret échangé ce jour-là a laissé en moi comme une attente, le sentiment d’une impossibilité d’être stérile…
Depuis le 19 mars, à Pompéi, je n’ai pas pris de douche ni lavé mes vêtements. Il me faudra chercher un camping. En attendant, je bivouaque et trouve au menu de la nuit : bruits de voitures, coups de fusil et feu d’artifice. Car à minuit, Christ est ressuscité ! Telle est ma nuit de cette Pâques orthodoxe en Grèce. Ma pensée, au matin, est biblique : « Donne-moi une aide, Seigneur, sinon je n’y arrive pas ! ». Pour l’heure, je fais face à une attaque frontale de moustiques très agressifs, je monte le bivouac et je mange tout ce qui me reste : cinq barres de céréales trempées dans du Mérenda, le Nutella grec.
Et rideau !
Le lendemain, à Marmaras, je peux enfin faire quelques courses chez des commerçants bougons. On est loin de l’accueil des grecs de l’intérieur. Comme partout dans le monde certainement, les commerçants des lieux touristiques n’attendent que l’argent du client. Leur sourire coûte cher. J’ose, poussé par la faim, m’attabler dans un restaurant face à la mer et goûter une délicieuse assiette de kebab. La serveuse parle français, ce qui facilite les choses. Je fais néanmoins usage des trois mots essentiels de grec appris avec soin avec Tzellos : « kalimera, eufraristo et yassas » (bonjour, merci, au revoir).
Puis je trouve, après quelques essais infructueux un bivouac de rêve, en bord de mer, dans une toute petite crique, en face du Mont Athos. Une mare proche me donne d’entendre grenouilles et crapauds qui s’en donnent à cœur joie. En face de moi, séparés par un bras de mer, trois mille moines orthodoxes prient sur le monde. Ils ont sans cesse la prière du cœur aux lèvres. C’est celle que j’exprime dans l’effort de mes jours. Inscrite dans mon souffle, je lui donne ce sens si particulier : « Fais de moi ce que tu es ! ». Suis-je parjure ou au cœur du cœur ?
Peu importe, je suis…
Le mont Athos, vu du bivouac, ressemble à la proue d’un navire. Son sommet de plus de deux mille mètres est étrave face à la mer. Il semble tête de pont vers l’au-delà, cet ailleurs dont les moines se tiennent prêts à partir à l’abordage. C’est beau de voir cela. Le timon de la grande ourse est pointé sur l’Athos, comme un repère de plus. Plus tard dans la nuit, un bruit de navire – deux sons de cloche – me pousse à mettre le nez hors de la tente et, juste à ce moment-là, une superbe étoile file en direction de l’Athos ! Ces deux signes du ciel semble désigner l’Athos comme étant signe lui-même…
Au matin, farniente et bain de soleil intégral pour fixer partout la vitamine D. Possible que je sois dans l’erreur, intégrale elle aussi… Je ne pars pas à l’abordage, je suis. L’ailleurs n’est autre que moi-même, d’où le farniente, le laissez-faire, le laisser-être.
Je n’ai pas fait, comme les moines, vœu de pauvreté. Ce serait faire injure au système économique qui m’a permis de vivre et qui, par le biais du régime des retraites, me permet de pouvoir accomplir l’itinérance.
Je n’ai pas fait vœu de chasteté, ce serait faire injure à la moitié de l’humanité (facile, d’accord !). J’aime le mystère que représente la complétude homme-femme. Il m’attire. J’aime les femmes. Se peut-il que ce soit dans la négation de la pulsion sexuelle que réside la solution, la pureté de l’élan vers l’ailleurs ? Ce serait alors comme sauter une classe, être précoce, en avance dans le grand devenir de l’évolution vers l’homme-lumière. Je ne suis pas surdoué. Les errements visibles et maintenant trop connus dus à cette position poussent à l’humilité et à l’acceptation sans fard du désir et de la pulsion sexuelle. Il se peut aussi que la chasteté ne soit que refus d’obstacle et qu’au contraire le chemin de l’évolution soit de tendre vers l’harmonie de cette complétude des regards masculin et féminin. Vaste sujet…
Je n’ai pas fait vœu d’obéissance, sinon à ce qui me guide : la lumière. Folie que de penser et d’écrire tout cela, ce soir, sous ma cathédrale de toile et sur mon téléphone portable.
Folie oui, mais que c’est bon d’être fou…
Je me gave de soleil après tout ce temps passé dans le froid et l’effort. Mon errance n’a pas de but autre que celui d’errer, d’attendre la mort, debout, d’espérer, sans le précipiter pour autant, le passage, la joie. Je continue le tour de la péninsule qui, loin d’être une partie tranquille de manivelles, constitue encore une étape de montagne. En comparaison, cela à voir avec la Corse. Ça monte et descend en permanence !
Cette région de Grèce est une région touristique. Même endormie en début de saison, j’y suis comme un intrus. Je ne suis pas touriste, je ne voyage pas, je ne visite pas. Cette péninsule de rêve n’est pas mon itinérance. Seul le besoin de souffler m’a poussé à passer par ce bord de mer que j’imaginais plus plat. Je ne regrette rien. Dormir dans une crique déserte en face du mont Athos est une expérience. Pour ce qui est de souffler, j’ai soufflé, oui, mais dans l’effort ! Peu importe, je retrouve maintenant la Grèce de l’intérieur et avec elle le sourire des commerçants.
Une pensée me vient : jamais je n’ai autant mérité le nom d’homme. Non, bien sûr, pour l’exploit physique ! Pour cela, je remercie seulement la vie de me donner la force musculaire et mentale d’accomplir ce périple. Mais le nom d’homme se mérite par sa proximité avec le divin. Je n’ai rien d’autre à me préoccuper que de cela. Je me suis allégé au maximum, du moins le maximum de l’instant présent. Folie du propos bien sûr, ne pouvant être tenu qu’à l’intime…
À un sommet, je trouve un oratoire, avec table et fontaine. J’en profite pour faire une halte : repas, lessive et brin de toilette après trop de jours d’abstinence. Je m’assoie à l’intérieur de l’oratoire. La bougie est allumée, un parfum d’encens flotte. L’environnement favorise la plongée au profond de soi. Mais je ressens le même appel au-dehors. Je pédale autant dans la constance des profondeurs que sur la route. L’effort est prière, la vie est prière. Le soir est paisible, angelus. Merci ! Eufraristo !
Être l’homme eucharistique, l’homme qui remercie…
Avant de partir, j’avais lu « l’idiot » de Dostowieski, par identification avais-je dit à la libraire qui me questionnait sur mon intérêt pour ce livre. J’en ai retiré une prescription, une leçon d’être : ne jamais se départir de sa bienveillance. Et je veille à me le rappeler chaque jour. Ce n’est pas gagné d’avance, compte tenu de ma personnalité, parfois plutôt rêche et rugueuse. Mon regard sur le monde, sur les gens est-il assez bienveillant ? Il faut reconnaître la difficulté de la bienveillance : être prudent comme un serpent, candide comme une colombe et ce, dans une humeur égale, souriante où « il est poli d’être gai »… De plus, il faut tenir à distance ce que l’on veut pour soi-même, se garder de toute manipulation de l’autre, de tout égoïsme. La bienveillance, si elle s’applique à soi, est avant tout pour l’autre. Bien veiller : avoir le regard, le geste et la parole juste. Si j’ai cette attitude alors soi et l’autre deviennent identiques. Alors « je est un autre ». C’est en somme toute la difficulté du « bien » vivre dans le monde…
Le soleil illumine ma cathédrale et il est temps de vivre, nez dans le guidon, prière au souffle. Vivre le jour tel le papillon de nuit, sans cesse attiré par la lampe qui brille… Mais ce ne sont pas des papillons qui m’accompagnent ce sont des petites mouches attirées par la sueur qui perle de ma peau. Pour éviter ce désagrément, j’en suis réduit à utiliser la moustiquaire de tête. Dans l’après-midi, je rejoins la côte et sa route plate qui file vers Alexandroupoli, dernière ville grecque avant la frontière.
J’établis mon bivouac en bord de mer, au coucher du soleil, parmi les marguerites et les coquelicots. L’endroit semble de rêve ! Je suis heureux. Hélas, il faut des troubles-fêtes et il y en a : les moustiques, les rusés moustiques et aussi les chiens, les stupides chiens ! Ils aboieront toute la nuit, rendant celle-ci difficile et agitée. Et au tout petit matin, cerise sur le gâteau avant que le soleil ne se lève, des pêcheurs viennent bruyamment poser leurs filets juste devant l’emplacement que j’avais dit de rêve : depuis quand, bon sang, les marguerites et les coquelicots servent-ils d’amer ? A moins que ce ne soit la tente ou moi-même qui remplisse ce rôle ? Bref, le teuf-teuf des moteurs diesels et les échanges entre pêcheurs me réveillent nauséeux. L’alarme qui a sonné une grande partie de la nuit parachève l’affaire et range définitivement la nuit dans le grand livre des « Nuits à oublier » !
La journée qui suit est terne, sans rien : ni beaucoup de prière, ni beaucoup d’énergie. Un fait remarquable cependant : j’ai l’occasion, très rare en Grèce, de saluer quelques cyclistes et de voir mes premiers baigneurs du côté de Kavala, en bord de mer. Beaucoup de moustiques encore au bivouac ! Nuit pleine, lourde du sommeil à rattraper de la précédente.
Au matin, départ de bonne heure avec un constat : je vis comme si je n’avais pas le droit de vivre ! Je n’ai pas de moment de relâchement dans ma quête. Elle a pris la forme d’un pédalage effréné. Pourquoi ne puis-je pas rester, comme un sage qui a vu la lumière, immobile et tranquille, aidant les autres, si cela est donné, par sa seule présence et immobilité ? Est-ce un leurre que cet image d’Épinal du sage assis tel un Bouddha ou simplement un stade que je n’ai pas atteint, une réalisation qui n’est pas pour moi ? Je me demande même si finir dans une maison de retraite ne serait pas faire acte d’humilité : un pauvre parmi les autres.
La journée est longue, la route facile. Le paysage change, plus aride. Au soir, je mets du temps à trouver un bivouac et, après un essai infructueux pour cause de tracteur travaillant dans les champs avec les phares allumés, je me remets en route et ne m’arrête qu’à la nuit noire, en bordure d’un champ de blé. Le jour n’est pas levé que j’entends la première prière musulmane de la journée qu’amplifient des haut-parleurs. Je suis râpé, décapé. La folie et l’âpreté de ma démarche me dénude.
Je me mets en route et je fonce, sans plus penser…
Il arrive qu’une tortue traverse la route ou bien se prélasse sur le goudron chaud. Des bergers gardent les troupeaux de moutons ou de chèvres, parfois père et fils, le métier se transmet. Un fort vent de face m’attend sur la route qui mène à Alexandroupoli, au grand dam de mes bras et jambes. C’est un dimanche, ce 15 avril. Je m’installe au camping municipal pour attendre demain l’ouverture des banques afin de me procurer quelques livres turques, avant le passage de la frontière.
Je retrouve là l’usage de la parole avec deux jeunes allemands, Stephie et Dominik, en camping-car, qui me prêtent un accu portable. Je peux recharger, pour la première fois depuis trois semaines, téléphone et batterie et ce, confortablement installé sous la tente. Leur gentillesse m’évite d’avoir à faire le guet devant les toilettes, seul endroit à posséder des prises électriques. Et je prends enfin ma seule douche grecque…
Le matin, je repars avec un fort vent de face qui dure toute la journée ! Je n’ai pu faire de change à la banque, ils n’ont pas eux-mêmes de livre turque et je ne pourrais obtenir de la monnaie locale que dans le pays lui-même. Les temps changent. C’était autrefois une précaution à prendre que de se munir de devises avant de rentrer dans un pays. Alors que je me repose sous un abri-bus, une femme s’arrête, baisse la vitre et m’offre une banane : « Eufraristo – Parakalo ». Merci ! De rien ! Merci, merci, merci… Quelle merveille dans la simplicité !
Pas belle, la vie ?
Un homme vient vers moi. Il a obtenu, hier, son brevet des deux cents kilomètres en vélo. Il en est tout fier ! Il me demande mon parcours, mon âge et me félicite, me souhaitant : « a safe trip ! », un bon voyage. C’est vrai qu’ils sont nombreux à klaxonner pour saluer, nombreux à me croiser, pouce levé ou même pour l’un d’eux applaudissant carrément des deux mains au-dessus du volant, alors que je sue sang et eau dans une montée. C’est sympathique mais ce n’est pas l’essentiel pour moi, je ne fais pas un exploit, je ne relève pas un défi : je ne sais pas ce que je fais. Voilà le fait.
Je suis en errance.
3-4/ Turquie
Je suis maintenant rendu à la frontière turque.
Et j’attends patiemment dans une file de véhicules. Je connais à nouveau ce que j’ai déjà vécu dans mon enfance pour aller en Espagne ou en Andorre : les postes-frontières. Douane grecque, police grecque, no man’s land, police turque, douane turque. C’est bon, je suis passé ! Me voilà sorti de l’Europe, du moins de l’Union Européenne…
Un tracteur me dépasse, tirant une charrette. Il y a deux jeunes adolescents assis derrière, les jambes dans le vide. L’un d’eux fait mine de me lancer une pierre…
Au soir, je m’arrête à la nuit, en bordure de route. Je crois être tranquille, assez bien dissimulé et voilà un troupeau de moutons, surgi de nulle part, qui déboule à trois mètres de moi. Les bêtes sont surprises, moi aussi et le berger qui arrive de même. Quelques mots, un sourire et ils vont leur chemin…
Le lendemain, ce sont des kilomètres d’une route droite mais bosselée qui m’attendent. Ça monte et descend sans cesse. Je m’arrête à Tekirdag pour retirer de l’argent directement au distributeur. Merveille, le distributeur communique en français ! Ainsi donc, je m’étais fait inutilement une montagne du fait d’obtenir des livres turques. C’est en voyageant qu’on apprend à voyager…
Je circule au hasard dans les vieux quartiers de la ville et j’entre dans un boui-boui prendre un kebab avec un coca. L’employé est sympathique, curieux de mon périple et il dit m’offrir le thé mais, au moment de payer, c’est le patron, méfiant et hostile, qui passe derrière la caisse. Il me rend la monnaie et comptabilise le thé. Il n’y a pas de quoi s’offusquer. Il m’avait demandé auparavant, suspicieux et revêche, combien coûtait ma bicyclette et j’ai bien l’impression qu’il a hésité à m’arnaquer davantage en me rendant la monnaie mais que, sous le regard de son employé, il s’est ravisé.
Plus loin, je me repose près d’une maison en chantier. Deux ouvriers en sortent et m’invitent à prendre le thé : un grec de trente-neuf ans, un syrien de trente et un ans et moi, français, vieil homme. Mis dans le même sac que les américains pour leur action en Syrie dans la lutte contre Daesh, je comprends vite n’avoir pas bonne presse ici, en tant que français. Étrangers les uns aux autres, nous sommes réunis sur les abords de ce chantier…
Aujourd’hui, 17 avril 2018, dix-neuf ans jour pour jour après la vision, à l’heure près, je reçois ce signe fort de la fraternité. Le voilà, clair, simple, brut : être ensemble, se sentir d’un même bateau. Voilà ce que nous ressentons confusément tous les trois. Avant de prendre le thé, je vois le Syrien, tourné vers la Mecque, faire ses prières. La barrière de la langue empêche la communication. Pas de mauvais anglais possible, ne reste que la langue des signes, des sourires, des regards. Je n’ai jamais été doué pour comprendre et pratiquer le langage des signes. Mais le sourire ne connait pas de frontières.
Ces hommes sont bons, ils ont le regard clair, limpide, sans malice. Ai-je été à leur hauteur ? Non. Ai-je été suffisamment bienveillant ? Non. Je ne pense pas avoir été à la hauteur de la situation. J’aurai voulu mieux exprimer ma fraternité, mieux dire la lumière que nous sommes tous, musulman ou chrétien. J’aurais voulu que cesse la guerre pour que le Syrien retourne dans son pays dont il a manifestement la nostalgie. J’aurais voulu… sauver le monde. J’ai mal au monde.
Ce n’est pas une bicyclette que j’ai, c’est un vélo certes mais aussi une maison pliante et surtout un mode de vie. Voilà la réponse à faire face à la demande de son prix. Ce faisant, j’habite le monde avec peu, le strict nécessaire et je rencontre mes frères. Comment puis-je mieux exprimer la fraternité que par ma démarche ? J’avoue ne pas m’être posé la question avant ce jour. Ma démarche n’a pas ce but. Elle n’en a pas, elle est ce qu’elle est. Mais aujourd’hui, la rencontre m’interpèle.
Citoyen riche d’un pays riche, j’ai la liberté de circuler et, dans cette liberté, le pouvoir de rencontrer un homme jeune, pauvre, ligoté, immobilisé, coupé des siens, chassé de son pays par la guerre. Et sa misère a à voir, que je le veuille ou non, avec ma richesse. La politique internationale est une politique d’hommes dont je suis. C’est un plongeon dans la réalité du monde que la halte provoque. J’ai cessé, depuis longtemps déjà, d’essayer de lire dans le jeu des puissants. Par conviction. Toute diplomatie comporte sa part d’hypocrisie. Elle est par définition au service avant tout des intérêts propres du pays qu’elle sert. Elle est nécessairement datée, transitoire, éphémère, utilitaire. La fraternité reste, quant à elle, intemporelle, indispensable, vitale, consubstantielle à la nature humaine. En cette veille du 18 avril où j’arrive sur Istanbul, par ces rencontres, je me trouve donc immergé, plongé dans le chaudron du monde alors que je l’ai quitté. Je ne l’ai pas fait pour le fuir en quelque manière que ce soit. Je reste citoyen, inséré, respectueux des règles mais à distance. Le monde moderne le permet, j’en use. Le jeune homme syrien est parti contraint, forcé par la guerre qui est l’échec de la diplomatie. Je suis parti libre. Je suis parti sous le seul aiguillon de la lumière. Sans elle, jamais je n’aurais eu ni l’idée ni la force d’accomplir ce que fais. Je suis parti pour vivre un amour. Dans celui-ci qui sans cesse m’attire il y a comme une envie d’arriver dans des bras. Je ne sais ce qu’ils sont, ces bras, je ne connais que leur attrait. Cet attrait est celui du définitif, du port, de l’absolu : absolu de l’amour dont l’instant de lumière m’a donné le goût.
Celui qui part éprouve nécessairement le malaise, l’inconfort physique et moral de tout voyageur qui quitte sa bulle et ce, depuis la nuit des temps. Je l’éprouve avec acuité dans cette rencontre. Paradoxalement, cet inconfort me renforce dans la conscience que l’absolu est dans le monde. L’absolu est en formation. Je suis parti pour aimer, acceptant de mourir. Là, aujourd’hui, avec ces deux jeunes hommes, la lumière qui m’a frappé il y a presque vingt ans se rappelle à moi et m’indique la seule voie possible pour l’aider, elle, dans son devenir : la fraternité, la seule fraternité humaine, balbutiante, muette, incomplète, dérisoire mais vitale. Vitale ?
Vitale pour elle, la lumière.
Constat. Constat dérangeant. Car je voudrais pouvoir faire plus. Mais cette tentation est orgueil… Une chose immense se joue dont j’ai conscience et dont je suis partie. Je prends part à ce qui se trame mais je n’ai pourtant d’autre action possible que de ne pas entraver la sienne. C’est elle qui est aux commandes et la fraternité est la condition de son développement. Ma seule action possible est de lui permettre d’être. Laisser être : mon histoire me dépasse, notre histoire nous dépasse. Patience. Leçon de vie, d’humilité, d’impuissance créatrice. « Small is beautiful !», seule la fraternité est nécessaire :je reçoislà mon cadeau d’anniversaire…
Au matin, je pars sur Istanbul pour une journée de folie. Tout n’est qu’agglomération, urbanisation, circulation dense, très intense à l’approche de l’aéroport. Je m’arrête en chemin pour acheter une portion de riz à un marchand de rue qui, en bord de cette route poussiéreuse, a installé sa toute petite carriole. Une simple vitre coulissante tente de protéger la nourriture des mouches et de la pollution. On parle autant qu’on peut se comprendre. Il écrit son âge sur sa main : soixante-six ans et me demande le mien. Égalité ! Au moment de le régler, il refuse. C’est lui, le pauvre marchand ambulant des rues qui offre au riche européen son repas d’anniversaire ! Turquie ! Fraternité ! Merveille !
Ainsi ce pays me laisse-t-il une impression mitigée entre jet simulé de pierre, suspicion et grands signes de fraternité. Je garde au coeur ces derniers.
L’entrée d’Istanbul se fait par une autoroute à trois voies, sans cesse montante et descendante et où j’essaye malgré tout de survivre tant il y a de la circulation. À l’aéroport d’Ataturk Airport, je déshabille le vélo pour passer le premier contrôle d’entrée. Déshabiller le vélo, c’est le débarrasser des sacoches arrières et du rack-pack, le sac fixé sur le porte-bagages. C’est aussi enlever toutes les autres : avant, guidon et selle. C’est de fait déranger Edmond dans ses habitude et fonction : il redevient simple bâton, gênant à trimballer ! Lors de ce premier contrôle donc, j’attire l’attention du chef de la sécurité. Curieux de mon allure, il se rapproche et me demande d’où je viens, où je vais, mon âge puis ceci fait, il me tend la main, admiratif. Il a l’âge d’être mon fils.
Il va m’être bientôt d’un grand secours…
Je démonte Séraphin en pièces détachées pour pouvoir le mettre en soute dans l’avion. Il me faut pour cela enlever les pédales, la selle, la roue avant ainsi que le guidon papillon. Ce qui suppose de démonter les commandes de freins et du Rolhoff puis de les fixer au cadre avec du rouleau adhésif. Pour ce faire, j’utilise diverses clés ainsi que mon Opinel.
J’en suis là de mon travail, assis à même le sol et très concentré sur la tâche que j’accomplis lorsque je sens derrière moi une présence. Je tourne légèrement la tête et j’aperçois… un canon de mitraillette. Je laisse remonter mon regard le long de l’arme et le tableau se dessine : deux militaires pointent le couteau et me reprochent vivement de le posséder. Mauvaise donne…
J’explique ou plutôt je tente d’expliquer mais c’est peu dire que le courant ne passe pas entre les deux soldats et moi ! C’est alors que le chef de la sécurité a la bonne, l’excellente idée de déambuler dans les parages juste à ce moment-là. Ayant vu la scène, il vient et, sans prononcer un mot, congédie les gardes en me serrant ostensiblement la main comme on fait à un vieil ami !
Les sbires se regardent, tout décontenancés, ne comprenant manifestement plus rien aux consignes de sécurité qu’ils ont la charge de faire respecter. Je parachève mon œuvre et range vite l’Opinel, objet du litige. Je jure de me souvenir de la leçon…
Je fais filmer ensuite Séraphin dans du plastique à l’aide d’une machine ad hoc puis je jette un oeil au panneau d’affichage des vols en partance. Il y a un avion pour Bangkok dans un peu plus d’une heure…
Soit !
Il n’est pas loin de minuit et il reste un seul guichet ouvert à la clientèle. L’homme se met en quatre pour m’obtenir un billet. Il m’accompagne même pour faire les formalités d’embarquement auprès d’un autre poste de la compagnie car le temps presse et de plus il me fait gagner, je ne sais trop comment, de l’argent sur le prix de départ annoncé pour le transport du vélo…
Je laisse tout ce qui me reste de monnaie turque à cet employé si serviable. C’est peu de choses mais il est bien content. Et moi aussi ! J’embarque.
Bye, bye Turquie !
3-5/ Thaïlande
Huit heures de vol puis atterrissage à Bangkok…
Je remets Séraphin en ordre de marche puis, ceci fait, je prends la photo d’une statue, remarquable, qui se trouve dans le hall d’arrivée et je l’envoie à Fabien. Familier des lieux il la reconnaît mais, incrédule, me demande où je suis… Je n’ai prévenu personne de ma destination, ne sachant pas moi-même où j’allais avant d’y aller…
À la confirmation que je suis bien à Bangkok, il n’en revient pas et me prie instamment de prendre un taxi pour le rejoindre.
Mais j’ai remis Séraphin en ordre de marche et je ne me vois pas le démonter à nouveau pour pouvoir le faire rentrer dans le coffre d’un taxi. Il insiste pour me convaincre car il me voit franchir la distance qui sépare l’aéroport de son domicile soit une bonne trentaine de kilomètres avec beaucoup d’appréhension. Il tente de me ramener à la raison et ses arguments ne manquent pas de poids : c’est la nuit, la conduite est à gauche et je n’y suis pas habitué, les thaïlandais conduisent comme des thaïlandais, c’est à dire aux yeux d’un européen, comme des fous, il fait chaud, moite, étouffant…
Je persiste dans ma décision de le rejoindre en vélo, tout en écoutant deux très précieux conseils qu’il me donne, à savoir acheter une carte SIM thaïlandaise qui nous permettra de rester en communication téléphonique pendant tout le trajet et me munir d’une grande bouteille d’eau car même au soir tombé il fait encore très chaud. Il me faut plus de deux bonnes heures pour le rejoindre et le trouver m’attendant dans la rue, au pied de son immeuble. Ce n’est qu’en le voyant ainsi que je mesure tout le souci qu’il a pu se faire…
Une anecdote : lorsque je me rapproche du but, mon GPS n’a pas encore repéré son immeuble et il essaye de me guider par téléphone. Il me demande de lui décrire mon environnement. Je me trouve devant un magasin qui s’appelle « Seven Eleven ». Peut-être le connait-il ? Il éclate de rire et me dit que cela ne l’aide pas beaucoup ! Des « Seven Eleven », il y en a à tous les coins de rue, c’est une enseigne de drugstore très connue dans le pays…
Nos retrouvailles sont un moment fort du voyage.
J’ai l’occasion de visiter Bangkok, ses marchés, ses temples. Je me rends, en pirogue à moteur, dans ce curieux quartier de la ville où, non loin d’immeubles ultra-modernes, on se trouve pourtant déjà en pleine jungle.
En soirée, nous avons ensemble une très belle discussion, hautement philosophique. Sa question me laisse coi : « Qu’est-ce qui est premier : les mathématiques ou l’univers ? ». Que répondre ? Je reconnais que la question est bonne ! Je pense que l’univers préexiste et que les lois mathématiques énoncées peu à peu par les hommes arrivent à l’expliquer. Mais le raisonnement est réversible ! Il est possible aussi que les lois mathématiques préexistent, que les hommes les découvrent peu à peu et que l’univers se soit formé selon ces lois. Les mathématiques sont-elles une découverte ou une invention ? « Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible », rien n’est caché qui ne sera connu. L’univers se prouvera et l’amour qui l’irrigue se prouvera aussi…
Bref !
Le lendemain je suis à nouveau en selle. Je sors de Bangkok. Un étudiant népalais me prend en charge, au soir tombé alors que je cherche un coin d’herbe pour planter ma tente. Le gazon d’un campus universitaire m’a fait de l’oeil. Il m’offre le repas et je mange au milieu des étudiants et de leurs professeurs. Puis je passe la nuit dans une chambre universitaire avec douche et climatisation. Cette dernière fonctionne bruyamment et mal, je dors de même…
Le lendemain, je suis envahi de torpeur. La chaleur m’enveloppe. Faire du vélo en Asie est une expérience autre. J’ai décidé de remonter vers le Nord, l’idée générale étant de rejoindre Cheng Maï. La nuit suivante, je bivouaque sur ce qui ressemble à une aire de parking désaffecté, ayant déplié la seule chambre de la tente sans installer le double toit. La toile entièrement fermée à cause des moustiques, je m’endors, nu sur le matelas, ruisselant de sueur.
Lors d’un long temps de pause, assis sur mon fauteuil à l’ombre d’un palétuvier en bord de route, un jeune thaï vient faire la conversation. Il est tout heureux de découvrir d’où je viens car il apprend le français à l’école !
Trouver sa route en Thaïlande est difficile si on veut éviter les grands axes. Je m’égare dans des voies étroites, bordées de rizières et difficilement praticables. À un croisement de chemin, je suis un peu perdu quand survient un jeune homme. Il me déconseille fortement d’aller plus avant dans ma tentative et me remet, d’autorité, sur la route principale.
Soit !
Chaleur étouffante, poussière, pollution des moteurs diesel de camions multicolores qui crachent du noir, difficulté à respirer, jambes molles, pauses fauteuil ou street-food fréquentes, j’avance péniblement, kilomètre après par kilomètre. Je fais bien mes quelques cinquante bornes par jour mais c’est très éprouvant. Je sens que cela est au-delà de mes forces sur la durée. Pourquoi continuerais-je ? Telle est la question que je me pose. J’ai pris l’avion pour venir jusqu’ici, en Thaïlande. Je décide de prendre le train ! Les voyages forment la jeunesse, à condition d’expérimenter tous les modes de transport…
On se fait le film qu’on peut !
Je pars à la nuit ce 26 avril et je vais vers Chan Sen. En chemin, je m’arrête dans un food-street. Décontenancée de ne pouvoir m’expliquer tout ce qu’elle peut me proposer la patronne téléphone à sa fille, en la réveillant d’ailleurs. Puis elle me tend le combiné. Et me voilà en train de passer commande au téléphone, en anglais, à une jeune fille à la voix encore toute ensommeillée ! Je ne sais pas trop ce que je choisis mais je fais comme si… La mère enregistre ce que lui rapporte sa fille et, au final, je déguste une soupe délicieuse, un riz qui ne l’est pas moins et une mangue, en cadeau de bienvenue.
De cette halte dans la Thaïlande profonde peu habituée à voir passer des étrangers en vélo, j’emporte toutefois un souvenir dont je me serais bien passé : une invasion massive et agressive, dans ma sacoche avant gauche, de grosses fourmis volantes dont j’ai bien du mal à me défaire.
J’ai aussi l’occasion de voir un iguane, sorte de crocodile de plus de trois mètres de long, barrant presque toute la route. Il ne bouge pas et semble mort. Le tableau est surprenant. Mais l’effort à faire pour m’arrêter, sortir le téléphone, pourtant à portée de main dans la sacoche de guidon et prendre une photo est trop grand pour moi. La chaleur humide et étouffante annihile tout : jambes et volonté. Je le regrette, car c’était vraiment impressionnant ! C’était même peut-être LA photo du voyage !
C’est ainsi, c’est l’Asie !
Peu après, c’est un plus petit iguane, dans les cent-vingt centimètres, bien vivant cette fois, qui tente de traverser sous mes roues ! La route est bordée d’eau, à droite comme à gauche et les bas-côtés constituent un fouillis inextricable de végétation. Me voyant arriver, l’iguane renonce à traverser et retourne dans les hautes herbes.
Je pars à l’aventure, sans trop me soucier des dangers potentiels, spécifiques à cette région du monde. Je suis là par le hasard de l’itinérance. La route serpente entre fleuve et cours d’eau. Je croise des moines, parfois seul ou bien à deux, qui marchent pieds nus et mendient leur nourriture. Ils ouvrent leur sac et présentent leurs bols devant les street-food. Ils sont exaucés, on les nourrit. J’ai l’étonnement d’entendre, alors qu’il n’y a personne alentour, de la musique et des voix. Hallucination ? Non ! Elles sortent en fait de hauts-parleurs disposés ça et là dans les arbres et reliés à l’un de ces nombreux temples bouddhistes disséminés un peu partout sur le chemin.
Je loupe Chan Sen et vais jusqu’à Ban Takhli en espérant de toutes les forces qui me restent que prendre un train sera possible. À partir de dix heures du matin, la chaleur m’enveloppe, la torpeur me saisit et j’ai les jambes en guimauve. Je dois m’arrêter fréquemment. Je garde mon siège à disposition, sur le porte-bagages arrière. De cette façon, je passe rapidement et fréquemment de la selle au fauteuil en fournissant le moindre effort… Avec mon paquetage, je fais ainsi concurrence aux Thaïs, experts en chargements improbables sur leurs charrettes ou leurs cyclomoteurs !
Vers midi, j’arrive à la gare de Ban Takhli…
L’enregistrement du vélo est pittoresque. Je passe dans le bureau du chef de gare qui enregistre, de façon manuscrite et sur une liasse en trois exemplaires, le transport exceptionnel. Séraphin est ensuite hissé dans le compartiment réservé aux bagages par une fenêtre du wagon. C’est dire la gesticulation à entreprendre pour ce faire.
Je préfère fermer les yeux…
Pouvant enfin faire un brin de toilettes et me changer dans les commodités, à la propreté douteuse d’ailleurs, de la gare, je me découvre plein de petits boutons rouges sur les avant-bras et le ventre, du moins pour ce que je peux apercevoir de mon corps. Est-ce dû aux fourmis volantes qui m’ont assailli après ma pause au street-food, à l’absence chronique d’hygiène, à une intoxication alimentaire ou à la trop forte chaleur qui perturbe la circulation veineuse ? On verra bien et peu m’importe au fond car, avant tout, je suis heureux de ne plus avoir à pédaler ! Trop, c’est trop ! L’Asie, à cette saison, à mon âge et en vélo, est un défi qu’il serait ridicule de relever sans motivation profonde. Or je n’en ai pas. Je voyage donc en train pour sortir de l’impasse. Et prendre le train en Thaïlande se révèle être une aventure haute en couleurs et, somme toute, assez poétique ! Je me sens comme projeté dans un des premiers films en couleur des années mille neuf cents trente. Le train est bondé. Toutes les fenêtres sont ouvertes, ce qui a pour effet de servir à la fois de ventilation tiède et de désodorisant ; les gens étalent des nattes sous les sièges et s’allongent dessus ou bien encore s’assoient en lotus sur les fauteuils.
Je prends place dans un espace à quatre, en face à face, espace occupé par deux femmes, peu enclines d’ailleurs à abandonner leurs aises mais il faut bien que je m’assoie quelque part… Elles ne sont pas très accortes face à l’étranger venu les déranger mais une autre, dans la rangée voisine, a vécu vingt ans aux USA et m’adresse la parole. Dommage que je ne maîtrise pas assez bien l’anglais ! Elle soigne mes boutons avec une lotion, la « Lala lotion » qu’elle sort de ses bagages et me dit de me méfier des moustiques dans les montagnes car ils sont vecteurs de maladie. Elle va à Chang Maï pour suivre les travaux d’une maison qu’elle fait construire. De retour des USA, elle aurait bien aimé s’installer à Bangkok mais les prix ont augmenté en flèche dans cette ville et elle a donc choisi de venir au nord de la Thaïlande, encore plus abordable. De plus, elle a perdu contact avec toutes ses anciennes connaissances. Elle le regrette. Difficulté de suivre son époque, de renouer avec sa vie d’avant…
Le train arrive au petit matin à Chang Maï. Je récupère le vélo avec le chainglider, ce carter plastique qui protège la chaîne, en morceaux et je passe pas mal de temps à le remettre en état. C’est le seul dégât occasionné par ce transport hasardeux et il n’est pas grave. Mais ce sont là, pour moi, des signes. De plus je dois payer, malgré la liasse de papiers remplie à Ben Takhli et le paiement officiel dûment enregistré, un pourboire non prévu pour le récupérer ! Les circonstances sont trop tentantes pour le préposé et pour moi elles m’interrogent : que fais-je en Thaïlande ?
J’ai pu voir mon fils qui vit ici et c’est un bonheur. Mais la chaleur décourage tout effort physique soutenu. Il y a beaucoup de scooters ou autres engins à moteur mais très peu de vélo, à compter sur les doigts d’une main et aucun cyclotouriste comme moi, lourdement chargé. Et puis je ne suis pas là pour faire du tourisme, quel qu’il soit. Cela ne m’intéresse pas. Je suis parti pour mourir, debout, en chemin, courant vers tes bras et aussi cru que cela sonne à mes propres oreilles, c’est ainsi.
Je décide donc de prendre demain, samedi 28 avril, ici à Cheng Maï un avion pour Bangkok. De là, je m’envolerai pour Séoul. Tel est le plan à court terme qui germe dans mon esprit.
D’ailleurs, Cheng Maï me déçoit.
Comme dans tous les lieux touristiques, les sourires sont absents ou surfaits. La différence est sensible avec la Thaïlande de l’intérieur que mon périple souffreteux m’a permis d’approcher. Je profite du confort de l’auberge et de sa piscine pour me détendre. J’y croise un groupe de quatre françaises, femmes dans la quarantaine qui ont laissé maris et enfants pour s’éclater pendant une semaine de vacances entre filles. Intriguées par l’attelage, curieuses de mon périple et ses motivations, je leur communique la vidéo.
Puis la journée s’accélère.
Je me rends à l’aéroport de Chang Maï où je démonte Séraphin puis le donne à conditionner pour être mis en soute. Deux jeunes préposés le font, sans trop de précautions mais avec beaucoup d’entrain, à l’aide de leur machine tournante qui l’emmaillote de plastique. Je ne réagis pas assez vite pour les tempérer et c’est l’incident : deux craquements secs, sinistres me déchirent tout à la fois le coeur et les tympans ! Des rayons de la roue, le garde-boue, tout autre pièce : qui a cédé sous la pression ? Il me faudra attendre pour le constater et désormais j’angoisse pour les transports à venir…
Cet incident me décide à ne plus envisager d’aller en Corée. J’aurai pris plaisir à revoir et surprendre Bernard en lui rendant inopinément visite. Mais c’est trop de transports aériens et de risques corrélatifs pour Séraphin. Je décide de me rendre directement aux Canada. Une fois sur place, j’en aurai pour un bon moment à pédaler…
Je prends donc, de Cheng Maï, un vol pour Bangkok et de là, je réserve un billet pour Vancouver. J’établis sur mon smartphone la demande d’entrée sur le territoire canadien : l’ESTA. À quatre heures du matin, ce 29 avril, je m’envole pour Hong-Kong, escale obligée au cours de laquelle la douanière chinoise me « vole », avec un culot de garce, le Coca-Cola en boite acheté en duty free. Quelques heures plus tard, je m’envole pour Vancouver où j’arrive, merveille du décalage horaire, toujours le 29 avril, vers 14 heures.
3-6/ Amériques : aperçu et photos du parcours
Hello Amériques !
3-7/ Atterrissage
J’atterris à Vancouver…
Le contrôle à la douane s’éternise, je ne sais pourquoi… je suis un peu inquiet… j’ai hâte de découvrir les dégâts sur Séraphin…
Je reste le dernier dans le hall de contrôle.
Mon passeport est entre leurs mains… je soupçonne que quelque chose cloche… j’ai la conscience tranquille… personne ne m’attend… je m’assoupis… le douanier me réveille… il me secoue… me fait enlever les lunettes… « You look différent »…
Il s’en retourne dans son bureau et je le vois à travers la vitre pianoter frénétiquement sur son ordinateur.
Quand il revient vers moi, malgré une demande pressante, il ne me donne pas la permission d’aller aux toilettes, sans la refuser explicitement toutefois. Il me fait subir un interrogatoire serré avant de me demander si je veux un interprète…
Oh oui… !
Il reste incrédule devant ce que je raconte et n’en croit manifestement pas un traître mot. Il veut des preuves et me demande si j’ai des photos de tout mon parcours et spécialement de mon passage en Turquie. Je les lui montre. Il prend d’autorité mon téléphone et regarde, indiscret, absolument tout.
Quand je peux enfin aller aux toilettes, je demande les raisons d’une telle suspicion au douanier-interprète qui m’accompagne. Il me répond que j’ai le profil parfait du passeur de drogue : un passage en Turquie puis un autre en Thailande et enfin une entrée subite au Canada. Effectivement, j’ai demandé l’Esta, l’autorisation électronique d’entrée sur le territoire, à l’aéroport de Bangkok, juste avant de prendre l’avion, donc ce même jour, le 29 avril. Or il se trouve que c’est la nouvelle technique des trafiquants : un voyage éclair, avec une demande d’autorisation d’entrée à la dernière minute.
Banco !
Contrôle et interrogatoire reprennent. Pourquoi ai-je été en Thailande ? Quand je lui dis que mon fils travaille là-bas, il frémit, semble très intéressé et me demande ce qu’il y fait. Il semble prêt à alerter Interpol, pour vérifications sur place. Mais tout en parlant, il déballe et fouille minutieusement le contenu des sacoches. Et soudain, il reste interdit, incrédule et dégoûté devant un flacon plastique entouré d’un scotch rouge dont je lui explique, à sa demande, l’usage : il sert à me soulager la nuit, sans sortir de la tente…
La tête qu’il fait est impayable !
Cela me ravit et il en oublie heureusement la piste thaïlandaise d’autant qu’il est ensuite complètement suffoqué par l’odeur de mes chaussures qu’il déballe de leur sac plastique. Il a pris la précaution de mettre des gants en latex et mène toute son inquisition du bout des doigts, avec un air pincé. Mais il frétille encore, il est sûr de tenir son affaire.
Il fait demander à l’interprète si j’ai de l’argent, combien j’en ai, d’où je tire mes revenus, où ils sont placés… Il ne lui est absolument pas possible de croire que je suis ce que je dis : un vieux professeur retraité, un peu cinglé. Il me questionne sur le montant de ma pension, me demande si j’ai une assurance, si je peux en fournir la preuve. Je lui montre ma carte Vitale. Il abandonne, incapable de vérifier quoi que ce soit. Il veut savoir mon programme or je n’en ai pas, sauf celui de traverser son pays, ce qui le fait halluciner.
S’ensuit un dialogue un peu surréaliste :
« – Vous savez combien il y a de kilomètres ? »
« – Oui, plus de six mille… »
« – Combien de temps vous faut-il ? »
« – Trois mois ou davantage… »
« – Où allez-vous dormir ce soir ? »
« – Je ne sais pas, quelque part, au bord de la route… »
Il me regarde ahuri, incrédule. Il fait toutes les vérifications électroniques en son pouvoir sur le passeport qu’il croit falsifié. Il me fait, une fois encore, enlever les lunettes en fin d’interrogatoire : « You look différent », persiste-t-il.
Il me laisse partir, mais vraiment à regret. Il était sûr de son coup, de son flair. Il pensait bien démasquer une nouvelle « French connection » : récolte de drogue en Turquie et Thaïlande puis revente de celle-ci en Amérique du Nord. Le tout en empruntant un circuit de distribution original et inédit à savoir une livraison à domicile par courtier à bicyclette…
Il me reste à tout remettre en ordre dans les sacoches et ce n’est pas rien. Tout a été extrait et étalé n’importe comment sur leur comptoir pour vérification. Chaque chose doit maintenant retrouver sa place et pas une autre.
Bref, parti ce dimanche 29 avril à quatre heures du matin de Bangkok, arrivé vers douze heures à Hong-Kong, reparti à seize heures et ayant atterri à Vancouver, toujours ce dimanche 29 avril, à quatorze heures, je ne quitterai l’aéroport que vers vingt heures, épuisé par le voyage, le décalage horaire et les combats techniques et administratifs depuis Chang Maï.
Je prends la direction plein Est et trouve vite un emplacement tranquille, au creux d’un échangeur routier, entre les deux bras d’un fleuve.
N’en déplaise à mon douanier favori…
Et le lendemain, lundi 30 avril 2018, je pars à la découverte du Canada ! La première province à traverser est la Colombie Britannique.
3-8/ Colombie Britannique
Je retrouve le froid…
Douze degrés au lieu des trente-cinq auxquels m’avait habitué la Thaïlande ! Je retrouve aussi la pluie et je découvre l’odeur de résine, la senteur de bois qui imprègne ici toute l’atmosphère. Cela surprend, agréablement ! Je retrouve les montées, les descentes et les fast-food… J’essaye tout ce qui se présente : Good-food, Subway, Starbucks, MacDonald… et je regrette déjà la street-food de Thaïlande, très bonne, pratique et peu chère !
Je constate que je ne peux recharger mon téléphone, les prises électriques n’étant pas les mêmes qu’en Europe. J’achète un chargeur spécial mais je ne trouve pas de gaz pour le réchaud. Les pas de vis sont différents.
On verra bien…
Je passe ma deuxième nuit canadienne sur un ponton entre fleuve, voir ferrée et route. Les trains passent, interminables. J’ai le temps de compter : près de deux cents wagons et trois ou quatre motrices disséminées dans le convoi. Au passage à niveau, la locomotive siffle puissamment : deux longs, un court, un long. En morse, cela doit vouloir dire : « Attention, j’arrive ! ».
Far West… !
Ce premier jour du mois de Mai est original : je remplis ma déclaration d’impôts, à partir de mon smartphone, entre rivière et voie ferrée, dans un paysage grandiose. Seul au monde, je me crois tranquille. Je suis dérangé par un convoi ferroviaire interminable qui, en plus du bruit, provoque des courants d’air glacials et fragilise ma nécessaire et difficile concentration. Cela fait, je reprends la route ; elle est belle, large, droite. C’est la highway 3, la « Crownest highway », au sigle du corbeau. Je suis heureux, content de pédaler. J’établis un nouveau bivouac en bord de fleuve, dans un paysage de montagnes recouvertes de forêts de sapins.
Le lendemain est sans énergie. C’est pourtant une véritable étape de montagne qui m’attend. Je ne m’y étais pas préparé, je ne m’étais préparé à rien d’ailleurs ! Je m’endors, épuisé, peu après le sommet du col. Je flirte à nouveau avec la neige. Le contraste avec l’Asie est brutal et saisissant mais ici au moins je peux appuyer sur les pédales, je n’ai pas cette torpeur, cette mollesse qui m’avait saisi là-bas. Le matin est pantagruélique, pour refaire le plein d’énergie.
Reste la solitude, la vie intérieure au cœur de ces immenses espaces.
Le lendemain, je m’arrête au milieu d’un territoire couvert de sapins dans une aire aménagée et touristique. Ce doit être, en hiver, une station de ski. Restaurant, magasin de souvenirs, commodités et tables de pique-nique sont au rendez-vous. Et là, je fais la connaissance d’un canadien, Jean-Roch, québécois, qui me laisse sa carte et m’invite à passer le voir quand et si j’arrive à Montréal…
Je fais aussi connaissance d’un chinois, amateur de vélo, qui voyage avec sa femme et sa soeur qui vit en Amérique. L’homme souhaite rester en lien afin de pratiquer ensemble le cyclotourisme. Il ne parle pas un mot d’anglais. Comment communiquer ? Pas de problèmes me signifie-t-il : il sort son téléphone et pointe, tout fier, Google translator… !
Je ne passe pas assez de temps avec une vieille dame qui est venue faire ses mots croisés à côté de moi. Elle me montre une photo de marmotte, dont elle est très fière. Elle me dit attendre sa fille qui, peut-être, ne viendra pas… Elle venait là, avant, avec son mari, au restaurant qui est très bon, dit-elle. Elle a une solitude à combler, c’est évident. Ai-je été assez bienveillant ? On ne l’est jamais assez. Je m’arrête assez tôt, entre route et rivière et je finis ce que j’avais commencé à l’aire de repos, avant d’être interrompu par toutes ces rencontres : me raser barbe et cheveux. Le bivouac est superbe et quelques moustiques s’invitent…
Au cœur de la Colombie britannique que je traverse, je ne cesse de monter, entouré de montagnes encore recouvertes de neige. Et une fois arrivé à un sommet joliment nommé « Sunday Summit », à près de mille trois cents mètres, je dévale comme un fou une longue descente rectiligne, vertigineuse. Décidément, tout est grand ici ! À Princeton, je trouve gaz pour le réchaud et bombe à ours aussi. Ça y est, je suis équipé pour le grand Nord ! J’emprunte une petite route qui passe de l’autre côté de la rivière que longe la Crownest Highway. C’est sauvage et magique : le fleuve puissant charrie et chante, la route serpente, m’enchante. Tout est bien, ce matin où je suis tôt en route. Je suis heureux, je rends grâce, je remercie. Matin qui donne envie de murmurer, non de hurler sa joie : soleil, descente, vent arrière, paysage sublime, légèreté de l’âme. Les kilomètres défilent, le paysage se fait plus aride, toujours grandiose. Je suis au plus haut et comme souvent en ces occasions une petite alarme se met à vibrer : « Tu es au plus haut, tu ne peux que descendre… ».
Cela ne tarde pas !
À l’occasion d’une pause, je vérifie le serrage de la visserie : roues, porte-bagages, sacoches. La roue arrière me semble desserrée, je ne l’ai peut-être pas vérifiée depuis la crevaison en Italie ou bien j’ai pris de la force. C’est possible. En tout cas, je resserre l’axe et je le resserre trop, car il casse ! Clac, en deux morceaux ! Le moral chute avec. Je réussis à faire une réparation de fortune car, ayant cassé près du boulon, l’axe supporte encore la roue, sans la serrer cependant. De toute façon, ce sont les étriers qui la maintiennent, l’axe n’assure que le serrage. Il me faut cependant en trouver un rapidement. J’avais hésité à en prendre un de secours mais, devant les choix draconiens à faire pour ne pas s’alourdir en excès, je n’avais pris en surplus que le seul axe avant parce qu’il me sert d’écarteur de fourche dans les transports aériens.
Et me voilà dans la panade !
Cela ne m’empêche pas de trouver un bivouac sauvage et superbe au sommet du col. Le lendemain, pourtant un dimanche, je trouve à Osoyoos un magasin de vélo par bonheur entrouvert ! Le gars me dépanne. De plus, tout à côté du magasin, se trouve un fast-food équipé de prises USB, un Tim Hortons.
Ça roule !
Au sommet suivant, je discute avec de sympathiques canadiens, originaires d’Italie, Giancarlo et sa cousine, Olvina. Nous sommes au point de vue d’Oossoyos et cela me fait du bien de contempler, de souffler, de parler, d’être en compagnie. Plus loin, lors d’une halte, un homme, Mike, vient vers moi, discute un brin puis me donne sa carte en m’invitant pour manger le lendemain dans sa pizzeria, quelques soixante kilomètres plus loin.
Incroyable mais vrai !
Devant un supermarché, à Midway, un canadien de quatre-vingt ans, descendant de Laurence Olivier, le célèbre acteur britannique, par sa mère et de James Watt, inventeur de la machine à vapeur, par son père, descendant lointain des vikings aussi et ayant hérité d’eux une forme de main ronde, comme toujours soudée à la rame et qui donc ne peut s’ouvrir pour saluer, ce qu’il pallie en frottant poing fermé contre poing fermé, comme les jeunes, cet homme donc, terriblement volubile et affable, m’explique tout sur le pays qu’il habite depuis vingt-cinq ans, les terres qu’il possède, la création familiale du Family Foods devant lequel nous sommes, interpellant au passage telle ou telle cliente et la mêlant à la conversation, parfois pour entonner avec elle, qui se met à danser, une chanson du folklore canadien… Il se préoccupe, de plus, de ma sécurité et ne me laisse partir qu’avec un dernier conseil : « Call 911 in emergency ! ».
Pour le moment, je joue au Robinson, au trappeur, nu dans un bivouac de rêve près de la rivière. Ce n’est pas sensuel, c’est primitif, premier presque. Je me résous pour la première fois à suspendre mon sac de nourriture dans un arbre, à une centaine de mètres de la tente, comme il est prudent de le faire dans tout le Canada. L’odeur de victuaille attire les ours.
Parvenu à Grand Forks, je mange, offert par la maison, un énorme plat de lasagnes arrosé d’un coca. Mike n’est pas là, mais il a donné les consignes, je peux prendre et emporter tout ce que je veux ! Merveille de l’accueil, de l’ouverture qui fait prendre conscience, par l’exemple et avec acuité, de l’erreur que peut constituer le repli sur soi.
Puissé-je m’en souvenir !
Le lendemain, aux abords de Christina Lake, je renoue avec quelque chose d’oublié : la pluie. Et c’est le cas de le dire, je suis cueilli à froid : je retrouve la neige en bord de route, le vent glacial, les averses, dans le « Paulson Summit », à plus de quinze cents mètres d’altitude. Je suis encore en tenue d’été, cuissard et tee-shirt, tant je ne peux croire au contraste avec la veille, écrasante de chaleur, brûlante de soleil, comme tous les jours précédents. Très vite, mes chaussures deviennent de véritables bassines où je macère. Au sommet, je suis frigorifié, malgré l’effort fourni et je m’habille enfin en conséquence.
J’arrive à Castlegar en hypothermie et hypoglycémie. Je m’engouffre dans un supermarché, toujours revêtu de ma tenue de pluie, tel quel, tel un martien ou une abeille mutante : veste de ciré jaune, pantalon noir, chaussons jaunes ! Épuisé et hagard, je trouve à me chauffer et restaurer : nuggets de poulet trempés dans du chocolat chaud ! Le soir, dans un no man’s land en bord de route, la douceur du soir me comble.
Angélus après tempête.
Le lendemain se passe dans une alternance de pluie et de soleil. Même topo : monter et descendre. La Colombie britannique est un vaste territoire montagneux, couvert de magnifiques forêts, parcouru de rivières tumultueuses en cette saison de fonte des neiges. On peut faire plus de cent kilomètres sans voir une habitation et même s’il y a quelques voitures et camions, toujours magnifiques entre parenthèses, avec leurs pots d’échappement altiers, tels des étendards, leur fières calandres et leurs feulements si rauques et caractéristiques, c’est grandiose et merveilleux !
La Crowsnest Highway qui suit grosso modo la frontière avec les USA est une belle route, large et très bien entretenue. Ce qui fait qu’une fois au sommet, je me laisse aller et je dévale des pentes vertigineuses sans toucher aux freins. Seul le froid qui me paralyse peut me pousser à ralentir !
Je réalise la différence avec la montagne telle que je la connais, telle qu’elle est en Europe. Il n’y a pas ici de lacets, de virages en épingles à cheveux, de routes étroites. Non, ce ne sont que larges et longues lignes droites à 7 ou 8% de pente, parfois quelques courbes douces. Mais presque toujours, la route trace un chemin rectiligne à travers les montagnes. « Straight down ! » devient ma maxime, je fonce tout droit.
Mais il y a une ombre au tableau…
Depuis deux jours, en fait depuis Christina Lake, la chaîne saute et parfois elle déraille. Elle est trop étirée. Il me faut supprimer un maillon mais je ne peux techniquement n’en enlever que deux à la fois pour les remplacer par une attache rapide. Je ne sais pas la retendre, il doit pourtant y avoir un moyen avec l’excentrique du moyeu du pédalier. J’avais demandé son fonctionnement au revendeur de Paris mais il m’avait avoué son ignorance. Dépositaire de la marque hollandaise, il était quelque peu dépassé lui-même par la technicité du véloqu’il me vendait. Je n’avais pas prévu cela. Bref, la chaine saute, c’est désagréable, énervant même et après moultes essais et réglages divers, je trouve la solution, radicale : j’enlève le chainglider. C’est un carter de protection mais il entrave maintenant le libre fonctionnement de la chaîne. Dès lors, elle pendouille, certes lamentablement, mais elle ne saute plus.
C’est l’essentiel.
Je franchis un col à près de dix huit cents mètres mètres. Je refuse la proposition du conducteur d’un truck de monter à son bord. Pourquoi aller plus vite ? Il y a, au sommet et dans les couloirs signalés d’avalanche qui parsèment la route, des congères de plus de trois mètres de haut. Impressionnant ! Qu’est-ce que cela doit être en hiver ! Cela ne me donne absolument pas l’envie de m’y trouver ! J’arrive enfin à Creston après cette longue journée de montagne dans l’alternance de montée au soleil et de descente sous la pluie. Je fais les courses puis je cuisine dans la douceur du soir et angélus, contemplation…
Tout est bien.
Après Creston, la route devient moins difficile, elle suit une large vallée entre les montagnes. Je m’arrête à Cranbrook pour essayer de trouver une chaîne neuve. On est dimanche, la boutique est fermée et il me faut attendre le lendemain. Je fais donc une grande halte au Mac’do, au surplus équipé de prises électriques. C’est notable ! Car il faut bien dire que si les fast-food sont légions ici, rares sont ceux qui sont équipés pour satisfaire le nomade que je suis. Recharger un téléphone n’est pas un problème pour les canadiens, ils ont tout ce qu’il faut dans leurs superbes « trucks » et beaucoup de fast-food sont démunis de prises. Il y a peu ou pas de fous comme moi, ayant un tel besoin. Je trouve ensuite un lieu de bivouac près d’un lac proche de la ville. C’est moins isolé que les bivouacs habituels mais l’endroit est beau, très « carte postale » ! Le soir est doux, priant. Tout est bien, sauf les moustiques qui passent à l’attaque !
Je m’enferme et bonne nuit !
Au matin, le soleil se lève sur le lac et met le monde en grande forme ! Je trouve à réparer Séraphin dans le magasin repéré la veille, boutique bien achalandée et au personnel sympathique et compétent. J’apprends à me servir de l’excentrique de chaîne pour la tendre. L’employé en a simplement cherché et trouvé le fonctionnement sur Internet ! Ce n’est finalement pas compliqué et je peux bientôt reprendre la route. Il m’arrive de faire la course avec des cervidés qui broutent le long de la voie et qui, apeurés et surpris de ma soudaine présence, se mettent à fuir droit devant eux et donc, droit devant moi. Le paysage est merveilleux, large vallée encadrée de sommets enneigés qui semblent s’extraire du vert des sapins pour s’élancer, tout parés de blanc, vers le bleu du ciel.
Le soir bien avancé, je m’arrête sur le premier terrain plat que je trouve. Un homme arrive peu après, en vélo tout terrain, avec ses enfants. Il s’appelle Martin et m’invite à passer plus tard chez lui. J’essaye de trouver sa maison une fois la tente montée mais il n’y a personne, seulement des chiens qui aboient. Je suis fourbu. J’ai fait, en la seule après-midi, ce que je parcours d’habitude dans la journée. Et malgré cela, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Le corps tiraille, chauffé à blanc, doré à point, exposé toute la journée au soleil. Le désir est là, toujours là, ce printemps après presque soixante-dix autres. Pourquoi donc ? Quel haut et pur mystère se cache sous cette tension ? La solitude me comble, je ne voudrais pas être ailleurs. Je voudrais seulement pouvoir la partager et entraîner avec moi vers le plus haut. Cela sans abandonner l’effort solitaire qui, tout le long du jour, n’est que prière…
Chimère…
La réparation du vélo, la rencontre surprise d’un cycliste québécois sur ma route, le campement et l’invitation de Martin ont secoué ma solitude, mon isolement quasi-total des jours derniers. Secoué et perturbé aussi. Je mesure la déconnexion dans laquelle je commence à m’installer. Un autre fait en témoigne. L’étudiant qui m’avait servi de mentor en Thaïlande m’avoue par mail ses difficultés financières qu’il essaye de résoudre en mettant en vente son vélo. Pour un cyclotouriste, jeune de surcroît, c’est un sacrifice sinon un drame. Évoquant un possible voyage au Népal, je me propose de le lui racheter. Seule, l’absence de reconnaissance des codes bancaires européens par son pays empêche le versement.
Seul… sous ma tente… sur ma bicyclette… tout le monde il est beau… tout le monde il est gentil… et je voudrais… quoi…?… sauver le monde… et encore… ?… je commence à perdre pied… c’est tout… à perdre le sens des réalités… à perdre les pédales… !
Cela me met mal à l’aise.
La complète solitude est plus pure. Bref ! Avant de partir, j’essaye de voir Martin sans plus de succès. Tant pis ! « On the road again ! ».
Je me remets en selle.
À Sparwood, je rencontre un cycliste québécois de cinquante ans qui voyage léger, vélo de course et sac à dos de vingt-cinq litres seulement avec tout le matos de camping. Un mois de travail, je n’ai pas bien compris ce qu’il fait comme boulot, un mois de vélo, tel est son rythme, je l’inspire pour le futur, me dit-il en partant, regardant mon vélo équipé pour le long cours et pour toute saison.
Je profite de la halte pour me faire raser les cheveux et je complète la mise à jour du bonhomme par une toilette complète en bord de rivière. Quel bonheur d’être propre ! Lessive et bain de soleil, nu bien sûr ! Si la vitamine D n’est pas fixée, je rends mon tablier, mon cuissard en l’espèce ! Je suis heureux, primitif, prêt à disparaître et pourtant amoureux fou de cette vie.
Je flemmarde au soleil du matin, j’étends tout, du duvet aux vêtements et à la peau elle-même. C’est bon ! Je vais reprendre la route, la longue route.
J’aime.
Quoi ? La route ? Oui, mais pas seulement. J’aime le soleil, le vent, le bruit de l’eau, les «scones au blueberry », les papillons, les rochers qui semblent dessiner une tête de mort, j’en ai un sous les yeux, il me fait de l’oeil, les préoccupations, les déconnexions, le passé, le présent, l’avenir, j’aime tout, nu au soleil, un papillon posé sur mon épaule, je t’aime, Seigneur de la Vie, vie sous-jacente, omniprésente.
Aujourd’hui, 16 Mai 2018, je dépasse Crowsnest lake et…
3-9/ Alberta
J’entre en Alberta !
Rapidement, le paysage change. Je quitte les montagnes, les cimes enneigées et l’odeur des sapins pour trouver de larges plaines agricoles, bosselées, semées d’éoliennes, battues par les vents. Les champs sont clôturés et il devient plus difficile de trouver les lieux de bivouac. L’odeur, résolument agricole, dépayse après celle, ravigotante, des montagnes.
L’angélus du soir reste…
Une nuit d’orage, de vent, de pluie. Au matin, un temps gris sur fond de platitude, d’odeurs, de bruits d’étables. Il devient plus difficile de dire : « J’aime ». Je suis sur le vélo de bonne heure, dans le froid, sous la pluie, vent de face, sur une route droite, mamelonnée, sans attrait. L’entrée en Alberta manque résolument de charme. Je me réchauffe et me restaure dans un fast food trouvé par bonheur sur la route. Ils ne sont pas légion par ici. J’achète de l’essence pour le réchaud. En fait, non, je ne l’achète pas car un automobiliste a pitié de moi : il me voit peiner à comprendre le fonctionnement de l’automate et remplit d’autorité ma réserve.
Merci !
« On the road again ! » : route droite, monotone, vent favorable parfois, pénalisant en d’autres occasions, toujours dans le froid et la petite pluie. Première traversée d’une grande ville, Lethbridge, dans la circulation et la grisaille. L’horreur retrouvée ! Je continue, pas d’endroit pour dormir, j’échoue dans un Mac’do, tel un bateau ivre. Je trouve enfin un coin potable après une centaine de kilomètres, dans un chantier, dans la gadoue. Cela me rappelle ma mésaventure en Italie, dont j’étais sorti avec chaque étrier de frein de Séraphin porteur de part et d’autre d’un beau petit ballon de boue argileuse. Je cuisine quand même, sous l’auvent de la tente, sous la pluie. Il faut restaurer le bonhomme.
Que dire ?
Les jours se ressemblent, la route est monotone, le vent traversier. J’avale les kilomètres, ayant un large couloir de circulation pour moi tout seul. Le revêtement est excellent. Le bivouac, par contre, est moins intéressant, plus difficile à trouver. Mais bon, c’est la route. Une curiosité en Alberta : quelques puits de pétrole balancent interminablement leurs bras articulés, pompant le fameux liquide…
Paradoxalement, ce n’est pas du pétrole qui surgit mais des idées…
Elles viennent rompre la vacuité que la monotonie de mes tours de pédales et du paysage engendrent… Elles tournent autour de « L’homme révolté » de Camus, sujet d’une discussion récente tenue en Thaïlande…
« L’homme refuse le monde tel qu’il est, et pourtant, il n’accepte pas de lui échapper. En fait les hommes tiennent au monde, et dans leur immense majorité, ils ne désirent pas le quitter. Loin de vouloir le quitter, ils souffrent au contraire de ne pas le posséder assez, étranges citoyens du monde, exilés dans leur propre patrie.
Sauf aux instants fulgurants de la plénitude, toute réalité est pour eux inachevée. »
Comme cela fait écho ! Dire « oui » au monde.
J’ai connu cet instant fulgurant, j’ai vu toute réalité achevée, j’ai vu l’archétype de l’homme : l’homme-lumière.
Ô bien sûr je sais que ce n’est pas cela qui est dans les propos de Camus qui développe sa pensée à partir de son vécu propre mais combien l’expression « instant fulgurant de la plénitude » résonne ! Un tel instant résout une fois pour toute la tension entre l’absurde et la révolte. Un tel instant me fait dire un grand « OUI » au monde tel qu’il est.
Je mouline ces mots qui font écho à ma propre expérience.
« Nous désirons que l’amour dure, et nous savons qu’il ne dure pas. Si même, par miracle, il devait durer toute une vie, il serait encore inachevé… »
C’est une douleur mais c’est ainsi. Tout amour est inachevé. Il y a toujours dans l’infini un infini plus grand.
« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc… »
Cette citation est cruelle, criante d’exigence !
Un arc trop tendu est impropre à son usage mais un arc au repos devient un objet mort. Enrichir la vie tout en lui restant indifférent constitue tout à la fois la difficulté et le propre de l’humain. L’obsession d’avancer est le coeur vivant du monde et à juste titre.
Nous nous croyons acteur et nous le sommes. Mais nous sommes essentiellement aussi spectateur de ce qui se passe. Spectateur au sens le plus noble : non celui qui s’avachit et abdique mais celui qui laisse être.
Dire que l’homme est lumière c’est l’obsession de la moisson. Rester indifférent à sa propre histoire, à celle de ses contemporains, prédécesseurs et successeurs c’est laisser-faire la lumière. C’est abolir le temps, la flèche du temps. Plus de flèche et donc plus d’arc : reste le seul « instant fulgurant de plénitude ».
Reste ce qui est.
Jusqu’à l’obsession d’être.
« Si le temps de l’histoire en effet n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part. Qui se donne à cette histoire ne se donne à rien et à son tour n’est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau. Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi. Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète. Mais la vraie vie est présente au coeur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure…»
C’est beau, c’est noble et vrai ce qui est écrit là.
Vivre debout, ne pas passer le temps, ne pas être le jouet de l’histoire mais l’acteur de sa vie. Par contagion, c’est défendre la dignité des vivants, celle de tous.
Pour Camus, la lumière vient des volcans, donc de la terre, du monde, des hommes. J’ai connu l’instant de foudre. La foudre vient du ciel. Dans les deux cas, il reste la moisson.
Le volcan de lumière, c’est la fraternité en actes aussi exténuante et frustrante que puisse être cette simple, pauvre, difficile et indispensable mesure.
L’or de la foudre n’est qu’un instant, le volcan perdure et dort et se réveille.
L’or de la foudre n’est rien sans celui du volcan qui le continue mais l’or du volcan est vain sans l’éclair de lumière.
Je pédale et ma rencontre avec les jeunes hommes exilés sur le chantier en Turquie s’invite en Alberta, humble prémices de moisson…
3-10/ Saskatchewan
Le vent arrière me propulse dans le Saskatchewan…
Je croise un couple de cyclistes québécois, Louise et Yves, qui rejoignent Québec en roulant tour à tour une centaine de kilomètres chacun, l’un en vélo, l’autre en voiture.
Le lendemain le vent a hélas tourné, il est contraire et je dois subir une attaque de petits moustiques. Je m’arrête donc pour me protéger d’eux : pantalon long et « manchières » de ma fabrication, manches coupées dans un vieux tee-shirt. Cet accoutrement a un autre bénéfice : me protéger du soleil. Je profite de la halte pour me restaurer…
Un camion passe à toute allure sans s’écarter et Séraphin est déséquilibré par l’appel d’air. Il tremble sur sa béquille et fait mine de tomber… Je le rattrape, tout empêtré que je suis dans des habits à moitié enfilés. Le bol de riz est ouvert, en équilibre sur le sac, à l’arrière. Il glisse ; je le rattrape au vol. J’en perds mais pas trop car par bonheur il est aussi compact que délicieux mon riz au miel et chocolat, il colle au bol et moi, je hurle ! Je me regarde excédé par cette pourtant bien petite adversité du matin et je prends conscience que si cela m’irrite tant c’est parce que je commence à être moi-même bien « entamé »…
Seuls me restent : une dernière portion de céréales, quelques tranches de pain Wasa, un ruban interminable de kilomètres à ingurgiter, un soleil brûlant, une nuée de petits moustiques et un vent contraire pour compagnons.
J’aperçois et ce n’est pas un mirage, le « M » sauveur : je rejoins la civilisation et des courses sont possibles ! Mais Swift Current Creek est une trop grande ville avec de trop grands magasins et je suis perdu ! Tout est excessif ici et passe du rien aux grandes cités dans lesquelles il faut plonger au cœur des entrailles de ces centres commerciaux trop bien connus. Et que je n’aime pas, c’est le moins qu’on puisse dire ! Mais les routes dans le Saskatchewan, droites et bosselées, traversent d’immenses plaines agricoles, les prairies et on peut faire des dizaines et des dizaines bien tassées de kilomètres sans rien voir d’autre ni trouver à manger ou à boire…
Il faut donc être prévoyant…
Voilà mon horizon : pas d’arbre, pas d’abri-bus, pas d’aire de repos, seulement la route, droite, la poussière, partout, le soleil, brûlant, le bruit des trucks qui jouent tous à être les « trucks than all others trucks want to be », selon une publicité partout présente. Ces « trucks » sont de puissantes voitures 4*4, pick-up que tous les pick-up veulent imiter et qui sont, bien sûr, inimitables !
Je m’effondre à un croisement, sur un bord de route rempli de grosses fourmis rouges dont je ne m’aperçois hélas que trop tard de la présence. De plus, je suis près d’un passage à niveau. Le train siffle souvent. En outre, comble d’ironie après tous ces grands et désertiques espaces traversés, je suis exposé aux regards des habitants d’une petite bourgade proche. L’un d’entre eux s’arrête même pour me demander si tout va bien alors que je n’ai qu’une hâte : celle de m’affaler ! Et, cerise sur le gâteau, un camion à bestiaux tombe en panne sur la route à quelques mètres de mon bivouac. Le remuement des bêtes affolées, le bruit de fond de la route, celui de la voie ferrée bercent ma nuit. Bref, le plus mauvais bivouac jusqu’à présent. Il en faut un.
Soit !
J’y reste allongé de sept heures du soir jusqu’à neuf heures du matin, suant à l’intérieur de ma tente close à cause des bestioles, sans la force de faire la cuisine, bricolant avec des expédients…
Je demande trop à mon corps, cent kilomètres par jour en moyenne.
Le lendemain, c’est un vent contraire qui me cueille. Je m’arrête en cours de route pour me reposer sur le fauteuil pliant et prends le temps de vivre, de cuisiner pour compenser de la veille…
Puis c’est l’urgence…
Un vent de folie se lève, l’orage menace et va se défouler. Je bivouaque en hâte dans le fossé…
Au matin, je flemmarde, peu pressé de reprendre la route. Encore sous la tente, j’aperçois par l’ouverture un cyclotouriste qui s’arrête et attend manifestement que je vienne à sa rencontre.
Je n’en crois pas mes yeux !
Je n’en ai pas croisé beaucoup, c’est seulement le deuxième en plus de trois semaines ! Je sors de mon fossé et je vais vers lui : Yann, québécois de quarante ans qui, languissant de sa femme et de ses deux enfants, avale les kilomètres à toute vitesse pour traverser le Canada, réalisant ainsi un rêve. Il se dépêche car il espère retrouver un autre cyclotouriste avant de traverser les forêts de l’Ontario. La route est étroite là-bas, me dit-il, les forêts immenses et il appréhende de le faire seul.
Je ne cherche plus de bivouac sympa. Je m’arrête en bord de route quand l’heure vient, quand je suis trop fatigué. Le fossé est large, il suffit qu’il soit plat et sec pour me satisfaire. Si la mort doit venir, elle sera radicale et rapide, sous les roues d’un truck au conducteur endormi.
Les villes où je peux m’approvisionner en nourriture sont rares, la gestion de la bouffe délicate, celle de l’eau difficile. Je suis parfois contraint d’acheter des bouteilles. C’est la troisième que je perds aujourd’hui ! Je les fixe sur le rackpack mais avec les cahots, elles s’échappent de sous le tendeur. À quatre euros la bouteille de un litre et demi je vis sur un grand pied !
Traverser le Canada est une vraie gageure. Je suis rétamé, vidé. J’avance par automatisme. Si le vent est portant, ça va comme sur un tapis roulant. S’il est traversier ou de face c’est dur, très dur. C’est une entreprise de longue haleine, un vrai trip de traverser ainsi le continent d’Ouest en Est. Je me sens comme un asticot perforant peu à peu une énorme meule de fromage ou comme un ver grignotant une poutre immense. Le fromage est rassis, compact et la poutre de chêne, durs à pénétrer l’un comme l’autre. Mais ce grignotage est prière dans l’effort : « Yeshoua, fais de moi ce que tu es », puis plus rien, rien que le souffle.
Tout va bien.
Au soir du 25 Mai, je rencontre Mike, cyclotouriste canadien d’une cinquantaine d’années qui m’entraîne, alors que je m’apprête à bivouaquer en bord de route, dans un « campground », un camping. Il marchande la nuit pour dix dollars chacun. C’est la première fois depuis une éternité que je paye pour dormir. Puis il téléphone, comme tous les soirs, à sa femme, Michèle, québécoise parlant français et celle-ci demande à entendre ma voix. Elle est contente, je crois, de ne pas savoir son mari seul. Elle me pose des tas de questions et va jusqu’à me demander mon nom, me le faisant épeler. J’apprendrai plus tard qu’elle a passé sa carrière dans la gendarmerie et l’a finie à Interpol. Certainement un peu inquiète de savoir son mari parti à l’aventure sur les routes, elle tient à obtenir le plus de renseignements possibles sur sa progression et ses rencontres afin sans doute, déformation professionnelle ou sage précaution d’épouse aimante oblige, de pouvoir remonter le fil en cas de pépin. Je m’y prête de bonne grâce.
Il y a là aussi Sylvain, un paumé québécois tatoué de partout, dans un vieux van Wolkswagen, flanqué d’un horrible chien tueur à quatre mille dollars dont il est très, très fier. Je peux prendre une douche, la première au Canada et ce n’est pas du luxe. Mike démarre de bonne heure au matin, tout fringant, brûlant d’avaler les kilomètres tandis que je prends mon temps au camping. Je ne suis pas le moins du monde fringant.
J’ai commis une erreur d’appréciation : je ne dévore pas le Canada, c’est lui qui me dévore ! Je suis rétamé, vidé. Je paye cash la fatigue accumulée au long de ces quatre mois de vélo, de vie spartiate, d’inconfort.
Je fais peu de kilomètres mais je fixe une antenne de radio ramassée sur le bas-côté de la route à la superbe pelle à barbecue que j’ai trouvée en Colombie Britannique il y a quelques temps déjà et qui me sert à prolonger, à présent, mon porte-bagages.
Pourquoi faire cela ?
C’est inexplicable. Cela ne sert strictement à rien. Je suis, par nature, ramasse-merde. Cispéo, le balai, ne doit ses amours avec Lascive, la toile du fauteuil, qu’à ma manie. Il en est de même pour Loublie… Ramasse-merde et entremetteur… L’antenne est belle, abandonnée sur le bord de la route, je la ramasse, sans me poser de question puis je lui trouve un usage. C’est simple, non ? Là, je l’accouple avec la pelle à barbecue. Ainsi, je suis relié, vraiment relié, physiquement relié ! Une antenne, ça sert à ça, non ? A émettre et recevoir. Le soir venu, j’établis mon bivouac au pied d’une autre antenne, une vraie cette fois, immense antenne-relais téléphonique. Je mets illico en service la mienne, jeune pousse vélocipédique itinérante. Elle teste, en ce premier soir de sa nouvelle vie, toute l’avenir de son possible sous le patronage de son aîné.
Je déraisonne. Soit !
Le lendemain, un oiseau jaune qui semble comme un canari, vient se poser sur la pédale de Séraphin. J’aime sa familiarité. Je suis comme lui, heureux, léger ; la pression des jours passés s’allège. Je fais les courses à Moosomin et je repars pour trouver un bivouac dans un champ un peu à l’écart. Là, dans la tranquillité du soir qui tombe, je fais de la couture pour réparer mon filet à provision, fort utile pour faire les courses mais aussi pour retenir les choses qu’occasionnellement je peux fixer en sur-bagage à l’arrière. J’ose espérer qu’ainsi je ne perdrai plus à l’avenir de bouteilles d’eau…
Ce soir du 28 Mai j’ai deux mille trente-quatre kilomètres au compteur selon l’estimation de l’application ! Soit, si je compte ce que je vais grignoter demain pour faire trente jours tout rond depuis Vancouver, environ deux mille cents kilomètres. Ce qui confirme l’estimation d’une moyenne de soixante-dix kilomètres par jour.
Mais à vrai dire, de cela, je me moque…
3-11/ Manitoba
Il est bien pauvre celui qui ne peut pas promettre…
J’avais prévu de faire l’ordinaire des jours, c’est-à-dire à peu près ma moyenne journalière. Mal m’en prend ! En selle à l’aube, je me découvre à l’agonie ce 29 Mai, jour où j’entre au Manitoba.
La devise inscrite sur le grand panneau qui signale l’entrée de cette nouvelle province est : « Spirited energy ». Vibrant d’énergie ! Je ne suis pas « vibrant d’énergie » du tout, mais alors pas du tout : maux de tête, tension oculaire très forte à l’œil gauche, reniflements…
Que se passe-t-il… ?
Alors qu’il n’y a pas seulement une heure que je circule, vent de face bien sûr, je m’immobilise. Je fais une pause monumentale à l’entrée même du Manitoba, près du panneau portant cette si belle devise et je m’endors à même la bâche étendue à l’ombre d’un arbre. Depuis que j’ai quitté la Colombie Britannique les arbres se font rares et c’est le premier bosquet que je rencontre en bord de route depuis des lustres. Je cuisine un peu pour me redonner des forces.
Mais l’énergie de repartir ne revient pas…
Il faut dire que j’ai mal dormi la nuit dernière, énervé sans doute par un yaourt framboise et café que j’avais acheté à Moosomin. Il m’en faut peu, vraiment ! Je ne prends plus le moindre café depuis des années et cela a du jouer sur mes excitation et insomnie. Mais pourquoi rajouter du café dans du fromage blanc ? Quelle idée saugrenue ! Et pourquoi, surtout, avoir acheté une telle bizarrerie ?
Je regarde passer les camions et je compte le nombre de leurs roues. C’est hypnotique. Jusqu’à trente-quatre ou même trente-huit pour les plus gros, huit ou neuf essieux de quatre roues plus les deux à l’avant du camion ! Certains transportent une maison, un immense mobil-home !
Le spectacle m’endort…
L’après-midi vient et avec elle, l’orage. Je monte la tente. Je dors encore puis, le soir venu, je mange à nouveau. Et je m’interroge. Et si mon corps calait ? Et si je n’étais pas capable d’aller au bout ? Me revient en tête l’idée première, celle du départ : je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir, je suis parti pour mourir, debout, en route.
La nuit se passe. Elle efface la plus courte journée de mon périple : treize kilomètres !
Au matin, la forme semble revenir peu à peu, je pédale doucement en faisant attention de ne pas trop forcer. Je deviens, au fil des kilomètres, expert en décompte de roues de camion et de systèmes d’attache des remorques. J’ai vu aujourd’hui un truck à douze essieux de quatre roues, soit cinquante roues ce qui fait quand même, si je ne m’abuse, cinquante pneus ! Pour les renouveler, bonjour l’addition !
La Highway 3 que je longe depuis le départ est en fait une autoroute à deux voies plus une : celle que j’emprunte. C’est confortable. Le terre-plein central herbeux est large d’une soixantaine de mètres et j’ai tout le temps d’observer les camions qui me dépassent et ceux qui me croisent. Ils sont tous beaux, majestueux, longs parfois comme deux wagons, tous équipés d’une vaste cabine aménagée pour dormir derrière le poste de conduite. J’aime.
Si je n’avais Séraphin, si j’étais beau et jeune, je traverserais le Canada en camion, en écoutant Dylan, Johnny Cash, Joan Baez. J’aurais une passagère, blonde, belle, qui porterait comme moi le regard vers devant, fille du Nord, « girl from the North country side »…
Pédale !
Le pays se traverse en ligne droite, sans avoir à utiliser les freins ni à prendre de virage. On y observe camions et trains démesurés, énormes. L’étonnement vient aussi des voitures, des camping-cars, des caravanes ! En fait, les voitures sont ici le plus souvent des gros 4*4 avec quatre vraies places et une grande benne ouverte à l’arrière. Ce sont ces fameux trucks, petits camions ou grosses voitures dénommés « pick-up ». L’espace arrière, la benne, peut se voir recouverte par une cellule transformant ainsi la voiture en mini camping-car. Mais cela c’est du déjà vu.
La nouveauté vient d’ailleurs.
La benne peut recevoir aussi une attache, type attache de semi-remorque de camion. La caravane qui vient se poser dessus est imposante, énorme, très haute, très longue, bombée, colorée, peinturlurée, à soufflets, je veux dire par là que la cuisine ou la salle de bain sort et se rétracte à volonté, comme une aile d’oiseaux… Caravanes gonflées aux amphétamines…
Voilà pour les trucks !
Mais il y a aussi les campings-car qui provoquent mon étonnement. J’en ai vu certains gros comme des autobus avec, accroché derrière et roulant sur ses quatre roues, le 4*4 familial et derrière le 4*4, un bateau à moteur de taille plus que respectable ! Bonjour les manœuvres mais ici on ne manœuvre pas, on va tout droit !
J’observe tout cela et voilà qu’un véhicule carrossé tel le casque de Dark Vador me dépasse. J’hallucine ? Non, vrai de vrai ! Je suis drogué au kilomètre mais à rien d’autre !
Tout ceci fait diversion et m’aide à mouliner, mouliner sans cesse…
Fin de la revue automobile !
Ce 31 Mai à Brandon, Manitoba, en pose Mac’do très prolongée, je suis bien obligé de constater que je suis rétamé, vidé, profondément épuisé. Je mesure tout l’enjeu de l’itinérance et de l’aventure. Aporie là aussi ! Pourquoi ? Pourquoi m’imposer un tel effort ? Pourquoi vivre cela ?
Avant de partir du Mac’do, je veux faire le plein d’eau car je n’en ai pas trouvé sur la route. Trouver de l’eau facilement, de l’eau librement accessible, cela devient rare. Je demande donc à une serveuse s’il est possible d’en avoir. Pressée par le service, elle me lance un « Yes » tout en m’indiquant du geste la fontaine de Nestea. Je ne comprends pas bien ce qu’elle veut me signifier…
Le Nestea est-il considéré ici comme étant de l’eau… ?
Bref, nécessité faisant loi, je me sers et je prends du Nestea à la fontaine qui est, comme toutes les autres sodas, en libre accès gratuit. Et c’est ainsi que je repars avec six litres de Nestea dans mes bouteilles ! J’épuise totalement la fontaine et plus rien ne coule du distributeur. Je me comporte là comme un goujat et je n’en suis pas fier mais je sais que si je repars sans liquide à boire cela me posera très vite de très gros problèmes ! Je ne sais absolument pas quand et où je pourrais faire à nouveau le plein. Je fixe mes bouteilles comme je peux à l’arrière…
Ça colle…
Mains, bouteilles et rackpack sont poisseux… Cela attirera probablement les fourmis mais j’ai à boire. Je remonte en selle et continue quelque temps avant de trouver un bivouac entre route et bois.
Tout est bien.
Quand je m’éveille, au matin de ce 1er juin, il pleut et il y a un fort vent contraire. Je n’ai pas envie de bouger. Je reste avachi sous la tente et sous la pluie.
Que faire… ?
Il me faut bien manger et boire pendant ce jour d’arrêt, de repos forcé, repos tout à la fois imposé par ma fatigue et contraint par le temps déplorable. Je bois donc du Nestea, me félicitant de ma prévoyance de la veille ! Le boire, c’est bien quoique fortement et bien trop sucré à mon goût.
Mais comment faire pour cuisiner ?
Nécessité fait loi : je fais cuire mes pâtes dans le même breuvage. Le résultat est mangeable à défaut de délicieux. Mais, dans ces conditions, que ne trouverais-je pas bon ? Du moment que je peux me restaurer, peu m’importe en fait ce que je mange…
Et ce n’est qu’au matin du 2 juin que je trouve enfin la force de repartir. Je suis donc resté plus de trente-six heures, allongé dans ma cathédrale de toile, sous la pluie et dans le vent, à dormir et méditer.
Méditer ?
Je ne sais plus ce que le mot veut dire. Il n’y a plus de différence entre vivre et méditer, entre manger des flocons d’avoine trempés dans du Nestea et méditer. Tout est poisseux, collant, sale de crasse accumulée, écoeurant d’odeur de pisse, de sueur et de méditation. C’est là que je dois être. Je suis heureux bien qu’épuisé. Si épuisé que je me demande si je ne vais pas y rester, dans ce ventre mou du Canada… !
Je reprends la route.
Je revêts la tenue de pluie car il crachine encore.
Je suis morose.
Je constate que je n’ai plus de joie à m’émerveiller des trucks que je croise.
À ce propos, un souvenir effleure à ma mémoire, celui d’une amie qui rétorquait un jour à un écrivain, philosophe médiatique en exhibition narcissique devant un public naïvement conquis, qu’il y avait trop de « je » dans ses propos sur la joie.
Et c’était vrai !
Le rhéteur l’avait mouchée facilement, du haut de son talent oratoire. Il se moqua, disant qu’il allait donner, comme le roi Louis, du « nous » et non du « je ». La réplique avait mis les rieurs de son côté, ce qui n’est jamais bon signe. Il avait tort. Il y avait bien trop de « je » dans ses propos.
La joie existe, elle est là, elle fait vibrer ou pas. Je peux être triste, la joie est là. Elle n’est pas un sentiment mais une réalité, une présence. Peut-être devrais-je mettre des majuscules à ces deux derniers mots… ? Tout devrait avoir des majuscules, alors je n’en mets pas. La joie n’a pas besoin de « je », elle est cadeau, cadeau d’une constante présence, cadeau d’une réalité, cadeau omniprésent, intemporel. Elle est. Même s’il n’y a personne pour l’éprouver, la joie est là. Cela va loin : où réside, où se cache la joie dans l’univers ? Quel est son berceau, son écrin ? Je ne sais mais je sais qu’elle y est.
Il ne s’agit, pour moi, que de dire « Merci ! ». Merci est l’indispensable, l’inévitable, le co-naturel écho de la joie.
Alors que je prends une pause sur mon fauteuil, désormais sans cesse rapidement disponible sur la pelle à barbecue rajoutée à mon porte-bagages, j’écarquille grands les yeux en voyant passer un camion à dix essieux. J’ai bien le temps de les compter, ainsi arrêté, ainsi au repos : dix essieux soit quarante-deux pneus au total !
Gymnastique mentale devenue pavlovienne…
Terminé, me dis-je, je ne veux plus éprouver de joie de cet ordre. Et juste au moment où j’écris cela je vois un camion, uniquement la motrice sans remorque, qui en tire un autre, inversé, monté par l’arrière sur le premier, les roues avant, normalement motrices donc, sur la chaussée, en roue libre. Une bête à deux têtes !
Je décide d’en finir.
Noter ces futilités est ridicule et puéril.
Une voiture me dépasse, s’arrête sur la bande de roulement où je circule, tous feux « warnings » allumés. Un homme marche à ma rencontre, avenant, le sourire aux lèvres. Il engage la conversation, me demande si je suis croyant et me donne un dépliant émanant d’une église pour les « pires pécheurs »…
Bigre, il a l’oeil affuté !
C’est la deuxième fois que cela m’arrive d’être interpelé ainsi. La première fois, c’était une femme témoin de Jehovah qui, dans le drive-in où je m’étais arrêté, était venue me faire un prêche pour que je rejoigne son église. Mon périple, pensait-elle, aurait ainsi porté son fruit…
Je bivouaque dans un champ et au matin, c’est un grand soleil et un fort vent favorable qui me réveillent. C’est bon, très bon le moral en début de journée !
Les trains n’ont pas cessé et ne cessent de passer, de faire trembler la terre. Trains, interminables chenilles, qui n’en finissent pas, monstres sadiques, de m’écraser dans un bruit d’enfer la nuit durant ; trains dont la tentation est trop grande le jour de jouer à compter les wagons, faisant concurrence aux trucks ; trains qui sifflent à chaque passage à niveau – 2 longs, 1 court, 1 long – ; trains qui avalent goulûment la transcanadienne que je grignote difficilement ; trains qui me narguent de leur puissance ; trains qui serpentent et m’assourdissent de leurs bruits de ferraille ! Train… train…
J’arrive à Winnipeg, où je voudrais m’arrêter, ce 3 juin, sous le soleil et un fort vent arrière. Vancouver est derrière moi à deux mille trois cent cinquante kilomètres ; Montréal est devant à deux mille trois cent quatre-vingt kilomètres ! Winnipeg est au centre : c’est l’occasion de se poser, de faire le point…
Mais je n’en ai pas envie !
L’urgent est la lessive, peut-être ? La toilette alors ? Ce ne sera rien de tout cela, ni lessive, ni toilette, ni réflexion profonde et peut-être salutaire mais seulement la traversée épuisante d’une grande ville…
Les routes sont en travaux. Je manque de très peu de casser la roue avant dans une rigole profonde d’une vingtaine de centimètres que je n’aperçois qu’au dernier moment. Je vois mes premiers immeubles en dur à plus de dix étages. Je rebondis de Mac’do en Mac’do…
Je finis quand même par m’interroger sur ma conduite…
J’ai envie de foncer pour arriver au Québec. J’ai envie d’une compagne. Mais comment trouver quelqu’un qui puisse me suivre dans ma folie ? Et celle-ci est la plus forte. Je sais que si je m’arrête, je tombe dans la pâte molle, l’informe, le non-sens, l’apathie, le creux, le rien. Je n’ai pas le droit de m’arrêter ! C’est terrible à dire, terrible à vivre, mais c’est ainsi. La joie simple, simplement humaine, dont je voudrais me délecter me reste inaccessible.
Après cette journée vent arrière pendant laquelle je parcours plus de cent quarante kilomètres c’est un autre jour que le suivant : vent de face et grande fatigue, dégoût, envie de rien sinon de mourir sur place ou de trouver une épaule, un sein.
Je décide même de ne plus tenir mon journal.
Mais le soir-même, j’écris ! Je fais escale au camping de Falcon Lake, premier lac que je rencontre sur ma route depuis longtemps et premier camping où je vais me poser, délibérément.
Ce que je viens de traverser du Manitoba est boisé, moins monotone que le Saskatchewan, du moins pour ce j’en connais, c’est-à-dire le Sud et la Highway 1. Car le centre et le Nord sont, paraît-il, recouverts de forêts et le Saskatchewan est le premier producteur de moutarde au monde (tous ces renseignements, je les tiens de Jean-Roch). C’est normal donc, me dis-je, que la moutarde me soit montée au nez en le traversant, usé que je suis jusqu’à la moelle par ces interminables lignes droites, sans un seul arbre pour se mettre à l’ombre et sans la moindre aire de repos.
Au « campground », je fais une toilette complète et une non moins indispensable lessive : le bonhomme est requinqué ! Le lendemain, c’est au tour de Séraphin : vérifier les vis, les freins, huiler et retendre la chaîne. L’idée me titille de ne pas repartir et de passer une deuxième nuit. Pourquoi pas ? Souffler, reposer mes muscles qui me rendent là un service incroyable, faire le tour du lac à pied, jouer au touriste quoi ! Oublier ma quête, si quête il y a et il n’y en a pas, pas plus que de fuite.
Je ne cherche rien, je ne fuis pas, je cours vers des bras…
Si tant est que la lumière ait des bras…
Pour le moment, il y a des mouches ! Des grosses mouches qui piquent à travers les vêtements et me réveillent de ma sieste, tout étendu et détendu que je suis sur ma bâche, à l’ombre !
Aujourd’hui, repos ; demain Ontario !
3-12/ Ontario
Colombie britannique, Alberta, Saskatchewan, Manitoba, Ontario : la transcanadienne déroule son tapis sous les roues de Séraphin…
Elle devient la Highway 17 et ce n’est plus une autoroute mais seulement une route normale, à double sens de circulation, sans terre-plein central. J’ai toujours ma voie particulière, alors tout va bien !
Le paysage devient plus varié, rocheux, complètement recouvert de forêts de sapins et parsemé de lacs. Je trouve havre et repos au Mac’do de Kenora où je continue d’user et abuser de la « fontaine » ! Comme suite à un retard dans l’exécution de ma commande passée à la borne le gérant offre spontanément un Big Mac et des frites ! Mon bonheur est total. Je ne hurlerai jamais assez fort le cri du coeur de l’itinérant : vive Mac’do !
Je prends l’habitude de remettre mon gobelet, non dans la poubelle ad hoc, mais à l’un ou l’autre de ces nombreux « vieux » (vieux, oui, mais de mon âge… !), fidèles habitués et vrais piliers du lieu qui s’empressent tout en me remerciant de prélever le coupon collé dessus pour le rajouter sur leur carte-fidélité. Ils auront ainsi bientôt une boisson gratuite…
Je bivouaque en bord de lac sur de l’herbe fraîchement tondue. Je suis certainement dans une propriété privée bien que je n’aperçoive pas de constructions. J’ai vu un panneau portant l’inscription « resort » mais je ne connais pas la traduction exacte de ce terme, certainement lotissement ou quelque chose d’approchant. Je suis dans la banlieue résidentielle de Kenora et tout le bord du lac est truffé de ces maisons en bois de plain-pied qui sont légion au Canada. Au matin, je plie bagages assez tôt et je reprends doucement la route.
Et voilà que Séraphin se met à chasser sournoisement de l’arrière… !
Le pneu est-il dégonflé ? Crevé ? En vérifiant la pression, avant-hier, la valve s’était démise. L’ai-je mal remontée ? C’est possible. Je m’arrête et avant tout chose, je déjeune copieusement. Je porte la tenue de pluie complète, ciré, pantalon et chaussons, moustiquaire de tête sur la capuche du ciré car une armée de putains de moustiques est passée à l’attaque. Et c’est dans cette tenue que je vais tenter, dans un premier temps, de regonfler le pneu. Ça a l’air de tenir… Je roule et un peu plus tard, je fais une pause. Je dois bien reconnaître que je suis ivre de fatigue. Mes muscles ne récupèrent plus, la fatigue est trop profonde.
Je m’allonge par terre…
Une femme passe en voiture et me voit, étendu. Je suis carapacé dans ma tenue de pluie alors qu’il fait très chaud… Intriguée, elle s’arrête, me parle avec sollicitude, me propose de l’eau. J’accepte. Elle repart, retourne chez elle et revient une heure plus tard avec un litre d’essence pour mon réchaud et mes deux bouteilles remplies d’eau. Je la remercie, elle s’éloigne. Quatre mois d’itinérance et je suis là, en bord de route, des larmes dans les yeux. Sa tendresse a fait fondre la carapace que je me suis donnée pour lutter.
Je n’ai plus la force de prévoir et quand j’arrive dans les villes, je suis perdu, tourneboulé par le bruit, les gens, la chaleur. Hier, à Kenora, je n’ai eu que la force du Mac’do. Je n’ai pas pris d’essence pour le réchaud, ni fait de provisions. Je n’y ai même pas pensé. Or je ne sais absolument pas à quelle distance se trouve la prochaine ville. Je ne m’en préoccupe pas. Comportement irrationnel ? Je suis irrationnel. Je suis au bord de l’effondrement. Est-il prière ?
C’est la seule question.
Je m’arrête assez tôt et je trouve un bivouac idéal, à l’écart de la route, sans bestioles, ce qui est très rare. Je laisse le vent et le soleil caresser ma peau nue. C’est bon. Je monte le bivouac, un arceau casse. C’est moins bon.
Je glisse un corps épuisé dans une tente à son image : ridée, flappie, sans aucune tenue. La cathédrale devient cercueil… Et mon esprit va à vau-l’eau, assailli de petites phrases, celles qui ont marqué ma vie.
« Suivre nu le Christ nu ! », lue dans Jean-Yves Leloup. Je la vis cette phrase, au sens littéral, premier, entier. Je suis l’homme-lumière, je prie, j’implore, par ma quête folle, d’être ce qu’il est. Seule la nudité l’approche, tout le reste est bla-bla. Est-ce folie ?
Mieux vaut être fou, vivant, que raisonnable et mort.
« Quelle souffrance vous imposez à votre corps ! », phrase du médecin éveillé qui a aidé à mon propre éveil, à propos de l’abstinence sexuelle qui s’était imposée, de soi, pendant les années qui ont suivi mon expérience mystique. N’est-ce pas une autre souffrance du même ordre que j’impose à mon corps dans ces années d’errance ? Mais une expérience comme celle qu’il m’a été donnée de vivre ne peut laisser un homme intact. On peut me dire tout ce qu’on veut, pour moi, ce n’est pas possible. Il y a, paraît-il, des sages. Je ne le suis pas, je n’aspire pas à l’être, je n’aspire à rien. Je suis tel quel.
L’important est d’être soi : je suis chaviré.
« Qu’est-ce qu’une vie avec le Seigneur ? ». Plus que ma question c’est le petit rire étouffé de Soeur Brunnen, en réponse à ma demande, qui me poursuit encore après tant d’années. J’ai du bouleverser sa vie, sa foi et être dans ses prières longtemps. Comme elle a habité ma vie. Elle l’habite encore. J’aimerais la revoir, parler en vérité. Est-ce possible ? A quoi cela servirait-il ? Elle est dans les ordres et moi dans le désordre. La foudre n’est tombée qu’à mes yeux, aucun autre regard ne l’a perçue. Le tonnerre suit toujours l’éclair de foudre et donne à entendre pour qui n’a pas vu. Attendre que le tonnerre vienne d’un autre que moi est illusion.
Tonnerre et éclair sont unis.
Le soleil est déjà haut quand je repars le lendemain, sans force ni entrain, pour peu de kilomètres. Je suis exténué. Le mot fait écho et la constatation s’impose : ce n’est pas l’exténuante intransigeance de la mesure que j’éprouve mais celle de la démesure !
Démesure de mon errance et démesure de l’évènement du 17 avril 1999. L’une répond à l’autre. Au final, la mesure, la modération je n’aurai jamais trop bien su ce qu’elle étaient, ce qu’elles avaient – peut-être – à me dire. Peut-être, car il est possible que sans la démesure je n’eus pas été moi-même. Car la démesure que j’éprouve, celle que je vis est la démesure de l’amour. Bref ! A chacun de voir où et à quoi il veut s’alimenter.
À chacun de voir ce pour quoi il est né.
Pour l’heure, la mesure de ma démesure révèle qu’au soir du 8 juin, une tique en a pincé pour mon aisselle gauche ! Salope ! Je les crains ces bestioles, de par les conséquences possibles et graves de leur attachement non désiré ! De plus, je suis dévoré par les puces et toutes sortes de bêtes urticantes. Je me gratte de partout. Tu parles d’un coin sans bestioles hier, il ne faut jamais jurer de rien.
Ça m’apprendra à philosopher…
Je répare l’arceau de la tente comme je peux, avec ce que j’ai trouvé en bord de route au cours de la journée. Au matin, deux cervidés en folie au sortir du sous-bois foncent droit sur moi, virent au dernier moment et s’enfuient, tout surpris de trouver un intrus sur leur territoire. Je décampe le plus vite possible de cet endroit inhospitalier et je file : il faut que j’avance, que je m’en sorte. Je fais une journée potable, soixante kilomètres, vent de face. Peu importe d’ailleurs les kilomètres, « j’affermis ma face », je fonce. Il faut en sortir ou y rester.
Je t’aime.
Les journées qui se succèdent vent dans la pipe sont éprouvantes. C’est dur de traîner soixante kilogrammes « séraphinesques » plus son propre poids par la route écrasée de soleil, à la force des mollets, du corps tout entier et surtout celle de la volonté. Au Subway d’Ignace, je trouve tout à la fois gentillesse du personnel et oreilles attentives. Aldo-Lucien, australien, vient à ma table pour me questionner sur le voyage qui est le mien. Je lui raconte mon périple et à sa demande, la raison d’être de celui-ci. Un autre, africain qui parle français, se joint à nous. Mon histoire, mon voyage peut intéresser les gens de leur génération, je devrais les partager, disent-ils. Je repense à la « moisson », à « l’histoire »… Ils prennent en photo le texte-résumé en anglais avec mention de la vidéo. Un autre groupe de jeunes est là, dont une fille, québécoise, un peu paumée. Nous avons ensemble une discussion, au moment de partir, devant le Subway. Aussi, l’énergie remonte-t-elle ! La seule chose qui en soit cause, c’est le partage, le fait de dire la lumière. Merci !
Un corbeau, véhément, me réveille le lendemain alors que le soleil est déjà haut. L’oiseau siffleur, l’oiseau à trois notes, toujours les mêmes, me serine patiemment sa certitude : « C’est vrai, je t’aime, c’est vrai, je t’aime, c’est vrai, je t’aime, c’est vrai, je t’aime… ».
Je ne m’en lasse pas…
Ce n’est pas qu’il m’aime qui soit vrai, il n’est qu’un interprète. Ce qui est vrai c’est qu’une lumière d’amour inonde le monde : l’oiseau le sait et se fait son héraut. Il le confirme sans se lasser.
Aujourd’hui, 11 juin, je me dis que c’est peut-être mon dernier jour…
Plus prosaïquement, c’est le troisième jour consécutif de vent de face ! Je ne cuisine plus, trop de lassitude et je me contente d’expédients. Mes wraps banane-chocolat sont excellents, mes flocons d’avoine, raisins secs, amandes, chocolat en poudre délicieux ! Je ne me soucie plus de fixer la vitamine D, je couvre autant que possible et en permanence toutes les parties de mon corps avec les habits légers achetés en Thaïlande que je mets par-dessus ma tenue de cycliste. J’y inclue la cagoule rouge et bleue que j’ai découpée à ma façon et qui me protège les oreilles et le cou. Le look est « strange » : j’apparais tel un bédouin-à-deux-roues… mais peu importe ! Protection du soleil et des insectes oblige !
Dans l’après-midi, le vent se renforce et il devient difficile de progresser, la fatigue aidant. Je m’arrête souvent, installe le fauteuil et mange un peu ou écris. Écrire pour transmettre ? La conversation d’hier, les nombreux échanges passés m’y poussent. Je vais m’y atteler, c’est déjà commencé d’ailleurs par ce journal et je n’ai pas d’autre ambition que d’en soigner un peu la mise en forme. Pour l’heure, j’écris à l’ombre d’une de ces grandes poubelles métalliques au couvercle anti-effraction en protection contre l’avidité gloutonne des ours. Cette poubelle constitue pour moi la seule petite ombre accessible sur la highway 17 qui trace sa route vers l’est à travers d’immenses forêts de sapins, parsemées de lacs. Rien d’autre que des arbres et le long ruban de bitume. Entre Ignace et Upsala, la ville suivante, plus de cent kilomètres sans la moindre habitation !
Je dors dans le fossé.
C’est dangereux, mais cela garantit au moins une mort rapide, par voiture ou camion erratique, au conducteur endormi. Je suis heureux ainsi, épuisé. Je cuisine. Je râle contre les insectes : moustiques, moucherons, mouches de toutes sortes, araignées et autres bestioles inconnues mais hélas familières qui, sournoisement, attendent de se délecter du festin que j’offre. Proie certaine, j’amuse aussi la galerie, mettant involontairement en scène un spectacle improbable dans la pénombre qui s’installe. Les conducteurs qui passent à vive allure découvrent, ahuris et de manière furtive, les simagrées d’un saltimbanque à vélo qui érige un campement dans le fossé, au mépris du danger que constituent les bêtes sauvages et les véhicules à moteur…
Mais le soir tombe, l’eau bout et je suis à bout…
Facile, c’est pour le fun, le moral mais c’est aussi très vrai. Le titre de mon journal sera : « Errance », sous-titre : « Journal 7/9/2016 – ???? ».
Bonne nuit !
Elle a été bonne, aucune voiture ou camion ne s’est pris de folie. Un peu de pluie et au matin, « struggle for life » à nouveau ! Tenue de pluie vite enfilée, non parce qu’il pleut mais en protection contre les moustiques et c’est ainsi, coiffé en outre du filet moustiquaire de tête, que je sors du fossé et que je m’enfuis. À chaque halte, ce sera désormais la tenue de rigueur ! Et c’est pénible de la revêtir, cela accroît l’énervement dû à la fatigue, à l’épuisement.
Je commence à comprendre pourquoi les personnes que je rencontre puissent trouver « amazing », étonnant, ce que je fais ; je comprends les pouces levés que je croise. C’est dur, physiquement et mentalement. Faut tenir. Les bestioles sont la cerise sur le gâteau, la goutte d’eau qui va faire exploser le vase. Mais quel autre lieu pour mieux prier, quel autre lieu pour être plus près de la lumière, de son souvenir, de la façon dont elle a orienté ma vie ?
Quel autre lieu ?
Aucun. Je suis là avec elle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous filons le parfait amour. Ultréïa ! Et je hurle ma joie dans les premiers kilomètres, je lance des « je t’aime ! » à tue-tête, à la forêt, au ciel, à la route. Route qui est devenue étroite depuis l’entrée en Ontario, je n’ai plus mon propre couloir de circulation et avec le vent et tous les camions, je dois être plus attentif. Je réponds aux oiseaux-trois-notes qui saluent, toujours avec déférence, mon passage : « C’est vrai, je t’aime, puisque je te dis que c’est vrai, je t’aime…». On est poli ou on ne l’est pas. Je le suis. Je réponds.
Je réponds à la lumière. Je dis : « Merci ! ».
La petite pluie de cette nuit a arrêté le vent et je roule bien. J’enlève la tenue en goretex mais je garde une cagoule sous la casquette, hanté il faut bien le dire par la crainte de me retrouver comme c’est arrivé ces jours derniers avec une tique dans le cuir chevelu (si peu qu’il le soit à présent !). Tout le corps me démange, surtout les chevilles et les avant-bras et j’ai la crainte, le soir venu, de devoir planter la tente dans les hautes herbes, trop peuplées d’habitants hostiles. Je privilégie désormais les sols durs, l’herbe rase même si le lieu est moins poétique, moins isolé.
J’ai trouvé un gadget, en même temps déflecteur à l’emblème du Canada, à mettre en haut de mon antenne. Avec les chutes en carbone que j’ai récupérées le long de la route et qui débordent d’un bon mètre en attendant d’être coupées pour se substituer à l’arceau défaillant de la tente, Séraphin ressemble plus à une moto qu’à un vélo. Il est le premier et fier prototype d’un nouveau concept à deux roues : le « Koga-Davidson » ! Je n’ai besoin de personne… ?
Tais-toi !
Dès que je suis à l’arrêt, je vis en tenue de pluie complète. Je macère là-dedans mais comment faire autrement ? Je ne peux l’enlever qu’à l’intérieur de la tente, sauf à être criblé en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Et je ne sors qu’ainsi costumé. Je suis traumatisé par ces bestioles agressives, stigmatisé, marqué. Je me gratte de partout ! J’ai beau vaporiser Muskol et Johnson, mes frères protecteurs ou censés l’être, flacons de répulsifs pour moustiques, rien n’y fait ! Bon, ce n’est pas grave, changeons de sujet, c’est bien connu, la misère gratte, la vie au plus près de la nature n’est pas si idyllique qu’on veut bien le dire.
Elle met au rang des espèces concurrentes.
Je vois un caribou en bord de route ce matin, il vaque à l’orée du bois, tranquille. J’en avais déjà aperçu un, en décomposition dans le fossé, alerté par l’odeur pestilentielle. Ils sont signalés comme danger de nuit, ils aiment alors à traverser la route et ils se font heurter par les véhicules. Pourvu que, la nuit, ils ne manquent pas leur saut par-dessus le fossé et enjambent ma tente sans dommage, je ne leur en demande pas plus…
Je fais une pause monumentale au Mac’do de Thunder Bay et en bon marin, je fais le point. On est le 13 juin. Toujours d’après l’application trois mille cinquante et un kilomètres parcourus depuis Vancouver.
Et devant… ?
Mille cinq cent soixante-quinze kilomètres restant à parcourir jusqu’à Montréal en passant par le Nord : highway 11 puis 66.
Si je choisis l’option Sud, une centaine de plus. La highway 17 me fera traverser Sault Sainte Marie, North Bay et Ottawa avant de toucher Montréal.
Et après Montréal ?
S’il s’agit de toucher l’océan à Halifax, il en reste. Si je veux arriver à Saint John’s de Terre-neuve, point le plus à l’Est du Canada, il faut en rajouter davantage et prendre un bateau…
Appel de la mer…
C’est tentant, mais peu importe en fait, il s’agit de te toucher, toi, lumière, à chaque instant, maintenant comme demain.
Si demain est donné…
J’en suis là de mon examen de conscience quand la conversation s’engage avec une chinoise qui déguste des frites en essayant toutes les sauces possibles et qui m’invite à sa table pour ne parler, entre deux sourds, qu’un mauvais anglais de part et d’autre.
Je coupe court, après un temps cependant assez long…
Une pensée me vient : mourir subitement, la tête dans les frites, marinant dans le coca renversé… !
Ce serait une belle mort…
Pour l’heure, j’engage la lutte pour survivre, avant de me soumettre.
J’achète une bombe anti-punaises de lit, une grosse bombe domestique, au format familial et je l’ai vidée. Je noie tout de produit : tente, tapis de sol, duvet, matelas, vêtements. La guerre totale est déclarée. La nature est hégémonique à l’égard de l’homme si l’homme ne l’est à son égard. Constatation, vécu, expérience. « Struggle for life », c’est bien un combat pour la vie qui est engagé.
C’est eux ou moi… !
Oubliée l’écologie, vive l’industrie chimique et bravo aux hommes de l’avoir mise sur pied ! J’achète une veste moustiquaire et une crème à placer sur les mains, Muskol lotion. Elles sont un terrain d’atterrissage de choix, prisé par l’ennemi. J’établis le bivouac sur du gravier plutôt que sur un sol herbeux, le temps clément me le permet et ainsi, je ne plante qu’une seule sardine, celle de l’auvent. La chambre, auto-portante, peut s’en passer…
Les insectes me laissent relativement tranquille aujourd’hui. Peut-être est-ce le temps orageux d’hier qui les a rendus si agressifs ? Un endroit particulièrement propice au cœur de ces immenses forêts ?
Je ne sais…
Le lendemain, je coupe mes trouvailles de route avec une petite lame de scie achetée à Thunder Bay et je fabrique ainsi un arceau de secours pouvant être utilisé dans le cas où la réparation de fortune effectuée sur celui d’origine ne tiendrait pas. Séraphin retrouve ainsi des allure et largeur hors-tout plus raisonnables car, ramassés tels quels au long du parcours, ces bouts de carbone lui donnaient pas mal d’embonpoint. De plus, rouge vif, cet arceau de secours rehausse la visibilité d’Edmond auquel il est lié et qui, déjà bien visible, resplendit de tous ses feux à présent.
Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes…
Je rencontre Christophe, jeune cyclotouriste allemand, en tour du monde pour deux ans. C’est le premier que je croise à être, comme moi, en vadrouille pour longtemps et chargé en conséquence. Les quelques rares autres sont des canadiens qui traversent leur seul pays, le temps d’un été. On parle de l’Ouzbékistan, de la route des Pamirs, on s’y donne rendez-vous dans un sourire… Et, suprême bonheur, le soir, je trouve un bivouac en bord de rivière : toilette, bain de siège, lessive complète. Nirvana et angélus.
Et patatras… !
Il y a quelques nuages de mauvais aloi à l’horizon du couchant mais, gagné par l’optimisme, la torpeur et la douceur du soir, je ne monte pas le double toit. Je pose seulement la chambre de la tente sur le sol dur, sans sardines aucune. Toujours cette appréhension des bestioles qui me pousse à éviter les hautes herbes où elles pullulent…
Je fais là une erreur grossière…
Au petit matin, c’est la pluie battante et avec elle, la débandade ! Je me lève à la va-vite. C’est la déroute ! Je fourre tout en vrac, dégoulinant d’eau, dans le rack-pack et je décampe, n’ayant d’autre solution que la fuite…
Heureusement, un peu plus tard, le soleil et le vent réapparaissent, me permettant de tout faire sécher. Je fais des courses énormes car le ravitaillement va devenir encore plus rare et aléatoire…
Je me pose près d’un lac, juste après Nipigon, à côté d’une cabane abandonnée. Cabane d’un marginal, me semble-t-il, pour l’heure désertée.
C’est parfait pour le nomade que je suis.
De l’autre côté de la route, il y a une chapelle et un cimetière, quelques croix plantées en terre et aussi un buste, comme un épouvantail, un fantôme qui se dresse entre les croix. Je suis un peu surpris, je note tout cela du coin de l’œil, rapidement et j’oublie, je ne prends pas le temps d’analyser, le soir est là, j’ai peu et mal dormi la nuit dernière, je ressens la fatigue, le genou droit tiraille.
Je n’aspire qu’au repos.
Je me restaure puis m’attelle à la révision du journal prenant conscience de la singularité de la démarche retranscrite et de ses excès. Placer toute une vie sous la lumière d’un instant, fût-il lui-même de lumière, est étrange à observer avec cet œil nouveau, presque objectif (… ?) que me donne la relecture de ce que j’ai écrit au fil des jours. Puis je m’endors…
« Is there someone here ? »… !!!
Je suis tiré de mon profond sommeil par une voix forte. Je grommelle un borborygme… Nauséeux, je fais un violent effort de mémoire pour me rappeler où je suis.
Ah oui…, la cabane en bord de lac !
Plus rien ne se passe…
J’entends un moteur de voiture qui tourne au ralenti, très près, les phares éclairent la tente, sans être braqués dessus. Puis des bruits de bois cassé…
Je ne bouge pas et je me rendors sans attendre la suite des événements. Tant qu’on ne me demande rien, je n’ai rien d’autre à faire que de continuer ce à quoi je m’occupe : dormir.
Au matin, je constate que l’épouvantail-fantôme que j’avais remarqué du coin de l’œil dans le cimetière hier au soir a disparu ! J’en conclue qu’une blague de potaches a trouvé son épilogue au cours de la nuit, avec de vrais acteurs en uniforme ! Autour de cette vieille et belle église en bois, datant de 1877, dédiée à St Sylvestre, l’unique spectateur du lieu, endormi, n’a pas été très bon public.
Je note au passage, puisque cette nuit me rappelle dans son déroulement et son dérangement celle vécue à Taizé, que les policiers canadiens ont été plus perspicaces et discrets que les jeunes gens dans leur rôle de veilleurs de la communauté religieuse. Ils ne m’ont ni tiré hors de la tente, ni soupçonné d’être l’auteur d’un possible forfait pas. Ils n’ont pas, non plus, demandé à vérifier mon identité.
Je repars, tout en décidant de ralentir, de ne faire qu’une cinquantaine de kilomètres par jour. Il me faut durer. Je ne réalise pas un projet, comme les autres rares cyclotouristes rencontrés, je vis un état permanent.
Il faut que je le savoure et non pas que je le vive à l’arrache.
Je longe au matin Helen Lake, très beau, puis je pénètre dans d’immenses forêts. Le cap est plein Nord et la route devient plus étroite, moins fréquentée que la highway 17 mais plus dangereuse aussi car je n’ai plus de bande de roulement propre. J’ai l’impression de pénétrer « into the wild », au cœur du sauvage! Je prends mon temps, m’arrêtant souvent, en combinaison complète anti-moustiques hélas. J’hésite à utiliser la béquille pour tenir Séraphin. Il est bien lourd à présent avec ses dix litres d’eau (autonomie de trois jours), son riz, ses pâtes, ses flocons d’avoine (deux kilogrammes de chaque), ses amandes, raisins secs, chocolat en poudre, parmesan et ketchup ! Cinq bananes, dix wraps, quinze barres de céréales, quelques saucisses apéritives et un paquet de pain complètent le garde-à-manger !
Je devrais pouvoir tenir une semaine avec tout cela…
Un orage assez violent m’arrête vite dans l’après-midi. J’attends qu’il passe, assis sur mon fauteuil et enveloppé de la cape de pluie, m’étant frayé avec peine un tout petit espace à la lisière du sous-bois touffu et impénétrable qui borde la route.
Je prie, tranquille.
Prier pour moi, c’est être là, simplement là, sans pester, sans penser à autre chose qu’à ce moment de vie, sous l’orage et même lui je ne le pense pas, je le vis, paisible, ayant fait tout ce que je pouvais faire pour me protéger. J’attends une accalmie et lorsqu’elle survient je monte la tente sur place, dans le fossé et je m’allonge pour… une vingtaine d’heures !
Je ne voudrais pas être ailleurs.
Le plus dur, enfin ce qui se surajoute, c’est la lutte contre les bestioles. Je m’habille ou me déshabille entièrement dans la tente, chaussures comprises et je n’en sors ou n’y entre qu’entièrement revêtu de mon armure y compris la moustiquaire de tête. Cette dernière, je l’oublie à force de la porter et ainsi, il m’arrive de me moucher dedans ou de buter contre elle en portant quelque chose à la bouche. Je ne râle même pas. C’est comme ça.
Aujourd’hui et pour la première fois, un camion m’a volontairement serré de très très près et envoyé sur le bas-côté en klaxonnant comme un fou et ce, de très loin. « Killers on the road », chantait Jim Morrison, le leader des Doors. Il n’y avait que nous deux sur la route droite, à perte de vue.
Crime parfait, pas de témoins.
C’est rare (heureusement !), d’autres me dépassent avec prévenance, presque de la tendresse, tant ils ralentissent et arrondissent l’espace entre nous, entre eux et Séraphin.
Je vais me souvenir de ceux-là.
Je confectionne, avec les restes des trouvailles de route qui m’ont permis de fabriquer l’arceau de secours, une béquille avant efficace et très rapide à dégainer ainsi qu’à ranger.
Je fais aussi un rêve étrange : mon vieux zizi fripé et ses deux inséparables compagnes de misère et de joie sont à côté de moi, solitaires, rejetés, délaissés. Est-ce le fait de les contempler souvent, ces pitoyables attributs, agenouillé dans ma cathédrale de toile et comme en prière lorsque j’urine chaque nuit et souvent dans la nuit ? Ou bien est-ce prémonitoire ? Vais-je être débarrassé des contingences, désirs, joies et excès qui, immanquablement, les accompagnent ? Ou se plaignent-ils, par cette image, du non-usage que j’en fais ?
Bref !
Le temps est à la pluie et c’est un autre voyage qui commence : « Into the wild ! ».
Je bivouaque à Beardmore. Dans l’inculture de ma cervelle fatiguée, le nom évoque et inquiète : « encore plus d’ours... » ? Je suis près d’un transformateur où, par bonheur, se trouve une prise extérieure de courant qui fonctionne. J’en avais besoin. Ma vitesse maintenant ne permet guère à la dynamo de recharger la batterie du portable. Mais je n’ai pas vraiment l’usage de celui-ci, sauf pour écrire.
Je porte sans cesse l’armure anti-moustiques et c’est une gageure de manger, sans parler du fait de faire ses besoins. Éviter de se retrouver les fesses criblées de mille piqûres tient du miracle. Ce qui n’arrive pas. Je comprends toute l’utilité des appendices des chevaux ou des vaches et j’en imite le principe avec ma seule main. Par bonheur, la crème « Muskol lotion » est assez efficace pour protéger celles-ci, ce qui m’évite d’avoir à porter les gants d’hiver, première parade que j’ai trouvée. Sans toutes ces protections, leurs attaques, toujours surprises et pourtant incessantes, me mettent au bord de l’exaspération, de la crise de nerfs, état qui ne m’est pas coutumier. Une piqûre au tibia, d’araignée probablement, me fait toujours mal. Elle a occasionné une petite bosse que je gratte depuis plusieurs jours.
Je vais faire de l’eau à la « Blackriver » dont l’accès est facile. Ce qui n’est pas toujours le cas ! La rivière est bien nommée, car c’est vrai que l’eau est noire, couleur rouille foncée, comme souvent ici, d’ailleurs. Ce doit être la nature des roches sur lesquelles elle passe qui lui donne cette teinte. S’il y a de l’eau partout, elle est aussi difficile à approcher. Les abords des lacs ne sont pas aménagés, c’est la nature la plus sauvage qui soit et je m’enfonce plus avant dans l’encore plus sauvage.
Des grosses mouches, comme des taons, sont la nouveauté du jour. Je complète ma tenue de cycliste avec la « bug jacket », la veste-moustiquaire, achetée récemment. Ainsi, au lieu de fixer voluptueusement dans la journée la vitamine D en cuissard et teeshirt, je porte toute une panoplie : pantalon de pluie en goretex, teeshirt mérinos à manches longues, sweet thaïlandais, casquette et veste moustiquaire.
Mais je suis emprisonné avec cette dernière, il n’y a pas d’ouverture facile et je suis aussi à l’aise que si j’avais revêtu un scaphandre ! Impossible de manger. Donc, dès que je m’arrête, je l’enlève et je revêts mon ciré en goretex que je complète avec la seule casquette coiffée de la moustiquaire de tête qui, amovible, me permet en la soulevant de porter quelque chose à la bouche, à boire ou manger.
J’enfile en outre les chaussons de pluie jaune fluo, efficaces pour protéger mes chevilles des rampants, araignées et autres réjouissantes et charmantes petites bestioles qui m’aiment à la folie.
Amour non partagé…
Je marine ainsi dans une étuve, mal commode à mettre, difficile à endurer au long du jour sous le soleil, sans parler du look qu’elle donne ! Je ne me voie pas et l’essentiel est que ce soit efficace. Ce semble l’être… mais ils réussissent quand même leur coup, ces salopards, la moindre faille et hop…
Piqûre !
Je hurle d’exaspération en ce bord de lac idyllique baigné d’un couchant magnifique ! Je hurle, je pleure, les voyant tourner sans relâche devant mon grillage dans leurs sinistres bourdonnements. Il me faut au final m’enfermer dans la tente pour manger car dès que je soulève la moustiquaire pour une rapide bouchée, je suis assailli. Tant pis pour la contemplation du lieu.
Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…
Tout est bien…
Au matin, je risque une tête, nue, hors de la tente, juste pour voir le lever du soleil. Quelle beauté !
Piqûre !
Aussitôt, il faut se grillager…
Je repars. Je mors le bas-côté : deux camions se croisent en arrivant à ma hauteur et je préfère dégager de moi-même. Je n’ai sur cette route 11 qu’une bande goudron de quarante centimètres environ, à droite de la ligne latérale blanche qui délimite le couloir de circulation des voitures. Quarante centimètres, ce n’est même pas la largeur de Séraphin et le bas-côté est en tout-venant, gravier mêlé de sable, instable sous les roues et dangereusement en dévers.
Je suis forcé de garder un œil dans le rétroviseur en permanence. D’ailleurs, je dois le garder en permanence sur tout. Je n’osais y penser, mais c’est arrivé : une petite mouche noire, carnivore, a pris mon appendice comme terrain d’atterrissage alors que j’étais en train de pisser, cadenassé de partout sauf de là bien sûr. C’est infernal, ces bestioles à l’affût de la moindre faille dans l’armure. Certes, elles rongeront un jour mon corps et ce sont elles qui, au final, gagneront la lutte. Mais pour le moment, je m’en défends.
Revanche : l’incinération transforme leur victoire en défaite.
Exit et la nique aux bestioles… !
Bivouac près d’une antenne relais, une dizaine de kilomètres après Longeac. Comme d’habitude, il y a une prise de courant extérieure accessible…
Au matin, je sors, grillagé de partout pour faire mes besoins.
J’en ressors meurtri.
Malgré la technique de la « queue-de-vacheval », balayant l’espace de mes arrières, plusieurs piqûres aux endroits sensibles me sont infligées.
Mieux vaut en rire ; pour le moment, j’en hurle.
Tout cela ne me met pas d’excellente humeur matinale…
Le temps est gris, le vent glacial, de face et fort. Un panneau annonce : pas de station service pendant deux cent onze kilomètres ! Rien sauf des forêts à perte de vue, aucune habitation avant Hearst.
Je pédale et j’invente, tout en moulinant, un WC portatif en utilisant l’armature du fauteuil comme siège et la cape de pluie en protection des moustiques. Reste à empêcher le vent de rabattre tout ça au mauvais moment et au mauvais endroit. Ce qui, bien sûr, se produit au premier essai ! Les restes d’une trouvaille de route servent à lester la cape pour parer le problème.
Au bivouac, alors que je vaque à mes occupations, je constate avec effarement qu’un rongeur a grignoté mes tranches de pain aux raisins, pourtant sous plastique, pourtant placées dans la sacoche avant. Ceci sans que je ne m’aperçoive de rien…
La vigilance doit être de tous les instants.
Je t’aime.
Le soir, je mets toute la nourriture dans les sacs Ikea et je l’éloigne de la tente. Au matin du 21 juin, dans ma cathédrale plantée au cœur de ces immenses forêts de l’Ontario, effrayé de l’hostilité qui m’attend dehors et devant l’urgence, je m’organise pour faire mes besoins complets sous la tente ! Ceci fait et bien fait, reculant devant l’effort d’affronter la nuée de bestioles que j’entends bourdonner agressivement au dehors, je m’accorde une grasse matinée.
J’essaie de tout transformer, de tout vivre en prière.
Je m’arrête, près d’une antenne-relais, cela devient une habitude, une fréquentation assidue de ce que j’appelle désormais ma chaîne de bivouac favorite. On y trouve terrain plat, herbe pas trop haute et prise de courant.
Que demander de plus ?
Cela me permet de me reposer, d’attendre le couchant, d’écrire, de réviser le journal, de vivre l’angélus. Et de me gratter aussi là où les moustiques que je baptise « SSS », Salopards Sournois en Série, ont trouvé une faille dans mes pauvres défenses. Pour l’heure, c’est la partie supérieure de l’oreille qui, en contact direct avec la moustiquaire, constitue pour eux une cible de choix. Ils passent à travers ! Il me faut trouver une parade. Elle est triple : je superpose casquette et chapeau et moustiquaire de tête. La visière de la casquette protège l’avant du visage, le chapeau les oreilles.
Le lendemain, alors que je sue sang et eau dans ma tenue goretex tout en montant une côte, enveloppée d’un nuage de grosses mouches qui sont désormais mes plus fidèles supporters, une voiture ralentit et son conducteur se penche pour m’offrir, par la vitre ouverte, une bouteille d’eau glacée.
Comme au tour de France !
Je quitte la route pour bivouaquer à Hart Lake, un endroit indiqué par Mike, superbe lac dans les sapins. Je me baigne dans une eau claire et tempérée. Hélas, comme toujours, les bestioles gâtent la fête. Je les fuis en faisant le sous-marin. Mais dès que je sors la tête de l’eau je les entends bourdonner autour de moi. Sans lunettes, je ne vois rien, j’entends seulement. Ambiance oppressante de l’encerclement ! Mais quel bonheur tout de même de pouvoir nager et se laver aussi ! Le couchant est magnifique, posé sur l’eau turquoise et le vert des sapins. Le matin est moins idyllique, la pluie est au rendez-vous. Je reste sous la tente et décide de petit-déjeuner au lit. Je confonds les flacons et arrose le muesli avec mes urines de la nuit ! Bonheur de bivouac ! Il pleut, il fait froid, je t’aime.
Mike m’avait dit qu’il y avait ici un lieu de camping gratuit. Je m’attendais donc, avec ma mentalité d’européen, à voir du monde. Comme je me retrouve seul, je pense que le « free campground » doit être tout près mais que je ne l’ai pas trouvé hier. Après une recherche infructueuse du lieu qui, je finis par l’admettre, est bien là où je me trouve, je plante la tente à cinquante mètres de l’emplacement de la nuit dernière !
Puis repos, écriture et angélus…
Cette deuxième nuit à Hart Lake m’insuffle la pensée que si je suis enclin à réviser mon journal de voyage, à donner forme à ce que j’écris au fil des jours, il y a peut-être une raison : l’éditer à compte d’auteur. Si je vis cette itinérance c’est pour en rendre compte. Le support du message est l’itinérance elle-même. Sans elle, le message reste vide, orphelin. Et le mot de Victorine résonne à mes oreilles : « Quel apostolat vous faites ! ». Quelque part, Benoît Labre sourit… Écrire pour mettre ensuite le livre à disposition, gratuitement, avec les tableaux.
Mais où…. ?
Au matin, le soleil est revenu sur Hart Lake et je quitte le lac ce dimanche 23 juin vers onze heures. Quand je pars, comme un fait exprès, il n’y a plus ni mouches ni moustiques et l’eau limpide donne envie de s’y baigner. Mais le vent est froid, le soleil n’est ni haut ni chaud et je me contente de remplir les bouteilles en filtrant l’eau du lac. Ceci fait, je reprends la route vers Hearst. Le pneu arrière se dégonfle à nouveau et il me faut faire une séance de gonflette. Il n’est pas crevé mais perd de la valve. À propos de gonflette, je constate que mes muscles des cuisses et des fesses s’atrophient, diminuent de volume.
C’est curieux…
Depuis les courses à Nipigon, se sont écoulés huit jours. Autonomie complète. Je pourrais avec ce qui me reste tenir de manière deux jours de plus. Huit jours pour parcourir le no man’s land entre Nipigon et Hearst : j’ai drôlement ralenti la cadence ! À trente kilomètres par jour, je ne suis pas encore arrivé ! Cette baisse de moyenne a-t-elle un rapport avec l’atrophie de mes muscles, le manque de vrai repas, la fatigue de cinq mois d’itinérance ?
Je bivouaque près d’un cimetière, très simple et beau, au calme. Le couchant est paisible et surtout, les bestioles semblent être parties ailleurs ! Je peux rester dehors, mettre les nu-pieds et manger sans la moustiquaire. C’est inespéré et tellement bienvenu, tellement appréciable ! Depuis une quinzaine, c’est la lutte sans merci, portant sans cesse la cuirasse.
Je fais aussi un énorme repas…
Mon habitude est de manger un bol de riz et un autre de pâtes chaque jour. Ce n’est pas assez et cela doit expliquer une part de la baisse de régime. J’arrive dans des régions plus habitées et je vais pouvoir me nourrir plus richement. Il faut que je fasse attention, car j’ai une forte tendance à ne pas m’alimenter correctement.
Je revois le journal et parfois je doute : est-ce bien cela que j’ai à faire ?
Au Tim Hortonss de Kapuskising, il y a une dizaine de bonnes femmes qui papotent et qui rient à la table d’à côté. L’une d’elles se lève pour vider les plateaux et je ne sais trop pourquoi, débarrasse aussi ma table. Je m’accroche aux serviettes que j’avais mis de côté, comme je le fais toujours et je réussis à les sauver mais je dois faire le deuil, douloureux, des sachets de sel et de poivre. On rit et elle s’assoit en face de moi. Elle s’appelle Madeleine. On discute bien, elle veut écrire le livre de sa vie, difficile, je lui fais mention de la vidéo et nous échangeons nos mails. Elle parle français, avec l’accent d’ici ! On se serre dans les bras, c’est bon puis on se quitte.
Je fais de l’essence pour mon réchaud et j’enchaine avec une autre pose monumentale, au Mac’do cette fois ! J’use et abuse de la fontaine et je bois des litres de coca ! Je trouve à acheter de la lotion Muskol mais je ne pense pas à acheter une deuxième veste moustiquaire, car une seule ne suffit pas. Ils passent à travers, ces putains de SSS et il me faut épaissir et complexifier la carapace !
Je reprends la route.
Je bivouaque dans un chemin qui ne semble mener vers nulle habitation. Le soir est paisible. J’envoie un mail de remerciement à Madeleine ainsi que des idées pour débuter le livre qu’elle rêve d’écrire.
Angélus…
Mais la nuit n’est pas bonne, il y a de l’eau à proximité, j’ai trop bu de coca et le chant des batraciens, incroyablement lancinant, résonne, assourdit et me tient éveillé.
Au matin, je fais retour sur Kapuskasing…
J’ai un rencard : je vais retrouver Mado au Macdo ! Nous nous sommes donnés rendez-vous à midi. Que me réserve ce retour en arrière ? Je n’en suis pas coutumier, d’habitude je vais de l’avant, je ne fais que passer. La dernière fois qu’il m’est arrivé de revenir sur mes pas, c’était le jour de Noël dernier. L’auberge sur laquelle je comptais était fermée et j’avais dû retourner quatre kilomètres en arrière…
Je complète mes achats : une deuxième veste moustiquaire et des gants où le bout des doigts se découvre. C’est exactement ce qu’il me fallait pour me protéger des moustiques tout en pouvant continuer à pianoter sur le téléphone.
Je retrouve Mado pour un temps agréable. Elle se confie, comme un exutoire : elle n’a jamais bougé d’ici, sa vie est plate, plate comme la route, plate comme le paysage. Mais cette platitude est traversée de souffrances fortes, enfance bousculée, fidélité bafouée, traces qu’elle veut expurger et écrire, comme une thérapie…
Je reprends la route.
Au soir, je suis tellement léthargique que je tarde à monter la toile. Cela enfin réalisé, je n’ai plus la force ni le courage de gonfler le matelas. Je m’endors à même le tapis de sol et ce n’est que tard dans la nuit, sous l’inconfort de la dureté de la terre, que je me résous enfin à le faire.
Le lendemain, je décide d’abandonner la tenue de pluie, trop malcommode à porter sous le soleil. Tout ceci est trop démoralisant et j’ai besoin de me remonter le moral ! Hauts les cœurs ! Il me semble que l’agressivité des insectes diminue.
Je décide de reprendre du plaisir à rouler…
Je n’ai bientôt plus sur moi que le cuissard, jambes nues donc et le torse recouvert de la veste moustiquaire. La tenue est aérée, presque érotique et tout guilleret, je roule avec joie. J’aperçois sur la route, en sens opposé, une postière qui relève le courrier à une boite aux lettres de particulier. Elle me voit arriver, écarquille les yeux et, elle à l’arrêt, moi toujours roulant, nous avons une conversation surréaliste : « Why are you doing this ? – I’m crazy ! I’m french ! – Incredible ! – Loooove ! ».
Et c’est fini, je suis passé…
Je sue sous l’effort, ça monte, je ventile, j’expectore, comme tout cycliste. J’oublie que je porte la moustiquaire et je crache dedans ! Ça ajoute à mon bonheur, ma rage, ma stupidité. Je n’en vois pas le bout, de ma stupidité et je ne le verrai jamais, mais je voudrais bien voir le bout de la route, je voudrais une halte, un repos du guerrier. Et je n’ai rien, ne vois rien venir que des kilomètres de bitume…
À Cochrane, je trouve un pantalon moustiquaire. C’est déjà ça ! J’en avais vu au début de mon périple en Colombie britannique et j’avais rigolé, hilare, peinant à croire qu’une telle chose, un tel vêtement puisse exister ! J’aurais l’air fin là-dedans et puis en vieillissant, m’étais-je dit, les moustiques me piquent moins.
Tiens donc, idiot !
Mon rire a viré jaune et a pris la couleur des pleurs de rage et la teinte des crises de nerfs ! Itinérance, tu as voulue, itinérance tu as eue. Tu n’as rien à attendre, tu vas vers ton destin, vers sa fin et la tienne.
Corrige le journal, mets-le en forme et meurs.
Au Tim Hortons de Cochrane, je reste des heures. Je bée bêtement à la vue d’une femme qui entre. Jeune, blonde, belle, elle a des jambières en cuir, un peu comme les cows-boys en portent dans les films. Je réalise plus tard que ce n’est pas une tenue érotique qu’elle porte mais l’habit usuel des motards…
Désert…
Je m’arrache enfin à l’Eden et je parcours peu de kilomètres. Je constate qu’en descendant vers le Sud, il y a moins de bestioles. Prudence, ne crions pas victoire trop vite…
Dernier jour du mois, deux mois de route déjà au Canada, il pleut…
Une voiture de police s’approche à ma hauteur et, par la vitre baissée, le policier me reproche gentiment de zigzaguer. La route est mauvaise, je suis fatigué et ma trajectoire est certes loin d’être parfaite. Un peu plus tard, je m’arrête, j’installe le fauteuil et je me repose. Quelques temps après, la même voiture de police revient et stoppe, se rangeant à mes côtés. Cordialement, le policier s’inquiète de mon parcours, demande d’où je viens, pourquoi je fais cela, combien de temps j’ai mis depuis Vancouver, combien il m’en reste pour atteindre l’East Cost, mon âge, etc… Il me dit qu’il n’en a jamais vu d’autre comme moi. Avant de partir, il me demande la permission de me prendre en photo ! « C’est pour un post ! », dit-il…
Je suis interrogé par la relecture de mon journal…
C’est le journal d’un fou. « Amazing ! » a dit le policier hier. C’est plus que cela. Se laisser conduire par les rêves, croire que ce sont eux qui guident, qui indiquent la voie à suivre est folie.
J’en suis là de mes pensées que je chasse de mes prières lorsque je vois une voiture arrêtée sur le bas-côté et un homme qui semble m’attendre. J’arrive à sa hauteur et il me tend une bouteille d’eau. Sa femme descend, elle voit mes bouteilles vides accrochées sur le rack-pack et me propose de les remplir. Pour eux, ce n’est rien, me disent-ils, ils ont la bonbonne de vingt litres ou plus dans la voiture ainsi qu’un nombre impressionnant de packs de petites bouteilles. Pour moi c’est beaucoup, c’est un petit miracle ! Je n’avais plus rien et j’espérais vivement voir venir le prochain lac accessible. C’est quand même formidable ces signes de la providence ! Ils signifient que je suis bien à ma place, là, sur le vélo, suant sang et eau, par cette chaude journée orageuse. Du moins, j’interprète cela ainsi.
Plus loin, je vois un auto-stoppeur…
C’est assez rare pour que je m’arrête. C’est un jeune homme qui travaille dans la prospection, me dit-il, une sorte de trappeur moderne en quelque sorte. Il a « perdu » son permis, délicat euphémisme, c’est pour cette raison qu’il fait du stop. Il me dit que quand l’hélicoptère vient le chercher en pleine forêt, il est hélitreuillé dans un nuage si compact de moustiques qu’il n’y voit plus rien ! Il fait un grand geste significatif et rigole. Il n’y a rien à faire, me dit-il dans un grand sourire, c’est comme cela ! J’admire.
J’hésite…
La route 66 croise la 11. Laquelle prendre ? La 66 me tente, je ne sais trop pourquoi. Elle est plus Nord peut-être et j’arrive directement chez Jean-Roch. Elle a mon âge aussi, c’est donc ma route, en quelque sorte ! J’en suis là de mon soliloque, cherchant l’ombre à l’orée du sous-bois quand une voiture s’arrête. Sa conductrice me demande si tout est OK. Je lui fais part de ma préoccupation et j’interprète ce qu’elle me dit en faveur de la 11. Elle me dit aussi de faire attention aux ours (« il y en a partout ! ») et attention aussi aux orignals (le mari de sa fille en a percuté un ce matin, au petit jour).
Je crois aux signes donc j’écoute…
Elle emporte la décision. Je prends donc la 11 vers le Sud, vers North Bay. Bien m’en prend ! Je trouve un bivouac de rêve à l’extrémité d’une aire de repos. La rivière est accessible et accueillante. Je m’ébroue comme un ours, je me récure de fond en comble, fais la lessive, mange, et tout cela sans moustiques ! Quel bonheur ! Enfin un soir où je me repose les nerfs. Car c’est cela : depuis trois semaines je suis usé nerveusement par la guerre contre les bestioles, sans trêve ni repos, en plus de la fatigue physique. Or, en descendant vers le Sud et en avançant aussi vers la fin du mois de juin, elles deviennent moins nombreuses et moins agressives.
Premier juillet 2018…
Le bivouac de ce soir se situe à deux cents kilomètres de North Bay et je fais un rêve. Je suis dans un village en fête. Je fais un numéro d’équilibriste longeant une très étroite corniche le long d’un mur de bâtisse, en me tenant à un fil de fer. Une femme, parmi les officiels, me donne un regard de confiance et d’assentiment. Au moment de m’engager à nouveau, je m’aperçois que j’ai oublié mes lunettes. Je ne peux pas avancer, je m’affole… puis je m’éveille.
Ne vois-je pas une situation avec assez d’acuité, de perspicacité ? La situation va-t-elle devenir plus difficile qu’elle ne l’est ? Est-ce que je vis une expérience qui me met en danger ? Que fait la femme ? En roulant, la signification m’apparaît : c’est un rêve d’apocalypse et la fin approche. Je suis sur un fil, une corniche : ma voie est difficile, ma vie ne tient qu’à un fil. Je n’y vois plus : je n’ai plus d’aide, je ne sais pas où je vais. Une femme me regarde dans un regard d’assentiment. Qui ? Peu importe, ce seul regard de femme suffit. Il est plein de douceur, de confiance et de force.
Cela me rappelle un rêve fait il y a longtemps aussi, que je n’ai pas relu dans le journal, ce devait donc être avant le 7 septembre 2016. Une femme, dans ce rêve, me regardait avec un regard d’une profondeur incroyable…
Alors que je suis au Tim Hortons d’Englehart, Chris, jeune homme d’une quarantaine d’années vient me demander si je n’ai besoin de rien car son camion est très bien outillé… C’est sympa ! Il est intrigué par mon périple et nous parlons vrai. Personne ne traverse le Canada pour le seul tourisme, il n’y a rien à visiter comme en Europe, il le sait, il y est allé, me dit-il. Il a le même étonnement que le policier : « amazing ! ».. Il rajoute que, probablement, le plus dur est maintenant derrière moi : Alberta, Manitoba, Saskatchewan, Ontario. Il prend en photo le message et veut regarder la vidéo. Il comprend le français.
Je revois mon journal…
Une virgule à rajouter ici, un mot à enlever là mais certains jours, je n’ai pris de notes que de façon lapidaire ou rien noté du tout et pourtant un souvenir précis remonte à la surface. Il me faut le noter. La relecture me fait constater mon évolution et suivre à la trace ma fidélité à la lumière et à l’exigence que par soi elle implique. Exigence qui fait que je suis là, à pédaler comme un fou, tout droit à travers un vaste continent. Je vois la compréhension progressive de mes rêves, leurs possibilités d’interprétations multiples.
Je reste trois heures au Tim Hortons ce 2 juillet…
Il y a des prises électriques. J’étais en manque… Je savoure, ça s’arrose : deux thés et trois plombes ! Et beaucoup d’écriture, de relecture.
Angélus de plein midi…
Le temps aussi de regarder deux femmes obèses, de les trouver belles, de leur sourire et de voir le leur en retour.
J’aime.
Quoi ? Les deux femmes ? Les femmes ? J’aime tout. J’aime la vie.
Et ce qui me ravit ainsi, c’est aussi que la forêt relâche quelque peu son étreinte. Elle enserre moins la route qu’elle donnait l’impression d’étouffer ces jours derniers. Il y a maintenant de l’espace défriché entre les deux. Ça respire davantage et moi de même. Je sors de tous ces jours de combat, j’en vois l’issue et j’apprécie. Il y a davantage d’habitations, plus de petites bourgades.
Je repars de chez Tim…
Au bout de quelques kilomètres, même pas le temps d’être fatigué, je tombe nez à nez sur le « M » magique, à New Liskeard. Ça s’arrose : fontaine de coca et salade géante, j’ai besoin de frais. Deux arrêts de courtoisie, un chez Tim, un autre chez Mac dans la même journée, c’est trop bon pour ne pas être apprécié à sa juste valeur…
Je repars et, tout en pédalant, je parodie à tue-tête Jacques Brel : « De Tim Hortons en Mac Donalds, je vais Monsieur…, de Tim Hortons en Mac Donalds, j’arrive… ! Mais qu’est-ce que j’aurais bien aimer encore une fois tomber amoureux…, j’arrive… ! »
Avec la civilisation, les risques changent ou se surajoutent. Beaucoup de circulation, de camions. Danger ! Je dégage sur le bas-côté à plusieurs reprises.
Numéro d’équilibriste ?
Peu importe, il y a ce regard confiant de femme.
Qui ?
Je le saurai un jour ou l’autre.
Les rêves n’ont que faire du temps. Les aires d’autoroute deviennent des lieux de rendez-vous. Je dégage. Je trouve un bivouac à l’écart dans une carrière abandonnée. Un homme en quad survient, s’arrête : François, arrière petit-fils d’un français venu s’installer là. On discute bien : pêche à la truite et chasse à l’orignal.
Si aujourd’hui j’ai vu un moustique – que j’ai explosé d’ailleurs avant tout forfait – et une mouche qui est venue me tourner autour dans une montée, c’est le maximum. Quel changement ! Je pédale en cuissard et coupe-vent léger, sans manche, ouvert sur le poitrail. Quel bonheur ! Je retrouve du goût, je reviens à la vie !
J’aime le Canada parce que je peux faire de longues distances sans tracas de frontière, sauf ceux du début, bien sûr ! C’est un pays de même culture que la mienne, un pays ami, surtout dans cette région du Nord de l’Ontario où j’entends parler français. Je ne sais si je pourrais faire un tel périple en pays de culture et tradition différentes de la mienne… Le problème ne se pose pas d’ailleurs et ne se posera pas. L’important est d’être relié en permanence et ce où que je sois et je suis ici.
C’est l’efficacité de l’errance…
Elle permet de se donner sans réserve. Les problèmes matériels et de survie, l’effort sont suffisamment prégnants pour ne pas aller chercher davantage de complications. Ce que j’aurais fait, au final, en prenant plus Nord, par la route 66. Tout est bien. Trop de problèmes parasite l’angélus, sauf à les offrir, les vivre comme tel. Ce n’est pas si facile. Et ce soir est paisible, en tenue de soirée tout de même mais tranquille. Par tenue de soirée, j’entends que je porte mon pyjama : pantalon et veste moustiquaire. Elle est érotique, cette tenue, mais personne n’est là pour me voir ou se moquer. La lotion Muskol sur les pieds et les mains, je me repose et je mange, dehors sur le fauteuil.
Pas belle la vie… ?
Je dors peu, trop de caféine dans le coca. C’est l’inconvénient du Mac’do, on ne peut pas tout avoir. Avantage, je mets à jour le journal. J’essaye de m’y reconnaître, de trouver une logique dans mes destinations. Il n’y en a pas. C’est une valse, une errance sans queue ni tête : des redoublements, des boucles inachevées. Une logique dans ma pensée ? Pas davantage ! Elle se réduit à une suite de rêves extravagants que je tente de démêler au fil des jours tel un fil d’ariane. Journal de fou. Je ne croyais pas, pourtant. Mais la caractéristique même du fou est bien de ne pas croire à sa folie.
Je plie la tente et je prends mon déjeuner, nu au soleil. Depuis combien de temps n’ai-je pas fait cela ? Depuis la Colombie britannique, je crois. C’est bon, très bon ! Vitamine D, garde-à-vous ! Un autre bout d’arceau de la tente a rendu l’âme, il faut que je bricole. Je scie un manchon dans le tube en aluminium acheté récemment dans un « Canadian Tire » et ce, en prévision d’une telle éventualité. C’est long à faire avec le tout petit bout de lame de scie dont je dispose. Alors que j’ai presque fini un taon me pique à la jambe !
Je hurle, je plie, je pars.
La journée est chaude, très chaude. Je mets la tenue thaïlandaise pour me protéger du soleil. Je n’ai pas beaucoup d’énergie, j’ai trop peu dormi et le vent souffle fort, de face bien entendu. Merde ! Il fait aussi très chaud. Au Subway de Temagami où je fais halte, ce trois juillet caniculaire, je fais mention de la vidéo à un couple de motards qui vient discuter à ma table. L’homme me parle d’un québécois qui a marché pendant onze ans et écrit un livre : « L’homme qui marche ». Le titre me plait. Il me représente bien, on me l’a déjà dit d’ailleurs. En partant, la femme revient vers moi, seule cette fois : « Je suis admirative de ce que vous faites ! ». Je commence à comprendre la singularité de ma démarche. Je reste des heures, n’ayant pas l’énergie de repartir dans cette chaleur et ce vent contraire. Je reste là, spectateur de ma propre apathie. Enfin je me résous à me lever et, dans l’indécision à aller plus avant, je vais, poussant poussivement Séraphin, découvrir les abords aménagés du lac et voir si je peux y trouver un coin où me blottir.
Une femme se baigne et sort de l’eau…
Nous échangeons quelques mots puis nous nous baignons ensemble et au sortir du bain, je me penche sur elle et je l’embrasse. Elle est, à n’en pas douter, la femme du rêve qui donne force et courage.
La tente retrouve des allures de bohème.
Je suis un peu dans la panade avec ces arceaux qui flanchent. Par mauvais temps, ce serait vraiment gênant. Je trouve un gars sympa, dans une sorte de station service, qui scie pour moi deux manchons dans le tube que je possède. Plus loin, je pique au bord de la route, à défaut de pouvoir l’acheter et nécessité faisant loi, un fanion de signalisation qui pourra me servir d’arceau. Si je ne le fais pas, je risque de déchirer très vite le double toit. Alors, sans vergogne aucune mais avec beaucoup de gratitude, je coupe le morceau qui m’intéresse et laisse l’autre bout sur place. Ceci fait, je reprends la route. Merci infiniment et mille excuses au propriétaire !
Aujourd’hui, c’est la journée des caravanes ! Une première est arrêtée en bord de route, sans voiture pour la tracter et gardée par une femme assise dans un fauteuil de camping, en train de lire. Je m’arrête et je fais un brin de causette, à l’ombre de la caravane ! Une deuxième ensuite, dont le pneu a éclaté et que j’aide à changer. Le monsieur, avec un ventre énorme, n’arrive pas à se baisser et il souffle comme une forge et souffre comme un boeuf à la peine.
La journée est très chaude, le trafic, la route dangereux. Je n’en peux plus, il n’y a pas d’aire où s’arrêter, pas d’ombre accessible. J’en cherche en vain. J’en vois enfin un peu, en contrebas de ce qui a du être un chantier de route, à proximité d’une zone de marécages.
Je me dépêche vers la terre promise…
En me rapprochant, le sol de l’endroit me semble bizarre. Alerté, je stoppe et laisse tomber le vélo sur ce qui est encore du gravier mais je ne peux m’empêcher de m’élancer vers la zone d’ombre.
Mes pieds s’enfoncent et vite et profond…
Sans réfléchir ni comprendre, je hurle : « Non, non et non ! » et, tout en m’encourageant de la sorte, j’amorce sur l’élan une courbe pour revenir en terrain ferme et m’étaler de tout mon long…
Le cri me sauve !
La vitesse, l’élan aussi. Plus statique, j’y restais. Si j’avais continué vers l’ombre avec le vélo, c’était terminé. Lourd comme il est, il s’enfonçait et je ne pouvais l’en sortir seul, ni même à plusieurs d’ailleurs. Je ne sais pas la profondeur de ces sables mouvants mais la boue avait, en trois pas, pénétré l’intérieur de mes chaussures pourtant montantes.
Ma vie ne tient qu’à un fil, disait le rêve…
Cette mésaventure me rappelle celle de l’Italie où je m’étais retrouvé avec des ballons de glaise collante de part et d’autre de chaque frein. La leçon n’a pas été assez retenue et comprise : se méfier des chantiers ! Là, cela aurait pu être beaucoup plus grave, cela aurait pu, en fait, être la fin du périple ou même la fin tout court.
Le rêve disait aussi qu’il y avait une femme…
Quelques kilomètres plus loin, le téléphone sonne : elle m’invite à passer le week-end chez elle ! Elle viendra, vendredi soir, me chercher à North Bay. Pas belle la vie ? Comment ne pas croire aux rêves ?
Merci ! Angélus.
Au bivouac, un renard, très fin, très beau vient manger avec moi. Je m’en méfie depuis la mésaventure que j’ai connue avec celui du Mont Aigoual, mais celui-là est correct. Il part sans rien voler, se contentant seulement des deux bouts de pain que je lui offre. La nuit est impressionnante, faite d’un silence sonore plein du bruit de fond de la forêt et soudain le craquement sec d’une branche… Au matin, c’est celle de mes lunettes qui casse. À l’aide de ma paire de secours, je constate que la branche est seulement démise. Ouf ! Les lunettes, le rêve…
Journée caniculaire encore, vent toujours de face, j’avance péniblement. Un camion me dépasse et klaxonne. Je sursaute, comme chaque fois que cela arrive et je ne peux m’empêcher de crier toutes les injures du capitaine Haddock et d’avoir même sa gestuelle. C’est rare, quatre ou cinq fois peut-être depuis Vancouver, sans compter le killer…
À North Bay, j’essaye pour la première fois le réseau Warmshowers pour laisser Séraphin en sécurité pendant ces deux jours d’infidélité que je vais lui faire sans aucun remords. Je ne trouve personne mais les deux magasins de vélo de la ville, contactés, peuvent me le garder. J’ai donc une solution.
Je continue un peu vers l’Est jusqu’à trouver une plage publique. C’est trop rare et trop bon. Je me baigne puis j’établis le bivouac. Le lieu est dénommé : « Portage la Vase ». Le nom dit tout et je comprends que la mésaventure que j’ai évitée hier est arrivée à d’autres et ce, bien avant moi ! La vase est bien un réel danger de la région. Les pionniers craignaient ces passages où ils devaient quitter le fleuve à cause des rapides et porter leurs embarcations à travers ces marécages, assaillis par des nuées de bestioles agressives dont ils se protégeaient en mélangeant boue et pisse de mouflettes, mélange qu’ils étalaient ensuite sur leur peau à nu.
Bonjour l’odeur !
Ce vendredi 6 juillet est un jour de repos et d’écriture. Je reviens sur le Tim de North Bay pour attendre la femme « de rêve », sortie de l’eau. J’ai du temps devant moi et j’en profite pour me faire raser la tête. « Like a bowl ? », demande la coiffeuse. J’acquiesce : coupe au bol puis j’attends. Elle vient me « pick-up-hé ! » ce soir vers vingt heures. Peut-être, dit-elle, mettrons-nous Séraphin dans son truck ? Nous le faisons. Il ne reste qu’à passer un week-end délicieux. Quel bonheur de vivre son désir profond ! Le dimanche après-midi, elle me ramène au Portage la Vase, nous nous baignons une fois encore…
Le rêve est devenu réalité.
Belle réalité !
Et je reprends la route, « on the road again !». Ce week-end, dans mon aller-retour, j’ai pris conscience de la folie de voyager en vélo sur la transcanadienne, route prévue pour le trafic et la vitesse. Je réalise l’étrangeté d’une telle entreprise. En selle sur Séraphin, j’ai tendance à me trouver parfaitement normal… Assis dans une voiture, je traite de cinglé celui qui s’aventure ainsi, au pas de l’escargot, sur ces interminables lignes droites qui montent et descendent sans cesse. Au soir, je bivouaque près d’un lac. Il y a un camping-cariste. Il est chauffeur de bus scolaire en British Colombia et a traversé tout le Canada jusqu’à la côte Est. À présent, il s’en retourne chez lui. Il me raconte sa dernière mésaventure : il s’est enfoncé dans un chemin de boue jusqu’au trois-quarts des roues ! Cela lui a coûté quelques milliers de dollars pour se faire sortir de là. Tiens, tiens… Quelle galère j’ai, de peu, évitée !
Un orage arrive, je me baigne, nu, sous la pluie. La nuit se passe, tranquille. Au matin, je profite du site, de la table qui est là pour faire les grands travaux : énième réparation des arceaux de tente, confection d’une nouvelle béquille avant car, hier, j’ai égaré l’ancienne. Puis je fais le plein d’eau dans le lac avant de m’y baigner et hop : « On the road again » !Tout cela m’a pris du temps, de l’énergie. Je fais peu de kilomètres et je m’arrête tôt, toujours au bord d’un lac. Je me baigne encore et laisse le soir tomber. C’est bon.
Au matin, nouveau plein d’eau dans le lac, nouvelle baignade. J’ai une fatigue, une lassitude profonde. De tels efforts sur la durée sont-ils raisonnables ? Mais qu’ai-je à faire de la raison ? La lumière qui touche un homme est-elle raisonnable ? Sa raison n’est pas mienne. Et pourtant… Et pourtant, en écrivant cela, il me semble que je l’épouse. Que je suis elle. Une seule et même raison.
Bref.
J’ai rêvé de Siren cette nuit, que je revenais vers elle. Peut-être reviendrais-je passer un mois cet hiver, dans une cabane, pas trop loin d’elle. J’écrirais le livre de mon itinérance. Ce ne serait pas l’arrêter, mais seulement faire halte. Comme ce dernier week-end. Halte d’amour et d’écriture dans, pour et par la lumière.
Pourquoi pas… ?
Je me suis entendu dire à l’aube de ce jour en pliant les affaires : « Je suis cuit, Seigneur, je n’arriverai pas à Ottawa. »
Je passe deux bonnes heures au Tim de Deep River. Je récupère et mange correctement tout en relisant et en organisant mon journal. Et je retrouve la pêche.
Ça roule bien, sans vent, sans bestioles, en cuissard et coupe-vent léger, jambes et bras nus. C’est comme si c’était des vacances après tous ces jours d’effort, de peine et d’hystérie « bugophobe », de lutte permanente contre les insectes dans le ventre mou du Canada.
Je sens l’arrivée sur Ottawa, Montréal se rapproche. Des invitations m’attendent, puis les provinces maritimes, l’air du large. La route est toujours étroite, ne me laissant souvent au mieux qu’une étroite bande de vingt centimètres à droite de la ligne blanche pour circuler. Il m’arrive de dégager dans le bas-côté instable et d’avoir à me motiver pour ne pas perdre l’équilibre et rattraper ensuite l’asphalte. Hier, j’ai entendu derrière moi un grand crissement de pneus. Une voiture semble ne m’avoir vu qu’au dernier moment, elle a freiné brutalement puis klaxonné tout en me dépassant. Le conducteur avait du s’endormir, du moins somnoler, à moins que ce ne soit moi qui ne soit pas aussi irréprochable que je crois l’être…
J’avais posé des questions à propos des boîtes à aiguilles placées dans beaucoup des toilettes publiques que je trouve ici et là maintenant sur la route. C’est bien pour la drogue. Le surprenant pour moi, c’est que ces boîtes soient placées sur la route et ne soient pas seulement cantonnées dans les villes. Mais les distances sont tellement longues et les canadiens passent tant d’heures au volant que finalement il apparaît presque normal de penser que certains en profitent pour se shooter. Alors, autant le faire dans de bonnes conditions ! C’est pour le cycliste empruntant les mêmes voies peu rassurant… Mais à chacun sa drogue, n’est-ce-pas ? En tout cas, signe de l’importance et de l’attention portées à la route, les toilettes publiques que l’on trouve à intervalles réguliers sont souvent très propres avec du papier-toilette à disposition et parfois même du gel bactéricide. C’est appréciable et ce, d’autant plus pour le voyageur précaire !
Le vent est légèrement favorable, la route descendante. Tout s’allège et suffit à mon bonheur. À un moment, camions et voitures sont arrêtés par des travaux et je remonte la longue file avec jubilation ! Une vitre se baisse, un homme et son fils me font signe et engagent la conversation. Je dis brièvement mon périple et rapporte la rafale de leurs questions : vous campez ? Pas peur des ours ? Depuis combien de temps vous n’avez pas touché une femme ? Vous avez un pistolet ?
Je trouve, ce 11 juillet, un drapeau canadien. Je l’installe et ainsi j’arbore un drapeau du Canada, un déflecteur avec en son centre la feuille d’érable rouge, emblème du pays, tous les deux fixés sur une antenne de voiture, elle-même disposée sur une pelle à barbecue, le tout sur le porte-bagages arrière de Séraphin.
Pas belle, la vie ?
Cette pelle à barbecue, ramassée quelque part en Colombie Britannique, s’avère finalement fort utile. Elle supporte, outre Edmond, mes trouvailles de route destinées à devenir possibles arceaux, une serviette de bain récupérée et mon précieux fauteuil pliant Hélinox. Voici un inventaire à la Prévert de ce qui fait de Séraphin un vélo au look unique !
Au final, je fais plus de cent kilomètres, ce jour ! J’arrive le soir en bord de lac et vite, je me baigne. C’est le premier soir depuis une éternité où je ne me trouve pas dans un endroit isolé mais dans une ville, Coldben. Il y a une cale, des familles mettent à l’eau leurs embarcations et partent à la pêche, femmes et enfants en figure de proue, l’homme aux commandes. C’est le passe-temps favori ici, avec la chasse.
Le paysage s’ouvre, s’aère…
Bien sûr, la civilisation rappelle ses contraintes, immuables. La débroussailleuse vrombit quand la chaleur du jour tombe, le riverain s’approche pour essayer de cerner ce que peut bien être le vagabond… Je m’écarte un peu et m’installe dans un parc public, sans monter la tente, avec seulement le duvet et la housse de sac sur la bâche étendue. Le soir est paisible, Jacques Brel est là : « je suis un soir d’été » ! Angélus ponctué de cris de mouettes.
La nuit est bonne et je vois le lever du soleil sur le lac, avantage de l’inconfort. C’est un exploit de pouvoir rester dehors sans trop de crainte. C’est devenu une hantise, une réaction viscérale qui commence à s’estomper. J’ai quand même dormi avec la moustiquaire de tête, nécessaire, car ils étaient bien là, ces putains de « SSS », ces Salopards Sournois en Série.
Ottawa n’est plus qu’à cent trente kilomètres ce matin du 12 juillet.
Je souffle, je respire.
Je suis heureux.
Les cinquante premiers kilomètres sont éprouvants, aucun espace à droite de la ligne blanche, beaucoup de circulation. Je dégage, excédé mais contraint, sur le bas-côté instable de nombreuses fois. Puis la route devient autoroute à deux voies et je retrouve mon propre couloir de circulation, royal, comme dans les prairies du Saskatchewan ou du Manitoba.
Mais très vite, un problème apparait : c’est interdit d’y circuler ! Un policier me le rappelle gentiment, comme à regret et, après m’avoir fort obligeamment montré sur son portable le réseau routier, il me demande de sortir à la prochaine bretelle. Ce que je fais, je suis presque arrivé et par bonheur la sortie est proche d’un Tim où bien entendu je fais halte, profondément reconnaissant. J’ai comme l’impression que le policier sait d’où je viens. La photo prise il y a quelques temps déjà par son confrère curieux de mon périple, « pour un post » avait-il dit, a du circuler sur leur réseau…
Je trouve un bivouac en bord de rivière, sans tente ce soir aussi, après m’être baigné à Britannia Bay et avoir discuté avec Alain, un québécois en voyage et aussi un peu en dérive, me semble-t-il. Il solutionne une question que je m’étais posée : où couchent les camping-caristes qui ne vont pas en campground ? Les aires de repos placées sur la route n’autorisent pas le camping. Sa réponse me surprend : sur les parkings des magasins Walmart ! La chaîne autorise en effet le stationnement des camping-cars. Elle a compris qu’un camping-cariste est un client potentiel à fidéliser. Je retrouve la civilisation, la grande ville, les voitures normales, à l’européenne. Il n’y a plus, ici, l’omniprésence de ces « trucks than all others trucks want to be ». Je ne sais si je vais être tranquille cette nuit et je ne le crois pas car le coin où je me suis arrêté semble fréquenté : un arbre mort sert de banc, il y a des canettes vides par terre et déjà du passage. Mais c’est tout ce que j’ai trouvé après cent dix kilomètres parcourus et l’endroit a son charme.
Tel le cheval qui sent l’écurie, j’ai accéléré ces deux derniers jours et je suis fourbu. M’extraire du ventre du Canada a été une épreuve, un lent et difficile parcours, un état de guerre, « a struggle for life », une volonté de survivre accompagné d’une tension quasi-permanente.
Il y faut une bonne dose d’inconscience…
Demain, j’entre au Québec, ce n’est plus pareil, c’est autre chose, je suis dans une province française. Un autre voyage commence, en tout cas dans ma tête. Je reprends souffle. Je ne traverse plus, je suis presque chez moi, je promène, je respire.
Où est la prière dans cet état de combat permanent ?
Où est la prière dans ma rencontre avec Siren ?
Sortie du contexte, celui de l’errance, elle n’est pas. Trop de préoccupation à survivre, à faire le nécessaire pour avancer d’un côté, trop d’amour et de douceur à donner et recevoir de l’autre. Mais ces « trop » font partie de l’errance et dès lors sont prière. Formalisé ou pas, le cri du cœur qui est mon second souffle en appelle à Yeshoua, l’homme-lumière qui a ouvert la voie.
3-13/ Québec
Je trouve en bord de route un drapeau français…
Juste au moment où j’y entre, la province du Québec me fait, ce 13 juillet, un signe que je ne peux négliger… Aussi je me propose de faire demain comme sur un bateau : arborer pavillon national et pavillon de courtoisie ! Je suis heureux. Non du drapeau bien sûr mais d’être là.
Et je rebondis de Tim en Mac…
À Gatineau, une femme chinoise m’appelle Superman et me prend en photo pour ses amis. Puis je fais connaissance avec Richard, natif du lieu, avec qui je partage un bout de route, par les raccourcis qu’il connaît. Plus tard, grosse surprise : un cyclotouriste arrive à ma hauteur et j’en sursaute ! C’est le premier depuis la Colombie Britannique à me surprendre ainsi. Il est sud-africain, la trentaine et il rejoint Halifax en étant parti de Victoria, sur l’île de Vancouver. Le tout en vélo de course électrique et en dormant chaque nuit à l’hôtel. Au soir, je bivouaque en bord de la rivière des Outaouais. Toilette rapide dans une eau trop vaseuse et sans fond suffisant pour pouvoir s’immerger. Intendance du soir suivie d’angélus. Bonheur.
J’arbore ma trouvaille ce 14 juillet !
Cela me vaut de rencontrer à Papineauville (quel joli nom !) un cycliste de soixante-treize ans qui va tourner les manivelles pendant quatre-vingt kilomètres avec un groupe d’amis. Puis je parle avec un couple d’immigrants, douzième génération, elle, Pierrette, lui, André, quatre-vingt ans, ancien de la marine qui prend mon nom par écrit et cogne par deux fois son poing contre le mien. Leurs ancêtres étaient originaires de Saint Malo, ils y sont allés l’an dernier et ont été reçus à bras ouverts.
Je longe la rivière des Outaouais, puis celle du Nord par une jolie petite route bordée de maisons résidentielles. Quel changement d’ambiance ! Je retrouve des paysages organisés, urbanisés. Finies les immenses forêts sauvages qui enserrent la route et finissent par oppresser le cycliste. Je croise des collègues à deux roues, l’un d’eux me dépasse et j’essaye, tout chargé que je suis, de lui prendre la roue… C’est dire la forme, la joie d’être là, sur le vélo, ici au Québec.
J’arrive à Saint Placide, jolie station balnéaire assez chic, seulement quatorze kilomètres avant Oka. Je me baigne et paresse au soleil déclinant. Peut-être devrais-je chercher et trouver à Montréal un magasin de vélo pour faire vidanger le Rolhoff ?
Je trouve des toilettes publiques avec robinet d’eau. Un robinet, j’avais oublié que ça existait ! Je fais donc le plein d’eau, très heureux de le faire. Le goût de celle pompée dans la rivière des Outaouais était « bizarro-vaseux ». Je vide donc mes réserves et les remplis à nouveau ! Je dors dans le parc public, étendu sur la seule bâche. Je me mouche dans les étoiles et la cime des arbres. Et qu’est-ce-qui apparaît ?
Qui joue à cache-cache ?
La Croix du cygne ! Elle dévoile sa tête. Tout d’abord ahuri, je souris et beau joueur, je jubile et envoie mille pensées à ma compagne marine qui me cligne de l’étoile… Plus tard, une filante insiste, entraînant toujours dans son sillage le même vœu : te suivre, toi l’homme-lumière.
Au milieu de la nuit, la pluie !
Merde alors, je ne l’ai pas vue venir cette fois ! Je me réfugie en toute hâte sous un chapiteau de toile, disposé à demeure dans ce jardin public où le « flânage » est interdit de vingt-deux heures à huit heures du matin. Mais je ne flâne pas, moi, je récupère, du moins j’essaye ! Le sol est en béton. Trop dur à mes os, il me faut gonfler le matelas. Au matin, de bonne heure bien sûr pour ne pas être pris en flag, je file vers Montréal sur des pistes cyclables traversant des parcs naturels aérés. En comparaison des très denses forêts de l’Ontario, cela semble les jardins de Versailles !
Je croise à présent beaucoup de cyclistes. Deux cyclotouristes débutants qui viennent de passer leur première nuit dehors et émergent de leur campement tiennent à me prendre en photo avec eux. Puis je pose sur un pont avec une dame de quatre-vingt ans passés et enfin un jeune couple m’interpelle alors que j’arrive devant leur maison. Ils sont pratiquants du vélo bien sûr. La femme me donne deux morceaux de gâteau, « faits avec amour », dit-elle, me serrant dans ses bras ! Peu après, je rencontre Nathalie, la quarantaine, fervente cyclotouriste et on parle pendant un long moment. Elle m’indique un lieu pour bichonner Séraphin, « La Cordée ».
Joli nom !
Le magasin est ouvert lorsque j’y arrive. Je trouve manchons MSR pour réparer les arceaux de tente, kit Rolhoff et je prends rendez-vous pour la révision le lendemain. En sortant de la boutique, j’ai une grande discussion avec Denis, un cycliste québécois puis avec Marie-Denise. Elle a simplement garé sa voiture devant mon équipage, engage la conversation puis m’invite au restaurant ! Quel accueil ! La France a gagné la coupe du monde de football et mon drapeau me vaut quelques bons coups de klaxon. Je suis un peu tourneboulé par toute cette agitation. Je me réfugie dans un bois, au Mont Royal, en plein cœur de Montréal et je m’effondre. La nuit dernière, sous les étoiles et sous la pluie, a été trop courte.
Bertrand effectue la vidange du Rolhoff, ce lundi 16 juillet. Devant le magasin, je ne fais que parler, interpellé par les passants. Les québécois sont vraiment sympas, simples et directs, intéressés par mon voyage. Lucile a passé six ans en Chine et rêve de voyages à vélo. Je fais mention de la vidéo à tour de bras puis je suis content de reprendre la route. J’ai choisi la rive Sud pour monter à Québec, la route 132, sur les conseils de Denis. Au soir, alors que je fais cuire les pâtes, deux hommes en promenade viennent discuter. Ils me tracent le parcours jusqu’à Saint John’s et ce qu’ils en disent donne l’eau à la bouche…
Dans l’affolement de Montréal, je perds Cispéo, mon fidèle balai trouvé en Italie, les deux seules épingles à linge en ma possession, le bouchon de ma petite trousse à outils et pour finir (j’espère… !) le drapeau canadien ! Je n’avais rien perdu jusque-là sauf trois gants, en Italie.
Ce relâchement est signe de désordre.
Lascive est folle de désespoir. Je ne résiste pas, après tous ces jours passés en solitude et dans l’effort, à l’agitation et au bouillonnement de la ville. Je suis tourneboulé ! En quittant Montréal, je croise Marc, équipé tour du monde, anglais, qui tourne en Amérique depuis deux ans, tout en passant l’hiver chez lui, au chaud.
Je m’attendais à souffler à Montréal, à répondre aux diverses invitations que j’avais. Cela ne s’est pas passé ainsi. Les agendas n’ont pas correspondu et permis les rencontres. Cela se fera plus tard. Il me faut reprendre le voyage sans m’arrêter. Il me faut retrouver la solitude, l’idée première : partir, courir vers toi avant de n’avoir plus de forces.
Je t’aime.
La route est plate, facile. Le paysage amical, connu. Un fleuve, des cultures, du maïs, des maisons, un complexe sidérurgique impressionnant, des boîtes aux lettres, des containers poubelles en bord de route, tout cet environnement familier allège jusqu’à l’effacer la nécessité de se battre, de survivre. La pression que j’ai éprouvée dans les territoires plus sauvages m’a quitté. Je m’amollis. Le maelström de Montréal m’a déstabilisé.
Je titube.
Au matin, je déjeune au Mac’do de Nicolet. Il y a des retraités qui prennent le café. Ils m’interrogent, je deviens le sujet de conversation de tout le Mac et je me surprends en train de raconter mon histoire à la cantonade ! Je n’ai pas fait quelque chose d’anodin en traversant le Canada, voilà ce qu’ils me me disent et en les quittant, j’entends « Vive la France ! »…
À Saint-Pierre-les-Becquets, ce 18 juillet, je rencontre B’yauling Toni, jeune homme de dix-sept ans, originaire du Saskatchewan, parti depuis dix-huit jours pour un tour du monde de sept ou huit mois. D’Halifax, il doit rejoindre le Portugal pour traverser l’Europe puis la Russie, la Chine, la Mongolie, avant de rejoindre l’Australie, la Nouvelle-Zélande pour enfin retrouver Vancouver. Sa moyenne journalière est impressionnante : plus de deux cents kilomètres par jour ! Il est équipé en ultra-léger, sans sacoche latérale. Et il est sympathique comme tout ! Cinquante ans de différence et trois fois plus rapide que moi mais autour du monde tous les deux ! Il fait une séquence de notre rencontre dans la vidéo de son voyage qu’il met périodiquement en ligne.
J’ai une grosse appréhension, pour ne pas dire plus, en traversant le pont de Québec, vieil ouvrage métallique ne laissant aux vélos qu’un étroit couloir à peine suffisant pour la largeur hors normes de Séraphin. C’est un tunnel de ferraille, semblable à un gros manège de fête foraine, dans lequel je me faufile, enveloppé d’un bruit infernal, sur un sol qui ondule et le tout à une centaine de mètres environ au-dessus des eaux tumultueuses du Saint Laurent.
Indiana Jones, à toi de jouer… !
Je visite Québec et je fais l’effort de monter le vélo jusqu’aux plaines d’Abraham, toutes en chantier. Je rencontre Diane et Danielle, intriguées, à qui je mentionne la vidéo. Puis je file rapidement vers l’est par la route 138. La ville est chaude, poussiéreuse, bruyante, en travaux de partout. Je préfère les paysages plus naturels.
Au sortir de Québec par la rive Nord, je retrouve les bosses, sérieuses, accentuées. Je rencontre deux jeunes cyclotouristes anglais, un homme et une femme. Ensemble ? La femme va à St John’s. L’homme n’a que six semaines de vacances, dit-il. Je ne comprends pas bien la situation. Est-ce un couple ? Une rencontre en chemin ? Je ne sais… En tout cas, la rencontre de B’yauling me dope et j’aligne maintenant des journées à plus de cent kilomètres. C’est bon à prendre, c’est bon de se sentir en forme.
Soyons réaliste : le vent me pousse…
Mais ça ne dure pas et la route est raide qui monte à sept cent quarante mètres d’altitude avant de descendre vers la baie Saint-Paul. Les pourcentages sont impressionnants : jusqu’à 10%. Elle traverse d’immenses forêts mais les tient à distance par un large no man’s land. Ce qui fait que je ne me sens pas cerné, étouffé. Il y a même ici, sur de nombreux kilomètres, une clôture pour empêcher les élans, les fameux « mooses » de traverser inopinément la route avec le risque corrélatif de provoquer des accidents.
Je recharge homme et batteries au Mac’do de la baie St-Paul. Quand je reprends la route un vent de folie s’est levé, en sens contraire du mien. Les côtes à 10% plus le vent dans la pipe, c’est trop pour moi !
Je mets pied-à-terre et pousse le vélo…
Mais même ainsi, c’est très difficile et je m’arrête souvent pour souffler. J’arrive à Saint Irénée « profondé ». Je me baigne mais l’eau est très froide, salée aussi et le soleil décline. Puis je me restaure, face à la mer, sur un banc public. Il me faut maintenant trouver un lieu pour dormir. Alors que je pousse lentement Séraphin dans cette petite station balnéaire, je croise deux couples d’âge mûr. Belle discussion, ils sont tentés par l’aventure cyclotouriste. Puis j’établis le bivouac à l’arrière d’un bâtiment communal, en front de mer.
Au lever du jour, j’entame la sortie de Saint Irénée qui s’avère phénoméno-dantesque ! Des pentes à 9% en moyenne, un maximum annoncé de 15% ! Plus raide que l’Alpes d’Huez ! Pendant que je pousse le vélo dans une côte terrifiante, une femme tout en balayant la terrasse de sa maison prononce la phrase juste, alors que je lui dis, pour plaisanter mais à peine, que son pays est inhumain : « Monsieur, tout ce qui monte, descend ! ». Je souris, tant la phrase est pertinente et fort à propos. Mais en attendant, je suis à la peine. J’arrive à la Malbaie, trop tôt pour faire des courses mais à l’heure du Mac’do !
Il y a là une jeune femme…
Nous nous étions croisés hier au soir dans un village appelé Les Éboulements. Je l’avais vue entrer dans le bâtiment public dans lequel se trouvait un complexe sportif avec des toilettes ouvertes à tous. Je venais d’en profiter. Vu son allure sportive, j’avais pensé qu’elle était la prof de sport du village venue faire quelque préparation sportive ou administrative ! Et j’avais repris la route, espérant pouvoir me baigner en cette fin de très chaude journée.
En fait, elle est en vacances et fait des randonnées, tout en couchant dans sa voiture. Nous nous racontons un peu et une interrogation s’invite : pourquoi la vie en couple est-elle si difficile ? Pourquoi les couples ne durent pas ? Pourquoi la quête de l’âme sœur reste-t-elle chimère ? Je tente une réponse. Elle part d’une harmonique, celle de l’univers… Vibrer chacun au son de celle-ci est déjà projet ambitieux. S’unir à l’unisson devient gageure.
La réponse est dans le vent…
Peu après avoir quitté le Mac’do un homme me stoppe en plein effort. Il surgit devant moi tel un zébulon hors de sa boite. Il tâte les muscles de mes cuisses et en conclut que j’en ai moins que lui ! Il me demande où je trouve la force de faire tout ça… Je pointe mon doigt vers le front et, en même temps, je lui indique la vidéo : le moteur n’est pas ailleurs que dans ce que je raconte.
Un peu plus loin, dans une station service où je m’arrête pour acheter du boeuf séché et fumé, source de protéines, produit que l’on trouve partout ici, je croise un couple de motards. Elle, Marie-Caroline, française de Haute-Savoie, s’est exilée ici après un divorce douloureux. Nous avons une belle discussion. Je lui indique aussi la vidéo. Mais à part cela, la route reste toujours aussi dantesque !
J’arrive à Saint-Siméon-Port-au-Persil. Joli nom s’il en est et anse magnifique, paysage typique ! Une rivière se déverse en cascade sur les rochers, ménageant ainsi des trous d’eau qui deviennent autant de bassins de baignade. Avant de choisir le mien, je croise une famille avec une fillette d’une dizaine d’années qui est handicapée. Je discute longtemps avec la mère et finis par lui indiquer la vidéo.
Je me baigne, en profitant pour faire une toilette complète. Puis je me prélasse au soleil. Cinquante kilomètres suffiront aujourd’hui dans cette région si rude aux jambes de cycliste : la Charlevoix.
À chaque jour suffit sa peine…
Alors que je remonte de la baignade, je discute avec un homme de soixante-dix ans, sa femme et ses deux petites-filles. L’homme parle de cette eau qui coule sur les rochers depuis des millénaires, de la vie que nous menons sans en connaître le sens. Je raconte un peu et je mentionne une nouvelle fois la vidéo. Peu après, un jeune père de famille vient me serrer la main : « Respect ! », dit-il. La mère de la fillette lui a parlé de mon périple…
Je descends sur la jetée pour donner un coup d’œil à la jolie chapelle sur la rive du Saint Laurent et chercher où dormir. Une femme m’aborde gentiment et m’invite à s’asseoir. Elle, Hélène, et son mari, Germain, sont cyclotouristes bien sûr et de plus amateurs de bateau à voile ! Ils rentrent d’une virée à vélo en France et d’une croisière en Grèce. Nous prenons l’apéro dans des fauteuils en bois disposés sur la jetée de cet endroit magique qu’est Saint-Siméon-Port-au-Persil, face au fleuve. Leur chaleureuse invitation me permet ensuite de passer, dans un chalet de famille situé sur les hauteurs du village, une soirée très agréable.
Et je dors, luxe suprême, dans un vrai lit !
Le matin, je reprends la route sans entrain. On s’est couché tard et, désaccoutumé du confort, je n’ai pas très bien su en profiter : je me suis levé à l’aube et j’ai contemplé le rose du jour déteindre magiquement sur l’eau du fleuve. Les dénivelés sont trop casse-pattes pour que j’éprouve du plaisir. De plus, le vent est de face. À une halte, je deviens l’attraction d’un groupe de chinois qui entourent le vélo et mitraillent à tout-va. Je m’endors un moment à même le sol, à côté de Séraphin.
J’arrive complètement en lambeaux.
À Tadoussac, je fais des courses de survie : tablette de chocolat entière, litre de chocolat protéiné « Monsieur Muscle ». Je les dévore : cela va mieux ! Sur la jetée, un canadien de rencontre me dit que les cyclistes québécois choisissent rarement de passer par la rive Nord : la Charlevoix est difficile.
Il aurait pu le dire avant…
Je quitte Tadoussac, joli village certes mais trop animé pour moi et j’établis le bivouac à une vingtaine de kilomètres seulement des Escoumins, m’arrêtant quand il commence à pleuvoir.
Il me tarde de quitter cette rive Nord, trop dure aux mollets.
Au matin, je suis réveillé par un bruit que je n’identifie pas de suite. Ce n’est pas le sifflement d’un train, ce n’est pas un avertisseur de camion, ça y est, j’y suis… c’est la corne de brume d’un bateau…
Le fleuve est proche !
Le temps a changé, il est à la pluie, au brouillard. Je remets le ciré. J’arrive à l’embarcadère des Escoumins où le traversier doit me permettre de rejoindre les Trois Pistoles, sur la rive Sud du Saint Laurent. J’en suis là, à attendre le bateau, quand un couple en camping-car vient à ma rencontre et m’invite à passer les voir à Montréal, au retour de mon périple !
L’accueil, l’ouverture, l’hospitalité des québécois n’est pas un vain mot !
La traversée se passe et au sortir du bateau, une jeune femme, bretonne habitant Paris, au visage rayonnant parce qu’elle est amoureuse de son amie, vient me trouver : je lui dis qu’elle est lumineuse, je l’embrasse et je lui fais mention de la vidéo.
La route est plate, facile, roulante, aux odeurs agricoles sur cette rive Sud du Saint Laurent. Au Tim Hortons de Ramouski, je nous recharge. Quand je dis nous, c’est le téléphone et moi. Cent mètres plus loin, je complète le travail au Mac’do !
Qu’est-ce donc sinon du courage ?
C’est récupération active après la Charlevoix et j’en ai bien besoin. Je vais vers Matapédia, ne faisant pas le tour de la tête de baleine que dessine la côte de la Gaspésie, comme un instant j’avais pu l’envisager. Je coupe par la route directe. Ce que j’ai entendu dire du relief, semblable à celui de la Charlevoix, m’apparait trop dissuasif. Et je bats des records de « flânage » : parvenu à Mont Joli, je réitère le doublé Tim – Mac’do !
Je suis en roue libre, corps et esprit.
Peu après, je trouve une aire de repos avec accès à une rivière. Je ne supporte plus mon odeur et je risque bientôt de me voir refuser l’entrée aux « Ti-Mac » pour cause de nuisance pestilentielle cyclotouriste étrangère. L’heure vient d’un grand nettoyage…
Exécution immédiate : je lessive tout… !
Quelle joie de s’arrêter tôt et de « flâner » ainsi, sans craindre les bestioles ! La région de la Gaspésie est touristique. Beaucoup de québécois sont en vacances, ce sont les « vacances de la construction ». Tout ce secteur économique est en effet en congé pendant ces quinze jours. Il y a du monde mais il y a aussi de l’espace.
Si les aires d’autoroutes dans ces régions précédemment traversées interdisent le camping, il ne semble pas en être de même au Québec. Je ne suis pas seul sur l’aire où je me trouve, il y a aussi deux ou trois campings-cars qui stationnent pour la nuit. Je m’installe à l’écart. Un chemin continue encore plus loin et au soir, déjà endormi, je suis réveillé par des voix jeunes et éméchées. J’ai oublié, après tous ces bivouacs en complète solitude, qu’il faut se méfier des lieux fréquentés…
Au lever du jour, j’ai le croassement des corbeaux, comme souvent, en réveille-matin. Il me faut aussi enlever la toile d’araignée autour du guidon que, quasi-immanquablement, la nuit produit. Il m’est arrivé de trouver un nids de ces bestioles sur un rayon de roue !
« On the road again… ! »
Le paysage est vallonné, il est beau. Surprise, il y a des fleurs dans les près, sur le bord de la route. Du violet, du jaune, j’en suis tout émerveillé !
En pause au Mac d’Anquim, je rencontre au moment d’en partir deux jeunes cyclistes de haut niveau, Marielle et Vincent. Marielle est entraîneuse de l’équipe féminine de ski alpin canadienne. La discussion s’engage avec ce couple vif et intelligent. Marielle me demande mon plus beau moment du voyage. Je pense au dernier lieu enchanteur, Port-au-Persil mais le meilleur temps est celui des rencontres. Et sans conteste, mon arrivée à Bangkok est l’instant fort du voyage. Je ne lui en dis pas plus mais je pense aussi à Siren. Marielle me demande quel est le point d’arrivée de mon voyage. Aucun, lui dis-je, je voudrais avoir la force de ne pas m’arrêter. M’arrêter serait faillir. « S’asseoir dans la facilité », renchérit son compagnon qui a tout compris.
Ce soir, bivouac en bord de rivière…
Je me baigne et je me fais sécher sur le fauteuil. Surviennent deux couples de jeunes gens qui viennent pour se détendre et se baigner.
Je croyais être seul…
C’est au tour d’un pêcheur de se pointer. Je suis trop fatigué pour repartir et d’ailleurs ce sont eux qui, bientôt, quittent les lieux. Je m’aperçois, une fois au repos, que j’ai une douleur assez vive au genou droit.
Ai-je trop forcé ?
La journée a été dure certes, le vent favorable dans la matinée étant devenu contraire ensuite. Mais c’est l’ordinaire des jours. Jour normal donc, sans excès de kilomètres parcourus. J’ai bien constaté au Mac’do que j’étais cintré, presque grognon mais la discussion avec les jeunes gens m’avait ensuite vivifié et redonné courage. Je prends au sérieux l’avertissement toutefois. Ce serait frustrant de ne pas arriver, si près de l’océan. J’ai d’ailleurs un bouton de fièvre à la lèvre qui se manifeste, signe évident que j’ai tiré sur la corde et trop puisé dans mes ressources.
Le lendemain, il pleut.
Il ne m’en faut pas plus : je reste. Je ne gêne personne et personne ne me voit, sauf d’éventuels baigneurs ou pêcheurs bien sûr. Je suis installé dans un chemin qui ne mène qu’à la rivière. Je prends le petit déjeuner au lit. Au menu : chocolat chaud, croustade de pommes en barres énergétiques, flocons d’avoine au cacao et beurre de cacahuètes avec quelques fruits secs. Quel bonheur ! Je fais, nécessité oblige, mes besoins à l’intérieur avec toute l’aisance que m’a forgée la traversée du continent. Rien n’est jamais inutile : toutes ces techniques de guerre apprises dans l’urgence augmentent maintenant mon confort !
Je me moque de la pluie et j’écris mon journal du jour bien à l’abri…
Ce faisant, je révise aussi celui de mon itinérance passée. Marielle, comme beaucoup sur le chemin, m’a parlé de l’intérêt de cette transmission. Écrire un journal, un carnet de voyage est différent de la tenue d’un blog où l’on écrit surtout pour donner des nouvelles aux autres. Ce serait pour moi une contrainte et même un contre-sens. J’écris pour moi, je décris ce que je vis pour le vivre davantage. J’en ferais profiter, le cas échéant, les autres. Ce seront alors complètes intimité et vérité partagées. Au risque de l’impudeur.
Cela ne compte pas.
Je reste ainsi, allongé sous la tente ou assis dehors lors d’une accalmie toute la journée. Un fils qui vient pêcher, un père qui le rejoint, me parle l’espace d’un instant ; un autre pêcheur, le même que celui d’hier soir, c’est tout. Repos, silence, tambourinement de la pluie sur la toile de tente. Angélus. Au soir, baignade car la pluie a cessé. Je prends l’eau de la rivière pour remplir mes bouteilles et puis rideau. Bonne nuit !
Quatre heures du matin…
Le pêcheur revient. C’est un vrai, un passionné, un homme silencieux, pensif, penché sur le cours de l’eau. Je l’observe et je me dis que tout est vain. Je somnole à nouveau non sans avoir pris ensuite un copieux petit déjeuner ainsi allongé.
J’aime !
Quelle quiétude de pouvoir regarder, par la tente ouverte, l’eau de la rivière s’écouler, emportant dans son cours poissons et pensées : « Tout est vain », « J’aime ». Deux pensées antinomiques, contradictoires. Et pourtant je viens de les écrire. Ce n’est que reliées par le seul abandon qu’elles prennent sens.
Tout ce que je fais est vain. Tout ce que je dis est vain. Mais il y a l’amour. Non pas l’amour de la vanité, non pas l’amour humain, encore qu’il y touche ou peut y toucher mais cet amour sous-jacent, vivant, porteur d’intention, impalpable mais qui transforme tout.
L’eau qui s’écoule est un courant d’amour.
Je plie. La tente et mes pensées… Et je longe la rivière de la Matapédia, rivière à saumons dont les permis journaliers peuvent aller jusqu’à huit cents dollars ! Le plus ordinaire coûte autour de cinquante dollars. Cela dépend de l’emplacement, du guide, du bateau… Tout cela, je le tiens d’une femme qui habite ici et qui me le raconte.
Et au soir, muni de ce précieux savoir, je quitte le Québec pour entrer dans le Nouveau Brunswick…
3-14/ Nouveau Brunswick
Rivière Restigouche, Pointe-à-La-Croix, Miramichi…
Je m’arrête au Tim de Campbellton. Deux jeunes québécois sont là. Ils viennent de Vancouver en fixie, ces vélos à un seul pignon et sans roue libre. Cent quarante kilomètres en moyenne par jour ! Ils viennent du tour de la Gaspésie. Ils ont calé, tout jeunes qu’ils soient ! Je ne regrette absolument pas de ne pas m’être mesuré à la tête de baleine que dessine la Gaspésie, aussi belle puisse-t-elle être…
Je suis donc dans les « Maritimes ». Et je me sens bien, l’air marin m’a toujours convenu. J’essaye de me baigner mais le fond est trop vaseux. Je renonce et je me lave sous la pluie qui vient.
Bonheur simple, vrai bonheur.
Je vide mes pensées. Je suis parti pour mourir et je suis plein de vie. Le voyageur intrigue, attire.La lumière m’a séduite et fait de moi son captif. Je suis parti pour mourir et j’ai plein de projets : un voyage en groupe au Népal, un livre à écrire cet hiver ici au Canada, une itinérance à travers l’Europe, l’Ouzbékistan, la Nouvelle Zélande… Comme si la proximité de la mort aiguisait la vie, le bonheur d’être en vie.
Un seul mot : MERCI !
Je suis incroyablement heureux, plein de plénitude. La lumière est mon seul amour. La compagne de chair, une halte dans la quête éperdue. Une halte, une brise, un reflet, un miracle. Miracle et réalité de la totalité, de l’unité. Une seule et même chose. Bref !
Prie, imbécile, pédale, crétin !
La route est facile qui longe l’eau. Ce sont presque des vacances après tous ces combats menés. C’est curieux, je suis toujours dans le même pays et pourtant la langue parlée change et rechange. J’ai à peine eu le temps de m’adapter au français, retrouvé au Québec, qu’il me faut à nouveau baragouiner dans mon abominable anglais.
Une guêpe est entrée dans le coupe-vent, sans que je m’en aperçoive. La pression du vent l’a affolée et elle m’a piqué à l’abdomen. L’embêtant avec ces bestioles, moustiques, mouches ou guêpes c’est qu’en roulant, elles me distraient de la conduite et occasionnent des écarts bien plus risqués que le danger qu’elles représentent en elles-mêmes.
Au Tim de Dalhousie j’entre en conversation avec un couple âgé, Bénédicte et Raymond, habitant Montréal. Elle est native du lieu, ils y sont en vacances. Elle m’explique tout : le moulin à papier qui a fermé, laissant la ville en déshérence, l’isthme naturel unique au monde si ce n’est un frère jumeau au Japon (!), la réserve indienne, la fête de la musique au camping… Elle me demande mon âge et me dit en partant : « Dieu vous bénisse, Dominique ! ».
Dieu… ?
L’intelligence de la création n’est pas complète et elle est bien loin de l’être. Les scientifiques cherchent les origines de l’univers avec ténacité. Ils sont forcés à l’humilité. Les tenants des religions prétendent avoir cette intelligence et veulent la faire accroire. C’est la grandeur de l’homme d’essayer de comprendre et de s’exprimer en mots. La vérité de la religion est duale et statique : il y a Dieu et les hommes. La vérité scientifique se cherche et se renouvelle. Tout savoir n’est que temporaire et partiel. L’arrêt sur image est, dans le fil de la vie, erreur.
La création est une et elle est vibration.
Elle est un « repart », mot que j’invente. Elle est sans cesse départ, départ sans cesse renouvelé, éternel départ à nouveau. Elle existe et elle naît. Là est le paradoxe. La théorie de l’évolution, mise en évidence par l’intelligence des hommes, désigne et approxime ce « repart ». Car la finalité de l’évolution ne peut qu’être approchée. Elle ne peut qu’être frôlée par osmose, touchée par vibration à l’unisson, celle de soi-même avec la vibration fondamentale de l’univers.
Cette vibration n’est pas neutre : elle porte une intention.
Elle est chaude, elle est d’amour. C’est au delà des mots, avec le mot, tout se fausse, tout s’effondre. Un jour, il y a longtemps, mais c’était tout de même après la vision du disque d’or, j’ai vu l’intérieur de mon corps. Il était bleu-nuit, il y avait des cordes d’or qui vibraient. Je n’ai rien compris, pas plus hier qu’aujourd’hui d’ailleurs. Mais j’ai vibré et l’harmonique venait d’ailleurs. L’ennuyeux dans l’histoire c’est que je suis celui à qui arrive la chose, objet d’expérience donc et en même temps le sujet qui tente de l’interpréter. Et là ça coince !
Bof, peut-être pas, il suffit de vibrer…
Les hommes trouveront, finiront par trouver. L’amour n’a rien à cacher. Or la création est d’amour. C’est l’aventure de la conscience d’être. Ça plus ça plus ça plus… fait que je suis ici, face à l’estuaire, presque nu sur le fauteuil, sous la pluie qui commence, dans le soleil couchant, à délirer ainsi sur la création parce qu’une femme dans un café m’a béni, après m’avoir demandé mon âge et dit que si je n’étais pas très vieux, je n’étais pas non plus très jeune pour entreprendre un tel périple…
Il n’est pas six heures du matin ce dimanche 29 juillet, jour anniversaire de trois mois au Canada – quatre-vingt-onze jours exactement – et de six mois d’errance sur Séraphin, il n’est pas six heures donc que je pédale et chante sous la pluie, incroyablement heureux, incroyablement léger. Je m’arrête sur un banc, plus loin j’installe mon fauteuil et toujours, je révise mon journal : « c‘est ma prière », chantait Mike Brant dans ma jeunesse. Je ne me souviens plus de la sienne dans la chanson, une femme à aimer probablement. Quoi d’autre de meilleur ? Vibrer à deux.
Sans cette complémentarité, la création continue serait déjà arrêtée.
Cette partie du Nouveau Brunswick fait partie de l’Acadie, les poteaux télégraphiques sont souvent peints en bleu, blanc, rouge, avec une étoile jaune dans le bleu. De nombreuses maisons arborent ce drapeau. J’entends à nouveau parler ma langue, avec toutefois un accent dont mes oreilles ne sont pas familier ! L’Acadie est une ancienne colonie française du 17ème siècle, reprise par les anglais, au cours de bien des épisodes fratricides. L’histoire a laissé ses traces ici, elle est encore vivace, palpable à travers cette diaspora d’acadiens qui parlent français au milieu d’un pays qui reste anglophone.
Le temps est à l’errance et mon esprit vagabonde…
Incroyable mais vrai, tout en roulant je me surprends à tourner dans ma tête le sujet d’agrégation que je n’avais pas su traiter ! Pourquoi cela ? Je n’en sais fichtrement rien mais c’est ainsi.
Sujet donc : « L’économie sociale » !
Pendant les cinq heures de préparation, en « loge », je sèche. Je cherche désespérément ce que recouvre le terme. Rideau, impossible d’avoir le déclic ! Noir complet. Le jury essaye pendant quarante minutes de me tendre des perches, je voyais qu’ils étaient désolés et ne pouvaient se résoudre à me voir sécher de cette façon : pas un mot, rien, mémoire vide, effacée, trou noir.
Je ne vois absolument pas ce que le terme recouvre.
Dans la salle de préparation où nous sommes, la « loge », j’aperçois un exemplaires des « Cahiers Français » qui traite du sujet. Zut, trop tard, un autre candidat est plus rapide et le prend. Il le garde jalousement sous le coude jusqu’au bout. L’ironie du sort veut que ce document, je le posséde, je l’ai parcouru mais je ne l’ai pas amené. On a pourtant le droit de le faire. Je suis venu mains dans les poches par manque d’information et par bêtise. J’ai ce que je mérite.
Je suis tout penaud et tout à coup, dans les « cinq dernières minutes » du temps imparti, je bondis ! Je frappe, comme le célèbre commissaire Bourrel, mon poing gauche dans la paume de la main droite et m’exclame : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! ».
Les vannes s’ouvrent et je parle en rafale.
J’introduis le grand principe de l’économie sociale à savoir : « un homme, une voix », je donne les premiers exemples, je flirte avec les idées antiques, la notion d’entraide, les pionniers équitables, les phalanstères, les précurseurs : Owen, Fourrier, Saint Simon, Gaudin… J’enchaine avec la réalité de l’économie sociale à travers mutuelles, associations et coopératives d’aujourd’hui. Je donne quelques chiffres…
Je sens le jury ferré.
Ma phrase de transition redouble leur attention. Je pénètre le coeur. Je pose la question qui tue. L’économie sociale peut-elle être vrai renouveau de l’économie de marché ou bien est-elle condamnée à rester paravent, vitrine, voire alibi de celle-ci ?
Les yeux s’allument et je porte le coup de grâce.
Je cite Bernard Tapie qui, président de l’OM, assoit sa réputation de mécène sportif et sert ses intérêts politiques et affairistes… Tout est mêlé, indissociable… oui et pourtant de l’écheveau surgit… un avenir radieux !
Déterminé, je ravale l’économie à son rang d’intendance, rang qu’elle n’aurait jamais du quitter et l’« homo oeconomicus » devient enfinl’Homme, l’homme avec un grand H !
Devant le jury médusé, subjugué et transporté, j’entame « Blowin’in the Wind » de Dylan : « Combien de routes un garçon doit-il faire avant de mériter le nom d’Homme ? ».
Ils se lèvent, ils applaudissent, ils chantent à l’unisson !
Des hourras, des bravos, l’un d’eux a amené un klaxon. Il l’actionne à tout va… ! Un souffle puissant m’emporte et… me déporte sur… le bas-côté de la route… !
Le camion, oui, le camion me dépasse, avertisseur bloqué, me serrant de près. Il ne peut faire autrement celui-là, il n’a pas voulu me tuer, un autre vient en face ! Il faut que l’on se croise, eux, moi, Dylan, le jury… !
Je semble délirer, je délire c’est vrai, mais c’est exactement comme cela que ça s’est passé. Tout peut s’arrêter, à tout moment. Je n’ai pas envie, j’ai celle de vivre. Je suis heureux. Ce n’est pas bon d’être dans les souvenirs. C’est signe de vieillesse, de page qui se tourne, de dernier tour de piste ! C’est ainsi !
Tout est bien.
Cette journée, propice aux souvenirs, le fut aussi pour la distance parcourue, plus de cent vingt kilomètres. Beau temps, route facile, légèrement descendante sans trop de bosses casse-pattes et large couloir de circulation ! De plus, « le vent m’a pris par les épaules comme une voile de barque », selon les mots de Giono et ce, pendant toute la journée ! Ce qui fait que je ne suis qu’à une bonne centaine de kilomètres de l’île du Prince Édouard. Repère sur la carte qui me paraissait pourtant bien lointain il y a peu…
Évoquer tous ces souvenirs, les écrire m’interroge.
Est-cela que j’ai à faire ? Je pense à la devise de B’yoling Toni : « Dors, mange et pédale ! », Cette simplicité est celle d’un garçon de dix-sept ans. Elle peut rester celle de toute une vie. Une devise en appelant une autre, me revient celle des ermites : « Fuge, Tace, Quiesce ! » c’est à dire : « Fuis, tais-toi et contemple ». Contempler signifie : « Acquiers la paix du cœur ». La première devise peut engendrer l’autre, sans pour autant disparaître. C’est mon état ! Je mange, je dors, je pédale et je suis en paix. C’est vrai aussi que je fuis le monde et que je me tais le plus souvent possible. Il m’apparaît maintenant qu’éditer ce carnet de voyage est nécessaire.
L’écrire est ma prière, ma contemplation.
Au Tim, tanière de retraités, club du troisième âge, comme le sont tous les « Ti-Mac » du Canada, un homme me demande quel est mon périple. Avant de quitter l’établissement, un autre s’exclame à la cantonade : « Vive la France ! ». Le vent est moins favorable aujourd’hui, j’ai bien fait d’en profiter hier. Mais mes jambes s’en souviennent… Pour la première fois depuis le début du voyage, je me demande ce que je fais là, dans un énième « Ti-Mac ». J’écris certes, parfois même pas. Je me repose. Je mange toujours le même wrap, les mêmes frites même si elles ne sont pas tout à fait identiques du « Ti » au « Mac ». Je vois les mêmes retraités, la même curiosité de leur part ou la même indifférence.
Je m’arrête dans un village car j’entends de la musique qui me plait, genre folk-song. Un homme et une femme dans un jardin public chantent, plutôt bien. Ce moment-là, j’aimerais le partager. Bon sang, je décroche. Merde.
Je suis à trente-huit kilomètres du pont qui mène à l’île du prince Édouard ce 31 juillet au soir. J’ai trouvé le bivouac tard, en bord de bois, dans l’herbe haute. La zone est marécageuse. Elle est pleine de moustiques. Je suis épuisé. Trop de kilomètres par jour, quatre-vingt-dix aujourd’hui, hier cent-vingt. La route sent le homard cuisiné à plein nez, le revêtement est jonché de débris de carapaces de pattes de crustacés. Il y a tout près une usine de transformation du produit phare de la région. Je monte la tente à l’envers, l’ouverture du double-toit ne correspondant pas à celle de la chambre. Cela ne m’était pas arrivé depuis Cancale, au tout début. C’est dire l’état dans lequel je me trouve. Merde. Je m’éveille tard, neuf heures, c’est un record ! Je transforme la tente en cabinet de toilette, je range tout et je sors, prêt à me battre. Ils sont encore là les « SSS », mais moins virulents qu’hier soir. Je comprends mieux maintenant les phobies, les traumatismes.
Rien de tel que l’expérience !
J’en suis là, le moindre bourdonnement, le plus petit picotement sur ma peau déclenchent des réactions exagérées. Je me baffe à tout va, au risque parfois d’achever mes lunettes. Et, soyons juste, il n’y a pas que les insectes qui soient causes de picotements, la sueur, la poussière de la route, la crasse accumulée au fil des jours le sont tout autant. Mon hygiène brille par son absence.
Et mes rêves sont toujours les mêmes…
3-15/ Île du Prince Édouard
Je traverse en bus le bras de mer qui me sépare de l’île du Prince Édouard. Les vélos sont interdits sur le pont qui relie les deux terres. L’ouvrage d’art, très long, est aussi très sensible au vent. Il y a avec moi Noah, étudiant en psychologie qui habite l’Ontario. Il est parti de Vancouver le 13 juin et va aussi sur St John’s.
A peine débarqué, je vois, assise à l’ombre, une belle femme aux cheveux aussi courts que les miens c’est à dire rasés. Elle caresse son petit chien, pelotonné sur ses genoux.
« Je voudrais bien être le chien ! », tel est ce qui me traverse…
C’est réminiscence d’une classique répartie adolescente.Je me borne à le constater. Je m’assois à l’autre bout du banc. Elle s’appelle Céline. Les cheveux ras sont rarement signe de coquetterie chez une femme. Ils signifient plutôt un poids de vie. Et une belle maturité, me semble-t-il, d’après les quelques mots que j’échange avec elle. Mots qui, très vite, touchent juste et sonnent vrais. Elle est du Québec, en vacances avec son compagnon, Pierre. La discussion s’approfondit et je leur mentionne la vidéo.
Puis Gordon, un cycliste local s’arrête à ma hauteur. Il me trace la route vers Victoria. Suivant ses conseils, je longe le bord de mer et j’arrive dans un petit endroit magnifique, chaleureux et intime. Une jetée, quelques bateaux à l’amarre : je n’hésite pas, je me baigne. Puis je déguste une assiette de homard-burger-salade au resto du port qui ne désemplit pas. Excellent, cela me change des « Ti-Mac » et c’est bon pour le moral ! C’est mon premier extra du voyage, du moins au Canada.
Je bivouaque peu après, en front de mer. Le temps change, le ciel est fardé : « Ciel pommelé est comme femme fardée, le beau temps ne va pas durer ! », dit le dicton marin. Nous verrons bien demain. La dépression est là, front chaud, il pleut par intermittence. Je croise Simon, enseignant québécois, parti de Vancouver le 7 juin, en route lui aussi pour St John’s. Il doit reprendre le métier à la mi-août aussi va-t-il au plus court. Quatre cents kilomètres nous séparent encore du port d’embarquement. Il restera alors à choisir la destination : Argentia ou Port-aux-Basques. Simon prendra vers Argentia et sera dès lors tout près de Saint John’s. Je choisirai l’autre option : traversée nautique courte suivie de huit cents kilomètres à travers Terre-Neuve.
Pour l’heure, il faut que je m’oblige à écrire l’environnement des expériences de lumière. Je reporte sans cesse.
Ai-je à le faire… ?
Le journal me fatigue. Tout me fatigue. Je suis las. Le soleil ne brille pas, je sais que cela influe sur mon moral. Il en a toujours été ainsi. Je suis au « Tim » de Charlotteville. Trois femmes : la plus jeune enseigne le français aux deux autres. « Il ne faut pas laver la vaisselle. Je suis malade parce que j’ai trop mangé de chocolat ! ». Les autres répètent, répondent. La leçon terminée, l’enseignante demande, comme travail à faire pour la semaine prochaine, de tenir un journal relatant en français son quotidien. La situation est trop fortuite, trop à propos. Je souris, élève attentif et je continue mon propre journal. L’institutrice a demandé de faire ses devoirs : j’obéis !
Les expériences de lumière, donc !
Comment sont-elles arrivées, si du moins leur cheminement reste possible à appréhender et demeure explicable ? La prise d’une année sabbatique m’avait déstabilisé professionnellement, bien sûr, mais aussi affectivement. Divorce, nouvelle union, deux enfants qui apparaissent, nouvelle séparation, crise de la quarantaine donc, crise existentielle, grave. J’ai voulu comprendre comment j’en étais arrivé là et quel était le sens de tout cela, s’il y en avait un.
Ma vie était en lambeaux.
Elle était telle un puzzle éclaté, éparpillé. Pouvait-il être reconstitué, ce puzzle et révéler une image qui, au final, serait capable de trouver une cohérence ? J’ai pris du recul par rapport à la vie légère, sociale et festive qui était la mienne jusqu’alors. Je me suis isolé et rapproché un temps de l’église.
Qu’avait-elle à me dire ?
L’aveu de ma vie erratique à un prêtre, un 19 mars, m’a lavé, blanchi, mis à neuf. Retournement, crise de larmes, vertu de la confession. Malgré le souhait du religieux, je n’ai pas fait une habitude des rites. J’ai essayé. C’est devenu routine, sécheresse.
J’ai cherché plus avant.
Je me retire une semaine, en silence et solitude dans une cabane de chantier qui sert de lieu d’accueil, perdu au milieu des bois de l’abbaye du Thoronet, dans le Var. Je suis les offices des petites sœurs de Bethléem et, dans le silence de l’algéco, je me plonge dans la lecture des Évangiles et la méditation. Les jours sont rythmés par les offices et les promenades dans la garrigue environnante.
Voilà le contexte.
Au terme de la semaine, le samedi 17 avril 1999, vers 18 heures, je sors de mon algéco et je fais quelques pas dehors pour me détendre. Je me rends dans l’église une dernière fois puisque je pars le lendemain. Elle est déserte, vide, sans personne. Et c’est là, avachi au fond des tribunes que je suis « foudroyé ». Je reçois le disque d’or en pleine poitrine. Je reçois, je vois, je suis empli de, je suis envahi, je ne suis plus que… : je ne sais comment exprimer mieux ce qui est arrivé.
Dans ce halo de lumière, un homme que je vois de dos marche sur un chemin. Devant lui il y a un embranchement qui se profile. La vision dure. Je ne peux pas quantifier ce temps, cette durée. Je sors de l’église effrayé, littéralement stupéfié. « Au secours ! », tel est le seul cri que je ne peux, d’ailleurs, articuler.
Un homme jeune vient, avec son fils, il me demande mon parcours. Il a vu le vélo devant le Tim. Ils me serrent la main et repartent. Je reprends le fil.
Le lendemain de la vision, jour de mon départ donc, je griffonne quelques mots sur un bout de cahier pour dire ce qui est arrivé. Ce papier, je l’ai jeté à la poubelle lors d’un déménagement tant le souvenir de cette vision que je ne comprenais pas me hantait.
En me débarrassant du papier, je souhaitais me débarrasser de la vision.
Mais je me souviens des premiers mots écrits : «Baigné des doux rayons trinitaires… ». Ces mots témoignent du « conditionnement » dans lequel je me trouvais alors. Chaque jour en effet j’assiste, pour entrecouper la solitude de l’algéco, à la liturgie chantée par les sœurs, liturgie qui s’articule autour du dogme trinitaire chrétien.
Cela explique ces mots dont j’ai le souvenir.
Mais la vision est réelle, venue d’ailleurs, je ne sais comment, ni d’où. La vision est intérieure : ce que j’ai vu était en moi, non à l’extérieur. Quand j’écris cela, j’ai encore du mal à l’admettre, presque vingt ans après. Ce n’est pas une hallucination, quelque chose que j’aurais créé ou cherché à créer. Voilà pour le contexte de la première expérience.
Bonjour, merci, débrouille-toi avec ça, mon vieux !
Six mois plus tard, toujours déstabilisé et toujours en recherche, je m’inscris à une session de méditation conduite par un dominicain qui, après des années de ferveur au sein de son ordre, renouvelle sa foi par la pratique du zazen, la méditation assise, sans objet.
Rien, le vide, le souffle nu : place nette !
C’était dans un vieil édifice, religieux lui aussi, situé au cœur de la ville de Montpellier. Là, au cours d’une de ces demi-heures de méditation entrecoupées de marches méditatives, je suis percé par le sommet du crâne comme l’ouvre-boîte perfore le couvercle de la boîte de conserve. Une chaleur incroyable se déverse alors partout en moi jusqu’aux bouts des ongles des pieds et des mains. Cela dure longtemps, tout le temps de la méditation. Je crains de mettre le feu à mes voisins, je crains qu’ils ne brûlent de ma propre chaleur. Je reste pleinement conscient. La méditation finie, impossible de parler, de dire quoi que ce soit.
Là encore, bonjour, merci !
Voilà pourquoi, vingt ans plus tard, je suis sur les routes. Avec un vélo dans la tête et un autre entre les jambes ! Je raconte, si cela vient dans la rencontre, pas plus. L’environnement religieux est donc le berceau de mes expériences de lumière.
Seraient-elles arrivées ailleurs ?
La question est judicieuse mais presque indécente. On ne décide pas de ces expériences. On ne sait pas où la foudre va tomber. On ne maîtrise pas la lumière. C’est elle qui maîtrise. Cela me porte néanmoins à penser que la religion instituée détient une part de la vérité mais qu’elle l’a réduite voire éteinte en la traduisant en dogmes, institutions et règles. Croire pouvoir dire et affirmer quelque chose sur l’au-delà, – sauf qu’il existe et qu’il est lumière -, peut confiner à l’orgueil. Bien sûr, c’est la grandeur de l’homme que de chercher à comprendre. Mais la mise en mots qui s’ensuit s’avère forcément réductrice et sert le plus souvent à diriger et conduire les consciences plutôt que de s’accepter balbutiante…
Quelques âmes exceptionnelles surnagent probablement avec facilité et en vérité dans cet environnement institutionnel qui est par essence en porte-à-faux avec le message qui le fonde et qu’il porte. Et donc pour moi la question subsiste : comment peut-on rester immobile quand on a été frappé et mis en mouvement par une telle force ? Comment être stable quand on est amoureux de l’inaccessible qui, par sa nature même, est toujours là, à portée mais toujours s’éloigne, hors de portée et vers lequel, sans trêve, on tend ?
Le risque est grand, restant au chaud, ayant gite et couvert et sécurité, de se scléroser par habitude, de se perdre par routine, en résumé de « s‘asseoir dans la facilité ! »… Il existe un élan immobile, une reconnaissance qu’il n’y a rien à y faire et donc une quiétude, une paix, rationnelle et raisonnée. Je connais cette paix mais je ne sais pas avoir cette sagesse.
Elle me devient vite fausse.
Question de caractère sans doute. La réponse appartient à chacun. Pas de « copier-coller ». L’important est d’être soi. Pour moi, nulle autre issue sauf la fuite, l’errance. À défaut, « je m’assoie dans la facilité… ». Je ne suis pas religieux mais relié. Je suis amoureux. De la lumière. Dans la lumière, de la vie. Bonheur.
« On the road again… » !
Je prends mon temps sur l’île du Prince Édouard, je flâne, je flemmarde, je récupère. « De Tim Hortons en Mac Donald, je vais Monsieur… » et je ne suis pas prêt d’arriver… ! Au soir, je n’ai parcouru que peu de kilomètres, mais peu importe, je chante. Il y a bien deux jours que je n’ai pas allumé le réchaud, me nourrissant uniquement aux « Ti-Mac ». Il y a pas mal de personnes obèses au Canada, je comprends pourquoi. Le fast-food est le principe, les fontaines de boissons sucrées le corollaire. Je m’en suis écœuré, je ne prends plus que du thé, payant quant à lui, des salades et aussi des wraps, quelquefois des frites. Mais finis les cocas, les sprites et autres Nestea. Pour le moment, le risque d’obésité n’est pas le premier que j’encours. Je trouve un bivouac entre eau, église et cimetière. Calme, magnifique. Angélus. Le vent se lève, fort. Il siffle dans les cimes mais je suis bien abrité. Au matin, la bonne du curé vient faire le ménage dans l’église. Elle ne me voit pas, la tente est planquée entre les arbres.
Quelques kilomètres seulement après ma mise en route, une femme qui sort sa poubelle m’envoie un grand bonjour. Je m’arrête et on engage la conversation. Suzie, c’est son nom, m’invite à l’intérieur de sa superbe maison avec accès direct à l’estuaire pour canoter. Pour m’encourager, elle me fait cadeau d’une barre énergétique à vingt grammes de protéines, me donne de l’eau et deux avocats ! La journée commence bien. Elle finira de même. Alors que j’attends le ferry pour traverser jusqu’à la Nouvelle Ecosse, tout en faisant un brin de toilette et de lessive sommaire, trois personnes m’abordent et viennent discuter. Elle, Jakky, musicienne, chanteuse de folk-song, m’invite tout bonnement à partager leur repas et rester pour la nuit !
Elle m’offre même un de ses CD…
3-16/ Nouvelle Ecosse
La Nouvelle Ecosse, neuvième province que je traverse.
Ce n’est pas la grande forme au matin. La soirée s’est prolongée tard hier soir, dans la fumée et les petits verres. Je me suis retrouvé trente ans en arrière, dans la convivialité des soirées entre amis…
Je traîne au Mac d’Antigonish…
Il reste deux cents kilomètres avant l’embarquement. Je fais des courses, il menace de pleuvoir, je traîne, je traîne… Je trouve un second souffle après une barre vitaminée à dix grammes de protéines et un demi-litre de lait chocolaté. Au final, je fais plus de cent kilomètres avant de dresser un bivouac en bord de route, juste avant la grosse pluie.
Le lendemain, au premier « Tim » rencontrésur ma route, à Aulds Cove, je rencontre un français expatrié, Yvon, qui m’aide à comprendre ce que la serveuse veut me proposer quand elle n’a plus de « hashbrown », c’est à dire debeignets de pommes de terre. Il travaille dans une compagnie maritime et fait la desserte Halifax – Saint Pierre et Miquelon. Il me donne son numéro de téléphone pour que je le contacte quand je serai rendu là-bas…
Avant cela, il me conseille de faire le Cabot Trail. Mais c’est comme la Charlevoix ou le tour de Gaspésie : un relief de malade et c’est définitivement non, une fois suffit ! Je ne fais pas du tourisme, je ne voyage pas, je ne visite pas, je prie. Un seul désir : être comme lui, l’homme de Nazareth. Être lumière, le savoir, le désirer.
Ardemment et sans cesse.
Sur la péninsule menant au cap Breton, alors que les kilomètres défilent, je décide de quitter la highway pour prendre une route moins fréquentée. Je me retrouve vite sur une piste en gravier puis sur un chemin de terre étroit où la végétation a repris ses droits ! Un détour assez long et difficile me permet enfin de récupérer une route goudronnée qui me mène, au soir, en bord de baie. Alors que je lorgne un coin d’herbe pour bivouaquer, j’entends de grands cris…
Je me retourne…
Un homme dévale la pente dans ma direction, entouré d’une nuée d’enfants. Que se passe-t-il ? Ils se ruent tous vers moi avec force gestes et interpellations ! Je m’arrête et soudain, je le reconnais. Cet homme est celui qui, au Tim de l’île du Prince Edouard il y a trois jours, est venu interrompre le fil que je déroulais avec mes souvenirs devant l’institutrice qui enseignait le français. Il était venu me serrer la main avec son petit garçon, intrigués par l’attelage garé devant le « Tim ».
Et maintenant il est là, devant moi !
C’est le petit garçon qui, m’ayant vu passer, a alerté son père, Mike. Sa nombreuse famille fait un feu de camp, lui et sa femme jouent de la guitare. Elle est enseignante et lui photographe. Une de ses sœurs a sept enfants, lui trois, ce qui explique toute la ribambelle de gamins aperçue. Je plante la tente, en bord de mer, à l’endroit que j’avais lorgné et qui leur appartient.
Coïncidence étrange !
Mike me rapporte qu’il s’était juré que, s’il revoyait le vélo, il inviterait chez lui celui qu’il devinait parti pour un « long trip ». Voilà qui est fait ! Au matin, je me baigne dans le lac Bras d’Or, l’eau est tiède, calme, claire. Dommage que j’aperçoive des méduses rouges, celles qui piquent, a prévenu la petite fille hier soir. Charmante, elle suivait la conversation que j’avais en anglais avec son père. Elle aidait dans notre compréhension réciproque. Si Mike est anglophone, sa mère est acadienne et donc s’exprime aussi en français.
Ayant repris la route, je rencontre Jane qui me conseille d’éviter la montée phénoménale et dangereuse qui m’attend si je continue la route qui longe la côte. Et de plus, me dit-elle, il y a un marchand de glaces à ne pas manquer en empruntant un autre chemin qu’elle m’indique. Je suis les deux conseils dans leur intégralité et je m’en félicite.
J’arrive ainsi à North Sydney. Halte propreté, recharge de batteries au Mac’do, tel est bien sûr l’incontournable rituel. Nous sommes le lundi 6 août. Je me retrouve au bout le plus Est du continent, sauf à prendre le bateau et continuer vers Terre-Neuve. Quel est mon état ? Épuisé, vidé et questionné.
Que fais-je là au bout du monde ?
Que fais-je là ? La belle allemande ne comprenait pas pourquoi « there is no woman stuck with me ». Que fais-je là, seul, après tous ces efforts démesurés, « over the top ». Que fais-je là ?
Je suis là.
3-17/ Terre Neuve
J’embarque…
Le ferry-boat à destination de Port-aux-Basques part à vingt et une heures et je passe une nuit blanche. Je n’essaye pas de m’allonger par terre et de dormir, comme j’avais fait précédemment en traversant d’Italie vers la Grèce. Je reste assis dans un fauteuil, fixant hypnotiquement l’écran télé qui boucle sans fin sur la même stupidité.
Je vais au bout du monde.
Qu’est-ce que je fuis ? C’est une des premières phrases du journal. Je ne fuis pas. Je suis en bateau. Je suis là. Il me reste huit cent vingt-deux kilomètres avant de me jeter dans l’océan Atlantique avec Séraphin à Saint John’s.
La nuit se passe, le jour se lève, le bateau accoste.
J’apprends par le chef d’équipage que le port du casque est obligatoire en New Foundlands. Or je n’en ai pas, je n’ai rien à protéger… Il me dit que je peux en trouver un au Canadian Tires. Pour ce faire, il faut sortir du port. Or je ne suis pas autorisé à quitter le bateau sans un casque sur la tête.
La situation est kafkaïenne !
Je reste esseulé dans l’immense cale du navire pendant qu’ils réquisitionnent un bus qui doit me permettre de franchir les quelques deux cents mètres de la zone portuaire ! Ridicule, mais il a du y avoir un accident et ils ne prennent aucun risque, tel est du moins ce que j’imagine pour expliquer la situation…
Le bus arrive enfin…
Il comporte un accès handicapé à l’arrière, accès qui pourrait permettre d’embarquer Séraphin tel quel, sans rien démonter, mais le chauffeur me fait comprendre que je ne suis pas handicapé. Il n’est pas content d’avoir été réquisitionné par ma faute et je ne suis pas content d’avoir à faire à lui. Bref ! Je démonte ce qu’il faut, je charge Séraphin dans le bus qui parcourt les deux cents mètres stratégiques, je remonte ce que je viens de démonter et me voilà à pied d’oeuvre.
Je vais acheter un casque au Canadian Tire de Port-aux-Basques. J’ai plus de huit cents kilomètres à parcourir, il y a donc peu de chance que je ne croise pas la police. Je ne veux pas risquer d’ennui ou une amende. J’achète le moins cher. Celui en solde à quinze dollars, casque au look branché avec écouteurs intégrés fait l’affaire. Je le fixe à l’arrière de Séraphin, entre pelle à barbecue et antenne de radio…
La traversée nautique de nuit, le temps gris du matin, le crachin et la brume, le paysage marin, l’absence soudaine d’arbres, de tous ces sapins qui ont été mes compagnons de route pendant tant de kilomètres, tout cela me donne l’impression d’une page qui se tourne.
Une nouvelle est à écrire ici, en Terre-Neuve…
Je me rends sur le port et j’ai du baume au coeur. Il y a trois voiliers tour-du-mondistes dans les douze ou treize mètres, équipés de régulateur d’allure, éolienne, panneaux solaires, deux ancres à l’avant prêtes à être larguées, trinquette bômée, housses de voiles, échelons pliants au mât, radar, annexe rigide, bref tout ce qu’il faut pour naviguer dans ces régions inhospitalières.
Le paysage est tout de rochers couverts de végétation rase, entrecoupé d’eau, noyé de brume et de crachin. Volontairement, je reste encore un peu sur le village. Je m’acclimate. Je repose corps et esprit, après cette nuit blanche. Je me mets au diapason du paysage, dénudé, sauvage. Je reste au « Tim » longtemps puis, le quittant à regret pour me mettre en route, je m’apprête à franchir une ligne jaune quand j’aperçois une voiture arrêtée un peu plus loin. Ce ne peut être que la police. Je fais, l’air de rien, machine arrière. Caché à leur vue, je prends le temps de mettre le casque et je contourne ce qu’il se doit pour passer devant eux dans les règles.
Je fais peu de kilomètres.
Je n’ai pas de jambes et je tombe de sommeil. Si j’ai fermé l’œil deux heures cette nuit sur le bateau c’est bien le maximum. Il est difficile de trouver un coin pour bivouaquer à côté de la route. Le premier que je lorgne est le bon, peu importe que ce soit l’entrée d’un parc provincial. Je plante la tente en plein après-midi, mais je la monte à l’envers ! Décidément ! Deux fois en peu de temps, c’est insensé ! Énervé d’être si… malhabile, j’ai du mal à ne pas tout envoyer balader et transformer ma cathédrale en cerf-volant. Je me reprends avec peine. Puis je m’endors, au vu et au su de tous les terre-neuvas qui passent devant l’entrée du parc ! Il pleut beaucoup pendant la nuit et au matin, restent la brume et le crachin. C’est beau, Terre-Neuve. Des montagnes douces, recouvertes de forêts, un chapeau de brume au sommet, du vent.
J’aime.
Je fais un bout de route avec Alex, vingt et un ans, kinésithérapeute, habitant l’Ontario. Il est parti de Vittoria, sur l’île de Vancouver et se rend à Saint John’s. Puis Robert, cinquante et un ans, australien, me surprend alors que je suis en pleine pause « Hélinox ». Tourdumondiste chevronné, il est parti, quant à lui, du Yukon. Il a aussi parcouru beaucoup de pays en Europe. Il me fait rire, singeant le ventre et l’embonpoint de certains qui abusent ici des fast-foods. La route est belle, large, vallonée. Pas d’habitations, des forêts, mais qui respirent. Je m’arrête assez tôt, vers dix-sept heures.
Soixante-dix kilomètres suffisent.
Je constate que j’ai de plus en plus de mal à me lever le matin. Mes jambes restent lourdes malgré le repos de la nuit. Il y a des travaux sur la voie. Je dépasse avec peine une file de voitures, camions, motos qui roulent au ralenti.
La route monte et je suis à la peine.
Je ne sais si c’est la proximité de tout ce monde, l’effort à fournir, le jour qui commence ou la fatigue accumulée, toujours est-il qu’à ma propre surprise, je fonds en larmes. Mes yeux se voilent, je sens les larmes qui coulent sur mes joues. Je pleure, je pédale, je prie. Il me semble que Séraphin pèse des tonnes, qu’il traîne de lourdes casseroles en fonte invisibles. Je vérifie les freins pour voir s’ils ne frottent pas. Je suis prêt de l’effondrement.
La Terre Neuve sera-t-elle la dernière… ?
Enfin une station service au milieu de nulle part ! Je retrouve ici la difficulté d’approvisionnement, surtout en eau, difficulté que j’ai pu connaître avant le Québec et les maritimes qui sont des régions plus peuplées, moins sauvages, plus touristiques. Je m’attable et commande un petit déjeuner : deux œufs, des patates frites, du bacon et des toasts avec un thé. La gentillesse de la serveuse me fait monter à nouveau les larmes aux yeux. Je suis épuisé, j’en ai bien conscience. Je reprends un breakfast, le même que précédemment mais avec deux tranches de porc, cette fois. Et je sors enfin du havre. Un homme encore jeune vient me parler. Il me demande si je fume ; il me dit aussi qu’il cherche un boulot et une femme.
Je mesure ma chance et je reprends la route.
Cela va mieux. Je m’arrête au soir juste avant la pluie, timing parfait ! Sauf que je n’ai pas mangé. On verra bien si elle cesse. En attendant, je me repose et me viennent ces pensées…
Je suis parti pour mourir et je trouve l’amour.
Mon itinérance, aussi dure soit-elle, n’est pas une ascèse. L’ascèse n’a pas de sens en elle-même. Elle n’en a que comme moyen pour atteindre un but. Or je n’ai pas de but. Le but lui-même m’a percuté lorsque la lumière m’a trouvé et foudroyé.
Pourquoi suis-je en vie ?
Pour la raconter. Je n’ai pas d’ascèse à suivre. Je suis en errance. La lumière est une drogue, une mémoire, ineffaçable, indélébile, une mémoire active. Je m’offre. L’errance s’offre. Tout devient don. Tout est cadeau. Tout est : « Merci ! ».
Au matin, il pleut encore et je n’ai toujours pas mangé, sauf le corned-beef, froid. J’ai planté la tente hier au soir sur un sol argileux. Je l’avais remarqué mais je prends ce que je trouve, content de le trouver. Ce n’est pas idéal comme emplacement quand le temps est à la pluie car ce type de sol retient l’eau. Au milieu de la nuit, j’ouvre la toile et bras tendu, je vide mon flacon de pisse.
Crétin tu es, crétin tu restes et resteras !
La pisse, elle aussi, reste stagnante sur l’argile puis s’écoule sous le tapis de sol. Tout est imprégné maintenant. Bonjour l’odeur de six mois d’errance, de sueur, de crasse, d’urine, odeur cosmopolite, tous pays mêlés, odeur de maison de retraite qui se néglige…
Je n’ai pas de jambes…
C’est beau, noyé de brume, mais dur comme relief, toujours montant et descendant. Les pourcentages ne sont pas énormes mais la fatigue l’est. Je me demande si je trouverais la force d’atteindre Saint John’s. Il y a des averses violentes. Je suis en tenue de pluie complète, pour la première fois depuis longtemps. Je m’arrête pour faire cuire des pâtes.
Je suis vidé, sans ressort ni énergie.
Avancer est une croix. J’ai pourtant le vent favorable. Je m’arrête une nouvelle fois dans un resto providentiel. Fish and chips au menu ! En plus de deux cents kilomètres parcourus depuis Port-aux-Basques, je n’ai vu que la station service où j’ai double-déjeuné et ce petit resto familial. Sinon rien, aucune habitation, des forêts et de l’eau, lac, étang ou rivière. Et en quittant le resto, surprise ! Je vois arriver un cyclotouriste que j’ai déjà croisé. C’était après Québec, il y a trois semaines déjà ! Il était avec une jeune femme et je m’étais demandé s’ils étaient ensemble. Il me montre sa « wife » qui, derrière lui, arrive… ! Et effectivement elle arrive, radieuse comme une femme qui connaît l’amour. Bonheur de la route, du vélo, des rencontres… Quelques mots et je repars pour rencontrer « Ti-mac », en l’occurence le Mac de Corner Brook.
On a les rencontres qu’on peut…
Le lendemain, à Deer Lake, je fais des courses conséquentes. Je fais aussi une pause monumentale au « Tim ». La route devient plus facile, globalement descendante avec un bon vent arrière, force quatre à cinq. Au final, je parcours plus de cent trente kilomètres. La forme semble revenue, les jambes sont là, sans plus mais correctes. Je crois que je suis retombé dans mon penchant naturel ces jours derniers : négliger de me nourrir correctement. Je fais rarement de vrai repas et au bout du compte, je finis par payer cash. Hier, je me suis bien alimenté et aujourd’hui, cela va mieux. La nuit blanche sur le ferry et le relief montagneux de ces premiers jours avaient fini par me faire douter. Mais tout est bien maintenant.
Hauts les cœurs !
Le lendemain, bien sûr, je suis occis ! Myxomatose aux yeux, jambes molles, lèvres fiévreuses. Trop de kilomètres hier et malgré le vent favorable ce matin, je me traîne à nouveau. Providence, je trouve bientôt un resto routier. L’occasion est trop belle et je m’explose magnifiquement avec un plat typique « New Foundland » ! Cuisse de poulet, patates, carottes, potiron, plein de boules de je ne sais pas quoi… Bref, un vrai repas, bien bourratif ! J’ajoute un esquimau glacé pour traîner encore davantage plus que par faim ou gourmandise. Je m’embourgeoise et, comme à mon habitude, je le fais à outrance.
Dans un village que je traverse ensuite, il y a un Robbin’s, fast-food similaire et concurrent de mes préférés. La journée est chaude. Je ne résiste pas et je m’arrête à nouveau. Je prends un cornet glacé avec un coca pendant que se recharge mon téléphone. Sur ce, je fais un aller-retour aux toilettes. Deux jeunes filles d’une dizaine d’années, ravissantes jumelles, me semble-t-il, à l’air vif et espiègle, peut-être même déluré, se sont installées, l’une dans mon fauteuil, l’autre en face. Elles ont des téléphones et celle qui est à ma place tient à la main mon chargeur. Je suis obligé de préciser les choses : elle s’est assise à ma place et elle est en train de prendre quelque chose qui ne lui appartient pas !
Leçon : je prends des risques énormes et inconsidérés en laissant téléphone et chargeur sans surveillance. Pourtant j’ai pris l’habitude de le faire, jugeant la clientèle des « Ti-Mac » respectable : retraités du coin le plus souvent. Trop de confiance m’a gagné. Le risque est trop gros et je décide d’en finir avec cette habitude. Perdre mon téléphone pour gagner quelques pourcentages de charge est idiot. Jamais je n’aurais soupçonné des enfants, en halte-voiture, d’avoir subtilisé mon chargeur ! Je suis à moins de cinq cents kilomètres de Saint John’s. Dans cinq jours, j’aurais fini mon odyssée. Si tout va bien. Tout peut s’arrêter avant, à tout moment.
Je t’aime.
La route est davantage roulante maintenant, le « vent me prend par les épaules comme une voile de barque ». Il rafraîchit et pousse. C’est un bonheur. Je peux tirer sans effort les plus gros développements, souvent même le plus grand, l’aigle de la poignée sur le chiffre fétiche, le quatorze. Quatorze, c’était le numéro de ma patrouille de scouts. Sans le scoutisme, aurais-je eu cet amour immodéré de la nature ? D’ailleurs, ici, au Canada, la chaîne des Tim Hortons a créé une fondation pour permettre à tous les jeunes d’avoir l’occasion de pratiquer ce qui s’apparente chez nous au scoutisme : la vie en groupe au plus près de la nature. Le fast-food a mis en place, de ce côté-ci de l’Atlantique, la même chose que la religion a fait de l’autre, à savoir les camps de plein air.
Je roule, heureux, chantant, articulant à haute voix les phrases anglaises des panneaux publicitaires ou de signalisation que je croise. Je les dédicace à celle qui m’a donné le jour, je les lui chante, les hurle, les épelle à l’oreille. Je suis heureux d’être en vie, d’être vivant. Seuls les « Mac » ou les « Tim » m’arrêtent. Je ne peux refuser, brûler la politesse. Ils m’ont procuré tant de joies et de réconfort. C’est presque dommage car le vent est plein vent arrière, force cinq à six ! Et me vient une idée bizarre : bricoler une voile. Le petit sac à dos comme harnais, les arceaux de secours comme mature et la serviette de bain en guise de voile. Un vélo à gréement aurique en quelque sorte…
Arrête de délirer, vieux débile !
Et en parlant de serviette, je ferai bien de faire le ménage. Je suis parti avec une toute petite serviette de toilette et je me retrouve avec un grand drap de bain, deux serviettes ordinaires et un trop joli torchon éponge publicitaire. Ramasse-tout, je ne peux me changer… J’ai résisté à la constitution, avec tout ce que la route sait offrir, d’une véritable caisse à outils : marteau, assortiment de clés, pinces de toutes sortes, cutter… J’ai eu un mal de chien à ne ramasser qu’une cuillère ! C’est fou ce qu’on trouve au bord de l’asphalte. Mais mon rack-pack est trop bourré maintenant, difficile à fermer même ! Les tenues anti-moustiques ne me servent plus de même que la cape de pluie. Deux rouleaux de sopalin restent dans leur emballage, les serviettes soigneusement récupérées dans les « Ti-Mac » étant suffisantes à mes besoins. La bombe familiale anti-punaises de lit est toujours là, bien que presque vide. La bombe anti-bugs et celle anti-ours aussi. Sans compter le kilo de flocons d’avoine en réserve, acheté en prévision du no man’s land newfoundlais. Je n’en aurais pas besoin, il y a quand même des villes, même si elles obligent à un détour.
Bref, trop de choses, toujours trop !
Le vent semble tourner, il n’est plus vent arrière ou bien est-ce la route qui s’infléchit ? En tout cas, ce n’est pas le même tabac et je repense à mon idée saugrenue de marin à vélo. J’aurais l’air malin maintenant avec ma voile, à « pédalo-naviguer » vent de face ! Je m’arrête une nouvelle fois. C’est comme cela que j’écris. S’arrêter possède une double vertu, le repos et l’écriture. Je repars et je refais… Avignon ! Pourquoi ? Allez donc savoir ce qui peut conduire le fil des idées quand se relâche justement l’idée-fixe, le phare, la prière : être comme toi, l’homme de Nazareth. Mais comme c’est quête chaotique, voilà Avignon qui se rejoue en Terre-Neuve.
Trouver une salle, un théâtre n’avait pas été simple. Franc-tireur, je n’y connaissais rien et je n’avais pas de réseau. Un pasteur me loue à prix d’or une salle puis décrète, sans rien m’en dire, que le spectacle que je propose est gratuit pour ses paroissiens. Je l’apprends quand une personne se présente à l’entrée en disant élégamment : « je viens parce c’est gratuit ! ». Je n’ai pas l’humour de la situation… Bref, coupons court aux idées négatives. Je suis heureux d’avoir fait Avignon, d’avoir plongé dans ce maelström d’énergie débordante avec la foi, l’enthousiasme et l’inconscience du naïf. Heureux mais une fois suffit.
Ce qui est fait n’est plus à faire.
J’admire les camions, les Kenworth. Ils sont plus courts par ici, pas de remorques, les routes ne sont plus aussi droites que dans les prairies. Mais ils ont des protèges-calandres qui leur donnent une allure de camions-tampons. J’adore ! Ce doit être prévu pour prévenir des embrassades involontaires avec les « mooses », les élans, appelés ici orignals. En parlant d’eux, je suis à trois cent cinquante kilomètres de Saint John’s et je n’en ai pas encore vu en Terre-Neuve, réputée pourtant pour en compter davantage que d’habitants ! Je ne m’en plains pas, ils ont mauvaise presse, plus même que les ours, à cause des accidents qu’ils provoquent en franchissant les routes et parce qu’aussi, ayant l’instinct de territoire, ils sont capables de charger les promeneurs, en les embrochant de leurs bois. Il est vrai que je ne me suis pas beaucoup écarté de la transcanadienne. Et j’aurais été au final beaucoup plus ennuyé par les petites bêtes que par les grosses. Beaucoup, beaucoup plus ! Sauf surprise, toujours possible, il ne faut jamais vendre la peau de l’ours…
Et en parlant de grosses bêtes me remonte le souvenir de cette nuit passée dehors, alors que je traversais le centre de la France il y a bien des années maintenant. C’était après le disque d’or. Je cherchais à comprendre. J’avais, je ne sais plus trop comment ni pourquoi, participé à un stage de chant au titre alléchant : « Chanter comme un soleil ». Enfin si, je sais pourquoi, j’avais lu quelque part que « celui qui aime chante ».
Je m’étais donc inscrit.
Au tout début, il fallait chanter devant les autres. Ne sachant que faire j’ai, sur une inspiration subite, improvisé et récité tout l’alphabet sur l’air de « Ô Sole mio ». Par timidité ou par réflexe, je ferme les yeux et je vois des cordes d’or qui vibrent à l’intérieur de moi, tout de fonds bleu-nuit. Quelle expérience ! Si c’est cela chanter, je veux bien renouveler le bail, m’étais-je dit ! Je m’inscris pour un stage d’été dans le centre de la France. Là, je constate rapidement, ne sachant pas déchiffrer une partition, que je ne suis pas à ma place et je comprends aussi que les cordes ne réapparaîtront jamais.
J’abandonne le stage.
Et je fais ce que je sais faire : marcher. Je regagne mon domicile, sac au dos, par les GR. Je n’ai pas de tente et je couche dans un duvet à même le sol. Un soir, je n’arrive pas à trouver un coin qui me convienne. Je m’arrête finalement, en désespoir de cause, en bord d’un champ de chaume. Au loin, un bois, à droite, un autre. Au milieu de la nuit, je m’éveille. Ou plutôt, des grognements m’éveillent. Je me mets sur un coude et j’observe la pénombre. Une horde de sangliers, de l’ordre d’une vingtaine, remonte du fond du champ en fouillant la terre de leur groin. Ils ne sont plus qu’à une trentaine de mètres. Soudain, ils s’arrêtent et relèvent le museau, alertés.
Le temps s’immobilise.
Je suis cloué sur place, dans mon duvet, appuyé sur un coude. On se fixe, interdits, un moment qui semble interminable. Puis d’un coup, ils font demi-tour et s’en retournent d’où ils viennent. Tous sauf un : gros, énorme, probablement le chef de horde ou un vieux solitaire, un à qui on ne la fait pas et qui reste un long moment à scruter dans ma direction. Je ne bouge pas. Je ne peux d’ailleurs pas, je suis figé. Cela dure. Puis il fait demi-tour lui aussi et rejoint les autres.
Soulagement !
Je me rendors, tant bien que mal et, peu de temps après, je bondis tout empaqueté que je sois dans mon duvet. Je lévite, allongé à l’horizontale. J’ai la sensation d’être projeté ainsi à un mètre de haut puis de retomber lourdement. Pourquoi ? Un cerf, un cerf qui brame et brame et brame… tout près, à une vingtaine de mètres de moi seulement, dans le bois, sur ma droite, cette fois. Je ne le vois pas, je ne fais que l’entendre. Puissance rauque, fascinante, inquiétante, effrayante à entendre de si près. Je me lève, je me fais tout petit, je fourre tout dans mon sac et je me blottis derrière, dérisoire rempart. Je m’assois derrière un arbuste tout frêle à peine plus gros qu’une canne à pêche mais c’est, avec mon sac à dos serré sur les genoux, la seule protection dont je dispose. Je ne me rendors pas. J’attends l’aube, ainsi recroquevillé.
Elle vient, fidèle et me sauve…
Les kilomètres semblent dérouler le parchemin de mes souvenirs. Hier, j’ai essayé un nouveau sandwich au Mac : crêpes, saucisses et œufs. Horrible, j’ai mal au ventre tout au long du jour et j’incrimine cet affreux mélange d’être la cause des hoquets mémoriels. Les énormes panneaux de mise en garde contre les élans y contribuent. Ils convoquent leurs congénères à ma mémoire…
En pose Mac à Gander, je croise une troisième fois le couple anglais, Richard et Monica ! Je regarde ses mains alors qu’elle me parle. Elle porte bien alliance…
Elle me révèle ce qu’elle vient d’apprendre : comment trouver de l’eau dans un Mac’do ? Il y a un tout petit carré, un petit bouton presque invisible à dénicher puis à presser. Ce sésame discret est situé en bas et à gauche du gros bouton poussoir de la fontaine de… Nestea !!! Je suis comblé car j’ai tout : la clé de l’énigme et le souvenir impérissable de pâtes cuisinées au Nestea !
Je revois aussi Alex qui a fait un long détour pour visiter un fjord remarquable, fjord que moi aussi j’ai pu voir car un couple américain, croisé hier et tout fier de l’avoir admiré, m’en a montré les photos. Je trouve un bivouac en bord de rivière. Le pied ! Baignade et lessive élémentaire. La dernière toilette datait de chez Jakki ! Au matin, bien que levé avec le soleil, je n’arrive pas à partir. Je flemmarde sur le banc installé là en mémoire de Franck et Eileen par leurs quatorze enfants, en face de la rivière qui s’écoule imperturbable, imperméable au temps, à la durée. Rivière que Frank et Eileen ont du bien souvent, au cours de leur vie, venir contempler et aimer…
Le vent est contraire aujourd’hui et ce n’est plus le même tabac ! La route s’infléchit au Sud-Sud-Ouest. Je trouve un rouleau de scotch d’électricien. Pas de rapport avec la route qui s’infléchit. Je m’arrête et je le ramasse. Je n’en ai absolument pas besoin, j’en ai déjà un. Un peu plus loin, après un soliloque véhément avec moi-même, je m’arrête à nouveau et je le repose au sol… C’est très dur aujourd’hui car si les jambes ne sont pas trop au rendez-vous, le vent quant à lui est là et bien là, fort et dans le nez ! Je mets pied à terre dans les côtes, la route monte et descend de nouveau, sévèrement parfois. Merde ! C’est dur. Je n’ai plus d’eau. Merde à nouveau. Je n’aime pas la route qui s’infléchit au Sud-Sud-Ouest !
Une femme est un continent à elle seule.
Non tant par ce qu’elle représente en elle-même mais pour ce que son union symbolise, peut atteindre. Je parle de l’amour physique. Le divin s’y cache. C’est lui qui arrache le cri. Fusion, unité. Qu’est-ce qui me prends… ? C’est hautement iconoclaste ce que j’écris là ! Amoureux ? Fou ? C’est écrit. Je laisse.
J’aurais pu faire de l’eau ce matin à la rivière, avant de partir. Je n’y ai même pas pensé. Je baisse la garde, je fais des prévisions d’arrivée : trois ou quatre jours. Peut-être pour le 18 août…
Pas un « Ti-Mac », pas un resto familial, je suis perdu au milieu de nulle part. Rien ! Jamais peut-être je n’ai autant espéré le « M » magique. Mais combien de fois n’ai-je pas dit ou pensé cela ! Merde, merde et merde. Je n’ai plus de jambes et le vent ne faiblit pas, lui, bien au contraire. Je sors de la highway et je trouve une petite rivière. Je me baigne puis je fais la réserve d’eau. Tout va bien, je peux voir venir… Je décide d’en rester là, c’est assez pour aujourd’hui, je n’en peux plus de lutter contre le vent avec ce vélo dont le fardage, accentué par les grosses sacoches avant, est énorme. Cinquante kilomètres suffisent. Je ne suis pas pressé, le temps n’a pas d’importance. Mais ça va être difficile de monter la tente ! C’est un endroit public, semi-aménagé et il y a du passage.
Il n’est que seize heures. Je farniente, j’écris. Des enfants avec leurs dodues mamans viennent se baigner. Ils pépient, elles se déshabillent, en combinaisons mauve et bleue, c’est beau ! Tout la famille arrive peu à peu et entoure avec prévenance la doyenne. Elle, seule, se lève au bout d’un temps et vient parler à l’étranger : elle est fière de sa famille, elle me le dit. J’aurais dû être plus bavard, lui demander combien elle avait d’enfants, etc… Cela ne m’est pas venu. J’ai simplement acquiescé, souriant, balbutiant je ne sais trop quoi dans mon mauvais anglais. En fait, son geste m’a surpris, je me préparais à partir chercher un autre endroit, sentant venir la pluie. C’est probablement une de ses dernières sorties, elle est très âgée. Une jeune fille de la famille s’approche qui parle français et se propose comme interprète. Elle est contente de pouvoir échanger.
Ce matin, j’étais assis sur un banc érigé par des enfants reconnaissants envers leurs parents (la dédicace était celle-ci : « loving memory from Frank et Eileen »). Ce soir, c’est une aïeule qui est fière de sa descendance. Fierté d’avoir fondé une famille nombreuse et soudée ? Fierté d’appartenir à un pays jeune, un pays de pionniers ? C’est beau ! Partout on peut écrire des épaisseurs de vie. Je n’aurai pas connu cette fierté. C’est ainsi. J’en aurai connu une autre. Celle d’appartenir, conscient, à la lumière. Fierté ? Est-ce vraiment le mot ? Reconnaissance ? Attachement ? Amour ? Amour fou. Voilà.
Amour de tout et de tous.
La dépression est là, il commence à pleuvoir. Je monte la tente dans un terrain de chantier, à proximité. J’ai remarqué un beau petit torchon en éponge sur la table de l’aire de baignade. Il me tente. Au matin, je ne résiste pas et je le prends puis, après examen de conscience douloureux, je le repose, bien plié. Petite pluie a arrêté grand vent et je retrouve des conditions normales et maniables. À treize heures, j’aperçois enfin le « M » magique. Je stoppe bien sûr, trop content de le faire.
Je suis à Clarenville, à cent quatre-vingt kilomètres de Saint John’s. Je fais quelques courses avant de m’arrêter à nouveau pour rendre visite à « Tim » et ce, afin d’éviter toute scène de jalousie intempestive. La pluie, la vraie, continue et mouillée, se met à tomber et m’immobilise là, derrière la vitre. Je ne sors plus, je suis rivé au « Tim », rechargeant les batteries, regardant les pleurs du ciel. Au « Mac », il faisait encore beau, j’avais pris une glace. Au « Tim », l’ambiance est au Muffin, chocolat chaud ! Chacun sa spécialité, chacun ses atouts ! Rien à foutre finalement de ce que je mange. Je suis heureux, j’arrive au bout de la terre et je me dis que j’ai envie de rester au Canada. J’aime bien ce pays.
Ta vie est finie, connard !
Il pleut toujours et je suis en cuissard, tongs et débardeur, bloqué là, sous la clim du « Tim ». Je n’ai pas chaud mais il est trop téméraire d’aller chercher quoi que ce soit sur le vélo, à l’extérieur. De toute façon, je ne veux et ne peux aller plus loin.
J’attends…
Je discute avec un québécois de mon âge qui a quitté sa femme pour les vacances, ainsi qu’il en a l’habitude depuis des années. Il part l’été vivre avec, par et sur sa moto. Il est allé au Labrador, a pris des chemins de terre, est tombé et a dû attendre le passage d’un camion pour que le conducteur puisse l’aider à relever son engin. C’est une très grosse cylindrée et seul, il ne le peut. Il dort dans les motels et me souhaite bon courage pour la suite. Je patiente et pour cela, je prends un chili en guise de soupe du soir. Il est excellent. Je me décide enfin à remettre mes chaussures pour sortir du « Tim » et procéder ensuite à ce qui est devenu indispensable : revêtir la tenue de pluie et chercher un coin où dormir. Tout cet harnachement, je le fais en plein vent, sous une petite avancée de toiture. Ceci fait, je trouve mon bonheur assez vite en bord de route. Je m’installe et j’écoute ensuite la pluie tambouriner sur la toile, rythmée par le chuintement des pneus sur l’asphalte mouillé. Je suis bien. Je suis là. Bonne nuit.
Au matin, il pleut encore mais faiblement. Je déjeune au lit, suprême luxe. Puis je plie tout et je pars. Je n’ai pas fait cinq cent mètres qu’au sortir de Clarenville, un autre « Tim » me fait de l’œil. Je n’hésite qu’une seconde, lui chuchotant à l’oreille que, s’il continue ses entreprises de séduction, je ne vais pas avancer beaucoup. Je m’arrache du « Tim » dans un méritoire sursaut. C’est beau, le paysage sous la brume. Je retrouve les couleurs marines, le grand Nord. Je suis heureux. Quel privilège que l’âge ! La disponibilité, le tour de vie achevé, tout est surplus, tout est cadeau, tout est beau. Et c’est là, sur la ligne d’arrivée, que je trompe mes amours, que je commets l’irréparable, que je réitère l’affront suprême : je m’arrête chez Robin’s, le concurrent pourtant bien pâle. C’est ainsi, je cherche le moindre prétexte.
J’arrive bientôt à Saint John’s.
C’est grisant. Parti sans but, Saint John’s en est, peu à peu, devenu un. J’ai traversé le Canada d’Ouest en Est. Ce n’est pas fini. Tout peut se terminer en sortant du Robin’s sous le courroux, ô combien justifié, de « Ti-Mac ». Je suis léger, heureux. Chaque jour ou presque, je fais ma séance de marteau-piqueur. La bande blanche qui délimite le côté droit de la route est souvent doublée d’une bande de roulement où un engin à chenilles a gravé ses traces dans le goudron. Ce doit être une précaution pour éviter que les conducteurs ne s’endorment. Sûr que ça marche ! Lorsque je fais un écart – et ce n’est pas si rare que cela – je tressaute comme si j’avais en main non plus un guidon mais un marteau-piqueur.
Il fait froid.
Cette nuit, j’ai utilisé les deux duvets et aujourd’hui, j’ai remis le tee-shirt à manches longues, la tenue de pluie complète et, même avec tout cela, je n’ai pas bien chaud. Je pédale longtemps, ne trouvant un bivouac qu’au soir, près d’un transformateur, sur un sol en gravier. Peu importe, il suffit d’égaliser l’ensemble et de veiller à ce qu’il n’y ait pas de cailloux pointu pouvant crever le matelas. Une pensée pour Cispéo, perdu à Montréal, qui m’aurait été fort utile pour ce faire ! Je suis à moins de cent kilomètres de Saint John’s.
J’y serai demain, 18 août.
C’est une bonne date. J’y serais… peut-être… La nuit a été tranquille, le réveil difficile. Trop de kilomètres hier ! Tout se paye ! J’ai mal à la tête, aux yeux. Je prends le temps de tout faire sécher avant de partir. Le vent se lève mais il devrait m’être plutôt favorable. La route monte et descend sans cesse, j’en ai marre et marre et marre !!! Je ne sais si c’est la fatigue ou la proximité de l’arrivée mais je suis las. Parce que je sais que l’errance est finie ? Ce n’est plus une errance. Traverser le Canada est devenu, petit à petit, un but, un challenge à relever.
Au premier « Tim », une automobiliste remonte dans sa voiture alors que je descends de ma monture. Elle me dit que je suis « ambitious », vu les collines d’ici. Je lui réponds que je ne suis pas ambitieux mais « crazy » ! Une autre qui a entendu le récit que je fais à deux jeunes hommes du lieu, curieux de mon périple, vient m’exprimer ses « congratulations ». Je suis « completely out », épuisé, j’ai très mal à la tête, même après m’être restauré. Au moins ai-je pu me raser dans les toilettes à défaut d’avoir pu retrouver une santé.
Au bout de presque deux heures, je sors enfin de ce « Tim » et là, alors qu’assis sur la margelle du trottoir j’enlève mes tongs et remets mes chaussures comme un prisonnier son boulet, arrive un anglais de mon âge, Bob, parti le vingt-cinq avril de Vancouver, puis un jeune homme, anglais lui aussi, qui voyage avec une remorque, et encore un jeune couple de cyclotouristes de l’Ontario. Surprise supplémentaire, je vois arriver la belle barbe rousse d’Alex, qui a posé le vélo trois jours et fait du tourisme avec des amis en voiture. Une véritable concentration de cyclotouristes comme je n’en ai jamais vue depuis le départ ! J’ai peine à croire ce que je vois, autant de compagnons d’aventure rassemblés mais il y a une explication à cela. Le ferry en provenance d’Argentia arrive tout près d’ici et les deux routes, celle en provenance d’Argentia et celle de Port-aux-Basques se croisent en ce point stratégique.
On repart ensemble, avec Alex, pour une trentaine de kilomètres et cela me redonne du courage et des jambes. Mais je me mettrais dans le rouge si, comme lui, je voulais absolument arriver à Saint John’s ce soir. D’autant que, pédalant de concert, je roule plus vite que d’habitude. Et il reste encore une cinquantaine de kilomètres. Lui, il est jeune et plein de forces. Donc ce sera pour demain et c’est très bien ainsi ! Je trouve un bivouac à l’écart, intime, beau et bien caché. J’écris, je prie, je respire, je me repose.
Angélus.
Au matin, la pluie tambourine, fort. Je reste allongé, attendant. Attendant quoi ? Qu’elle cesse bien sûr ! Mais plus encore… j’attends de me rendormir. Ce que je fais jusqu’à midi. La pluie cesse peu à peu. Je plie, je pars. Il est 14 heures. Elle reprend vite et le vent m’est contraire. C’est pour fêter la dernière étape ! J’arrive dans la banlieue de Saint John’s vers dix-sept heures, ce dix-neuf août. Je m’arrête bien sûr au premier « Tim » rencontré. Trempé et affamé, je suis l’attraction de deux femmes souriantes qui me regardent poser Séraphin et ôter ma tenue de pluie devant le « Tim ». Une fois à l’intérieur, je leur dis quelques mots puis je m’installe pour me restaurer. Elles viennent à ma table. La conversation est difficile, leur accent n’aidant pas ma compréhension, déjà défaillante, de l’anglais.
Mais les sourires parlent…
Arrivé à Saint John’s, je suis pris en charge par un cycliste, Jeff. Il voudrait bien m’inviter chez lui mais sa compagne, contactée au téléphone, refuse. Je le dissuade de divorcer… Il me conduit à Signal Hill, la colline qui surplombe l’océan, après une montée courte mais très raide. Elle titre 19,5%, dit-il et c’est beaucoup trop alcoolisé à mon goût ! Mais comme il est devant, je fais l’effort de suivre. C’est la grimpette ultime. J’établis le bivouac dans le parc, derrière un mur reconstituant l’âtre d’une maison de pêcheur. Je m’imagine pionnier du début du siècle, de retour de la pêche à la morue, retrouvant la chaleur du foyer, faisant sécher les affaires trempées d’embruns… Le lieu est fort : Signal Hill est la colline où Marconi reçut la première transmission sans fil, en morse, depuis la Grande Bretagne en 1901. Plus de cent ans plus tard, l’invention d’hier est complètement banalisée. Chaque visiteur du lieu a son portable.
Bref, c’est un beau final que d’arriver ici.
Au matin, je monte jusqu’au sémaphore qui domine l’entrée Nord de la passe, la tour Cabot, du nom de celui qui a découvert Terre-Neuve, il y a plus de cinq cents ans et je contemple l’océan. La France est là, en face. J’aime cette vue, l’océan vu de la terre, d’un cap. Demain j’irai au phare, au cap Spear, point le plus à l’est du Canada. Dix-sept kilomètres encore de montées raides. Puis je continuerai. Saint John’s n’est qu’un but intermédiaire. Il me fallait un phare pour supporter l’effort. L’errance vraie, qui ne se connaît pas de but, est contraire à tout ce qu’est une vie humaine, tendue vers une forme, une structure.
Je revois Bob, l’anglais déjà croisé quelques jours plus tôt. Il a laissé ses affaires à l’hôtel et est allé faire un tour au phare. Quant à moi, je prends des forces au « Tim » qu’une bonne fée a une fois encore placé sur ma route. Muffins chocolat, thé et « iced capp », j’étais curieux de voir ce que c’était, ayant remarqué que beaucoup de monde en prenait. En fait, c’est du café glacé avec de la chantilly et des pépites de chocolat. C’est trop sucré à mon goût et le café me fait bondir ! Pourtant je reste collé, « stuck with me and Tim ! ». Si j’arrive à m’arracher, j’irais faire un tour sur le port avant de prendre la route du phare.
Je m’arrache et je peux voir l’autre côté de la passe d’entrée de ce port que constitue Saint John’s, presque un fjord, hyper protégé, à l’histoire navale copieuse : lutte entre français et anglais lors de l’époque des colonies aux 17 et 18ème siècles, endroit stratégique à défendre lors des deux guerres mondiales, théâtre d’innombrables fortunes de mer et autres incendies ravageurs. De plus, comme partout mais de façon peut-être plus marquée qu’ailleurs, l’histoire des hommes s’inscrit ici au creux d’une histoire plus grande, celle, géologique, de la planète que le ressac de l’eau rappelle, qui semble caresser la roche et qui en fait la mange, l’érode, la grignote petit à petit. Signal Hill était en effet, il y a longtemps, une montagne beaucoup plus haute et non une simple colline et il y avait une terre, une île encore plus à l’est, mais tout cela, c’était avant que l’eau ne finisse par tout dissoudre : terre et roche ! Bref un lieu fort, un lieu marin, un lieu dur. Comme je les aime. Et où je ne peux rester.
Je ne peux rester nulle part.
Comment s’inscrit l’éclair de lumière dans cette histoire longue ? Voilà la question qui me vient à l’esprit. Ai-je à y répondre ? Qui suis-je pour tenter d’y répondre ? Certes d’abord et avant tout celui qui a vu l’éclair. C’est d’ailleurs la seule raison qui tout à la fois m’autorise et m’intime d’en parler. Je vois une femme du lieu, en promenade elle aussi à la tour rouge, le fort Hamerst qui fait, au Sud de la passe, le pendant à la tour Cabot sur Signal Hill. J’aime, je trouve la femme belle et sympathique.
Voilà ma réponse à l’intensité de la question.
Elle a touché et actionné mon pouët-pouët, celui de Séraphin. Il n’y a que saine curiosité et sympathie dans notre échange. Je suis toujours hébété, foudroyé sain et sauf mais « allumé », tout à la fois perdu et trouvé. Voilà comment s’inscrit l’éclair de lumière dans cette histoire longue dont je fais, le temps d’une vie, partie. Insoutenable légèreté qui seule me permet de supporter la chose : le flash et sa mémoire.
En revenant de cette excursion sur le port, je croise à nouveau Alex, le jeune étudiant kinésithérapeute à la la belle barbe rousse, il va au cap Spear. C’est ce que fait, paraît-il, tout cyclotouriste qui traverse le Canada : il termine son parcours au point le plus Est. Un détour au « Tim » pour acheter et emporter un énième « wrap chicken bacon ranch » et je pars à sa suite sur la route ultime dans l’idée de bivouaquer face à l’océan. Arrivé à un premier sommet, je m’arrête pour souffler d’une part et me restaurer un brin ensuite.
Je repars…
Drôle d’impression, je regarde ma roue : le garde-boue arrière tremblote. J’ai perdu une vis de fixation, jamais vérifiée car inaccessible sans démonter la roue. Je continue.
Ça ne va toujours pas.
Je m’arrête à nouveau et constate : pneu arrière crevé ! Je descends du vélo et je le pousse, tout en marchant et ruminant aussi. J’avise un emplacement, je monte la tente, mange et m’endors. À chaque jour suffit sa peine. J’avais rencontré au matin un homme qui m’avait demandé le nombre de crevaisons que j’avais eues au cours de mon trajet…
Porte-poisse que de parler de ces choses !
Est-ce que le fait d’avoir l’intention de publier mon journal en change l’écriture ? Je ne crois pas. Je ne censure rien de mes pensées, aussi tortueuses et troubles puissent-elles être. Les dire me les fait affronter. Je laisse des mots, à la limite du correct parfois mais qui reflète mon état lors que je les ai écrits. La seule chose qui change et c’est heureux, c’est la plus grande attention que j’essaye de porter à la mise en forme générale.
Je reprends la question.
Quel rapport le rayon de lumière peut-il avoir avec l’évolution de la planète, l’érosion de Signal Hill, l’île engloutie, la caresse anthropophage du ressac sur la roche millénaire, la furie des batailles fratricides, le sourire et les paroles d’une femme ?
Quel rapport ?
La question est à approfondir, j’ai envie de l’éviter mais, inlassable, elle me tourne autour et se rappelle essentielle. Quel rapport entre le rayon de lumière et l’érosion de Signal Hill ? Pourquoi suis-je éperdu de reconnaissance envers celle qui m’a donné le jour ? Pourquoi une vie humaine peut-elle combler au-delà du visible même si elle reste emplie de tiraillements et de souffrances ?
Pourquoi ?
Parce qu’une force se joue dont nous ne serions qu’épiphénomène tout en étant pourtant composante essentielle ? Je le crois. C’est ma réponse. L’homme marche vers la lumière mais il n’est pas la forme achevée de la lumière qui elle-même n’est pas achevée sans lui.
L’évolution est en marche.
Nous n’en sommes pas le terme et peu importe notre sort individuel ou collectif. Nous ne faisons que participer, à notre insu ou consciemment, à l’évolution du monde qui au final se résume être identiquement celle de la lumière. « Et il se peut que quelque grande force se meuve à nos côtés », cette phrase de Rilke résume tout, il n’y a rien à rajouter, sauf l’assentiment.
Voilà pour cette satanée question.
Pour l’heure, je me lève tôt, déjeune et m’attaque à Séraphin. Je démonte la roue, le pneu, la chambre. Pas de trace de clous ! J’en conclue que ce doit être la valve qui a lâché. Elle m’a causé des ennuis depuis le début, la roue arrière s’étant dégonflée à plusieurs reprises. Je remonte tout et il m’est impossible de remettre en place la commande Rolhoff. J’essaye par tous les moyens et commence à m’inquiéter. Tout dépend d’elle tout à coup !
Fragilité de mon errance…
Je laisse tout en plan et je change d’activité : je démonte la tente. Un tel contretemps, après la crevaison elle-même, me fait doublement signe, comme un refus d’aller au cap. Je décide d’écouter le signe et de rebrousser chemin pour retourner à Saint John’s avec l’intention d’aller faire un petit tour à Saint-Pierre-et-Miquelon. Décision prise, je reprends la manip et aussitôt la commande se met en place ! Savoir renoncer est une victoire.
Je rebrousse chemin.
Arrivé au même « Tim » d’où j’étais parti, je me restaure à nouveau et je repars, cette fois en direction de l’aéroport. Je fais cent mètres et je m’arrête. Le pneu est à nouveau à plat ! Je me dirige poussant Séraphin qui décidément renâcle vers un marchand de cycle que m’avait montré Jeff, le cycliste natif du lieu rencontré à mon arrivée.
Là, je fais connaissance d’Iris, une cyclotouriste de Hong Kong, qui connaît le même problème que moi : une crevaison du pneu arrière sur une roue équipée aussi d’un Rolhoff. Le magasin est trop surbooké pour pouvoir nous aider. Il prête une pompe à pied et je répare une deuxième fois devant leur vitrine. Iris me rejoint et nous réparons ensemble son vélo et le mien. C’est la première cyclotouriste femme que je croise depuis le début de mon périple. Je gonfle, je remets les sacoches en place.
Boum, le pneu explose !
J’ai du pincer la chambre ! Merde, trois fois merde ! Je rentre dans la magasin pour acheter une bombe anti-crevaison afin de regagner l’aéroport. Ils n’en ont pas mais ils me proposent d’appeler un taxi. Sans réfléchir, j’accepte. Je laisse pourboire et casque au chauffeur, tout content de sa course.
Faire des heureux rend heureux, même dans son malheur.
À l’aéroport, je retrouve Alex. Nous passons la nuit à attendre, lui son avion pour Toronto, moi celui, hypothétique, pour Saint-Pierre. C’est un bon moment, il parle français et a l’esprit curieux et vif. Un coup d’œil au tableau d’affichage suivi d’une requête auprès des guichets des compagnies concernés me persuade que je n’irai pas à Saint-Pierre. Le premier avion n’est que vendredi prochain et il n’y a pas de ferry au départ de Saint John’s. Tant pis ! Je prends le premier vol pour Montréal, à cinq heures du matin. Je ne me sens ni de patienter à l’aéroport ni de retourner en ville avec Séraphin infirme. Il m’a dit et répété, par ses crevaisons successives en cette fin ultime de parcours :
« STOP, je suis crevé, c’est assez ! ».
En attendant mon vol, je pense à ce que je viens de vivre, à ce pays impressionnant. On y trouve un décalage horaire important selon les endroits où on se trouve et deux langues différentes y sont parlées. Quand il est sept heures à Saint John’s, il est cinq heures à Montréal et seulement deux heures du matin à Vancouver ! Je n’aurais pas vu d’ours ni beaucoup de « mooses », étant resté principalement sur la transcanadienne. J’aurais par contre vu et approché beaucoup de petites bêtes fort méchantes à mon égard. Elles m’ont fait éprouver dans ma chair et connaître jusqu’à la nausée le « struggle for life », le combat pour la vie. C’était elles ou moi, sans compromis possible. J’étais prêt pour le calumet de la paix mais elles ne l’étaient pas ! J’ai peine à imaginer ce qu’ont dû endurer les pionniers qui ont défriché le pays. Je n’ai pas rallongé ma route pour visiter les parcs nationaux. Le tour de la Gaspésie ou le Cabot Trail en Nouvelle Écosse sont réputés. Tout est grand et beau ici. Mais d’une part, je ne fais pas de tourisme et d’autre part le ruban de kilomètres est suffisamment long pour ne pas en rajouter.
En ai-je assez ?
Oui, c’est une longue traversée. J’ai connu des côtes terrifiantes, raides à faire peur, celle de tomber à la renverse. J’exagère, bien sûr, mais il y a de cela ! J’ai besoin de repos et de compagnie. Je ne suis pas un ascète. Ma captivité, car captivité il y a, est une captivité libre, un hymne à la vie. Mon geôlier est la lumière. C’est ainsi. Je profite des deux : captivité et liberté, lumière et vie. Elles sont synonymes.
Je suis heureux.
3-18/ Avant le décollage
Retour sur Montréal le mercredi 22 août…
Là, je laisse Séraphin se faire refaire une beauté, puis j’erre dans Montréal… Je n’ai plus à pédaler : je suis perdu. Je tombe de sommeil : je m’endors sur les marches d’un porche qui me protège de la pluie qui tombe.
Je ne sais où aller…
Je n’ai prévenu personne de mon arrivée avant d’être là. Je reste rétif à toute anticipation. J’envoie plusieurs mails et j’attends les réponses. Je prends une chambre dans un hôtel vieillot et je m’endors comme une masse.
Le lendemain, je ne sais toujours pas où aller…
Et, pour le coup, je me trouve vraiment en errance. Errance dans l’errance… Je suis mal à l’aise. Je fais une quinzaine de kilomètres à pieds pour trouver un motel pas cher qui se dérobe à moi. Je fais l’essuie-glace à plusieurs reprises sans le trouver. Incroyable à l’ère du GPS ! Je suis furieux contre moi-même !
La ville me rend fou.
Sans vélo je suis déstabilisé, furieux d’avoir à prévoir et non plus seulement à aller droit devant. L’atterrissage est dur de cette cavalcade de sept mois. Ne pas s’arrêter.
Est-ce possible… ?
Séraphin toujours en révision, je prends le car pour Sainte Adèle pour passer un week-end très chaleureux et amical avec Jean-Roch, rencontré en Colombie Britannique et Lorraine qui m’ouvrent leur maison et leur coeur. Lorraine, musicienne, compose même une chanson en mon honneur : « Le Français errant« , d’après un air traditionnel canadien ! On visite leur belle région, on se restaure en un endroit qui n’a rien d’un « Ti-mac », on passe des soirées entre amis.
Quel bonheur !
Le lundi suivant, ils me ramènent sur Montréal où je récupère Séraphin. Il a deux pneus neufs, deux chambres neuves et la protection intérieure de chaque roue a été changée et remplacée par une bande collée à la jante pour éviter les crevaisons de l’intérieur. La transmission reste à remplacer, Bertrand n’ayant pas reçu les pièces nécessaires : plateau et pignon. Je repars, heureux de retrouver Séraphin et de pédaler à nouveau. J’entreprends de remonter vers Québec, par la rive Nord cette fois. Je bivouaque en bord de route écoutant la pluie tambouriner sur la toile.
Le lendemain, je rencontre une cycliste, Monique, qui m’entraîne faire une halte rafraîchissante et sympathique chez son frère. J’ai ainsi l’occasion d’étrenner, avec un réel plaisir enfantin, ce qui est très courant ici, à savoir un salon d’extérieur monté sur rails et balancelle. Il permet, tout en devisant, de se bercer, tout en avançant et reculant sans fin…
Au Mac de Trois Rivière où, reprenant mes habitudes, je fais halte tout en laissant passer une forte averse, un homme, Michel, vient s’enquérir de mon périple. Il a soixante-quatorze ans et a descendu en canoë les fleuves jusqu’en Amérique, dans les années 1970. Sa femme est à Mazamet, dans la montagne noire, à l’heure où il me parle. Il me dit quelque chose à propos de l’apprentissage des langues : penser dans la langue que l’on veut apprendre. Cela fait écho et je me promets de penser en anglais à Siren que je vais retrouver bientôt.
Sur la route, plus loin, je croise Jean-Francois, jeune québécois, warmshower de Trois Rivière, pratiquant du cyclotourisme. Il me parle de la côte Ouest des USA, très belle et où on trouve dans les parcs nationaux des campings superbes à seulement cinq dollars. Il évoque un cyclotouriste qui, à partir du Canada est descendu jusqu’en Patagonie puis est remonté. L’aller-retour lui a pris deux ans et pourrait bien me donner des idées… Prendre le vélo au Népal, puis Thaïlande, Nouvelle-Zélande, Patagonie et de là remonter jusqu’à Vancouver… ? N’est-ce pas là justement ce qui me permettrait de ne pas s’arrêter ?
Je t’aime. Angélus.
Lors d’une halte dans une aire de repos, je rencontre Fabienne, femme de mon âge, habitant le village voisin dont elle n’a jamais bougé, de peur, dit-elle, d’affronter ses peurs ! La peur est le sujet du jour, Monique venait de m’en parler. Fabienne boit littéralement mes paroles et me dit, en me quittant, qu’elle n’a jamais été aussi loin que ce matin !
Je paresse, je prends le temps de faire tout bien sécher car j’atteins Québec où je vais retrouver Pierrot, mon vieux compagnon pèlerin, croisé sur les chemins de Compostelle, le chemin d’Arles pour être précis, il y a une dizaine d’années. Il est tombé en amour avec Lucie, une québécoise.
Une très belle histoire du chemin !
Jamais, dans ma vie, je crois que je n’ai été aussi spontané, aussi vrai dans mes relations. J’apparais tel que je suis, je ne joue aucun jeu, je suis moi-même. C’est un bonheur, un vrai bonheur d’être ainsi, dans le rayon de lumière, qui ricoche sur les êtres que je côtoie. Je suis heureux. Je remercie.
La vérité de mon désir apparaît aussi. J’aime. Les femmes, le soleil, les choses, les gens, la vie, les sirènes…
J’aime.
Je t’aime. Toi, le Rayon de lumière. Prends-moi, enveloppe-moi, fais-moi jouir au-delà du sens des mots, au-delà des sens, rends-moi comme tu es, prends-moi comme tu as fait, emporte-moi, comble-moi ! Je suis fou. Fou d’amour. Une chose m’ennuie de plus en plus tout de même : j’y vois de moins en moins. L’œil droit n’est plus que flou, très flou et je ne peux contempler la ligne précise des horizons féminins que je croise ou côtoie ! C’est embêtant… Plus que formes, ils sont pièces de puzzle, fragments de totalité à assembler. Et je souris en écrivant cela… je suis ivre de bonheur !
Allons voir Pierrot !
Je ne croie pas qu’il soit possible de trouver meilleure pâte d’homme que Pierrot : gouaille marseillaise, franc-parler, bon sens, humour, force phénoménale et coeur d’or réunis. Je quitte Québec, ce mercredi 5 septembre, après un bon temps d’amitié, passé avec lui et Lucie. Un jour, avec Pierrot, marchant sur le chemin bien avant que l’aube ne se lève, nous chantions à tue-tête le grand Jacques : « Rêver un impossible rêve, porter le chagrin des départs… ». Un tel moment constitue un souvenir inoubliable qui ne peut, je crois, que rester éternellement inscrit dans le temps et l’espace, participant ainsi au tissage géant de la trame du tissu de l’univers…
Rien de moins.
Très peu de temps après avoir quitté Québec pour retourner sur Montréal, je rencontre Norman et Hélène qui reviennent d’un voyage en tandem de deux ans, d’Ushuïa à Calgary ! Je les accompagne chez un warmshower et je passe une soirée sympathique, plantant la tente dans le jardin. Ils vont assister ensuite à une curiosité renommée : le festival Western de Saint Tite avec cow-boys, rodéo de folie et musique country. Je les y précède car ils font la grasse matinée et au final, ils ne s’y rendront que le lendemain. À Saint Tite, j’hallucine. C’est un petit village perdu au milieu de nulle part qui, le temps du festival, se transforme en Las Vegas ! Des énormes caravanes partout, des baraques foraines, du monde en quantité, de la musique à profusion. C’est trop pour moi, je passe…
Je fuis !
Aujourd’hui, 7 septembre 2018, est un jour d’anniversaire. Il y a deux ans, je quittais Toulouse, ma ville natale, pour parcourir plus de huit mille kilomètres à pied, sac au dos et quelques vingt mille en vélo. Bilan ?
Je ne voudrais pas ne pas l’avoir fait.
À une halte dans un « Ti-Mac », un américain vient s’asseoir en face de moi. Il est patron d’une boîte de consultants en ingénierie. Tout en me parlant, il reste pendu à son téléphone mais trouve le temps de me dire qu’au USA je ne pourrais pas coucher n’importe où, comme je le fais ici, sous peine d’avoir de très gros problèmes : tout le monde, là-bas, se méfie de tout le monde et tout le monde est armé…
Je dors dans les à-côtés d’un immense complexe métallurgique « Fer et Titane », en bordure de bois, à la sortie même de Sorel-Tracy. Au matin, alors que je prends mon petit déjeuner dans le soleil levant, j’entends un grand bruit de branches cassées, bruit qui se rapproche. Je m’attends à voir surgir un animal de belle taille : c’est un homme ! Il a coupé par les bois pour se rendre au village, me dit-il, en réponse à mon air ahuri…
Dans la banlieue de Montréal, je passe deux jours délicieux en compagnie de Suzanne et Robert, ce couple rencontré à l’embarcadère des Escoumins. L’hospitalité, l’ouverture, l’accueil des québécois n’est pas un vain mot. Nous visitons une ferme où nous cueillons des pommes puis nous nous rendons chez des amis à eux qui vivent au bord d’une rivière dans les Laurentides, endroit splendide et très isolé.
Bonheur des rencontres !
Je continue ensuite vers Ottawa. La route passe devant l’aéroport et le bourdon me prend. Je m’arrête près d’un stade, pas loin de l’aéroport et je passe une nuit horrible, la première depuis longtemps, presque sans sommeil.
Je suis dans la confusion.
Il me faut regarder plus loin que l’instant. Il me faut faire marcher ma tête plutôt que mes jambes. Une question principalement me turlupine, m’obsède : où laisser Séraphin pendant la visite que je vais rendre à Siren, au cœur de l’Ontario, trop loin donc pour m’y rendre avec lui ? À Ottawa ? À Montréal ? Si la question me pèse tant, c’est que je réalise que j’ai du mal à me séparer de lui. Comme si j’avais peur, sans lui, de ne plus être moi.
Bref, je suis agité, troublé et pour distraire ce malaise, je regarde les nouvelles du monde, des vidéos sur mon téléphone, ce que je n’avais jamais fait jusque-là. Le changement est brutal de mon état d’esprit : il n’est plus orienté vers l’errance pure, il est happé par le monde. Je redeviens le jouet d’un autre, je ne suis plus moi-même. Je crois bien que si je n’avais promis à Mike et Siren de venir les voir, j’aurais sauté dans le premier avion en partance. J’ai envie de les voir ces amis, bien sûr, mais toutes ces visites à organiser, ces paroles à échanger, ce confort retrouvé me déstabilisent. Je le constate, je sors de mon errance.
À Ottawa, du 12 au 16 septembre, je reste chez Mike et Michelle qui m’accueillent avec beaucoup d’amitié, de chaleur, de gentillesse. Mike vient à ma rencontre en vélo pour me conduire jusqu’à chez eux. Tous les soirs, nous allons écouter de la musique au festival folk annuel de la ville qui se tient juste à ce moment-là. Un vrai bonheur ! Au retour du festival, on se délasse dans le spa, sous les étoiles. Nous faisons une sortie kayak sur la rivière des Outaouais. Grande première : jambes au repos, bras au boulot !
Puis je reviens sur Montréal le lundi 17 septembre. Mike m’accompagne jusqu’au ferry à Cumberland et peu après avoir repris la route en solitaire, une jeune cyclotouriste allemande, Judith, arrive à ma hauteur et nous engageons la conversation. Partie de Toronto, elle vient de faire le tour des grands lacs pendant ses trois semaines de vacances. Elle retourne maintenant sur Montréal avant de prendre l’avion pour s’envoler vers l’Allemagne. Je suis le premier cyclotouriste tourdumondiste qu’elle rencontre dans son périple, ce qui explique sa joie et la mienne de pédaler de concert !
Je couche en bordure d’un champ de maïs après avoir parcouru une bonne centaine de kilomètres. Je suis bien, heureux de renouer avec tente et solitude. Il fait encore très chaud. Le lendemain, je retrouve Judith au Tim et nous rejoignons ensemble Montréal et ce, à vitesse soutenue : elle est jeune et a des cuisses d’acier. Elle joue le rôle de « windbreaker », de coupe-vent.
Elle a aussi, d’autorité, cherché et trouvé pour moi un warmshower, Jean-Pierre. Professeur, il rentre du boulot à neuf heures. Nous sommes juste parvenus devant son lieu d’habitation lorsqu’un vent glacial se lève et nous fait frissonner. Elle part de son côté rejoindre son hôte tandis que j’attends le mien au Tim le plus proche.
Ainsi, au lieu de prendre mon temps, de musarder pour rejoindre Montréal comme j’en avais l’intention, la rencontre de Julie m’y fait arriver très vite. Alors, tout en patientant, je laisse tourner dans ma tête un programme possible pour les jours, les mois, les années à venir… Le voici, tel qu’il tourneboule : Siren, France, Népal, Argentine, Patagonie, Amériques…
Si… si… si…
Mon warmshower se révèle très sympatique. Professeur d’histoire et de philosophie encore en activité, ayant exactement mon âge, nous avons d’intéressantes conversations. Il solutionne ce dont je m’étais fait une montagne : la garde de Séraphin pendant ma semaine d’infidélité à son égard. Je lui en suis grandement reconnaissant et je saute dans un bus qui me ramène au cœur de l’Ontario. Le voyage passe vite. Ma voisine de siège est une traductrice anglais-français au gouvernement fédéral d’Ottawa.
Je retrouve la sirène qui a traversé ma route alors que je peinais au coeur de ces immenses territoires : feu de bois dans le jardin le soir, sorties avec le chien, repos, douceur et tendresse partagées, ainsi vont les jours, délicieux… En promenade, je vois mon premier ours noir. Le premier et le dernier de ces cinq mois passés au Canada. Nous vivons une semaine d’harmonie et elle me confie que la prochaine fois c’est elle qui m’embrassera la première…
Quelle merveille cette simplicité !
Le vendredi 28 septembre peu avant minuit, je quitte ce havre pour rejoindre Montréal, via North Bay et Ottawa. J’attends quatre heures à Ottawa ma correspondance pour Montréal. Je déambule dans les rues. C’est un sas, l’heure d’un bilan. Je suis parti pour mourir, attiré par la lumière qui pour m’avoir touché m’a rendu fou et sans réel attrait pour les choses terrestres. Paradoxe éclatant : j’aime, j’aime follement tout cela, paysages et gens, je rencontre l’amitié, je rencontre l’amour.
Le 2 octobre, je m’envole pour la France. La boucle est bouclée, le tour du monde achevé. Déjà je pense à repartir. Ne pas s’arrêter, mourir en chemin, mourir debout.
Après une visite au belvédère du Mont-Royal qui surplombe la ville tout s’enchaîne très vite : démontage du vélo chez Jean-Pierre, embarquement dans un taxi, empaquetage à l’aéroport dans un grand sac fourni par Air Transat, appel soudain de mon nom au haut-parleur parce que j’ai cessé de couver du regard mes bagages et qu’un policier a commencé à les fouiller, dernières formalités d’enregistrement, ultime contrôle et envol…
Les voyages forment la jeunesse…
Poids des bagages en soute : vingt-trois kilogrammes pour les quatre sacoches latérales. Le vélo affiche quant à lui vingt-deux kilos et le bagage à main, à savoir le rack-pack contenant aussi la sacoche avant, dix. Soit au total cinquante-cinq kilos d’équipage à vide ! Je pense, fort de l’expérience turque, à mettre les couteaux et le cutter dans les bagages en soute, à l’abri de toute suspicion !
Bilan ! J’ai grignoté, roue après roue, le territoire du Canada et je flotte maintenant au-dessus de l’Atlantique. Tout s’entrechoque. M’en sortir, émerger telle a été la nécessité. Pour m’aider, je me suis fixé des objectifs : arriver à North Bay, à Montréal puis à Saint John’s. J’ai connu l’immense joie des rencontres et des invitations. Celle des surprises. Je les ai acceptées, autant que je l’ai pu.
Un seul mot : Merci !
L’errance n’est pas un canevas rigide, inflexible qui impose une conduite, fût-elle non-conduite, une vitesse, fût-elle lenteur, mais elle s’apparente à une envie, une envie sourde, une quête, une mémoire. Mémoire de la lumière.
Bref, je suis heureux.
Mais heureux aussi d’être sorti du cercle des rencontres. Je suis à la lumière, je suis donné. Elle m’appelle et veut ma solitude, tel est ce que j’apprends, au fil des kilomètres de temps, à apprendre…
L’avion qui me ramène en France est plein d’hommes et de femmes du quatrième âge. Je constate que je ne dépare pas.
Je suis plus vivant que jamais.
3-19/ France - Suisse - Allemagne
J’atterris à Mulhouse…
Un employé adepte du cyclotourisme contemple mon vélo, me montre le sien et veut absolument prendre une photo de nous deux. Il m’indique le moyen de sortir de l’aéroport par le côté français et je lui en sais gré. Par ignorance, je m’en allais chercher tracas douanier du côté Suisse !
Je flâne, retrouvant avec joie selle, pédales et habitudes. Cela fait un bail que je n’ai pas enfourché Séraphin. Depuis mon arrivée à Montréal avec Judith en fait ! Il ne m’en veut pas. C’est un brave vélo. Au soir, c’est donc avec délectation que je plante la tente en bordure de piste cyclable et que je laisse le crépuscule s’installer. Angélus. Depuis combien de temps n’ai-je pas pleinement vécu l’angélus ? Trop longtemps, trop de distractions.
Je t’aime.
Je me prépare à envoyer aux personnes que je connais un DVD sur le voyage effectué en Europe centrale par les cyclotouristes qui proposent le voyage au Népal. Ce sera ma façon de donner des nouvelles et aussi ma participation aux dons faits pour ce pays. Au matin, je prends tout mon temps. Un promeneur, ayant certainement reconnu l’emblème du Canada qu’arbore encore fièrement Séraphin, m’interpelle à travers la tente close avec l’accent canadien : « Oh boy ! Il est dix heures ! ». Je souris et continue de paresser. Lorsque je me lève enfin, un jogger interrompt son parcours pour venir discuter. Il rêve de voyages au long cours…
J’arrive chez le couple de cyclotouristes ce vendredi 5 octobre pour y passer le week-end et rencontrer, le dimanche, tous les participants à l’aventure népalaise. Au matin du dimanche, avant le repas, j’accompagne toute la famille pour suivre le culte, protestant, où ils se rendent. Nous y allons en voiture. Ancien pilote de rallye, le conducteur se comporte certes avec maestria mais comme s’il était en course. Nous sommes cinq à bord dont ses deux enfants. Je me laisse imprégner. Nous déjeunons ensuite avec tout le petit groupe de personnes intéressées par l’aventure. Je repars le lundi suivant, quelque peu assourdi et mal à l’aise aussi.
Une étape s’achève.
Deux ans d’errance. Un à pied, un à vélo. Quel est le programme pour l’avenir immédiat ?Pour l’heure, je bivouaque derrière le mur d’un cimetière de campagne. Insomnie : comme si la proximité des ossements voulait me pousser à prouver que je suis vivant. Je constate que j’ai du mal à dormir depuis mon retour en France. Je m’endors tôt, vers vingt heures puis je me réveille aux alentours de minuit. Est-ce le décalage horaire, la fatigue du voyage, le fait d’être rentré, d’avoir vu trop de monde ? Je ne sais.
Je suis dispersé dans ma tête et pas priant du tout.
À Besançon, Léonie Le Paon, la quarantaine, vient manger et discuter sur le banc sur lequel je suis assis. Plus jeune femme écrivaine de Franche-Comté, inventrice de mots nouveaux (par exemple « j’infinise » pour « je t’aime à l’infini ! »…), mots dont je dois me souvenir mais surtout ne jamais employer sous peine d’amende, me prévient-elle le plus sérieusement du monde, reçue à l’Elysée pour tout cela, elle imite à merveille le cri du paon, ce qu’elle fait en partant, après m’avoir chaleureusement serré la main. Besançon vaut le détour !
Je campe en bord de route.
Le Jura est magnifique en cette saison. Au matin, une femme me porte un petit sac en papier et me demande si je n’ai pas peur, avec tout ce qu’on entend ! Je lui réponds que je n’entends rien et que la peur est mauvaise conseillère. Elle sourit. Dans le sac, je trouve pain brioché, petit pot de cassis, jus d’orange et deux morceaux de comté. Excellent petit déjeuner ! Merci pour cette manne sortie droit de la brume qui recouvre tout et tarde à se lever.
Journée contre le vent en descendant vers Villefranche-sur-Saône. Au soir, je rencontre Julien qui rêve de tour du monde avec sa femme et ses trois enfants. Je lui promets le DVD, mais sur le point d’aller me coucher, je décline son invitation à venir boire un verre chez lui plus tard dans la soirée. Il doit d’abord aller chercher ses enfants. Au matin, c’est un couple âgé qui vient faire, avec moi, un brin de causette au soleil levant…
À quoi je pense ces jours-ci ?
Je pense que n’avoir qu’un vélo, une tente et de quoi subvenir à ses besoins est un grand privilège. Mais encore ? Je pense à traduire l’histoire que je raconte dans la vidéo en anglais avec l’aide de Siren. Ce serait formidable d’arriver à cela ! Parti sans projet, je me trouve comme à l’orée d’une nouvelle vie. L’errance pure se découvre pour moi un leurre, une vue de l’esprit. Je constate que, de l’errance, naissent les projets. Tout est bien ! Angélus !
Je passe le « col de l’Homme Mort »…
Cela ne s’invente pas ! À Ambert, j’ai envie de danser. Je pense trouver de la fourme, célèbre en la région et pour moi madeleine de Proust et je trouve… Macdo ! Occasion trop rare en ces régions reculées pour être dédaignée. Je viens juste de me restaurer, assis sur le pourtour de la fontaine municipale, mais tant pis, j’entre et j’en ressors fringant : lavé, rasé de près et rechargé. Sinon la région est très belle, montagneuse, dure aux jambes mais magnifique. J’ai quelques échanges avec des cyclistes de rencontre, épatés bien sûr de mon périple, eux qui font juste pour leur petit « soixante » hebdomadaire.
Dans la montée d’un col, ma casquette me gêne et je veux l’enlever pour l’accrocher au guidon, tout en pédalant. Une rafale me déséquilibre, me stoppe et je ne peux retenir le vélo qui tombe ! C’est la troisième fois dans le périple : la première dans la neige de Menton, la deuxième sur l’enfer des pavés d’une voie romaine en Italie, la troisième, ici, sur les montagnes d’Auvergne ! Je suis heureux. Heureux de pédaler, heureux de monter ma tente au soleil qui décline, heureux du soir qui tombe sur ces forêts perdues des monts d’Auvergne.
Remerciements, angélus.
Malgré la fatigue due aux kilomètres parcourus, peut-être à cause de la chaude journée ensoleillée au cours de laquelle je les ai parcourus, je ne trouve le sommeil que difficilement. Au milieu d’une forêt, sous ma cathédrale de toile, fourbu de kilomètres j’ai du mal à m’endormir ! Ironie ! Banalité ! Trivialité ! Je suis un homme. Et tous ces efforts, toute cette solitude, tout ce périple autour de la terre, tout cela ne sert de rien. Tout cela ne fait que pointer le désir, le manque, le souhait d’être deux.
Et me remonte un souvenir.
Un jeune homme se querelle dans la rue avec celle qui doit être sa compagne ou son ex-compagne. Il hurle à ses oreilles et à celles de toute la rue aussi, son manque : « J’ai besoin d’une femme ». Il exprime par là la violence, l’impétuosité, l’impératif du désir sexuel. Je l’avais presque plaint ; c’était l’époque où, délicieusement et pacifiquement rendu eunuque, bienheureux de l’être, sans contrainte ni effort, je planais, ravi, béat, amoureux, captif de celle qui m’avait pris dans ses filets. Cet état a duré huit ans et m’a permis, expérience singulière, d’expérimenter l’amour du corps entier avec le divin. Mais aujourd’hui, je hurle, avec le jeune homme, le même manque…
Tout est neuf chaque jour.
Je suis neuf ce matin. Un vent de folie s’est levé cette nuit, la journée s’annonce rude. Banco ! Merci le jour ! Elle est dure par le relief, le vent, la fatigue des jambes. Au soir, camping sous un auvent de buvette d’un stade : la pluie s’annonce derrière ce vent de folie qui vient du Sud. Elle sera là, le lendemain. Froid, vent furibard, violentes averses, col à près de mille trois cents mètres, tout y est, tout est retrouvé. Je ressors la tenue des grands jours. L’effort est violent mais le paysage magnifique et les couleurs de l’automne, de toute beauté, soeur jumelle de celles du Canada.
Arrivé à Aurillac, sous la pluie battante, je refuse le plan généreux d’une femme qui, habitant une seule pièce et donc ne pouvant, selon elle, par décence m’héberger, me propose de téléphoner à une de ses amies qui possède plus d’espace à vivre mais ne saurait par contre offrir de sécurité à Séraphin.
Impensable !
Je continue donc et je rends visite à mon ami pour lui demander conseil : il a toujours la solution. Requinqué lorsque je quitte Mac’do, il fait déjà nuit et il pleut toujours. Un premier endroit, chemin menant à des pâturages, après m’avoir tenté ne me convient pas au final : un passage de troupeaux est à craindre… Je retourne sur mes pas, continue un moment et finis par trouver un endroit qui me semble acceptable, entre route et piste cyclable. Il crachine toujours et c’est avec délice que je plonge enfin sous le havre de paix de ma cathédrale.
Séraphin sent l’écurie, le bercail mais le lendemain est dur, très dur ! Je fais une pause monumentale en rase campagne, incapable d’aller plus loin. Je fais sécher la tente, dévore tout ce qui me reste, y compris des pâtes que je prends le temps de faire cuire tout en goûtant une très, très longue pause fauteuil. Je suis bêtement tombé, en fait, en hypoglycémie.
Je suis « pro-fon-dé » !
Il me faut vraiment du repos. En attendant de le prendre, je remonte en selle. Devant un supermarché, un homme regarde avec étonnement Séraphin et s’exclame : « Mais il ne manque que la plaque d’immatriculation ! ». Il a raison ! Séraphin est remarquable, ainsi équipé pour le long cours. Je passe la nuit en bord de route : toujours un profond sommeil suivi d’une insomnie…
Ce retour, que me dit-il ?
Rien de bon. Le périple est fini, du moins suspendu. Il a duré près de neuf mois. Une gestation. Rien n’est changé ! Je suis toujours aussi con. Qui pourrait me suivre, m’accompagner, m’accepter dans cette folie ? Personne. Faut être logique, accepter la réalité, le fait d’être seul. J’ai entrepris une errance éperdue à la suite de la lumière et j’ai connu l’amour.
Merci, seul mot à dire.
Au final s’offre, si j’y mets du mien, la possibilité de faire traduire l’histoire du pèlerin en anglais, ce qui est, depuis longtemps, mon secret désir. Siren pourra la corriger. Peut-être même pourra-t-elle la dire, l’enregistrer… ? Rien n’interdit de rêver…
Je prie moins en fin de parcours qu’au début. Dans la traversée d’un village, une femme, ébahie, m’interpelle : « Vous faites le Tour de France ? – Non, le tour du monde… ! ». Ses yeux s’écarquillent, elle reste bouche bée, je passe, je ne fais que passer, c’est la seule chose que je sache faire, passer, content de le faire. Le temps est beau, le vent calmé, je suis bien, heureux d’arriver.
Mais pourquoi le retour est-t-il si difficile ces jours derniers ?
Parce que c’est un retour, une fin, quelque chose qui se termine ? Je sais que je repartirai. À cause du décalage horaire ? À cause de la journée de préparation au Népal avec ce culte mort, cette course folle en voiture et ce repas bruyant et vain d’avant expédition ? Repas qui n’a pas été sans faire resurgir un film vu pendant le vol au-dessus de l’Atlantique et dans lequel une expédition sur l’Everest se termine tragiquement. Cette soudaine réminiscence me semble mauvais présage. L’est-elle vraiment ? Peut-être… En tout cas, le malaise, peu à peu, s’installe et s’aggrave au sujet de cette aventure. Retour difficile donc mais pourquoi encore ? À cause du relief exigeant lors du trajet choisi, en ligne droite de Mulhouse à Toulouse, passant par le Jura, l’Auvergne, le Cantal, l’Aveyron, régions accidentées et dures aux mollets ? À cause du temps froid, pluvieux et du vent violent ? À cause des tiraillements de mon corps ? Corps habité de deux énergies l’une physique, l’autre sexuelle. L’épuisement de la première n’empêche pas l’autre. À cause, paradoxalement, de la richesse inattendue de communication tout au long de mon parcours ? Cette richesse est à confronter avec les temps d’angélus et d’extase. Résultat de la confrontation : l’errance lumineuse est un leurre. Elle est mais intermittente. Constatation incontournable de neuf mois de solitude et d’errance. Pas la peine de se la jouer ! Mais, pas la peine de se le cacher non plus, je suis heureux. Profondément.
À Laguépie, je croise Mauricette, dite « M7 » ou « M seven », comme l’indique le tatouage en soleil sur son bras gauche. Belge flamande, elle vit ici depuis quatre ans et est passionnée de vélo même si elle ne pratique pas à cause de son genou. Elle dévore la revue « Bahamontes » et me fait remarquer, malicieuse, qu’elle en connaît un rayon ! Elle pointe mes pédales : « Shimano ! », dit-elle. À propos de Bahamontes, la montée vers Cordes-sur-Ciel au sortir de Laguépie est bien digne du célèbre grimpeur espagnol !
Le soir, je suis à Cordes, où je me restaure sur la place publique. Au menu, lasagnes de boucher et fricandeau accompagnés d’un avocat et de fromage de chèvre. Pour mon dernier repas de voyage, c’est grandiose !Le soir est paisible, sans un souffle. Il me rappelle l’Italie, l’Ombrie, la région d’Assise. C’est mon dernier soir. Merci ! Angélus. Je t’aime. Il a plu pendant la nuit. Au matin, le soleil hésite, caressant les vignes. Je suis heureux de ces derniers kilomètres, même s’il me faut remettre la tenue de pluie ! Je monte la dernière bosse et rideau.
Nous sommes le 18 octobre 2018.
La boucle est bouclée de neuf mois d’itinérance, avec Séraphin, autour de la terre. Je clos le journal. Il est trop fou, trop intime et impudique pour que je songe à le partager. Mes héritiers le trouveront peut-être… Je traduis le texte de la vidéo en anglais et en confie la révision à Siren qui au final ne la fera pas. Mon expérience est trop incompréhensible pour elle, un océan et une langue nous séparent et les liens se distendent. C’est François qui s’en chargera. Il est habitué à ma pensée lui qui m’a accompagné dans la folle aventure d’Avignon. Merci fils !
Attendre davantage m’est impossible !
Quinze jours suffisent : je repars. Je déboucle la boucle et en entame une autre. Je suis heureux de retrouver Séraphin et de pédaler à nouveau. Je renoue, joyeux, avec ma diététique : chocolat chaud et frites de Mac’do ! Je retrouve la solidarité itinérante : un automobiliste ralentit à ma hauteur pour demander, par la vitre baissée : « Have you a place to stay ? ». Beauté du monde cyclotouriste : rien qu’en voyant un vélo et ses quatre sacoches, il connait le besoin de qui le chevauche, il me croit étranger et s’inquiète de savoir où je vais passer la nuit !
Je n’ai plus maintenant qu’une tente de substitution, légère, prévue pour l’été. La chambre est simple moustiquaire qui n’arrête pas l’air froid mais au contraire laisse pénétrer sable et poussière, soulevés par le vent tourbillonnant. J’ai renvoyé les arceaux défaillants de ma fidèle compagne pour un échange en garantie. Ce qui fait qu’au lieu de cathédrale je n’ai que simple abri.
J’arrive en Suisse sans trop m’en apercevoir. Deux jeunes gens, une jeune fille turque et un Belge flamand, que je rencontre dans un petit village, peu après Genève. Ils partent pour un bivouac dans les monts Jura. C’est courageux, il fait très froid. On parle un peu et la fille demande à noter coordonnées et références de la vidéo dont je leur parle. Je n’aurai jamais de nouvelles bien sûr. Mais peut-on en donner après avoir entendu ce que j’ai été amené à vivre puis à dire ? Je n’attends jamais de retour.
Et là, j’explose.
Dans le golfe du Morbihan, parce que mon errance s’est échouée ici, je hurle. Nous sommes le 15 janvier 2020, veille donc d’un autre anniversaire et je revois, corrige et amende le journal ; là donc, dans ce restaurant avec vue sur golfe inondé de lumière, endroit où je suis seul bien sûr en cette saison morte, là, sous un soleil revenu d’un hier d’apocalypse, de vent, de pluie, de froid, journée entièrement passée vautré dans mon van où désormais je réside, là, je suis en colère. En colère, oui et très en colère. Assez pour faire cette incidence, assez pour rompre la chronologie du journal. Pourquoi donc ? Et contre qui ? Je suis en colère contre la lumière. Et je le crie, je le hurle. C’est inhumain ce qu’elle a fait, insupportable ce qu’elle fait ! Elle m’a rendu fou, inapte au bonheur. Au bonheur à deux. Et le manque est là, béant. Dans tout ce récit que je relis il transparaît, il suinte, tel une plaie à vif. On dirait le journal d’un névrosé. Merde ! C’est de relire que la jeune fille turque, très intéressée par ma brève parole lors de notre rencontre, n’a pas ensuite donné de nouvelles, c’est cela je crois qui a provoqué cette réaction à vif, cette colère épidermique. Je n’ai rien contre elle bien sûr, je sais qu’il ne peut y avoir de retour mais pourquoi donc la lumière m’a-t-elle touché, pourquoi m’a-t-elle comme intimé de la dire si ce n’est pour rien, rien du tout, sauf à me faire passer pour fou aux yeux des autres et à mes propres yeux, sauf à faire de moi au final un être frustré de ne pas être deux ? Je crois entendre la femme, balayant son perron : « Monsieur, tout ce qui monte, descend ! ». Je suis monté, de fait, et monté très haut dans et par la lumière et je n’ai plus qu’à redescendre par moi-même, rien que moi-même, je n’ai plus qu’à rester tel un reclus, à manquer l’amour humain alors que, comme tous, je le désire au plus haut point. Mais je suis rendu inapte, incompréhensible à moi-même et aux autres, incapable de vivre avec ses vrais bonheurs et inévitables limites ce que chacun recherche. Je suis comme une merde déféquée des hauteurs et qui a chu, s’est écrasée, étalée et peine par soi-même à se relever. Une merde ne se relève pas, d’accord moi j’essaye alors je me débats. Merde, merde, trois fois merde. Fin de la parenthèse, de l’anachronisme, du regard sur ce qui s’est passé il y a vingt ans avec les yeux d’aujourd’hui, de celui que je suis devenu : un itinérant, un errant, un marginal, un pauvre mec, un pauvre con.
Il fait gris et très froid, un vent glacial, de face bien sûr, freine ma progression. J’ai le temps même si, passant par la Suisse, j’ai un objectif : voir ce pèlerin croisé sur la route de Sienne, au début de mon itinérance. Un jeune black, venant de New York, m’aborde devant une boulangerie. Il visite la Suisse où il a de la famille. Nous discutons bien, en anglais. Je regrette de n’avoir pas encore la traduction de l’histoire pour lui dire, en réponse à son étonnement, la motivation de ces deux ans d’errance. La nuit est glaciale, très ventée. L’air passe par la chambre qui n’est que moustiquaire. Je dors avec deux polaires dessus. Au matin, je me réveille en bordure d’un champ de lavande et j’ai le plus grand mal à plier la tente sans la donner en offrande au vent qui se déchaîne.
Je reçois un message de Siren et à sa demande, j’explicite mon attitude. Je lui dis qu’à la fin de ma vie je n’ai rien de mieux à faire que raconter ces expériences de lumière comme je le fais dans la vidéo ou au cours de mes rencontres. Je lui dis aussi que mon expérience est semblable à celle de l’homme de Nazareth. Ce qui est énorme à dire. Elle me répond qu’en vivant comme je vis, je me dégage des responsabilités que les connections humaines créent. Elle a raison, c’est vrai et je sais cela. Je le maîtrise mal, difficilement ou pas du tout et de moins en moins bien. Mais puis-je faire autrement ? J’en suis incapable. Je brûle d’un amour sans objet et si l’autre ne me permet pas de vibrer ainsi et ne vibre à l’unisson, je dépéris. L’expérience fondamentale de l’homme de Nazareth, à savoir être lumière, être divin, peut être l’expérience de tout homme. J’ai conscience de la force explosive du message. Il est fort, trop fort, trop fort pour tous comme pour moi et pourtant je tente de le porter. Cahin-caha… Plutôt caha !
Et je reprends la parenthèse, surpris par l’à-propos de ce moment du journal ! Je trouve dans ce paragraphe qui fait suite à l’insertion que je viens, excédé, de rajouter l’exacte preuve, l’exacte justification de ma colère ! Je perds Siren, comme j’ai perdu d’autres compagnes avant, comme j’en perdrai d’autres après. Est-ce juste ? Justifié ? Merde. Je vais, je ne vais pas tarder à me taire. Ce n’est pas abdication mais seulement moyen de survie. On ne peut vivre longtemps en état de colère, sans se gâter, se pourrir. Je comprends ceux – j’en ai rencontré – qui ont vécu des expériences autres et qui n’en parlent pas. Je comprends ceux – il y en a davantage – qui en parlent trop, en font un discours, une méthode, un moyen de vivre, un endoctrinement voire une institution. Ils affadissent l’expérience et ils en vivent. Il y a des sages. Je n’en suis pas. Point. Merde encore.
J’ai envie de tout abandonner.
Il fait froid, juste deux degrés. J’ai perdu la clé du cadenas de mon vélo que, stupidement, je m’obstine à protéger lorsque je m’arrête, en l’occurrence, ici, à un Lidl. Qui pourrait bien être tenté, qui pourrait être assez fou pour me voler dans ce froid, cette grisaille, ce vent, un tel harnachement ? Le grésil se transforme en neige. Je suis en errance. Abandonner ? La tentation est là. Pour aller où ? Sur un canapé ? Entre chien et chat ? Lire le journal, raconter des banalités. Je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir. Je suis parti pour mourir. Mourir en route, debout. Je mesure la folie, le déni de toute vieillesse, l’orgueil peut-être d’une telle attitude. Ma route ne saurait être valide que si elle est prière. Elle est donnée et je n’ai rien à prévoir, à espérer. Elle sera ce qu’elle sera.
Puissé-je avoir la force !
Je dors en bord du fleuve Aare, une nuit tranquille, sur un lit de feuilles mortes et je patiente longuement au Macdo de Trimbach, écrivant mon journal, attendant de faire les quelques kilomètres qui me séparent du lieu où habite le pèlerin rencontré en Italie. J’ai hâte d’arriver à Constance et j’envisage de rentrer, pour partie en train peut-être, à partir de Mulhouse. La tente est trop légère pour ces régions et peu adaptée à la saison. Elle aurait été très bien au Canada, à la saison chaude, contre les moustiques. Rien n’est parfait.
De plus, j’ai commis l’erreur de ne pas prendre le réchaud à essence et je ne trouve pas de cartouche de gaz adapté au mien. Si je ne peux plus rien faire chauffer, thé ou pâtes, c’est quand même pour le moins ennuyeux, par ces temps qui se maintiennent autour de zéro degré ! Mais je crois que c’est le froid qui ralentit la combustion et donne la fausse impression que la bouteille est proche d’être vide alors qu’en fait, elle ne l’est pas. Ce doit être cette habitude de prévoir que la vie, par nécessité, inculque qui me fait m’inquiéter. Revenons à l’essentiel : j’ai, par ce temps glacial, fait un rêve érotique cette nuit, comme cela, sans plus. Simple rêve de nudité féminine. Il est passé, je l’ai observé. C’est beau.
Le couple accueille le vagabond que je suis devenu avec beaucoup de chaleur et gentillesse. Ils m’intègrent, le temps d’une halte, dans leurs activités et quotidien. Ce ne doit pas être facile pour eux car, hormis ce que je porte, je n’ai qu’un sourire à offrir et pas grand chose à dire. Je ne suis pas cultivé et je ne suis pas au courant de l’actualité, ce qui me rend, de fait, peu doué pour les conversations de salon. Comme à tous ceux qui m’ont accueilli, je n’ai qu’un immense merci du fond du cœur à offrir.
Je repars vers Constance.
Et sur cette route, émerge une décision qui a peu à peu mûri au fil des kilomètres : celle de ne pas aller au Népal. C’est une décision difficile. Il faut que je m’explique. L’aventure se révèle ne pas être à la seule initiative de la famille de cyclotouristes, ce que je croyais, mais elle s’inscrit dans une mission d’église beaucoup plus large. C’est un pasteur local qui conduira le groupe en mal d’exotisme et d’aventure. Sans oublier d’apporter la Bonne Nouvelle, bible à la main. Cette dernière est la première chose à noter sur la check-list des choses à amener avec soi. Tout cela me met mal à l’aise.
Refuser, après l’avoir acceptée, une mission humanitaire parce qu’elle se révèle clairement missionnaire et explicitement chrétienne n’est pas facile. J’ai versé et laissé mon obole pour le voyage, à savoir en plus du prix du billet d’avion celui de trente DVD. J’ai aussi et surtout laissé le temps permettre de décanter l’information jusqu’à la conclusion inévitable : là n’est pas ma place. Dit de façon lapidaire : j’ai passé l’âge de jouer à l’église. Il y a un couac entre l’église et moi. Elle n’accueille pas mes expériences. Je ne reçois pas le message qu’elle transmet.
Me revient en mémoire ce rêve doublement prémonitoire fait justement au domicile des cyclotouristes lors de notre première rencontre : je quittais en marche une voiture folle et Maël me regardait partir, en pleurs…
J’arrive à Constance, chez Judith, la jeune femme rencontrée au Canada. Elle réside dans les locaux d’une église protestante. Le concours de circonstances est troublant. Je frôle à nouveau l’église, protestante encore. La question insiste, aigüe : ai-je la force de porter, seul et en dehors de toute église, le message de lumière adressé à chacun ?
Judith est une travailleuse sociale de trente-cinq ans. Nous visitons ensemble Constance, dans la grisaille hélas et un froid qui me glace. Constance dont les statues de prostituées callipyges rappellent le désir rémanent de tout homme, aussi grand soit-il, roi ou évêque. Je trouve câbles et kit de vidange pour le Rolhoff et je repars le samedi suivant par un temps magnifique.
La route est belle le long du lac sous le soleil. Elle est facile aussi et j’arrive au soir à Mulhouse, deux cent kilomètres plus loin. J’établis le bivouac sur une colline qui surplombe la ville, au pied d’un très vieux calvaire. C’est magnifique, éclairé par la lune. Je me crois tranquille mais vers minuit, une voiture arrive par ce chemin de terre et s’immobilise à trois mètres à peine de moi ! La disposition des lieux fait que ses occupants ne me voient pas. Moteur, musique forte, ce n’est pas un rendez-vous galant mais seulement deux garçons en désœuvrement. Au matin, je suis entouré de déchets « Macdo » et je deviens l’attraction de la foule de randonneurs qui passe par là !
Et je dis STOP !
J’arrête l’itinérance, trop dure en hiver avec cette tente. Les nouveaux arceaux sont arrivés, il me reste à aller les chercher puis à repartir. C’est dur parce que c’est la fin, je le sais, je le veux.
Je veux rester fidèle à la mémoire de la lumière.
3-20/ Patagonie
Le 1er décembre, je prends un train…
Après trois changements et autant d’acrobaties pour y ranger Séraphin, j’arrive à Barcelone. J’ai oublié Edmond. C’est un signe. Edmond porte en son sein toute l’expérience acquise et garde en ses entrailles tout ce qu’il faut pour réparer l’ossature d’une cathédrale. Compagnon inégalable, il n’a pas souhaité reprendre la route.
Je respecte son choix.
Compensation : je retrouve le fameux « chocolate » espagnol ! Je dors à l’aéroport, assez bien ma foi, sur le matelas que je prends la peine de gonfler, dans un coin d’ombre. Je suis réveillé à cinq heures du matin par la voix forte d’un gendarme. Réveil maussade, je suis las.
Je me demande ce que je fais là…
Santiago de Chili est à trois mille trois cents kilomètres d’Ushuaïa. Je tente d’y arriver et je rentre, j’abandonne l’errance. Je suis usé, c’est trop pour moi, cette course folle.
Voilà quel est mon état d’esprit !
Au moment de l’embarquement, le vélo ne passe pas au check-in et il me faut le mettre dans une boîte carton réglementaire. Elle est trop petite, bien sûr, pour contenir Séraphin ! Il me faut donc bricoler. Je donne un paquet de chocolat Toblerone à l’employée d’Iberia qui me prête gentiment des ciseaux pour me permettre de la rallonger. Cerise sur le gâteau, la fonctionnaire des douanes me confisque ensuite mon tube de Mixa bébé. Or c’est, souvent, ma seule toilette possible ! Le dédale de formalités et de couloirs enfin franchi, je m’effondre dans l’avion. Je dors déjà quand il décolle. Je ne m’en aperçois même pas ! Une jeune femme à côté de moi étale son manteau et m’en couvre les jambes. Elle vient d’Europe de l’Est, ne parle pas anglais.
Notre seul partage est celui du manteau.
Arrivé à Buenos Aires, je saute dans un taxi en direction de l’aéroport domestique d’où partent les avions pour Ushuaia. Le chauffeur aime les euros, qu’il met à parité avec le dollar, profitant de la situation et de mon imprévoyance : ni pesos ni dollars. Ceux que j’avais pris en précaution sont emprisonnés dans un bagage. Je paye cash les soixante-dix euros demandés pour quarante kilomètres parcourus. Le vol vers la Patagonie me coûte plus cher que celui qui m’a permis de traverser l’Atlantique.
Il me vaut aussi quelques tracas…
Dans l’avion, je suis à côté de deux brésiliennes dont l’une parle français. On papote et je finis par leur faire mention de mon histoire enregistrée. À l’arrivée, le vélo est bien là mais pas les sacoches ! Heureusement, j’ai pris une photo des bagages. À l’aéroport ils ne m’ont laissé aucune preuve de leur enregistrement. Sans photos, point de recours ! Mais je peux les montrer. Le responsable de l’aéroport d’Ushuaia fait bien son travail et m’annonce le soir même par mail un peu avant minuit, c’est dire sa diligence, que les sacoches arriveront demain.
Tout est bien.
Je dors dans la première auberge trouvée, sympathique établissement. Un écossais, Steve, est là aussi, en carafe. Il attend son vélo qui est parti par erreur au Brésil ! Un Suisse, Marc, part se balader pour trois mois en Argentine et Chili avec une machine étonnante de modernité : boîte à vitesse au pédalier, du jamais vu ! Emmanuel, jeune français arrivé avec sa compagne par le même avion que moi, a pour ambition de remonter jusqu’en Alaska. Tel est son projet. Je n’en aurai pas de nouvelles. Une jeune femme, Anaïs, en longue exploration de l’Amérique latine travaille dans l’auberge. Elle est se propose de m’aider si les sacoches n’arrivent pas. Je lui fais mention de la vidéo.
Le 5 décembre, je quitte Ushuaia pour dormir au point le plus Sud, au bout du bout de la route dans le parc national. Après cinq kilomètres de piste poussiéreuse, je tombe sur un poste de péage : quatre cent quatre-vingt-dix pesos, beaucoup de monde, des cars entiers de touristes aussi je rebrousse vite chemin. Bien m’en prend ! J’ai crevé de la roue arrière : un clou fin de deux centimètres de long.
Quel début !
Les sacoches qui ne veulent pas arriver, Séraphin qui crie, dès le départ : « NON ! N’y allons pas, je suis crevé ! », Edmond qui m’abandonne…
Mauvais présages que tout cela !
Je suis là, peinant à croire ce que pourtant je dis : « l’homme crée Dieu au présent ». L’homme, c’est Dieu en formation. Dieu qui pourtant existe. Dieu qui est lumière.
Je suis fou.
Le 6 décembre, je n’y tiens plus et je prends la route. Sans attendre Steve et Emmanuel qui, sans se connaître, partent tous les deux le lendemain. Je les retrouverais peut-être sur la route, ils me rattraperont, ils sont plus jeunes, plus costauds.
Devant une boutique d’Ushuaia, faisant les dernières courses, je parle avec un jeune couple, Andy, américain et Simone, allemande. Ils vivent à Paris. Devant leur intérêt, je leur fais aussi mention de la vidéo. Et enfin, au sortir d’un supermarché où je fais d’ultimes achats, je rencontre un loup de mer qui, après avoir fait du cyclotourisme, accomplit maintenant le tour des Amériques en voilier de dix mètres…
Parcours inverse du mien, j’ai commencé en bateau, je finis en vélo !
Je trouve un bivouac en haut d’un col, le col Garibaldi. Les sommets sont recouverts de plaques de neige. Les oiseaux chantent et se répondent… C’est beau. Angélus. Je suis heureux. Je retrouve ma cathédrale avec ses arceaux neufs. Ce qui me déboussole c’est que, extrait en peu de temps de l’hiver européen et de ses longues nuits, je me retrouve subitement en été et ce sont les jours qui n’en finissent pas. Je préfère et de beaucoup. Mais si c’est bien la saison estivale, je porte tout de même des affaires d’hiver !
Les arbres ont comme des cheveux blancs, beaucoup ne sont que des troncs morts qui se dressent tels des squelettes effarés ou bien s’avouent vaincus, carrément à terre, déracinés. Et bientôt plus rien ! Paysage lunaire que la pampa argentine.
La Terre de feu mérite son nom !
Elle me baptise dans l’effort, le trop, l’excès. J’aime. La mesure n’a pas ici de sens. La route est dure, très dure à cause du vent de face, force sept à huit établi. Ça décape ! Parfois je m’arrête et pousse le vélo sur quelques mètres.
Les bivouacs deviennent difficiles à trouver. Il n’y a bientôt plus aucun abri, pas d’arbres, pas de dénivelé de terrain qui permette de monter facilement la tente à l’abri du vent. Je me réfugie dans un fossé. Il n’y a pas d’eau, la terre est sèche. Une autre fois, je me cale dans la dérisoire protection d’un ancien oratoire délabré. J’aperçois un renard, plus timide que ceux du Canada ou de France. Ici il est gris. Il ne me demande rien et ne me vole rien. Il ne porte pas non plus de veste coupe-vent, offerte par un lointain cousin européen…
Le désir est toujours là, violent, malgré l’épuisement…
Il me faudra trois nuits et quatre jours pour rejoindre Rio Grande que j’atteins sans plus de provisions. J’ai manqué d’eau et j’ai du en quémander à un poste de police ! J’en ai obtenu et avec un sourire, en plus ! Les lamas remplacent les orignaux pour traverser la route et ils y laissent parfois leur cadavre en offrande. Sinon des troupeaux de vaches, de lamas, de moutons, par ci par là, dans une lande désertique.
Je fais la queue pendant plus d’une heure pour payer mes courses au Carrefour de Rio Grande ! Déjà, à Ushuaia, c’était bien long… Les gens semblent ici en avoir l’habitude. J’expérimente un Subway, pâle consolation de l’absence de « Mac » ou de « Tim » ! J’atteins le poste frontière de San Sebastián en plein orage. La pluie est froide, le vent violent, le paysage désertique.
C’est nu, brutal, beau, très beau.
Je ne lève que rarement la tête, courbé par l’effort. Ma visière réduit mon champ de vision. Le bitume m’avale. J’avale le bitume. Un rapide regard en avant m’émerveille tant que j’en stoppe. Les nuages dessinent dans le bleu d’une tête immense deux yeux bienveillants, comme ceux d’un père Noël qui semble sourire…
Je m’arrête pour écrire quelques mots avec un stylo sur la carte générale du Chili que j’ai achetée. J’économise la batterie du téléphone et je ne m’en sers que le soir, pour faire le point sur l’application et marquer mon lieu de bivouac. Ma vitesse, trop lente, ne permet pas de recharger la batterie avec la dynamo.
J’envoie ceci au pèlerin suisse pour continuer la conversation engagée : « Je pédale parce que l’homme crée Dieu. Il le crée certes en tant qu’image, idole, idée, institution mais tout cela n’est qu’enfantillage. Il le crée vraiment. Dieu est en formation par et à travers l’homme. Et pourtant il existe, il est déjà. Là est l’aporie. Ne parlons pas de Dieu, je ne sais pas ce que le mot recouvre. Parlons de la lumière. Je l’ai vue, de mes yeux vue, yeux intérieurs, j’en ai fait l’expérience. Je sais qu’elle existe et cherche à faire de l’homme ce qu’elle-même est. Là est le sens de l’évolution. Là est aussi l’origine de ma folie. Voilà pourquoi je pédale sans fin autour du monde comme le papillon de nuit volète en tous sens autour de la lampe qui brûle. Jusqu’à se niquer les ailes. Jusqu’à mourir debout. Une bouillabaisse, vite ! J’en ai marre de pédaler dans la choucroute ! ».
Sous la pluie, dans le vent, je hurle à la lande désolée : « des seins, des mains, des bouches ! ». C’est dire mon état. Garder cela écrit dans le journal, sans censure est obscène mais c’est ainsi.
Je l’ai écrit.
Désert. Des éclairs zèbrent le ciel. Je porte ma veste jaune et je pense que mourir en Terre de feu, un « arbre d’or entre les deux épaules » aurait de la gueule… Ce soir, lundi 10 décembre, j’arrive au poste frontière de San Sebastian frigorifié, épuisé et trempé. Et là, devant le poste, il y a deux vélos : un couple d’anglais, en tour du monde, partis de Cancún. Ils m’apprennent qu’on peut dormir au poste, gratuitement. C’est pour moi une aubaine : pas de tente à monter sous ce déluge ! Ce sont des toilettes-douches publiques et il y a un espace chauffé avec cuisine où on peut s’allonger pour dormir.
Quel bonheur !
Ils me demandent ce que je fais pour Noël : « un jour comme les autres… », leur dis-je. Angelus Silésius, médecin, mystique, allemand si je ne me trompe du 18ème siècle, a raison de dire que si le Christ ne naît pas en soi chaque jour, c’est en vain qu’il est né. La barrière de la langue m’empêche d’aller plus loin. Leur question me renvoie à ce que je suis étant où je suis. Je ne suis plus, au sens où eux le sont, « chrétien ». Je suis en Patagonie et non pas au Népal. La décision de ne pas faire le voyage me positionne clairement hors de l’église. Les fêtes de Noël m’intéressent peu et ce, depuis longtemps. Je suis plus convaincu de leur routine festive que de leur sens profond. Il reste qu’elles ont leur utilité, moment fort de convivialité. C’est beaucoup. Ne crachons pas dans la soupe même si nous n’en avons plus le goût.
Au matin, la jeune femme sort un calendrier de l’Avent…
Je décide de leur montrer le mot, le message de Fatima traduit en anglais. Ce que je fais juste avant le départ. J’ajoute que c’est trop fort, que je suis faible, que ce que je leur montre, ce que j’ai écrit est trop fort, trop fort pour moi, trop fort pour eux, trop fort pour nous tous. Je ne sais pas ce qu’ils comprennent de mon charabia… On se quitte et on part, eux vent arrière vers Ushuaia, utilisant les vents dominants, moi vent debout, vers le Nord, triple imbécile inconscient et inepte qui va à contre-courant, vent dans la pipe.
Il est de face, force huit à neuf établi.
Le front froid passe après la pluie d’hier. C’est démentiel ! Je ne réfléchis pas, il est trop tard, je pars, bille en tête. Je traverse un no man’s land sur une piste en « ripio », terre mêlée au gravier et ce jusqu’au poste frontière chilien. À un moment, une rafale me stoppe et me renverse.
Je chute.
Lourdement, sur l’épaule droite. Les sacoches amortissent par bonheur beaucoup le choc. D’ailleurs, j’ai déjà les muscles des épaules et des bras tout endoloris à force de me cramponner au guidon et d’essayer de garder l’équilibre. Un peu plus, un peu moins, cela ne change pas grand-chose… Et me voici au Chili, formalités administratives et paperassières dûment accomplies. Je continue, parfois sur le vélo, parfois le poussant, jusqu’à trouver une cabane de chantier providentielle. Il me serait impossible de monter la tente en plein vent. J’entre dans la cabane de tôle ondulée et je me restaure. Je ne sais pas exactement l’heure à laquelle je suis parti du poste argentin, mais en gros, en plus de six heures, j’ai parcouru à peine une vingtaine de kilomètres !
Peu importe. Je suis en errance.
Je m’endors illico sur l’un des deux lits en bois que comporte la cabane. Le vent continue de se déchaîner, au dehors. Quel bonheur, cet abri !
Au matin, il souffle moins fort. Je progresse pendant une trentaine de kilomètres jusqu’à un arrêt de bus qui sert aussi de refuge pour cyclotouristes, situé à quatre-vingt-quinze kilomètres de Porvenir. Je m’arrête et je me fais chauffer un « maté », le thé local. Je prends aussi le temps de lire quelques inscriptions, gravées dans le bois, par quelques « tourdumondistes » avides de laisser une trace de leurs passages. Certaines prêtent à sourire.
« Ma grande vadrouille », « Notre petite folie »...
Le vent se relève, moins rageur toutefois que la veille. La région est sauvage, désertique, battue et rebattue par les vents d’Ouest.
La Patagonie, la Terre de Feu se mérite.
Un berger à cheval ramène avec l’aide de ses deux chiens qui courent en tous sens et à perdre haleine un troupeau de vaches et lamas mêlés. Image étonnante, comme sortie d’un film. C’est beau. J’aperçois un renard qui traverse la piste devant moi. Il est blanc et brun, assez petit, comme ceux d’ici, maigres comme l’est la végétation. J’ai aperçu, hier ou avant-hier, je ne sais plus tant je perds la notion du temps, deux trucks qui m’ont dépassé portant chacun un vélo… Steve, l’écossais ? Emmanuel le français ? Ils étaient deux possibles compagnons de route au départ d’Ushuaia. Si je les avais attendus, j’aurais été tenté du subterfuge moi aussi tant le baptême de la Terre de Feu et des vents qui la fouettent est brutal.
Mais pourquoi aller plus vite ?
Pourquoi ne pas accepter délibérément cette violence ? C’est courant ici pour ceux – les moins nombreux d’ailleurs, tant c’est irrationnel – qui prennent le chemin à l’envers, du Sud vers le Nord, de s’économiser quelques centaines de kilomètres contre le vent. La majorité des cyclistes partent du Nord pour progresser vers le Sud en profitant des vents dominants qui leur sont favorables. Ceux qui empruntent le chemin inverse se font parfois « pick-upés » : ils montent, eux et leur vélo, dans un véhicule qui les aide à traverser ces régions de la Terra d’El Fuego. Je ne regrette pas de le faire ainsi, du Sud vers le Nord, aussi dur et décapant cela soit-il.
La Patagonie parle, la solitude permet d’entendre…
Solitude et effort, violents tous les deux, poussent à la démesure. Je hurle comme un fou : « L’homme marche dans la lumière et va vers la lumière. La lumière l’empliiit. Il est plein de lumièèèèrrre ». Le vent emporte mes paroles et le voilà complice de ma folie. Il colporte mes mots et témoigne lui aussi ! Comme la terre est ronde ici comme ailleurs, ce vent démentiel des quarantièmes rugissants fait le tour du globe, revient, repart, revient, repart, repart et revient sans cesse, hurle sans mollir, devient mon allié, mon ami, mon amplificateur, mon complice. J’ai bien besoin d’en avoir un ! Il met « le Feu sur la Terre… de Feu ! ». Oui, définitivement oui… la réponse est dans le vent !
Je suis heureux, ce soir, allongé sur l’herbe grasse d’un bivouac magnifique, face à la lande, l’eau et les montagnes lointaines du Sud Antarctique.
Je rêve…
Gros plan sur sexes en action et je me réveille tout joyeux en criant : « C’est le mien ! C’est le mien ! ». Je suis fou. J’assume ces extrêmes, du plus haut au plus bas. Ils sont miens. Peut-être aussi ont-ils à se parler…?
Je t’aime. Angélus.
Une interrogation me vient : dois-je faire part de ma décision d’abandonner le voyage au Népal à tous les membres du groupe avec qui je devais partir ? Dans l’affirmative, je dirais ceci : « Nous nous sommes rencontrés, je devais partir avec vous et pourtant, je ne pars pas. Je me dois de vous dire pourquoi. L’aventure se révèle mission d’église et non simple initiative d’audacieux cyclotouristes. Elle sera conduite par un pasteur. L’aventure est belle, utile pour les uns et les autres. Mais je ne m’y sentirai pas à l’aise. Mon parcours de vie m’a mis en marge de l’église. C’est un fait que j’ai peu à peu intégré et que j’assume d’autant plus aujourd’hui par cette décision. Mon histoire est désormais sur « Youtube Message d’un pèlerin ». Elle donne à entendre la motivation de mon itinérance. L’interrompre pour une mission d’église ne me semble pas juste. C’est ainsi. Je souhaite sincèrement à tous et à chacun une très belle aventure ».
Au matin, je décide de ne rien dire.
La Terre de feu a parlé : le silence est roi. Je vis ce qu’ont dit les pères de l’église : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». L’église le sait, elle se le cache. C’est trop explosif et d’abord pour elle-même ! L’accepter et le dire c’est se saborder. Exit l’église, ne reste que chacun, au plus haut de lui-même. Donc, elle préfère raconter des fadaises. Qu’elle s’en arrange, qu’elle s’en débrouille !
C’est son problème et pas le mien.
Aujourd’hui je dis : « Dieu se fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Au présent, toujours, ici et maintenant, en tout homme. Et non une fois pour toute, en Jésus-le-Christ. Cela pourrait faire croire que la primauté du Christ est dépassée. Il n’en est rien. C’est, tel que la tradition le rapporte, l’homme qui a vécu le plus intensément cela.
Un goéland marin, avec le dessus des ailes d’un noir outremer, m’accompagne et vole lui aussi à ma hauteur, à ras de terre pour jouer au mieux avec le vent qui souffle force 7 établi. Il m’accompagne pour me donner la force d’assumer la route et ma pensée. J’aime à croire cela. Il se veut compagnon et se joint pour un temps à la bande des trois.
Les trois… ?
Les trois sont des mots. D’abord discrets et subliminaux, ils m’accompagnent depuis que je me suis mis en marche le 7 septembre 2016. Puis ils s’incarnent, prennent chair au cours des jours et des rencontres. Indissociables, intriqués, indispensables l’un à l’autre, ils se nomment lumière, fraternité, désir et deviennent synonymes. La fraternité est lumière, le désir est lumière, la lumière est désir, le désir est fraternité…
Ils disent que tout est un, foi de goéland !
C’est dantesque de progresser ainsi, sur une piste en terre et graviers, en utilisant quasiment tout le temps le plus petit développement, celui réservé normalement aux côtes démentielles. Et ici, c’est tout plat, aplati par le vent ! Dans un abri, des inscriptions de cyclotouristes. L’un d’eux a dessiné son fantasme, une femme nue.
Je l’embrasse…
Au loin, un mini-bus arrêté : le chauffeur change une roue, crevée. La conversation s’engage avec une jeune femme qui parle français. Elle demande qui, parmi les passagers, a de l’eau. Une autre m’offre sa bouteille d’eau gazeuse. Je n’avais presque plus rien, quelle aubaine ! Au moment de partir, un homme me tend son cappuccino en boîte, un autre son sandwich. Je n’ai rien demandé. Quelle générosité ! Avant de partir, la femme me décharge de ma poubelle. Je reprends ma lutte contre le vent jusqu’au soir où je m’effondre, épuisé. J’ai un herpès qui pousse à la lèvre. Cela faisait longtemps ! L’effort est très violent, de par le vent. La route est magnifique, peut-être la plus belle jamais rencontrée jusqu’ici : désertique, longeant un bras de mer qui doit être l’océan pacifique, bordée de fleurs jaunes, une merveille.
Presque personne, un bonheur…
Au matin, le vent a encore repris, si c’est possible et ça l’est toujours, de la force. La tente est exposée. Je la plie avec difficulté avant de me mettre en selle ! Je suis las, décapé. Plus loin, deux couples de jeunes gens, un hollandais l’autre iranien, ont arrêté leur voiture et déjeunent dans une cabane de pêcheurs. On parle et ils me donnent de quoi remplir un de mes bidons d’eau.
Je n’ai presque plus rien à nouveau…
J’arrive enfin à Porvenir, petite ville de baraques aux couleurs vives, en bord de baie. Je ne m’arrête pas et je vais jusqu’à l’embarcadère, cinq kilomètres plus loin, pour voir s’il y a un bateau en partance pour Puentas Arenas. Il y en a un à six heures. Il est près de treize heures. Je m’abrite dans le hall d’attente et je mange, quelque peu hagard, le bol de riz qui me reste. Puis je patiente : je n’ai plus envie de rien, même pas celle d’écrire.
Je suis rétamé, vidé, KO debout.
Ce matin, je me réveille avec en-tête la stupidité de ma démarche : faire un tour du monde en solo puis envoyer des nouvelles avec l’annonce d’un voyage en groupe au Népal.
Pour nada ! Pour rien !
Pour ne rien en faire ensuite. Quelle bêtise ! J’en avais le pressentiment et je ne voulais rien envoyer. Ce n’est pas mon style. Je communique rarement et ne donne que très peu de nouvelles. Il faut que je m’y force, cela ne m’est pas naturel. Je m’y suis obligé. J’ai foncé et patatras : pas de Népal ! Résultat des courses : j’ai répandu de fausses nouvelles à trente de mes connaissances, françaises et canadiennes.
J’examine : pourquoi avais-je accepté cette invitation reçue par WhatsApp alors que j’étais en Italie ? Peut-être que je craignais que l’errance ne me devienne trop lourde ? L’acceptation me fournissait un but : arriver jusqu’à l’hiver. Puis poser le vélo et partir, non plus seul mais avec d’autres. Cela m’allait, me permettait de souffler mais j’ignorais que c’était mission d’église et qu’on devait partir, bible à la main ! Et me voilà renvoyé à l’errance, à pédaler comme un malade !
Je suis vidé, la Terre de Feu m’a baptisé.
Le vendredi 14 décembre, je prends le ferry qui traverse le détroit de Magellan et, de Porvenir, m’emmène jusqu’à Puerto Natalès. Je ne sais pourquoi, mais l’application ne me localise plus et je n’arrive pas facilement à trouver d’auberge. Comme toujours, arriver dans une ville après tout un temps de solitude me tourneboule et, sitôt arrivé au port pourtant tant espéré, je n’ai plus qu’une envie, le fuir ! Je fais le plein de nourriture, d’eau, d’essence pour le réchaud et me voilà reparti à la nuit tombante. Devant une enceinte d’usine ou de campement militaire, je ne sais, j’aperçois un immense mobil-home monté sur une remorque au plateau assez haut.
Je plante la tente dessous.
Le lendemain, un vent de folie, plus de soixante noeuds, m’empêche d’aller bien loin. Je trouve refuge dans un parc public en bord de mer où, à l’abri des arbres, je peux établir le bivouac. Il y a des toilettes en dur. À l’intérieur, je peux allumer le réchaud, le vent interdisant tout autre tentative ! Procéder à cette opération en plein vent est impossible et, sous la tente, suicidaire.
Je me repose, épuisé par ces huit premiers jours de traversée de la Terra del Fuego contre le vent. Dans l’après-midi, je descends sur la grève. Je trempe mes mains dans l’eau du Pacifique, la contemple, joue avec les graviers, mains sous l’eau qui se touchent et une scène se rejoue dans le miroir de sa surface. À l’embarcadère de Porvenir, une femme engage la conversation. Elle est jeune, petite, belle et avenante, divorcée deux fois, avec une petite Sophie de trois ans environ qui tourne dans ses jupes. Son amie me désigne, lui disant en riant : « troisième mari, jusqu’à la tombe ! ». Le tout en espagnol bien sûr, mais bien compréhensible, appuyé par les gestes et le regard. Hébété, sonné par le round joué sur le ring de la Terre de Feu, j’assiste à l’échange plus comme spectateur niais que comme acteur, partie prenante. J’aurais du l’épouser… Pourquoi pas au fond ?
Je voudrais être deux.
Je remonte de la grève jusqu’à mon campement, je soigne Séraphin et je m’endors. Le lendemain je reprends la route, le vent semble avoir faibli mais je constate rapidement qu’il n’en est rien. Une flamme de torchère de raffinerie est là qui en témoigne, à l’horizontale. Les rafales sont terribles et l’une d’elles me déporte sur le bas-côté. Cherchant à reprendre la route, j’attaque trop de biais le rebord du revêtement, la roue avant ripe et c’est la chute, brutale, sur le goudron. Là encore, les sacoches et le guidon papillon amortissent bien le choc.
Je trouve refuge dans une cabane en tôle, en bord de route. Il y a un lit défoncé avec une moitié de matelas en caoutchouc. Cela fera l’affaire, bienheureux de trouver un abri. Le vent se renforce au soir et je suis incapable d’aller plus loin. Il y a, à l’intérieur de la cabane, un nid d’oiseaux. Je les entends, véhéments, protester au dehors contre l’intrusion et l’intrus. Il va falloir cohabiter… Je vais peut-être mourir en Patagonie. C’est très dur. L’effort est violent.
Merci mon corps !
Me revient en mémoire la rencontre de cet allemand, la quarantaine, à deux ou trois jours d’Ushuaia. Il venait d’Alaska, après un périple de dix-huit mois et n’avait qu’une hâte, celle de rattraper deux cyclotouristes québécoises, à un ou deux jours devant lui.
Désir, quand tu nous tiens…
La reconnaissance brute de son désir, son exigence implacable vaut-elle moins que l’autosatisfaction proclamée en public d’une « assez belle chasteté », ainsi que je l’avais entendu dire par un de ceux qui en font voeu ? Qu’en est-il pour moi ? J’ai connu une période d’abstinence « divine » et tout autour, une vie de déboires. C’est ainsi…
Peu importe.
Nous sommes lundi 17 décembre et la cabane gémit, tremble de toutes ses tôles. Ici, c’est la latitude des quarantièmes rugissants, redoutée des marins. Le vent rugit, mord, détruit, nettoie, aseptise… Je reste là, je dors, je mange. Mon esprit est vide. Je vais mourir.
Tout est bien.
L’inconvénient des jours de repos, c’est que le stock d’eau et de nourriture descend sans que n’avancent les kilomètres. Reste l’espoir que les forces se reconstituent et que le vent faiblisse. Le lendemain, le jour n’est pas levé que je m’éveille en sursaut, en alerte. Je sens qu’il se passe quelque chose d’anormal. Et ce qui l’est, c’est qu’il n’y a plus de bruit, plus aucun gémissement ! Le silence est total et c’est lui, par son incongruité, qui m’a réveillé.
Je sors…
Rien, l’air est immobile, le vent absent ! Il a soufflé depuis mon départ d’Ushuaïa sans interruption. Douze jours entre force sept et douze, toujours vent debout. Je plie tout et je me dépêche pour profiter de l’aubaine. Il ne tarde cependant pas à se relever et se renforcer. Mais je suis en route. Un pick-up me dépasse, chargé de quatre vélos, dont ceux de deux jeunes espagnols. J’ai reconnu leurs montures. Je les avais croisés à mon arrivée à Ushuaïa et revus sur le ferry qui amenait à Puntas Arenas. Les deux autres vélos sont probablement ceux de Steve et d’Emmanuel. Il n’y a pas foule par ici ! Dans une côte, un pick-up s’arrête spontanément pour me demander si je veux monter à son bord jusqu’à Puerto Natalès. Je refuse. A quoi cela me servirait-il ?
Pourquoi aller plus vite ?
Je croise ensuite un couple d’américains qui, en plus de deux années, est descendu d’Alaska jusqu’ici. Je ne peux m’empêcher de songer au bonheur de faire cela à deux.
Bref, ne rêvons pas !
Aujourd’hui, pour la première fois, je vois les sommets enneigés de la Cordillère des Andes. Le vent se renforce sur le soir et il me faut songer à trouver un abri au lieu de rêver mais je ne peux toutefois empêcher un souvenir récent de remonter à la surface, attendrissante scène contemplée sur le ferry. Une mère allaite son petit garçon le plus naturellement du monde, sans chercher à se cacher, tout en devisant à haute voix et riant de bon cœur avec son groupe d’amis. C’est beau, tout simplement beau. Et quand une fois dans sa vie on a vu un enfant téter le sein de sa mère, quand on a soi-même eu l’immense bonheur de le faire, comment ne pas s’en ébahir à vie… ?
J’aime à la folie.
Le puits de passions sur lequel l’homme est assis sa vie durant déborde de ses flux. Je prends la totalité de la personne que je suis devenue à bras le corps. Aucun blocage ne fausse le désir. L’amour le plus grand m’a pris tout entier et tout en me comblant, me rend erratique. Je trouve toute femme belle et digne d’être aimée. C’est dit. Dire cela c’est exprimer un manque : je rêve d’être deux.
C’est dit aussi.
Je quitte la province dite des « Magellanès » et le paysage change du tout au tout. Il y a des arbres ! La terre de Feu en était totalement dépourvue. Je t’aime. Angélus. Peut-être vais-je mourir d’épuisement ? Epuisé de courir après toi !
Ce serait beau…
La température a subitement augmenté ; la nuit est très chaude et je ne ferme pas le duvet. Au matin, l’air est calme, chaud, limpide. Le cauchemar est-il fini ? Je pars en tenue légère, cuissard, tee-shirt et polaire tout de même. Mais je ne tarde pas à déchanter. Je n’ai pas fait cinq cents mètres que le vent se relève et qu’il me faut remettre pantalon et veste goretex. Il me sera difficile d’atteindre Puerto Natales avant la nuit, je n’ai presque plus rien à manger, plus d’en-cas : il faudra se résoudre à faire la popote et mettre le riz à cuire…
En chemin, je croise un couple de jeunes français. On échange nos périples. Ils voyagent et travaillent ici et là. Marion préfère voyager et Max voudrait bien à présent un vrai boulot. Ingénieur, il a envoyé plusieurs CV pour travailler dans les éoliennes en Argentine tandis que Marion sollicite sa soeur pour continuer le voyage ! Ils m’indiquent le camping où ils ont dormi la nuit dernière. Avant de se quitter, je leur fais mention de la vidéo.
Parler, communiquer redonne de l’énergie…
Et je retrouve des jambes. J’arrive à Puerto Natalès, le camping est très sommaire, sur les hauteurs de la ville, exposé au vent donc. Je prends une douche, froide, car l’eau n’est chaude qu’à certaines heures et ce n’est pas le bon moment… Je monte la tente entre des palettes de bois censées protéger du vent, les toiles sont très proches les unes des autres, la nuit sera des plus horribles, balancée entre les roucoulements tardifs d’un couple d’amoureux espagnols et les conversations téléphoniques d’avant l’aube, pour convenances de décalage horaire.
Bref, les campings, je crois qu’on ne m’y reprendra plus…
Je préfère mille fois le sauvage. J’ai profité de la ville pour faire un vrai repas : agneau grillé, comme d’habitude. Quelle merveille ! Il est dommage que je me sois coupé quelque peu l’appétit en cédant préalablement au clin d’oeil aguicheur d’un gâteau qui se révèle décevant et indigeste ! Mais on ne se change pas facilement ! Il faut dire aussi que j’ai l’estomac noué pour deux autres raisons : le trop d’efforts physiques et la rage presque, oui la rage de ne pas être deux. Sur la piste, ça va, je suis seul dans l’effort, je suis connecté, je suis bien, je ne voudrais pour rien au monde ne pas vivre ces moments.
Tout en étant seul, je ne le suis pas…
Mais quand j’arrive dans une ville, un lieu touristique comme ici, je vois des touristes, des femmes, des jeunes, des couples et je suis subitement déshabillé : je prends conscience de ma solitude. Je voudrais être normal, comme les autres, avec les autres. Se réveille en moi l’envie de communiquer tout ce que je vis. C’est vraiment un périple, le premier, que j’aurais beaucoup aimé partager.
Je vieillis ? Je mûris ? Je radote ?
Je démonte tout aux premières lueurs du jour et je suis obligé d’attendre que sonne sept heures pour prendre une autre douche, chaude cette fois ! Puis je traîne dans la salle commune pour recharger le téléphone. J’envoie mails et Whatsapps. Après l’énorme bug de communication à propos du Népal, je réduis mes échanges au strict minimum. Je repars et au soir, après le maelström de la ville et du camping, je retrouve le calme, la sérénité d’une cathédrale plantée au coeur de la nature. Angélus.
Je suis heureux.
Le lendemain, j’invective le ciel en roulant. Le paysage dessine comme des poitrines féminines. Sur un amas lointain de rochers, je crois deviner le mot « sexe » écrit. Quand j’arrive à la hauteur du rocher, plus rien, le mot a disparu, subrepticement effacé par un lutin farceur !
Je hurle à la terre qu’elle est érotique, en attente d’être fécondée…
Quelques kilomètres après la sortie de Puerto Natalès, il y a un couple de jeunes tchèques qui attend à un arrêt de bus, protégés du vent, tout en faisant du stop. On discute. Alors qu’on évoque la difficulté du parcours, le dénivelé, le vent, la jeune femme me dit : « Stay strong ! ».
J’éclate de rire.
C’est le mot de Saint Paul : « Sois fort et tiens bon ! ». Je repars, revigoré. Je trouve un bivouac en contre-bas de la route, à l’abri relatif du vent. Le lendemain, le tracé vers El Calafate s’oriente vers l’Est et c’est un grand plaisir. J’ai, pour la première fois, le vent arrière. De plus, la route est descendante : je n’ai plus besoin de pédaler. Joie ! Grande joie, hystérie même ! Je lâche le guidon, redresse le buste, me gonfle autant que je le peux et étend les bras comme un avion ses ailes. Quel bonheur grisant après tous ces jours de lutte pied à pied contre le vent. Mais cela ne dure pas et c’est une piste en tôle ondulée qui me ramène à la réalité.
J’établis le bivouac sur la pampa, très belle, pas d’arbre, presque un désert, des mamelons doux. La terre est sablonneuse, parsemée de touffes d’herbes drues. Au soir, les loirs s’ébattent autour de ma tente, à la recherche de nourriture. C’est comme si, pour eux, je n’existais pas. J’espère qu’ils ne s’attaqueront pas sournoisement à mes sacoches, presque vides d’ailleurs de toute nourriture. L’après-midi suivante, je croise un couple d’anglais qui descend de l’Alaska. On évoque en riant les moustiques et autres « bugs » du Canada.
Je hurle à plein poumons : « Je t’aime. Je t’aime. Toi qui es, je t’aime. Principe de vie, je t’aime. Innommable, je t’aime. Rayon de lumière, je t’aime. Toi qui es ce que tu es, je t’aime. Je t’aime…».
Le désert accueille mon éloge : « Ce que le silence et la solitude du désert apporte d’utilité et de joie divine, ceux-là seuls le savent qui en ont fait l’expérience ! ».
Voilà, tout est dit !
Des moments comme celui-là justifient à eux seuls, s’il en était besoin, mon errance et sa solitude corrélative. Mais est-ce cette terre si désertique, si fouettée par les vents et pourtant si féminine qui doit être ma seule compagne ? Certes, elle me comble mais elle me renvoie aussi à une autre, tel un tremplin. Je suis faible et je me surprends à envier ces couples unis dans l’effort et l’aventure. C’est dit. J’ai eu des occasions. Je les ai refusées, peu enclin à brader ma solitude, si riche.
Dont acte !
Au matin du 22 décembre, je reprends la piste, instable par les graviers accumulés. C’est un vent de folie qui m’attend, traversier ou de face. J’ai les mains, les bras, les épaules en compote. Les fesses aussi d’ailleurs ! Rouler sur de la tôle ondulée est un exploit. Parfois, je mets pied à terre quand la piste est trop mauvaise ou bien le vent trop fort. Et ceci pendant près de soixante-dix kilomètres ! Quand je retrouve la route asphaltée, j’ai le vent dans la pipe, plus de soixante noeuds, force douze ! Je suis en permanence sur le plus petit développement, descendant parfois de vélo, m’arc-boutant dans les rafales. Mais le ciel est tellement beau, dans toutes ses teintes de gris qui poussent jusqu’au noir, avec des nuages parfaitement roulés, ourlés, dessinant mille motifs imaginaires.
A quoi je pense tout au long du jour… ?
Dieu se fait homme. La théorie de l’évolution est vraie. L’évolution en est au stade de l’homme. Dieu se fait homme en tout homme. Et cette conscience-là monte. Dieu se fait homme pour que l’homme le devienne. C’est le stade supérieur et ultime (…?) de l’évolution. La place du Christ ? Un homme comme les autres mais qui a eu une conscience aigüe et unique de cette chose-là. Et en cela, il mérite son rôle de guide et de maître. Il est le mien. Mais je ne crois pas à sa naissance virginale, je ne crois pas qu’il est venu une fois pour toutes pour sauver les hommes, sauf à les sauver en donnant l’exemple, sauf à le suivre, chacun, dans sa conscience d’être. Celle d’être divin. Je ne crois pas qu’il faille en faire une idole, un objet d’adoration, ni même un sujet d’adoration. Je crois même que c’est une erreur, une idolâtrie. Une amitié, intimité, fraternité est le seul possible, le seul nécessaire.
C’est beaucoup, énorme !
La religion, quelle qu’elle soit, est avant tout une élaboration, une construction de l’esprit avant de devenir une institution servant à guider, conduire les foules. La religion de l’Islam, instituée six cent ans après le Christ, est là pour preuve a contrario de l’inutilité voire de la puissance potentiellement néfaste des religions. L’une succède à l’autre, la remplace, se dresse contre, combat. Cela occupe les hommes, nourrit les luttes, les guerres fratricides. Mais ce ne sont qu’enfantillages. Ce qui se joue sur cette terre, en ce temps comme en tout temps, en ce lieu comme en tout lieu, est grandiose : c’est l’avenir de Dieu. Nous sommes des acteurs qui s’ignorent, nous sommes dans quelque chose de géant et nous nous occupons de futilités, fiers des théories, des constructions que notre esprit échafaude. Je ne me mets pas à part de cette histoire et je ne critique rien. C’est comme ça. Il faut vivre et vivre est une évolution à long terme. Tout est utile, même les ratés le sont. La conscience d’être le divin en formation change le regard.
Voilà à quoi je pense…
Et sans cette déclivité de terrain qui me permet de m’abriter du vent, je n’aurais pu écrire cela, accoudé à la maçonnerie de la buse d’un fossé, pour l’heure heureusement à sec. Merci ! Qui a mis en musique tout cela, tout ce que je viens d’écrire, allongé, aplati, aux abris ? Qui ? Le vent, bien sûr !
La réponse est dans le vent…
La rudesse de la traversée de la Patagonie, son désert, ses vents implacables me donnent-ils la force de porter et d’assumer le « couac » entre l’église et moi ? Si je trouve la force de traverser la Terre de Feu contre les vents dominants, puis-je trouver celle d’affirmer que l’homme est divin ? Ma traversée de la Terra del Fuego devient allégorie. Si je trouve cette force, je suis disciple. L’homme de Nazareth a trouvé la force de s’ériger contre l’église de son temps. Il est mort d’avoir affirmé que l’homme était Dieu.
Il est mort d’avoir dit : « Je suis ».
Accepter l’aventure du Népal n’était que faiblesse de ma part : elle suspendait mon itinérance. La refuser m’a projeté dans les bras du désert et me conforte dans l’acceptation du sens des expériences. Cet choix entre deux possibles, accepter ou refuser, m’engage plus avant.
« STAY STRONG ! ». La vision du pèlerin qui marche dans la lumière est une irruption de l’éternité dans le temps, irruption d’un temps autre…, d’un temps plus avancé…, d’un non-temps… Dans celui-ci, l’homme a non seulement conscience de la lumière mais il la voit. Il marche vers. La lumière devient son but. Lui-même est encore sombre. Ne parlons pas de ce qu’il en est, de ce que je suis à l’heure où j’écris ces lignes, planqué dans le maigre repli de terrain, attendant que le vent se calme.
Ce qu’est la lumière, nul ne le sait.
Il n’est donné que de voir ses rayons. La source reste inaccessible. Parce que les rayons aveuglent. Parce que les rayons attirent tout en communiquant ce qu’ils sont mais sans permettre d’atteindre leur source. Parce que c’est ainsi. Il m’aura fallu toute une vie pour, non pas abandonner la personne du Christ, mais la dégager de l’idolâtrie dans laquelle l’a momifiée la religion. L’homme de Nazareth est jalon dans l’avenir de l’humanité vers la conscience d’être.
L’homme-lumière est l’archétype de l’homme.
Le poids des schémas de pensées exerce son pouvoir de freinage. Peu importe. Il ne peut en être autrement. La conscience d’être balaye ces lourdeurs. Je constate tout de go que le « Viens et vois » de Saint Jean est vrai. Il a expérimenté cette conscience, il a vu : « Viens, approche-toi de la vraie nature de l’homme de Nazareth et vois la lumière qu’il a vue et que lui-même est. Cette lumière, toi aussi tu l’es. Tu es lumière ». Voilà ce que signifie le « Viens et vois » de Saint Jean. Viens en Patagonie et dis ce que tu as vu. Écris. Voilà pourquoi je suis là, voilà ce que j’ai à faire. Folie.
Je suis fou.
Le dimanche 23 décembre, je suis à El Calafate. Levé à quatre heures du matin, après une nuit passée à la belle étoile car le vent ne m’a pas permis de monter la tente, je démarre très tôt avec le secret espoir que cette lutte va cesser.
Et je suis exaucé !
C’est une belle chevauchée qui m’attend au coeur d’une nuit de pleine lune qui se dilue peu à peu dans l’aube d’un magnifique soleil levant. J’avale les quelques soixante-dix kilomètres presque sans effort. C’est ainsi que j’arrive à neuf heures du matin dans cette petite ville très touristique, capitale des glaciers. J’ai besoin d’une douche et de laver mes vêtements de vélo. Ils n’ont pas encore connu l’odeur du savon en Patagonie. Je dois aussi voir si je peux trouver la petite fuite au matelas qui fait qu’au matin, il est toujours un peu plus plat que la veille…
Je décide de jouer au touriste…
J’ai besoin de repos. La lutte a été dure, très dure pendant tous ces jours contre les vents d’Ouest. Hier au soir, j’étais proche de l’épuisement. Mais quelle beauté que ce parcours dans la pampa argentine, semblable à un désert. Pas un arbre, pas une construction, rien à perte de vue, des mamelons doux de terrain, une terre parsemée de touffes d’herbe, des nuages roulés par le vent comme du coton, ourlés de gris, de bleu, de gris-bleu, c’est magnifique ! J’aime ce paysage dans sa dureté, il s’accorde à mon âme. C’est comme si je prenais là de la force et je comprends au fil des kilomètres que cette force est celle de porter l’enseignement des expériences de lumière.
Pour le moment, je joue au touriste et m’octroie sans vergogne une chambre à l’hôtel, une vraie chambre, pour moi tout seul. Quel luxe ! La nuit dernière j’épousais la terre, dure à mes reins et le ciel, cher à mes yeux. Ce soir, je m’affale dans un lit. D’ordinaire, je m’en passe volontiers mais là j’en ai besoin et c’est possible.
Donc, je prends !
A midi, le vent s’est relevé, plein Ouest, dans les forces sept à huit. Je n’irai pas voir le glacier Périto Moreno en vélo, quatre-vingt kilomètres plus loin. J’opte pour le circuit en bus qui passe devant la porte de l’hôtel pour faire de moi un touriste parmi les autres. D’ailleurs, même si je le voulais, je ne pourrais faire autrement car il est interdit de camper dans les parcs nationaux et il m’est impossible de faire les cent soixante kilomètres de l’aller-retour dans la journée.
Cela me va très bien !
Sur la lancée, je réserve donc une deuxième nuit à l’hôtel. Le lieu, beau et de plain-pied est idéal pour se refaire une santé et entretenir l’équipement ! Il me faut bien reconnaître que je suis à bout de forces, saoulé, tourneboulé, épuisé par le vent. Je fais un vrai repas, agneau et légumes grillés : un régal ! Je me régénère. Je ne suis pas un ascète, je suis un fou, un fol en Christ, un apprenti, une chrysalide d’où naîtra l’homme-lumière…
Fou à lier, je fais des courses…
Rejoindre El Chatten, à quelques deux cents kilomètres devrait être ma dernière épreuve contre le vent. Ensuite la cordillère l’arrête, paraît-il, et donne le relais à la pluie. Voilà à quoi je pense tout en cherchant la fuite au matelas. Je n’en trouve pas mais du moins l’aurais-je un peu lavé… Il pue de sueur et de crasse accumulées au cours de dix mois de voyage. Je me pose, comme après un raid, une traversée du désert. Elle a été intense en effort et en pensée. Le motif de mon errance est bien là, prégnant, qui émerge et darde, tout droit sorti de l’usure et de l’épuisement de mon corps. L’enseignement des deux expériences de lumière me pousse, presqu’à mon corps défendant ou du moins avec incrédulité tellement c’est énorme, à me reconnaître dans ce qu’a vécu l’homme de Nazareth, à accepter que je vis à toute petite échelle ce qu’il a pu vivre de la lumière et à dire comme lui, la divinité de l’homme. C’est le motif de sa condamnation. Autre temps, autre moeurs.
Cela me va…
La traversée de la Patagonie contre les vents dominants est un challenge déraisonnable pour tout cycliste et à fortiori pour un homme de mon âge. Si je peux le relever, c’est que je peux porter aussi le message de l’homme-lumière. Tel est ce dont je me persuade. L’église se sert du Christ comme d’un pare-foudre. S’ériger contre le conformisme des religieux de son temps, c’est ce que lui-même a fait.
L’important est d’être soi.
J’occupe ma journée à vérifier mon équipement, mis à mal par cette traversée sauvage et tous ses cahots. Je vérifie tous les points d’attache des sacoches. Et ce n’est pas inutile ! Toutes ces secousses ont fait que bien des vis se sont relâchées. Je n’ai pas envie que la mésaventure qui m’était arrivée en Italie recommence. Je vérifie aussi toute la visserie de Séraphin lui-même et je retends la chaîne sans oublier d’y mettre de l’huile. Le soir, je rencontre au bar de l’hôtel Timothée, jeune lillois de vingt ans, addict, selon ses dires, à l’alcool, au tabac et au jeu. Il a pris un an pour voyager en Amérique latine après son DUT de techniques commerciales. Nous avons un bel échange, parlons de Séville qu’il adore et je lui fais mention de la vidéo.
Le lendemain, je deviens le touriste lambda…
Le bus est un bus de safari, un 4*4, au look ad hoc, peinturluré faune sauvage. La file à l’entrée du parc national est impressionnante et l’on attend, assis sur son siège, dans le bruit des moteurs et l’odeur du gas-oil. Lorsque l’aval est enfin donné d’aller plus avant, le bus se met en marche puis s’arrête à un endroit prévu pour lui et tout le monde descend. C’est réglé comme du papier à musique : un petit peu de marche sympa et le groupe arrive au glacier. Superbe bien sûr ! Mais il fait froid, le vent du Pacifique vient de l’ouest et passe sur la glace avant de s’emparer du corps. Sur le vélo, je résiste. Touriste sans défense, balloté, conduit, je deviens proie. Je me réfugie à la cafétéria où je m’endors un moment. Les forces reconstituées, je suis alors en mesure de faire le parcours « glacier » : je descends au plus près de ces falaises de glace hautes jusqu’à soixante-dix mètres. C’est beau, certes, mais la journée est éprouvante, balloté que je suis, sans défense, dans ce bus chaotique. À tout prendre, je préfère avoir à lutter moi-même contre les éléments avec Séraphin comme monture. Je ne comprends pas grand chose à ce que raconte la guide, mais peu importe car mes yeux suffisent. Au retour, je constate que je suis affamé, proche de l’inanition. Je prends la douche et retourne manger ce délicieux agneau grillé qui est le plat traditionnel du pays. Je m’embourgeoise.
Je n’ai plus envie de me battre…
De Suisse, je reçois des nouvelles. Le récit de mes expériences est qualifié d’impression. Le mot me renvoie à la vanité de vouloir dire. Je n’ai pas « l’impression » que l’homme soit divin, j’en ai la certitude. Même si parfois, bien sûr, je doute. C’est tellement énorme. J’envisage la possibilité d’avoir créé et fait naître ces expériences par la seule force de mon désir. Mais est-ce possible ? Je n’ai rien désiré sauf essayer de comprendre le sens d’une vie, si elle en avait un. Les deux expériences n’ont été que très lentement comprises, avalées, digérées. Et ce, autant que faire se peut, autant qu’il m’a été donné de le pouvoir.
Et la réponse s’est découverte peu à peu, implacable.
Il est vrai que j’ai eu, enfant, une formation, une éducation religieuse. Sa symbolique aurait-elle pu créer d’elle-même la réalité de ces expériences ? C’est une perspective à laquelle j’ai souvent pensé. Mais j’ai fini par acquiescer à son insuffisance. Il m’apparait plus vraisemblable d’admettre que ces expériences sont arrivées telles quelles, réalité venue d’ailleurs. Il m’apparaît plus évident de penser qu’elles sont et ont une réalité à faire comprendre plus grande que toute symbolique religieuse en eut été capable.
Tout en ayant l’apparence de la folie…
Le 25 décembre, je quitte El Calafate et reprends la route, bitumée cette fois, vers El Chalten. Le paysage est nouveau et incroyablement beau. Des rivières, des lacs d’un bleu turquoise époustouflant de pureté, des collines qui dessinent des motifs semblables à ceux des glaciers. Elle me font penser à la pochette d’un trente-trois tours mythique de ma jeunesse, « Deep Purple in Rock » !
Cette image dans la tête, je traverse un pont.
Je ne sais plus où donner du regard tant le paysage est captivant de beauté. Je plonge mon regard à droite à gauche dans l’eau du lac d’un turquoise incroyable, je l’élève sur les falaises magiquement sculptées, le rock brutal de Deep Purple sonne fort et… je manque de peu la grande cabriole ! Un nid de poule énorme, trente bons centimètres de diamètre, traversant toute l’épaisseur du tablier ! Toujours jusqu’à maintenant, le bitume a été impeccable. Je l’aperçois au dernier moment, ce trou, je le frôle à ras-bord, zigzague, évite de justesse le parapet et me redresse enfin. Ouf, c’est passé très près, cette fois ! Instant d’inattention qui aurait pu me coûter la jante, une chute et la fin de l’histoire.
Peu de temps après, je croise un japonais. Les échanges sont réduits au strict minimum. Reste la fraternité d’une condition partagée, celle du cyclotouriste en tour du monde. Je rencontre aussi un couple de jeunes français qui, partis du Mexique, veulent terminer leur périple à Ushuaia. Ils ne sont pas mécontents, me disent-ils, de retrouver un peu de stabilité. Je leur fais mention de la vidéo avant de nous quitter, eux vent arrière, moi vent de face. L’idée d’arrêter m’a traversé aujourd’hui…
Lassitude.
Au soir, peut-être vivifié par la rencontre et l’échange ou par la beauté du paysage qui se dévoile à mes yeux au soleil couchant alors que je me prépare à passer une nouvelle nuit à la belle étoile, je suis bien.
Angélus.
Tout se simplifie : « Un enfant qui met sa main dans le feu a-t-il l’impression que le feu brûle ? Non, il en a la certitude. De l’expérience nait la certitude, non l’impression. La vision de l’homme qui marche dans la lumière témoigne de l’irruption d’un autre temps dans le temps. D’un temps futur dans le temps présent. Plus tard, je verrai la lumière et je marcherai vers elle. J’ai vu maintenant ce que je verrai et serai demain. Là encore, certitude et non impression ou croyance. Certitude née de l’expérience vécue, sauf à remettre en cause celle-ci. La deuxième expérience, survenue six mois plus tard, prolonge la première. Un rayon m’a percé jusqu’à me faire être ce que lui même est et ce, dans la conscience de moi-même irradier. Parce que je suis né dans un pays de tradition chrétienne, j’ai voulu confronter ces expériences avec celles rapportées par la tradition. La lumière y est omniprésente. Trop forte, l’homme a disposé des abat-jours. L’homme des cavernes ne connait pas l’explication scientifique du feu mais son fils, qui a mis la main dedans, n’en a pourtant pas moins la certitude qu’il brûle. Ainsi pour moi ».
Les nuits passées à la belle étoile me permettent de contempler Orion, Sirius, le Serpent. Elles incitent à un réveil matinal. Levé avant le jour, je suis vite en selle et je profite d’un jour sans vent. Exceptionnel ! Lors d’une halte à l’entrée d’un parc national, je rencontre un couple de cyclotouristes français qui descend vers la Sud et alors que l’on discute, j’ai la désagréable surprise de me faire piquer par des taons ! Il y en a quelques-uns, me disent-ils, fort d’où ils viennent. L’absence de vent et le soleil les incitent à sortir. La trêve du Grand Sud, sans bestioles aucune, semble terminée.
Dommage !
J’arrive à El Chatten vers treize heures, quelques cent dix kilomètres plus loin. Juste le temps de faire des courses, de prendre de l’essence et c’est reparti. Direction : « Lago Désierto » ! Ralf, l’allemand déjà rencontré à la sortie de Puntas Arenas un jour de très grand vent est là. Je le croise à la sortie du petit supermarché où, tous deux, nous nous ravitaillons. Il me dit prendre le bateau le lendemain à dix heures.
Pourquoi pas ?
Je me restaure, j’en ai besoin. Une grande salade maison suivie de spaghettis à la carbonara me redonnent des forces. L’embourgeoisement continue. Ce matin, l’impression que tout est vain m’a envahi. Vain d’expliquer, vain de dire. La lumière est. Cela n’avance à rien. Elle fait son chemin. Elle n’a pas besoin de nous. Elle blesse d’amour qui elle veut. Et celui-là n’est plus jamais pareil. Mais que peut-il faire ? Que peut-il en faire ? Rien, sauf la dire, la transparaître, à sa mesure, sa faible mesure. Mais comment ? Chacun son charisme. Merde ! J’en ai marre de tourner en rond, même si c’est autour du monde. Je dis « Merci » à tout et je veux une femme ! De lumière si possible. Qui pédale si possible. Autant s’avouer que je cherche le mouton à cinq pattes et que je resterai seul jusqu’à la fin.
Qu’elle vienne !
Je quitte le resto, requinqué et je prends la piste vers le « Lago Désierto ». Il y a encore trente sept kilomètres de « ripio » à parcourir jusqu’à l’embarcadère. Le vent se relève. Au bout d’un temps, je trouve un endroit où me blottir, à la belle étoile. Il est plein de moustiques mais je suis épuisé et devient, consentant, proie facile.
Le paysage change…
Après le désert de la Patagonie, je me trouve subitement dans la Cordillère, en montagne. Je suis entouré de sommets enneigés. L’eau des rivières, issue des glaciers, est incroyablement limpide, d’un turquoise sans pareil. Je parcours les quelques kilomètres qui me restent et j’embarque au matin sur un petit bateau pour traverser le lac. Ralf est là. Nous sommes donc deux, avec nos vélos plus deux jeunes randonneurs à pied et leur guide. Nous sommes le 27 décembre.
C’est vraiment une aventure…
Ce bateau qui traverse le « Lago Désierto » me conduit au poste de frontière argentin où je valide ma sortie du territoire. Il est le seul moyen dans cette région de passer de l’Argentine au Chili. De ce poste frontière argentin part une piste, longue de vingt-deux kilomètres, qui conduit jusqu’à l’autre poste frontière, chilien cette fois, de Candilla Mansillo, village fantôme composé de deux seules maisons contiguës en bord de lac. On peut établir sa tente à leur proximité. À partir de là, un bateau traverse le lac O’Higgins et une piste de cinq kilomètres permet d’atteindre Villa O’Higgins, village le plus Sud de la « Carretera Austral ».
Cette traversée du territoire argentin vers le Chili est l’aventure la plus extrême qu’il m’ait été donnée de connaître. La piste entre les deux postes frontières est un sentier forestier à travers la montagne. Par endroits très profondément raviné, parsemé de racines, de rochers, de troncs d’arbres, il rend la progression très lente. Il me faut enlever les deux sacoches avant, trop basses et trop larges pour être conservées en place. Je les porte pendant cent ou deux cents mètres avant de revenir sur mes pas. J’enlève alors le rack-pack du porte-bagages arrière et je reviens jusqu’à l’endroit où j’ai déposé les sacoches avant. Je retourne enfin chercher Séraphin, équipé de ses deux seules sacoches arrière. Et ainsi de suite, sur plusieurs kilomètres ! Au final, j’accomplis trois fois la distance au lieu d’une seule.
Il me faut traverser des cours d’eau, des bourbiers. En équilibre sur des pierres ou des troncs d’arbre je pousse le vélo, de l’eau parfois presque jusqu’à mi-roue. Il m’arrive de glisser, portant les deux lourdes sacoches. Je sors de là les pieds trempés, les chaussures boueuses. À un moment, je dérape dans le bas-côté abrupt. Des épineux nous empêchent, Séraphin et moi, de dégringoler plus bas. Je remonte, m’accrochant aux racines. De toute façon, je suis seul. Je peux hurler, rager, il n’y a personne alentour. Il faut que je m’en sorte ou que j’y reste. Après m’avoir aidé au début du chemin, Ralph, plus jeune et plus sportif a continué, espérant attraper au plus tôt un hypothétique bateau pour villa O’Higgins…
En approchant le Chili, la piste devient plus praticable. Je peux à nouveau être en selle et ne plus faire ces éprouvants aller-retour. Mais la descente de ce sommet si durement gravi est démentielle à son tour ! C’est une piste extrêmement raide et ô combien dangereuse, toute de pierres et graviers. Pour en rajouter encore comme si cela ne suffisait pas, des rafales de vent d’une soudaineté et d’une puissance phénoménale, les « willivaws », augmentent l’insécurité. Je ne suis pourtant pas frileux mais là, le ravin est intraitable : il n’y a aucune marge d’erreur possible et je reste concentré, les freins bloqués pendant toute la descente, les pieds traînant à terre, prêt à parer la chute. Le paysage est magnifique certes mais il doit impérativement être contemplé à l’arrêt. Le lac est un joyau qui resplendit de tout son turquoise dans l’écrin de montagnes aux sommets enneigés. C’est magnifique, au-delà des mots. J’arrive au poste de douane chilien où le douanier, rigolard, me taquine à propos des « Gilets jaunes » qui mettent en pagaille la France.
J’hallucine, je ne suis pas au courant…
Je m’installe sur l’aire de camping où je retrouve Ralph, dépité de ne pas avoir eu de bateau à prendre. D’après les nouvelles, il viendra peut-être, si le temps le permet, dans deux jours, le samedi 29 décembre. Sinon, il faudra attendre l’année prochaine… Ralph est furieux, trop impatient pour envisager de faire du sur place. Pour moi, c’est différent et cela ne me déplairait pas de rester bloqué quelques temps ici, dans ce bout du monde.
Il y a là Anouchka et Olivier, deux jeunes belges, qui randonnent en Amérique du Sud. Nous discutons bien, parlant la même langue. Je leur tiens des propos incongrus dans cet amphithéâtre grandiose du bout du monde où nos destins se croisent. Le lendemain arrive Steve, l’écossais, accompagné d’un couple de cyclotouristes espagnols. Ce qui fait que nous sommes maintenant sept à attendre l’hypothétique bateau.
Viendra… ? Viendra pas… ?
Le vent est tombé, remplacé par la pluie. L’aire de camping est très rustique. Il y a un hangar ouvert avec une grande table délabrée et une vieille cuisinière à bois à disposition. Un seul WC et une unique douche, froide. Il peut y avoir de l’eau chaude mais il faut au préalable allumer un feu de bois sous un réservoir d’eau et attendre que le ballon monte en température. Quant au bois, il faut aller le chercher alentour puis le débiter.
Il y a une hache à disposition…
Il est possible de prendre le repas dans la maison du couple qui possède les lieux. À table, le grand sujet de conversation est bien sûr le bateau. On sent monter l’angoisse d’être ainsi bloqués. Les caractères se révèlent. Ralph, trop impatient et en grande forme physique veut rebrousser chemin et contourner l’obstacle ! Olivier envisage de retourner, seul, en un raid éclair à El Chatten, pour chercher de la nourriture puis revenir ici et attendre ! Sa compagne n’apprécie pas trop l’idée. Raid éclair oui, peut-être, mais à deux. Je n’envisage pour ma part nulle autre éventualité que celle d’attendre patiemment « le jour où le bateau viendra »…
S’il vient… !
Au matin du grand départ, c’est à dire le 29 décembre, c’est un tout petit bateau qui vient nous chercher, genre canot de survie. Il doit nous faire parcourir les quelques soixante-dix kilomètres d’étendue d’eau qui nous séparent encore du village de Villa O’Higgins. Le vent souffle en furie. Il y a des creux de plus d’un mètre, des embruns, de l’écume. Le canot frappe et cogne, tangue et roule. Le matelot, un tout jeune homme, vient nous prévenir que cela va secouer : « enjoy the waves ! », dit-il avec un grand sourire. Le hublot avant est mal fermé, l’eau pénètre, il vient y remédier. Il ouvre l’écoutille pour pouvoir la claquer.
Vicieuse, la vague confronte le matelot à son humour…
Il faudra deux bonnes heures d’une navigation très agitée pour atteindre la cale située de l’autre côté du lac. Restent encore cinq kilomètres à parcourir pour rejoindre le village de Villa O’Higgins. La pluie est là qui nous accueille sans pour autant que le vent cesse. Un temps sombre donc mais un chalet de bois accueillant, à l’ambiance relax et simple, chauffé au bois. Je partage chambre et repas avec Ralph.
Un maelström d’impressions m’envahit : lac, vent, mer, montagne, vélo, vie spartiate, vie intérieure, rencontres fortes, tout se bouscule, va vite, presque trop vite. Je retrouve le wifi et j’en profite pour envoyer quelques nouvelles à la famille. Le soir, dans la salle commune, nous prenons le repas avec Ralph qui se révèle cuissot étoilé. Il fait beaucoup avec très peu, en fait ce qui nous reste… !
Le lendemain, dimanche 30 décembre, je commence à remonter la « Carretera Austral ». C’est une piste en graviers et pierres en pleine montagne. Ce n’est pas roulant du tout ! Je monte et descends sans cesse, dans la pluie et le vent. Le paysage est magnifique, montagnes noyées dans la brume, des sources d’eau partout. Un air de paradis vierge. Au bout de soixante-dix kilomètres, je m’arrête au pied d’un col. Je le garde pour demain. Il fera jour. Je t’aime. Angelus. Faut savoir ne pas vivre dans l’excès, faut savoir prendre son temps ! C’est moi qui dit cela ? J’y suis contraint en fait, la modération n’est pas nature.
J’aime… À fond… Je t’aime… À fond…
Au matin de ce dernier jour de l’année, je flemmarde puis je parcours les quelques trente kilomètres qui me séparent d’un embarcadère. J’arrive vers midi et demi. Une femme chilienne est là, avec ses deux filles. Elles attendent le seul bateau de la journée qui doit arriver dans… une demi-heure ! Elles viennent de finir de se restaurer et m’offrent leur reste de pâtes. Quelle aubaine ! J’ai juste le temps de m’en régaler avant que le ferry n’arrive.
Dans celui-ci, j’offre le dessert : mes biscuits. Il y a, en plus de la femme et de ses deux filles, un couple de chiliens. L’homme vient discuter avec moi. Ils habitent, lui et son épouse, Cohaiques et ils sont allés faire une excursion en voiture et en camping dans le Grand Sud d’où je viens. Il me montre ses photos, je lui montre les miennes. Une fois débarqués, ils m’attendent. L’homme me donne un paquet entier de galettes. La femme nous prend tous les deux en photo. Je les sens prêts à m’inviter chez eux, si ce n’était la barrière de la langue et l’incertitude de ma progression. C’est une pluie diluvienne qui tombe maintenant et je reste à l’abri de l’embarcadère, les regardant partir. Je me repose, je cuisine, j’écris.
Puis, je remonte en selle.
Le paysage est magnifique. La piste serpente entre de hautes montagnes arrondies qui semblent des seins qui attendent une main. La mienne bien sûr ! Je hurle à l’immensité : « Une femme de lumière, qui pédale, avec des seins comme ces montagnes. Je t’aime, Seigneur. Yo te quiero. Ich schlibe dich. Mi amor… ». Bref…
Je deviens fou, c’est certain.
C’est incroyablement dur. Dans les montées, je pousse souvent le vélo. Dans les descentes, je freine. Je suis prudent, je veux avant tout éviter la chute. J’arrive à un embranchement. A gauche, Tortel, joli village, paraît-il, mais en cul-de-sac. A droite, Cochrane. Survient une nouvelle averse aussi diluvienne que froide. Il y a un abri-bus. La question est réglée. Je monte la tente sous l’abri-bus. C’est le lieu rêvé pour une nuit de réveillon !
Je fais le point.
C’est incroyablement beau ici, incroyablement dur aux jambes aussi. De par le dénivelé bien sûr mais surtout par le fait que je roule sur du « ripio », des graviers, des pierres. C’est dangereux parfois, inconfortable, instable pour les roues d’un vélo. Pourtant le mien est parfaitement adapté à ce type de terrain avec ses pneus assez larges. Incroyablement dur mais que c’est beau !
Le désert et les vents de la Terre de Feu argentine sont loins à présent. J’ai devant moi des montagnes luxuriantes, une végétation étonnamment tropicale avec d’immenses feuilles, des cascades partout. Je n’ai plus besoin de prévoir l’eau, il me suffit de tendre la gourde et de la remplir aux chutes qui dégringolent de la montagne. Fini de porter mes neuf litres en permanence pour tenir trois jours en autonomie ! C’est bien agréable de se trouver dans ce paysage varié et plein de surprises.
L’épopée, à partir d’El Chalten, est derrière : trente sept kilomètres de piste, un premier bateau, vingt deux kilomètres d’un chemin démentiel, un canot de survie, cent kilomètres de plus, un troisième bateau, encore et toujours du « ripio » jusqu’à Cochrane.
Et je suis là, en ce jour de l’an 2019, usé par tout cela qui succède à ma traversée de la Terre de Feu. Les deux jours derniers, accomplis depuis villa Ô Higgins, sur la piste en « ripio » m’ont laminé. D’autant qu’ils se sont déroulés souvent sous la pluie et dans le vent.
Une voiture s’arrête à ma hauteur.
À l’intérieur, quatre femmes. Elles engagent la conversation, me demandent d’où je viens, quel est mon parcours, mon âge. Elles me prennent en photo et me quittent, pouce levé : « Congratulations ! ». Je réalise qu’elles reviennent très certainement de réveillon, d’une nuit de fête : nous sommes le 1er janvier. J’aurais pu rajouter, dans le récit abrégé de mon périple, que ce qui me manque le plus, c’est l’une d’elles ! Combien de pouces levés n’ai-je pas eu depuis le début de mon itinérance ? Il n’est pas exagéré de dire que c’est presque mon quotidien. Je voudrais pouvoir exprimer en retour et aussi synthétiquement le moteur qui l’anime. Mais comment dire, dans un geste aussi symbolique qu’un pouce levé, comment signifier : « Hey ! Vous êtes tous lumière ! » ?
Comment… ?
Année 2019 : je vais avoir 67 ans. C’est l’année-anniversaire de la vision. Vingt ans déjà ! Qu’en ai-je fait ? J’ai essayé d’entendre, de comprendre. Ai-je à aller plus loin ? Peut-être… C’est un sentiment diffus en moi, mais je pense que cette force d’itinérance qui m’est donnée est elle-même signe. Elle semble me dire : « Continue, décante… ».
Wait and see…
À un détour de route, j’aperçois un peloton de cyclotouristes qui arrive à ma hauteur. Incroyable ! Ils sont six, quatre français, deux canadiens.
On échange… on repart…
Plus loin, en franchissant un col, je croise trois jeunes suisses. L’un d’eux me donne une carte de la carretera qu’il a trouvée dans le point d’information d’une ville située en amont. Carte qui me permet de voir en gros où j’en suis de ma progression. Un autre, Manu, m’offre un livre de nouvelles de Sylvain Tesson « S’abandonner à vivre » et je lui indique la vidéo. Toutes ces rencontres, comme à l’habitude, me redonnent force et élan. Car les jours sont difficiles, de par la fatigue accumulée, la lutte contre le froid et le mauvais temps de ces temps derniers. Je termine en belle forme, finissant de monter le col sans problèmes et avec enthousiasme même. Merci Seigneur, merci la vie ! Dans ces moments, je ne regrette pas d’être seul. Car c’est un fait, ils justifient ma condition : de tels échanges ne sont possibles que provoqués par la singularité et la solitude de mon parcours.
Au matin du 2 janvier, après une nuit passée au sommet du col, je n’en crois pas mes yeux : le sac poubelle a disparu, les éboueurs sont passés ! J’ai bien entendu hier soir quelques raclements bizarres, j’ai même jeté un œil hors de la tente, sans rien remarquer toutefois. Cet enlèvement est probablement l’œuvre d’un de ces chapardeurs de renard ! Le soleil est au rendez-vous, il éclaire la cathédrale. Des pépiements d’oiseaux, le martèlement furieux d’un pic-vert me disent que c’est l’heure de se lever.
Se lever pour connaître, si c’est possible, le pire jour…
Malgré le beau final d’hier soir, boosté par la rencontre de Manu, il me faut bien reconnaître que mes muscles ne répondent pas. Trouver la trajectoire idéale ou simplement celle qui permet de ne pas tomber relève de l’exploit. La piste est en tôle ondulée, comme stigmatisée par un lourd engin à chenille. J’ai le moral en berne.
Que fais-je ici ? Seul ?
Je rencontre un couple, dans la cinquantaine, anciens postiers d’Agen, collègues de Jacques Sirra, postier lui aussi, connu pour avoir bourlingué en vélo pendant plus de vingt ans autour du monde. Il s’est arrêté, paraît-il, dégoûté de son évolution ! Celle du monde. Ils évoquent l’insécurité qu’il y a à traverser certains pays et me racontent le meurtre de deux cyclotouristes au Mexique qui avaient dû se retrouver dans des endroits chauds et voir des choses qu’ils n’auraient pas dû voir… C’est rare le pessimisme parmi les gens du voyage, c’est la première fois que je le rencontre. Le plus souvent, ce n’est qu’évocation de belles rencontres, d’accueil, de solidarité. Et la joie de l’effort transparaît dans ces moments de halte et d’échange bienvenus. Après plus de deux ans d’itinérance, j’ai envie d’aller m’asseoir sur le trottoir d’à côté….
Dans la descente qui mène à Cochrane, ce 2 janvier, je tombe lourdement ! Exténué, près de l’arrivée, je relâche mon attention et les freins. Trop ! Je ripe dans un sillon de graviers accumulés, engage la roue avant dans le bas côté, dérape complètement et finis par chuter.
J’entends un craquement sec…
Je reste suspendu, immobile puis je remue la tête, doucement, précautionneusement, de droite à gauche, de haut en bas. Ça fonctionne sans douleur. Je remue les bras, encore sonné. Rien, je n’ai rien. Je me relève. D’où est venu le bruit, car bruit il y a bien eu, claquement sec, craquement ? Ce n’est pas mon corps, un os, une vertèbre, je viens de le vérifier. Je regarde Séraphin. Le rétroviseur a fait un quart de tour sur lui-même, il est à 90 degrés de sa position normale et reflète le ciel. Il vaut mieux que ce soit lui que moi. Sacoches et guidon-papillon ont bien joué, cette fois encore, leur fonction annexe de sécurité : amortir la chute.
Avertissement sérieux toutefois !
Car je dois bien constater qu’au long de toute cette journée, les muscles de mes cuisses ne répondent pas : ils me brûlent, me picotent sans produire d’énergie. Je suis tordu, épuisé par tout ce mois passé en Patagonie. Ai-je la force de poursuivre ? Le mauvais revêtement de la piste m’est très difficile à endurer au long des jours. Toutefois, il y a une partie bitumée qui s’annonce mais ce n’est pas pour encore. Cette amélioration des conditions, remontant vers le Nord, aura aussi un autre avantage, celui de réduire la poussière. Car si, pendant les premiers jours, les voitures qui empruntaient la piste étaient très rares, cette dernière journée vers Cochrane les a vues se multiplier. Leur croisement est tout à la fois aveuglant et dangereux, qui me noie dans un nuage opaque de poussière. Après la chute d’ailleurs, j’étais tout blanc, enfariné, prêt à mettre au four, prêt à cuire… !
Ce qui est fait n’est plus à faire : je suis cuit et recuit…
Pour l’heure, je m’installe au camping de Cochrane, en plein centre. Et je fais un vrai repas au resto ! Je n’ai strictement plus rien à manger, plus d’essence dans le réchaud, plus d’énergie ni physique ni morale. Je doute et m’interroge.
Que fais-je ici ? Seul ?
Au camping, deux jeunes français. Je n’ai pas la force de mener une conversation ni celle de leur indiquer la vidéo. Qu’en ont-ils à faire d’ailleurs ? Elle n’est en aucune manière opératoire. Car s’il y a une certitude, c’est bien celle-ci : la vision ne m’a pas fourni de mode opératoire ni pour la décrypter ni pour en vivre. Elle m’a plutôt donné à entendre : « Débrouille-toi avec ça, mon vieux ! ».
Le lendemain, je paresse et me repose. Je lis Sylvain Tesson, le livre offert par Manu. « S’abandonner à vivre », tel est le titre des nouvelles. Assez bien ficelées d’ailleurs. S’abandonner à vivre, c’est ce que je fais, en quelque sorte. En m’épuisant.
Sursaut de volonté : je fais cuire des pâtes dans la cuisine du camping. Il y a là Diego, un jeune chilien. Il m’offre du café. Je refuse. Devant son étonnement, je lui explique pourquoi. S’ensuit une fort intéressante conversation. Je lui montre le message en espagnol. Il fait le rapprochement avec le Christ et prend le message en photo.
Merci.
Le lendemain, j’hésite : rester ou repartir ? Buvant un thé dans la salle commune, contemplant toutes ces tentes encore endormies, écoutant ce que dit mon corps épuisé, je vais me recoucher. Sur le coup de onze heures, je me lève et, la forme semblant revenue, je décide d’aller de l’avant. Mon corps reste faible, la route mauvaise, le dénivelé dur. C’est un chemin de croix, au-delà de mes forces.
Pourquoi m’imposer cela ?
Je croise un espagnol : « You are lucky, man, you have time, money and legs ! ». Il a raison. Je suis chanceux d’avoir le temps, l’argent et les jambes pour faire ce que je fais. Cessons de nous plaindre ! Plus loin, c’est au tour de deux jeunes filles : « Go ahead ! ». C’est le jour des encouragements.
Ils tombent à pic… !
Au matin du 5 janvier, je m’éveille devant une eau d’un incroyable turquoise. Le duvet est parsemé de perles blanches, givre de la nuit. J’ai dormi à la belle, en bord de fleuve et je n’ai pas eu froid pourtant.
Je pense à une femme, rencontrée au début de mon périple : « Le prochain voyage, je le fais avec toi ». Je repense à une autre : « Le beau ne vaut que d’être partagé ». J’ai refusé tout cela tant la solitude m’est chère et maintenant, je suis seul et mes flamme et fougue de prophète vacillent… À Diego pourtant, dans la cuisine du camping de Cochrane, j’ai osé dire : « You are God as I’m God as everybody is God ». J’ai eu l’occasion d’affirmer que l’homme crée Dieu au présent.
Il faut que je mette tout cela au clair.
Fruit de la traversée du désert de la Terre de Feu, fruit de trente jours passés sous le laminoir du vent, je décide d’écrire une lettre, la « Lettre de Patagonie ».
Je me lance et j’y reviens fréquemment, au fil des jours, affinant ma pensée et les mots pour la dire. Lettre pressurée, tamisée au moulin de mes tours de pédales et à celui, aiguisé par le lieu, de mon esprit. C’est comme si un doigt m’avait pointé la Terre de Feu, la Patagonie, ses déserts, ses vents et ainsi fait refuser l’aventure d’église au Népal. C’est comme si un doigt me désignait solitaire et non suiveur d’un quelconque troupeau. C’est comme si un doigt me poussait à écrire, fouiller, extraire le suc des expériences. C’est comme si ce doigt m’intimait la clarté : me situer par rapport à l’église instituée.
Le Christ a dit, face à l’église de son temps : « je suis ». Laisser s’établir une religion autour de cette parole ne peut être qu’antinomique et faux. Celui qui peut dire : « je suis » n’appelle pas de ses voeux une église. L’église ne dit pas « je suis », elle épèle ses dogmes. Au lieu de se perdre, elle s’affirme, elle. Et ainsi devient affaire temporelle débouchant sur des institutions utilitaristes qui ne peuvent, au final, que trahir ce qui est.
Ce qui est est la conscience d’être.
L’évolution de celle-ci ne peut être que lente. Dans ce long cheminement, la tradition peut apparaître éducatif. Elle se retrouve pour beaucoup à la racine de l’humanisme laïc et elle a gardé mémoire de cette parole. Aurais-je eu la force d’endurer et de comprendre ces expériences de lumière si je n’avais eu connaissance qu’un homme a ouvert la voie ? Non. J’aurais terminé chez les fous et les psy…
Merci à la chaîne des hommes, merci à la tradition !
J’établis le bivouac en bord de route, je mange, je dors. Et au matin, je repars. Que faire d’autre ? Ce 5 janvier, je quitte le tracé de la carretera austral pour rejoindre Chile Chico, plus à l’Est. La route qui y mène, en bord de lac, est somptueuse. Chile Chico est un joli nom. Il m’attire. Dans une montée, alors que je pousse le vélo avec peine sur la piste caillouteuse et devant un paysage sublime, un truck avec une cellule arrimée sur la benne me dépasse puis s’arrête un peu plus loin. J’arrive à sa hauteur. Manifestement, il m’attend. Charlotte et Rémy l’ont acheté pour visiter l’Amérique du Sud avant de le revendre, une fois leur périple achevé. C’est moins cher que de le louer me dit cette jeune diplômée de l’école de commerce de Toulouse. Vive, elle provoque une discussion enflammée et j’ose leur dire à tous les deux : « Tu es lumière, vous êtes lumière ! ». Belle rencontre hautement improbable, pour eux comme pour moi ! Comme le fut celle d’Anouchka et Olivier sur les bords du lac O’Higgins.
Prenant la direction de l’Est, je pouvais légitimement espérer un vent portant. Eh bien non, je suis pestiféré, c’est un fort vent d’Est qui me cueille ! Il est glacial de plus. Je suis excédé par ce revers, épuisé aussi. Je n’avance pas. J’ai mal à la tête, à l’œil gauche qui me semble énorme.
J’ai la myxomatose… !
Je passe dans un hameau. Il y a un « mercado », un petit supermarché. Je n’ai besoin de rien mais je me ravise et j’achète de l’eau. Je n’ai pas croisé de source depuis quelques temps. Comme je n’ai pas l’appoint, le commerçant me semble un peu revêche. J’achète un coca pour arrondir la somme et les relations. Je repars. J’attache mal la bouteille à l’arrière et je la perds en cours de route sans m’en apercevoir ! Et comble d’ironie, il y a à nouveau des sources partout sur le chemin qui me narguent de leurs présences !
Ceci traduit mon état : je suis à côté de la plaque…
Cette journée du 6 janvier aura été très difficile, sauvée certes et de belle manière, par la rencontre de Charlotte et Rémy. Bien sûr, il y a la splendeur, indéniable, des paysages. C’est dans des journées comme celle-là que je vérifie que mon itinérance est prière. Dans l’épuisement total, je suis entièrement tourné vers ce que ces expériences ont à dire. À moi d’abord bien sûr et à tous ensuite.
Car j’ai bien contracté, le dix-sept avril 1999, une triple dette.
Dette envers moi-même : je dois comprendre. Dette envers tous : je dois dire. Dette envers celui qui a osé dire, le premier, qu’il était divin. À son égard, la dette est double. Tout d’abord reconnaissance envers un frère aîné, ensuite devoir : le sortir de l’idolâtrie. La religion l’a paradoxalement enlisé dans cette ornière. La tâche est énorme. Elle est mienne.
Hauts les coeurs !
Au matin du 7 janvier, je suis réveillé par une vache ou un cheval, je ne sais, qui vient renifler la tente et se prendre les pattes dans les tendeurs. C’est impressionnant d’entendre le souffle de l’animal tout près de son oreille, de sentir la toile vibrer et cela, sans rien voir du tout. L’animal est-il là, au petit matin, pour me signifier l’énormité de ce que j’ai moi-même ruminé et écrit tout au long des jours précédents. C’est lourd, très lourd… Je dois être fou et avoir mal interprété ce qui m’est arrivé.
Quelque chose pourtant me dit que non…
Je déjeune. Je m’aperçois que j’ai les extrémités des pouces douloureuses, pleines d’échardes, de petites épines, souvenir du précédent bivouac. Il se met à pleuvoir. Je me recouche. Je n’ai pas le courage de reprendre la route. L’application ne me repère plus. Il doit me rester plus de soixante-dix kilomètres pour Chile Chico. C’est trop, je n’y serai pas ce soir.
La journée du lendemain est aussi dure que l’ont été les précédentes. Giboulées violentes et froides, je suis trempé, j’ai les pieds gelés, les chaussures spongieuses car, surpris par la soudaineté d’une averse, je n’ai pas eu le temps de revêtir ma tenue de pluie. La route est rude, très escarpée, taillée à la hache, arrachée à la roche. C’est une saignée dans les montagnes qui enserrent le lac, lac qui est, quant à lui, blanc de moutons, plein d’écume soulevée par le vent rageur. J’établis le bivouac le plus possible à l’abri et j’attends le jour suivant. Il vient.
Il vient toujours.
Ce 8 janvier, à quelques kilomètres seulement de Chile Chico, je peine à démarrer. Le réveil a été maussade avec le souvenir d’un rêve de la nuit. Je suis invité dans un restaurant réputé. Il y a là, à ma table, un collègue de travail que j’aimais peu parce que fourbe. On l’encense. Je vois passer une autre collègue, toujours aussi discrète. Et encore une autre, toujours avec le même paraître. Au moment de payer l’addition le collègue fourbe me la repasse.
Rien n’a changé !
Est-ce la réponse à mes lassitude et grande fatigue qui hier, sous la pluie, dans le froid, la boue et les difficultés de terrain m’ont tenté un instant d’abandonner ? Abandonner pour retrouver le jeu social et ses comportements si souvent petits et mesquins ? Est-ce avertissement qui vaut injonction de ne pas abandonner ?
J’ai éprouvé, hier, un moment, très bref mais très intense, de totale plénitude. J’ai eu tout à coup, sous le masque réel d’épuisement que les jours me font porter, un vrai sourire et les yeux pleins de lumière. Comblé ! Comblé parce que c’est ainsi : moi, la Patagonie, le monde, l’univers, elle, la lumière…
C’est ainsi et c’est bien !
Tout en contemplant dans cette plénitude le paysage, l’idée s’est imposée qu’après avoir écrit ma lettre de Patagonie, ma vie sur terre était achevée, pleine, complète. Tout était bien, j’étais en paix totale, j’avais porté le moment de mon existence à son niveau de conscience le plus élevé possible dans l’évolution de la conscience d’être. J’avais tout donné.
Le paysage disait : « Merci ! ».
Un instant incroyable d’évidence. Évidence est le mot. Plénitude va bien aussi. Je pouvais retourner dans le monde tel qu’il est. Ce ne serait pas un abandon : j’ai accompli ma tâche. Celle du désert. Celle de participer. Celle d’avoir conscience et d’exprimer le devenir de la lumière d’amour qui inonde le monde.
La dire, continuer à la dire…
Au matin donc, je regarde Séraphin, alourdi, tout maculé de boue. J’entreprends de le nettoyer et je suis heureux de le faire. Je vérifie tout et je mets de l’huile sur la chaîne. Cela me prend deux bonnes heures. Comment négliger sa monture et s’obliger à véhiculer les kilos superflus de boue dont la pluie d’hier mêlée à la terre du chemin l’a surchargé ? Je ne suis prêt à repartir qu’en début d’après-midi.
L’idée me traverse du choix qui s’offre à moi : mourir dans une montée, le cœur qui lâche ou dans une descente, lors d’un gadin monumental. À tout prendre, je préfère la montée, cela fait moins négligé. Je peux mourir aussi d’épuisement, n’importe où, lors d’une halte par exemple, ou bien dans mon « lit », sous ma cathédrale de toile. Ce serait élégant. Reste l’accident, la collision. Cela ferait intervenir un tiers. Je n’aime pas ça.
Ce que je fais est effroyable.
Effroyablement dur, même pour un plus jeune que moi. Pourquoi le fais-je ? Il m’a fallu passer par ce désert de la Patagonie, il m’a fallu ces efforts démesurés contre les vents, le relief, le chaud, le froid, dans des conditions de vie spartiates pour accoucher d’une souris. Mais la lettre de Patagonie est-elle mots pour rien ? Je ne le crois pas. Et l’instant parfait de plénitude, est-il superflu ? C’est une perle de vie.
Mais le rêve ?
Est-il là pour me dire de persévérer dans l’effort ou seulement pour me rappeler que malgré l’étrangeté et la beauté de ce que je vis le monde n’a pas changé ?
Arrivé à Chile Chico, je prends une chambre dans une « hospidaje » et une douche qui est comme un salaire de bonheur. Et je décide de rester une journée entière sans rien faire ! Je réserve un passage sur le bateau qui traverse le lac Général Carrera pour rejoindre Puerto Ibanez le jeudi 10 janvier à huit heures. J’entre dans un restaurant parce que j’en ai vu la patronne sortir, tablier ceint, avec un bel allant. Je vois l’instant d’après un homme, certainement du lieu, certainement son homme et je regrette qu’ils existent – les hommes – et, illico, je suis pris de fou rire face à cette pensée saugrenue.
Trop de solitude rend bizarre…
Je suis dans ma toute petite chambre, ce 8 janvier au soir. C’est un royaume et je mets ce que je crois être la dernière main à la lettre de Patagonie. Ces derniers jours, j’avais peine à me nourrir et souvent, dès les premières bouchées de pâtes ou d’avoine bouillie, j’avais comme la nausée, envie de vomir. Trop d’efforts serrent l’estomac. Et pourtant il faut donner du carburant à ces muscles qui n’en peuvent plus. Les boîtes de conserve, thon, moules et autres « surtidos » me révulsent à présent les entrailles. J’ai mal aux tripes. Un mois entier à ce régime est une limite. Les moules étaient vertes dans la dernière conserve, peu ragoûtantes : je les ai mangées. Je t’aime. Angélus.
Aujourd’hui, je paye…
Je reste allongé quinze heures. Au matin, j’erre dans Chile Chico. Je suis désamorcé. Je crois que c’est fini. Il me faut être réaliste. C’est trop dur et l’effort a porté son fruit, la lettre. Vouloir mourir debout, en route est au-delà de mes forces. Humilité. Je me recouche. Je vais manger. Je me re-recouche. Je re-vais manger. La caissière du supermarché où j’achète une banane et un litre de lait chocolaté me demande si je ne suis pas en bicyclette. Je la regarde, éberlué ! Elle m’a vu, elle était en voiture avec sa famille, elle a croisé ma route.
Je me re-re-recouche. Je re-re-vais manger…
Je reviens au même supermarché et je croise Anouchka et Olivier. Ils ont marché, fait de belles randonnées et pris le bus aussi. C’est la nuit, la deuxième. Demain, je prends le bateau vers Porto Ibanez. Il me faudra trouver ensuite le moyen de faire transporter le vélo. Ou de le vendre… Pourquoi pas, si c’est fini… ? Peut-être pourrais-je rester simplement assis quelque part et attendre, atteindre d’autres moments d’évidence… ?
En fait, cela, c’est le but que recherchent les pratiquants de la méditation. Mais le pratiquant, l’adepte n’est pas amoureux. Il cherche, il attend, il espère. Il ne sait pas trop quoi, d’ailleurs. Il cherche l’éveil. Mais celui qui a été touché, comment peut-il rester assis quand sa bien-aimée a exprimé une requête ? Il ne sait pas qui elle est, il sait seulement ce qu’elle lui a fait comprendre : « Je t’aime ». Voilà pourquoi je tourne sans fin, voilà pourquoi je pédale sans trêve : je vais vers elle.
Elle m’a donné une mission : la dire, elle, la lumière.
Je suis à Porto Ibanez. C’est un tout petit village. Il n’y a quasiment rien. J’affronte un vent de face force sept ou huit. Mes jambes ne répondent pas malgré le jour de repos. J’ai cent vingt kilomètres à faire pour atteindre Coyhaiques. Je décide d’abandonner. Je reviens à la sortie du village et, pour la première fois dans tout mon périple, je tente de faire du « pick-up-stop ».
Mais aucune voiture ne passe.
Le bateau a débarqué sa cargaison depuis plus d’une heure, le village est en bout de route. Rien n’est à espérer. Que faire ? Il me faut être réaliste. Je n’ai plus la force de tirer mon équipage dans ce relief et ce vent malgré le fait qu’à présent ce ne soit plus de la piste mais du vrai goudron. Je suis KO debout, sonné par la Patagonie.
Fin du round !
Je reviens sur le port voir l’heure du prochain bateau en provenance de Chile Chico. Il me faut attendre trente-six heures avant d’espérer un nouveau flux de véhicules débarquant sur cette route de bout du monde. J’hésite à prendre une chambre sur place, puis je me motive pour repartir. Pendant quelques dix ou quinze kilomètres j’avance péniblement, zigzaguant follement, luttant contre la pente et le vent. Je fixe, courbé par l’effort, le goudron sous ma roue. C’est mon seul horizon, je ne vois rien, je ne pense rien. Et l’incroyable se produit : un pick-up que je n’avais pas entendu à cause du vent contraire se trouve subitement à ma hauteur, son conducteur inquiet de ma « danse » sur l’asphalte…
À son bord, deux ingénieurs de Santiago, dans la quarantaine, très sympathiques, venus ici en vacances pour faire de la montagne. Ils étaient sur place et ils ont eu l’excellente idée de quitter leur « hospidaje » à ce moment-là ! Ils sont la voiture miracle que j’espérais tant. C’est une belle rencontre, dans un mauvais anglais partagé ! Ils me laissent à quarante kilomètres de Coyhaique. J’essaie de remonter en selle et d’aller de l’avant. C’est impossible, je n’y arrive plus, trop de vent, trop de relief.
Je n’ai plus aucun jus !
Je continue vaille que vaille en regardant sans cesse mon rétroviseur et dès que je vois une voiture, je m’arrête et descends de vélo pour faire signe. La route est maintenant beaucoup plus fréquentée et assez rapidement, un autre pick-up s’arrête. À son bord, un couple, dans la cinquantaine, qui me mène à bon port.
Je trouve une « hospidaje » où je rencontre un suisse, Oli, qui organise des sorties canoë dans la région depuis vingt-cinq ans et qui me sert avec gentillesse de mentor. Il me mène au terminal de bus tout à côté et envisage avec moi les possibilités qui s’offrent pour rejoindre Santiago. Un bus pourrait me conduire samedi soir vers Puerto Montt. De là, je pourrais rejoindre Santiago puis Lima. Pourquoi pas ? Ce temps de voyage pourrait permettre à mes muscles de se reposer, à l’épuisement de s’évanouir. Je pourrais ainsi recommencer à circuler à travers le Pérou.
Tel est le plan qui me vient subitement en tête au matin de ce 11 janvier…
Il pleut parfois, il vente toujours et je ne sors que pour bien me restaurer. Nouvelle nuit de quinze heures. Au matin, ma logeuse me propose de laver mon linge. Bénédiction ! Je n’aurais pas trouver la force de chercher le moyen de m’en occuper. Comme je n’ai plus, d’ailleurs, celle de seulement envisager de faire des courses.
Ce qui semble signifier qu’il me faut tourner la page…
J’en suis là quand elle me propose d’acheter le vélo. Sa proposition me surprend mais fait sens : pourquoi continuer ? Lorsque je lui annonce un ordre de prix, toute velléité de transaction cesse. Je vais une dernière fois me restaurer convenablement, puis je me dirige vers le terminal de bus pour démonter Séraphin. Jusqu’où… ?
Je ne sais…
Nous sommes le samedi 12 janvier à vingt heures. Je passe la nuit dans le bus. À un endroit, la route s’arrête et le bus lui-même doit être embarqué sur un ferry afin de continuer son ascension vers le Nord. Sur ce ferry donc, qui relie Cala Gonzalo à Hornopiren, je rencontre Samantha et Gate, deux jeunes femmes américaines. Nous avons une belle discussion et elles prennent en photo le message en anglais dans l’intention, dit Gate, de le mettre sur Facebook pour trouver quelqu’un qui puisse traduire la vidéo. Merci Gate ! Je lui parle de cet effondrement du temps qu’il me semble avoir vécu. « Time has collapsed », lui dis-je, en réponse à ce qu’elle me raconte sur les risques d’effondrement de nos sociétés.
Un peu plus tard je croise à nouveau Samantha. Elle me demande si je porte quelque chose en ce moment. Comme la question est fort à propos, je lui évoque la « Lettre de Patagonie » et lui affirme qu’elle est elle-même lumière et que toute religion est un non-sens. C’est comme si je devais me trouver là, sur ce bateau, pour avoir cet échange passionnant ! J’ai arrêté le vélo, j’ai pris le bus puis le bateau dans le seul but d’honorer le rendez-vous secret que j’avais avec Samantha et Gate…
J’en suis là et brutalement, après un dernier et court ferry, je me retrouve plongé dans le bruit et l’agitation d’une énorme gare routière, celle de Puerto Montt. Arrivé vers dix-sept heures, j’enchaîne avec un bus pour Santiago. Parvenu à destination, je n’ai que le temps d’embarquer dans un autre pour Lima…
Tout s’enchaîne vite, trop vite peut-être…
Ce que vois à travers la vitre du bus laisse rêveur. La traversée du Chili, à partir de Santiago, s’apparente à celle d’un désert. Rien. Des montagnes de terre et de roches, couleur brun ocre, avec parfois mais rarement quelques cactus isolés. En vélo, cela ne doit être ni plaisant ni facile, d’autant qu’il n’y a qu’une route, autoroute poussiéreuse et très fréquentée. À côté de moi, Giuseppe et sa guitare, jeune musicien de Lima. De l’autre côté de l’allée centrale, deux jeunes enfants. Ils sont remarquablement sages pendant ces trois jours et deux nuits passés dans l’autobus. Le premier soir, un homme distribue à tous les voyageurs des bouts de papier avec une citation de l’évangile. Au matin, il prêche carrément, debout dans le couloir du bus. Un autre s’interpose et renâcle, lui coupe la parole, manifeste son mécontentement. Un troisième intervient… Le prédicateur continue, comme si de rien n’était, pendant longtemps…
Je somnole.
Si le bus « Cruz del Sol » possède des toilettes, c’est uniquement pour les petits besoins. Interdit de faire davantage. Le steward veille. Si les toilettes se bouchent, il saura qui est le fautif et gare à lui… ! On doit donc attendre les arrêts programmés. Rien de tel pour attraper une bonne constipation, favorisée par le fait de ne pas boire beaucoup pour ne pas aller trop souvent pisser… Je n’ai jamais vu autant de films et en aussi peu de temps. Malheureusement ce sont souvent films d’horreur ou de guerre. Difficilement supportable mais rien à faire pour s’y soustraire.
Le changement est brutal du désert de la Terre de Feu au chaudron de la civilisation ! Guiseppe, mon voisin troubadour, me sert de mentor lors des haltes pour se restaurer ou au passage de la frontière ou bien encore pour procéder au change de monnaie entre Chili et Pérou. En partant, il tient à faire des selfies de nous deux. Je lui montre le message en espagnol. Il me fait remarquer que j’aurais du descendre avant Lima si je veux aller vers Cuzco. Remarque ô combien judicieuse mais qui vient trop tard, hélas… Tout s’est enchaîné trop vite…
J’arrive à Lima vers douze heures ce 16 janvier 2019.
Je remonte le vélo puis navigue au hasard, à partir de la gare routière, n’ayant aucune idée de la direction à prendre. Je me restaure dans un chinois. La patronne m’accorde l’accès au Wifi, en saisissant elle-même le mot de passe sur mon iPhone. Je peux procéder alors au chargement des cartes du Pérou. Après un dernier retrait d’argent vers midi dans un distributeur de billets, je mets le téléphone sur son support de guidon, branche le GPS et prends la route en direction de Cuzco. L’intention est d’aller voir le Machu Pichu… Je n’ai pas de plan arrêté, je suis mon inspiration. Même si je sens que je frôle les limites de mon itinérance après tous ces efforts soutenus, je suis en forme, heureux de pédaler à nouveau…
L’appli « Maps.me » me conduit dans les faubourgs à l’est de Lima et me voilà bientôt dans un bidonville. Une rue sale, pleine d’immondices, des gens partout, vêtus de peu, sales eux aussi, assis à même le sol, des triporteurs à moteur dégageant une épaisse fumée, des camions brinquebalants, des charrettes à bras, tout cela dans un concert de cris et de klaxons quasi-ininterrompu. Je remarque le changement. Je m’arrête même pour prendre une photo, pensant l’envoyer ensuite en WhatsApp à la famille avec ce commentaire :
« Où suis-je ? »…
Je suis bien, en tee-shirt, heureux de pédaler, heureux d’être là. À aucun moment, je ne ressens une sensation de danger. À aucun moment, je ne me vois tel que je suis, riche étranger juché sur un vélo plein de sacoches pleines, au milieu de l’extrême misère, misère que j’ai, de plus, l’outrecuidance de prendre en photo. À aucun moment, un réflexe de précaution ou de défense ne me vient, comme cela avait été le cas lors de ma traversée de la banlieue parisienne ou celle de Naples ou bien encore en Turquie. Je crois que le mois passé en Patagonie, seul face aux éléments, m’a fait oublier le monde tel qu’il est.
Malgré le rêve qui me rappelait que le monde n’a pas changé…
Vers quinze heures, ralenti par la circulation, j’entends une cavalcade derrière moi. Je me retrouve soudain entouré de trois hommes. J’ai le temps de remarquer leur tenue : short et tee-shirts de marque, blancs, immaculés, contrastant fortement avec ce tout qui règne alentour : crasse et immondices. Le premier arrache de mon guidon le portable et son support. Ceci fait, il s’enfuit dans la ruelle adjacente. En surplomb de ma position, il s’arrête pour me regarder, peut-être étonné que je ne le poursuive pas. Les autres, en attente, couvrent sa fuite. Je ne bouge pas. Je regarde seulement, spectateur de ce qui m’arrive. Les gens ont vu. Pas de réaction. La scène semble n’avoir pas lieu…
Je commence à réaliser…
Je regarde un homme, assis par terre à moins d’un mètre de ma roue avant. Il me fait comprendre, fataliste, que j’aurais du mettre le téléphone dans les sacoches, pour ne pas tenter. Une femme, attentive, me dit qu’il y a la police dans l’étroite ruelle par laquelle s’est enfui le voleur. J’hésite à m’enfoncer dans ce dédale coupe-gorge. Elle demande alors à un jeune garçon qui se trouve à ses côtés de me conduire. Je descends de vélo. Je me résous à le suivre. Vingt mètres plus loin il y a un policier, à coté de sa petite moto.
Il est aux aguets…
Je lui dis : « Téléphono… » et je fais un grand geste d’arrachement. Il semble acquiescer mais à peine, il reste muet, distant, puis, sans m’accorder plus d’attention, il s’en va dix mètres plus loin. Je reste à côté de sa moto. Ça grouille de monde. Les voix montent, il y a un début d’échauffourée. Je vois le policier attraper par le dos de son tee-shirt un homme assis par terre, dissimulé à mes yeux par la foule tout autour. Il le force à se lever et à descendre la rue avec lui.
J’hallucine : c’est mon voleur !!!
Je les suis. On se retrouve dans la rue où a eu lieu le vol du portable. Une voiture de police est là, qui attend. Les policiers s’efforcent de faire monter le jeune homme dans la voiture.
C’est un début d’émeute…
Les gens s’interposent, ne veulent pas que le garçon soit emmené. Je reconnais un homme qui, très véhément, essaye d’empêcher les policiers de faire leur travail. C’est celui-là même qui était assis par terre, près du vélo quand le vol s’est produit et qui avait semblé me plaindre… Un autre s’interpose à son tour et, avec son très gros ventre, repousse le policier qui doit pour le coup se fâcher vraiment, main sur le revolver. La jeune femme du voleur, un bébé dans les bras pleure et crie et s’accroche à son homme. Un camion veut passer, klaxonne à tout va. Je suis là, à trois mètres d’eux. Les gens ne s’intéressent pas à moi. C’est un concert de cris, d’invectives, de klaxons.
Tout est bloqué…
La voiture démarre enfin, le jeune homme à son bord. Le policier remonte dans la ruelle chercher sa moto. Je leur file le train, me frayant d’autorité un chemin dans ce dédale, attentif à ne pas les perdre. Ils ne s’occupent pas de moi. On arrive à un petit commissariat de quartier.
Et là, j’ai l’explication…
Je comprends ce qui s’est passé : mon voleur vient d’être arrêté en flagrant délit de détention d’un portable volé. La propriétaire du portable l’a vu en possession de son appareil et a prévenu la police. Celle-ci est intervenue en flagrant délit.
C’est ce moment que je viens de vivre…
Elle est là, dans le commissariat, qui poursuit la plainte. C’est cette même femme qui, dans la rue tout à l’heure, m’a signalé la présence du policier et a demandé au garçon de me précéder dans le dédale du bidonville. L’officier enregistre ma déposition. Il me demande si je reconnaîtrais le voleur. Je lui fais signe qu’il est devant moi. Celui-ci jure ses grands dieux, hurle à la cantonade que la parole d’un étranger va l’envoyer en prison, lui, un bon père de famille ! Il regarde à tout bout de champ, par les fenêtres ouvertes du commissariat, s’il voit alentour des comparses, des connaissances à lui, pour faire monter la mayonnaise.
Je commence à appréhender la suite…
Le rapport de police rédigé, l’officier me propose un accompagnement afin de me mettre dans la bonne direction. J’accepte avec reconnaissance ! Je rejoins l’aéroport quelques vingt kilomètres plus loin, sans GPS désormais et ce, dans une circulation folle et dense où les klaxons semblent tenir lieu de prudence.
Fin de l’épisode.
L’incident fait sens et signe le retour. Parvenu à rejoindre l’Europe, je remonte le vélo et constate que le porte-bagages a été écrasé lors du transport dans la soute de l’avion.
La roue tourne, c’est l’essentiel…
Un jour, je suis parti à pied de Toulouse, ma ville natale, pour une balade bucolique de quelques jours…
Histoire de s’aérer.
La balade a duré plus longtemps que prévu et ce qui suit en est le récit du 7 septembre 2016 au 16 janvier 2019.
C’est journal intime dont le seul fil conducteur est la lumière.
Je mets un pied devant l’autre pendant près d’une année…
Le 7 septembre 2016 je quitte Toulouse, ma ville natale. Je pars de Brax-Léguevin, vers 17 heures, pour une nuit de marche, une nuit à la belle étoile. Je pars comme une fusée.
Qu’est-ce que je fuis… ?
La nuit est belle. Je couche en bordure d’un champ, sur l’herbe fraîchement coupée, encore toute pleine de la chaleur du jour. C’est bon ! Je me mouche dans les étoiles qui, heure après heure, se déplacent dans le ciel, valse lente : la Grande Ourse, Cassiopée, La Croix du Cygne, Orion, Fomalhaut… Fomalhaut, c’est mon étoile. C’est comme ça. C’est ma compagne. Celle de mes virées marines. Je la retrouve là, bien des années plus tard, fidèle au poste.
Je n’ai pas de projet précis, pas d’idées préconçues. Je repère les balises rouge et blanche du GR et je marche, droit devant. Je suis bien, pourquoi s’arrêter… ? Je complète mon équipement à Pau et c’est ainsi que j’arrive à Irun. Pourquoi ne pas continuer jusqu’à Santiago ? Je n’y suis jamais allé. Même si j’ai déjà beaucoup marché : chemins d’Arles, du Puy, du Piémont et d’autres GR ici ou là… Mais je suis toujours resté en France. Je commence le « Camino del Norte » à Irun puis j’emprunte le « Primitivo », chemin qui passe par Oviedo et me voilà arrivé à Saint-Jacques de Compostelle le 20 octobre. Rien à signaler. Mascarade, beaucoup de monde, difficile d’être seul, de se retrouver. Je ne m’attendais pas à cela, j’aurais préféré un chemin de solitude. Des rencontres, bien sûr, rencontres qui ne sont qu’esquisses inachevées, ébauches d’un avenir possible, traces dans le temps, dans l’espace. Elles suscitent en moi, ces brèves rencontres, comme un sentiment d’auto-dérision face à l’incomplétude, révélatrice de soi, de ce que l’on est, de ce que l’on s’avoue, de ce que l’on désire et recherche… Chacun. Parmi elles, une, remarquable, celle de Jonathan ! Jonathan qui, un soir, enregistrera l’histoire que je raconte et la postera sur Youtube. Nos chemins se croiseront, de manière étonnante, par trois fois…
À Santiago, l’apôtre me dit de continuer. Du moins est-ce ce que je crois entendre lorsque, pour faire comme tout le monde, je passe derrière lui et pose mes mains sur ses épaules. Soit ! Je file plein Ouest, jusqu’à Fisterra, toujours comme une fusée, en deux étapes seulement dont la seconde fera plus de cinquante-cinq kilomètres (elle commence à Vilasério). Je m’installe sur un rocher, juste à temps pour voir les derniers rayons du couchant et je passe la nuit dehors, au phare, pour contempler et attendre le lever du jour. Avant de m’endormir, j’hallucine ! La fatigue… ? Une danse étrange se joue devant mes yeux, comme des lucioles. Ce sont les yeux de chèvres qui m’entourent et dont le cap est l’habitat. Bonne nuit !
Le lendemain, de Fisterra, je vais à Murcia, soit plus de trente kilomètres encore, Murcia où j’arrive, bien sûr, dans un état lamentable après ces étapes déraisonnables. L’auberge municipale est bondée, elle affiche complet. Je m’affale dans le hall d’entrée et je ne bouge plus, incapable d’aller plus loin. Devant une inertie qui est détresse, « l’hospitalero » comprend et m’ouvre le dortoir pour handicapés, qu’il garde en réserve. Merci à lui ! C’est un vrai pèlerin qui fait là son temps d’hospitalité. Lui-même a fait le chemin et il rend aujourd’hui ce que, cheminant, il a reçu : l’accueil, la fraternité. Il en connait les adeptes et leurs excès. Il m’indique St Martin de Oxon, demain, pour me reposer.
Qu’est-ce que toujours je fuis ?
Rien. Je me baigne dans l’océan, avant de repartir pour peu de kilomètres cette fois. Je passe la nuit à l’ancien monastère de St Martin de Oxon. Les bâtiments sont maintenant occupés par une communauté informelle de jeunes gens de diverses nationalités. Ils vivent simplement, travaillent dans l’artisanat, essayent d’être vrais. Je prends le repas et chante avec eux : « Gracias por la comida », remerciant ainsi d’avoir quelque chose à manger. Je ne peux m’empêcher de regretter de n’être pas resté un peu plus, de ne pas avoir dit et raconté. Mais ils n’ont pas vocation à l’accueil de pèlerins et leur étonnement de me voir là, demandant l’hospitalité, la barrière de la langue rendant la communication difficile, tout ceci joint à une timidité naturelle, a fait le reste : je suis arrivé, j’ai mangé, j’ai dormi, je suis reparti. Et c’est de retour à Vilasério, le 29 octobre, que l’évidence m’apparaît sans détour. Évidence qui est un « oui » définitif au « c‘est toi que je veux » qui m’est adressé. Je suis captif, amoureux, j’aime. C’était à l’ermitage de Montefurado où j’avais pris un long moment de repos dans la seule étape de montagne du Primitivo que je m’étais laissé emplir fugitivement de ce qui s’impose. Arrivant à Vilasério, ce soir-là, la pensée fugace trouve son expression et se formule clairement dans ce « oui ».
J’en suis là de mon soliloque quand une évidence d’un tout autre ordre se manifeste à son tour. Cette évidence, la voici. De retour du « bout de la terre », je m’arrête donc une nouvelle fois à Vilasério. Mais cette fois-ci, je choisis l’auberge municipale. C’est un bâtiment isolé, ancien gymnase peut-être, désuet et plutôt sommaire où je me trouve, pour l’instant, tout seul. Tout est bien. De mon petit dortoir, je perçois tout à coup des voix féminines. Une jeune, grande et belle pèlerine asiatique, très enthousiaste du lieu qu’elle découvre avec son amie et pense certainement désert et tout à elles seules, m’aperçoit soudain en jetant un regard circulaire dans la pièce que j’occupe. Elle reste figée, tétanisée. Je la vois encore, pétrifiée, en plan fixe comme lors d’un arrêt sur image, se mettant à vibrer de tout son corps, hurlant d’une voix suraiguë, tremblant frénétiquement de tous ses membres avant de prendre les jambes à son cou et de disparaître, entrainant dans sa fuite son amie avec elle. L’évidence est là : l’épouvantail, c’est moi ! Il est vrai que, pèlerin, je me néglige quelque peu… Mais tout de même ! Elle était, quant à elle, ravissante et ce, même dans son effroi. Elles ne pourront, toutes deux, me remercier mais je leur ai évité, par ma seule et involontairement horrifiante présence, une mémorable nuit d’insomnie. L’épouvantail que je semblais être dissimulait en effet, à son insu, une invincible armada de moustiques. Quant à moi, plus d’illusions, seules restent les démangeaisons…
Un dernier souvenir de ce chemin : le livre d’art grand format que j’ouvre au hasard chez le padre Ernesto à Guemez et qui se déploie sur une double page de lumière jaune où un pèlerin en suit un autre… Confirmation, s’il en fallait une, que je suis bien à ma place, là, sur le chemin. Car cet image cadre parfaitement avec ma vie ! Je suis l’homme que j’ai vu de dos marcher dans la lumière. Mais « je suis » du verbe suivre ou du verbe être ? « Les deux, mon capitaine ! ». Ça, c’est la voix de ma mère !
Je me retrouve donc une nouvelle fois à Santiago, la boucle au bout de la terre achevée. Que faire… ? Je n’ai pas du tout envie de rentrer. J’abandonne la quête des flèches jaunes au profit des bleues. Elles sont en effet, ces flèches bleues, celles du chemin portugais qui, de Lisbonne, conduit à Saint Jacques de Compostelle. Si je les remonte les unes après les autres, à l’envers et sans trop les perdre, elles me mèneront vers Fatima et Lisbonne…
Santiago – Fatima, chemin à l’envers. Encore du monde, de moins en moins pourtant… Un souvenir : Méalhada, près de Cointra, capitale du cochon de lait rôti où, m’étant perdu, j’arrive épuisé à la nuit tombante. Je mets la frontale en action, clignotant rouge, à l’arrière du crâne, tout en longeant la voie rapide hyper-fréquentée qui doit me faire retrouver la direction de la ville ! Trop fatigué, malgré ma faim, pour entrer – une fois ne serait pas coutume – dans un de ces innombrables restaurants alléchants qui bordent la route, je vais directement à l’auberge municipale, sous la douche et au lit. Cela m’aurait tenté pourtant de faire là, enfin, un vrai repas : d’immenses panneaux publicitaires vantaient un cochon entier pour 65 €… !
Un souvenir marquant, beaucoup plus intéressant : celui des statues publiques de gens de mer. À Viana do Castelo, le visage du conquistador, son regard surtout, celui de sa femme aussi, la connivence des deux, m’ont proprement sidéré. Pourquoi ? Par l’intensité de la quête que leurs regards dévoilent. La scène de retour de tempête à Vila do Conde où des marins hissent sur la plage la barque endommagée par la mer est également très poignante. Dans ce village, l’église elle-même est prête à prendre la mer. Elle a une forme d’étrave, dressée face aux éléments…
À Santa Clara, l’hospitalière parle français et nous discutons bien. Elle est un peu amère, déçue de sa vie et elle me parle de religion. Au matin, je prolonge la conversation en lui laissant un « mot-témoignage », positif, plein d’espoir sur la vie et où je lui dis qu’elle est, elle-même, lumière…
Avant d’arriver à Porto, la statue – et le regard surtout – de l’homme qui lance une bouée de sauvetage à celui que l’on devine tombé du bateau me prend aux entrailles. Instinctivement, je deviens cet homme dans la tempête qui, de toutes ses forces, garde les yeux fixés sur le naufragé car il sait que s’il le perd de vue, la bouée, dernier et fragile espoir, ne servira de rien…
Mais la plus grande surprise m’attend sur les quais de Porto. Une mosaïque, plaquée sur le mur d’une maison, porte cette inscription : « Vi, claramente visto o lume vivo que a maritima gente tene por santo ».
Quel choc de voir là, inscrit en toutes lettres, précisément ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu : « o lume vivo », une lumière vive. Car la vision est là, je la porte. Elle fait partie de moi, elle est moi. Et en fait, c’est elle qui me porte. C’est elle qui me met en marche. C’est par elle et à cause d’elle, que je suis ici, escargot, sac au dos.
Souvenir enfin de ces petits ports de pêche le long de la côte, ports qui n’en sont pas vraiment d’ailleurs, les barques sont seulement hissées sur la plage. Dans les cahutes, les pêcheurs ramendent leurs filets. À un détour du chemin, j’aperçois une femme. Elle est veuve, droite et digne, adossée au mur chauffé à blanc par le soleil, elle-même toute de noir vêtue mais avec une superbe et haute coiffe de dentelle immaculée. Elle tisse son ouvrage face à la mer, cette mer qui lui a dérobé son homme. Tel est, bien sûr, ce que j’imagine, le film que je me déroule… ! Scènes, tranches de vie presque d’un autre temps. Souvenir ému de ce Portugal où circulent encore les mobylettes de mon enfance, « les mobs », « les bleues », où une femme en bottes lave le linge à même le ruisseau, où le silence est d’or dans les champs d’oliviers…
Fatima enfin, où j’arrive le 18 novembre et qui semble me délivrer comme un message à travers le nom de Benoît Labre. C’est le nom que porte l’hospitalité qui accueille les pèlerins dans cette sorte de « Lourdes » portugais. Je suis interpellé, depuis longtemps déjà, par ce saint mineur et misérable, vagabond de l’éternel, fol en Christ, errant sur les chemins, rejeté par l’église. Tant de jours de marche en solitude rend sensible aux moindres coïncidences qui deviennent des signes, des cailloux blancs, des repères. Voici qu’après plus de deux mois de marche sur les chemins de Saint Jacques, je me sens vagabond de l’Immense portant un message approuvé par les anges ! Les anges… ? Explication !
Avant d’arriver à Fatima, je fais une pause sous un abri-bus. J’affectionne beaucoup les abri-bus. Ils donnent l’air d’attendre, quelqu’un ou quelque chose, du moins donnent-ils l’air d’aller quelque part… Ils offrent surtout un banc et de l’ombre. Là, j’écris quelques mots qui me pressent, m’aiguillonnent. Ces mots résument mon histoire. Juste quand je finis de les écrire, les anges applaudissent ! Vrai de vrai ! En fait d’applaudissements, ce sont même des hurlements, des cris, déchaînés, inouïs, jamais entendus ! Bon, d’accord ! Une personne qui aurait attendu le même bus, assise sur le même banc en même temps que moi, n’aurait probablement entendu là que des croassements, certes exceptionnels, mais croassements tout de même de… corbeaux ! Peu importe. J’ai mis longtemps à l’admettre. Je l’ai pris pour un signe. Je le répète, ces cris étaient inouïs.
L’écrit, ainsi donc approuvé et contresigné par les anges, je persiste et signe, le voici : « Un jour, j’ai été envahi de lumière. Un halo éblouissant là, en plein cœur, au centre de ma poitrine, d’un coup. Dans le halo, un homme, debout, de dos, dans un paysage désertique. L’homme est pèlerin, en marche. Stupeur ! Le mot est faible… Il m’a fallu 15 ans pour intégrer cette expérience et en comprendre, autant que je l’ai pu, le sens profond : « JE SUIS – NOUS SOMMES – tous des ÊTRES de LUMIÈRE. »
L’hospitalité Benoît Labre offre trois nuits à ceux qui ont fait l’intégralité du chemin. Pendant les trois jours, il pleut. Sans discontinuer. Je vais quand même voir le lieu dit des apparitions, lieu devenu temple marchand et chemin de croix parsemé d’oliviers. Magnifiques, les oliviers, centenaires, placides, vénérables ! Le hasard et la pluie diluvienne font que je parcours à l’envers le chemin de croix. Je vois dans cet acte inconscient de prendre à rebours comme la confirmation d’une constante de ma vie : aller contre, remonter à contre-courant. L’expression ne veut pas dire s’opposer à quelqu’un ou quelque chose mais suivre son propre chemin, sa propre voie. S’opposer, c’est n’exister que par rapport à celui auquel on s’oppose. Aller contre, c’est exister vraiment.
Me revient en mémoire le conseil de Bernard, alors que je lui évoquais la vision : « Tu es guidé ». Son conseil me fut une aide précieuse pour me donner confiance et force afin de tracer ma voie, ma propre voie. Reconnaissance. À Assise, il y a un Christ en croix qui, de façon surprenante, décloue son bras droit pour le pointer sur François, agenouillé à ses pieds. Cette scène m’avait interpellé : déclouer ! N’est-ce-pas ce qu’a fait François ? N’a-t-il pas tenté, du moins au début de sa conversion, de déclouer le Christ en vivant pleinement libre, sans affiliation d’église ni sous une quelconque obédience mais conduit par le seul feu intérieur ? Déclouer, sortir de l’immobilité figée, rendre vivant, rendre libre…
Un dernier souvenir du chemin : une pèlerine, femme aux cheveux rouges, est aussi ce soir-là à l’auberge Benoît Labre. Nous nous étions croisés, près d’un mois auparavant, à Bilbao et j’avais profité de l’occasion qui s’offrait alors pour lui raconter mon histoire. Elle a parcouru, comme moi, le chemin portugais à l’envers mais en passant par l’intérieur du pays et non par la côte. Ses chevilles ont souffert des pavés romains, me confie-t-elle, pavage dont elle fit une overdose ! Elle a dormi dans la nature la nuit dernière, ce qui témoigne d’une belle détermination et elle a eu maille à partir avec un exhibitionniste juste avant d’arriver à Fatima. Je la retrouve là, à l’auberge Benoît Labre et, son périple étant terminé, elle me donne son duvet, rouge lui aussi, dont elle n’a plus l’usage. Nous n’avons pas beaucoup d’échanges, trop occupée qu’elle est à raconter à tous sa rencontre avec le satire et « tout son attirail », à s’organiser pour enterrer sa tante, à prendre son billet d’avion, à envoyer des textos… Son duvet me servira beaucoup, je n’en ai pas et l’hiver arrive. Merci, petit chaperon rouge !
Que faire après Fatima… ? Descendre à Lisbonne à pied ? L’envie n’est plus là, le rythme est cassé par ces trois jours d’arrêt, la banlieue de Lisbonne réputée interminable. Je prends donc le bus et j’atterris dans une auberge quelconque de la vieille ville. Et c’est là, sortant de la douche, que je me retrouve nez à nez avec Jonathan ! Le chemin réserve bien des surprises… Jonathan est ce jeune homme d’une trentaine d’années à qui je dois d’avoir mon histoire sur Youtube. Parti sur les routes pour faire un break, des expériences et des reportages aussi, il se retrouve, par le hasard des rencontres, à emprunter le chemin de St Jacques. Et c’est ainsi qu’en octobre dernier, sur le « Primitivo », nous nous rencontrons pour la première fois. Ce soir-là, à l’auberge, il réalise des petits interviews de pèlerins qui se sont arrêtés là pour la nuit. « Pourquoi fais-tu le chemin ? », telle est la question introductive. Je lui propose de raconter mon histoire. Il accepte et l’enregistre. Puis chacun son chemin et je ne le revois plus.
Et voici qu’un mois plus tard nous nous retrouvons tous deux dans cette même auberge du vieux Lisbonne. Coïncidence forte, s’il en est ! Le chemin croise les destins. Et là, il m’apprend que ce que je lui ai raconté, il l’a mis sur son blog dans une rubrique spéciale, intitulée : « Message d’un pèlerin » et c’est donc ainsi que je me retrouve sur Youtube. Ne me vient qu’un mot : « Merci ! ». Même si je suis un peu choqué par l’énoncé de l’intitulé donné : « Message » ! Je ne croyais avoir livré qu’une expérience de vie ! Je conviens peu à peu que c’est lui qui voit juste, que c’est lui qui a raison. Il me force par là à accepter ce que je suis, ce que je fais et ce que je dis. Car cette expérience de lumière, elle n’est pas que pour moi. Je l’ai faite, certes, mais elle nous concerne tous, nous sommes tous lumière. L’expérience appelle au message. Nous passons ensemble une belle soirée à échanger sur nos parcours respectifs depuis le soir de notre première rencontre puis chacun reprend son chemin…
À Sétubal, j’envisage de continuer à marcher vers le Sud en longeant la côte mais avant cela, il me faut retirer de l’argent liquide, n’ayant plus que 13 € en poche. Je tente un retrait à un distributeur. Impossible ! J’incrimine la faute au distributeur et je vais de l’avant, comptant sur le prochain. Au premier village traversé, j’essaie à nouveau. Nouveau refus ! J’entre dans un petit supermarché où j’achète quelques broutilles pour les régler avec la carte. Impossible ! Que se passe-t-il ? Je ne peux tout de même pas continuer mon périple sans un sou en poche. Je décide alors de continuer vers le Sud, mais en auto-stop. Un couple de riches sexagénaires homosexuels français, en quête d’une maison au Portugal pour raison fiscale, s’arrête et m’invite à monter à bord de leur luxueux véhicule. Nous sommes donc trois retraités et, tout en roulant, l’idée me traverse de la diversité de nos choix respectifs pour vivre ce dernier temps de vie qui nous est donné : eux, en couple, à la recherche d’un eldorado fiscal, moi, solitaire et itinérant, sans but. Ils iront jusqu’à faire un détour pour me conduire dans un village assez important pour avoir banque et gare ferroviaire. J’entre, plein d’espoir, dans la banque pour montrer ma carte au guichetier. Il me dit qu’il ne peut rien faire…
Au Portugal, on prend le billet dans le train. Le bâtiment de la gare est désaffecté ou réservé à un autre usage. Je monte donc dans le train, espérant de toutes mes forces qu’il n’y aura pas de contrôle. Assis sur un strapontin en queue de wagon, je me fais tout petit. Las, cinq minutes ne sont pas écoulées que le contrôleur est là, imposant bonhomme bardé de toutes ses machines ! Il me demande 12,50 € pour aller jusqu’à Faro. Je les possède ! Il me reste 50 centimes en poche…
À la descente du train, je lie connaissance avec un couple de jeunes français et, ne sachant que faire ni où aller, je les suis jusqu’à l’auberge où ils demeurent. Là, j’évoque ma mésaventure. La jeune fille demande à voir ma carte et trouve sans peine le fin mot de l’histoire : elle est tout simplement périmée ! Je n’avais même pas songé à vérifier. L’air du chemin coupe des plus élémentaires réalités… La réaction du banquier, sa myopie professionnelle est moins compréhensible ! Sans projet précis, sans savoir combien de temps j’allais marcher, je suis parti sans me soucier de rien. La date de validité de ma carte bleue expirait au 30 octobre et nous sommes déjà mi-novembre. Il ne me reste plus qu’à négocier un délai de paiement avec le gérant de l’auberge et à attendre que mon fils, François, envoie à son père un mandat Western Union pour le tirer de la misère… Il me fera parvenir aussi ma nouvelle carte bleue qui m’attend sagement à mon adresse habituelle.
Et c’est pendant cette semaine d’attente à Faro que je revois une nouvelle fois Jonathan ! Il veut se rendre à Grenade puis au Maroc, « pour sortir encore plus de sa zone de confort », dit-il. Pour le moment, il fait escale à Faro, dans l’auberge-même où j’ai, par hasard, atterri ! Deuxième coïncidence étonnante et forte avec lui. Notre rencontre repose désormais sur un trépied : l’auberge du Primitivo, celle du vieux Lisbonne et celle de Faro. Un trépied c’est stable. Nous passons trois ou quatre jours ensemble et nous apprenons à mieux nous connaître. Jonathan cherche le meilleur moyen de continuer son voyage. Il pense à un vélo et nous allons en voir dans une boutique de la ville. Ayant enfin reçu ma nouvelle carte de crédit, nous partons ensemble pour Séville où, tous les deux, nous devons nous rendre, lui pour aller à Grenade avant de traverser vers l’Afrique, moi pour marcher vers le Nord en prenant le chemin dit « La Via de la Plata ». Dans le bus, nous faisons connaissance avec un pèlerin-poète qui déclame des vers dignes d’un Lamartine. Être en chemin croise les destins, c’est certain, maintes fois éprouvé. Nous venions de quitter Thomas, rejeté en son enfance par sa mère et parti marcher pour la retrouver, ayant l’espoir, cheminant, de trouver les mots justes à lui dire…
Pendant cette semaine d’attente à Faro, je fais un rêve assez érotique. On ne contrôle pas ses rêves. Peut-être même est-ce eux qui nous contrôlent, nous parlent de nous. Si on veut bien l’admettre, si on veut bien les suivre, les décrypter…
Je ne visite pas Séville, j’ai trop envie de solitude. Les jambes me démangent après ce long temps d’arrêt forcé à Faro. Je passe par la cathédrale faire tamponner ma crédential, ce passeport du pèlerin indispensable pour être accepté dans les gîtes, les « albergues » et sur lequel l’hospitalier, à chaque fois, appose le « sello », tampon de son établissement. Puis je piste à nouveau les flèches jaunes… Qu’est-ce que je fuis ? Rien, c’est mon destin : foncer vers Toi. Jusqu’à tomber. Je ne crois pas si bien dire, je tomberai plusieurs fois.
Me voilà à pied d’œuvre ! Je quitte Séville le 29 novembre 2016. La Via de la Plata est « autre », un autre chemin que les précédents. Ici, pas de pèlerins à tenir à distance ou à suivre, pas de participation à une course commune, pas de mascarade à l’arrivée. Elle commence pour moi tel un chemin initiatique. La première étape, longue de vingt-trois kilomètres vers Guillena, met de suite dans le bain ! Elle fut pittoresque. Quelques kilomètres avant l’arrivée à Guillena un ruisseau en crue barre le chemin. Impossible de le contourner sauf à faire un grand retour en arrière pour prendre la route. Nulle issue donc sauf celle de se mettre nu et de traverser ainsi, de l’eau jusqu’à la taille, portant haut le sac au-dessus de la tête ! Je n’ai vu personne de la journée, une fois les abords de Séville dépassés. Je suis donc à l’aise. J’en suis là de mes préparatifs, c’est à dire tout nu, quand un couple de deux jeunes Danois à vélo surgit d’un horizon que je croyais désert… Le moment est comique à souhait !
Ils me regardent faire, prennent même des photos puis rebroussent chemin, ne se risquant pas eux-mêmes à traverser avec leurs vélos. Je réussis à passer, sain et sauf, ne laissant dans la vase du gué qu’une sandale dont je trouve heureusement le substitut dans un magasin de Guillena, tenu par un chinois, magasin que m’indique Pedro, l’hospitalier allemand. Il me montre aussi l’application « Gronze.com », qui me sera par la suite très utile pour prévoir étapes et hébergements ouverts. Jonathan m’avait indiqué « Maps.me », une application qui permet de se localiser. Je suis donc paré. J’étais parti sans rien. Je leur dois une fière chandelle, car je perdrais plus d’une fois mon chemin ! Et, surprise quand même, deux italiens dorment aussi ce soir-là à l’auberge. Pedro n’en revient pas, il n’a le plus souvent personne en cette saison. Peut-être ces deux italiens ne sont-ils pas pour rien dans mon choix de faire de grandes étapes, choix que je payerai d’ailleurs très cher. Mais je veux être seul. Seul sur le chemin. Orgueil ? Folie certainement. J’ai besoin des grands espaces, de l’horizon vierge et de l’absence de ces relations rendues forcément superficielles par la barrière de la langue. Mon humanité est ainsi, rugueuse… Je pars tôt le lendemain et je ne traîne pas en chemin. Je ne reverrai jamais ce couple de pèlerins. J’arrive le soir à Almaden de la Plata, quarante-sept kilomètres plus loin.
Ce fut long mais merveilleux, errance magique dans des plantations d’oliviers, d’orangers, des forêts d’harmonie orchestrée par les chênes-lièges. Tout cela au milieu de nulle part : pas d’habitations, pas de pèlerins, personne. Pur bonheur de silence, de solitude, de prière. Final en plein milieu d’oliviers, pente très raide, sorte de montée au calvaire. Elle est d’ailleurs marquée du mémorial d’un pèlerin tombé là, Michel, le 4 Septembre dernier, il y a seulement trois mois ! Je ne peux m’empêcher de penser : sommet, Golgotha, Christ est là… Pourquoi penser ainsi, pourquoi penser cela ? Le lieu est fort, je suis épuisé. De plus, on ne vit pas impunément dans un pays de tradition chrétienne. Cela laisse des traces. De moins en moins pour les générations d’aujourd’hui peut-être mais mon enfance a baigné là-dedans. C’est une explication possible. Elle vaut ce qu’elle vaut…
Descente ensuite vers le village, impressionnant de blanc dans le soir qui tombe et première chute aussi, à cause d’un trottoir. Mes jambes sont raides de fatigue, je n’ai pas fait assez attention à la hauteur du trottoir et je chute, comme un sac de patates tombé du camion. Un espagnol me relève, une vieille dame me fait asseoir devant son garage, me donne à boire, jus d’orange, puis jus d’ananas, « le sucre », dit-elle, « le sucre ! ». Quelle gentillesse, quel accueil ! Chute heureusement sans gravité. L’homme me porte en voiture jusqu’à l’auberge municipale, à l’autre bout du village et c’est avec une gratitude profonde, épuisé par mes quelques cinquante kilomètres que je le remercie.
Pour rejoindre le lendemain Monastério, je traverse des vallons où les chênes-lièges, impudiques, offrent au regard du passant leurs troncs déshabillés. C’est prenant, envoûtant même pour celui que la marche en solitude érode ! La pluie intermittente du matin devient continue l’après-midi puis carrément diluvienne le soir ! Mais quelle belle région que cette Andalousie verdoyante ! Je suis séduit.
Je me réfugie dans un accueil « paroissial » que je suis bien content de trouver même si j’ai l’impression de déranger quelque peu un hospitalier tatillon qui me trouve bizarre et peut-être même dangereux… Cela mérite une explication ! Alors que je fais cuire quelques châtaignes au micro-ondes provoquant, il est vrai, une épaisse fumée, il a la mauvaise idée de revenir, juste à ce moment-là, pour contrôler comment je me comporte ! J’ai beau avoir ouvert en grand les fenêtres, il crie au feu et au fou et j’ai le plus grand mal à l’empêcher d’appeler les pompiers. Au matin, je quitte l’endroit aux aurores. J’évite ainsi l’hospitalier soupçonneux qui a promis de revenir avant mon départ mais surtout je fais ce que j’aime : j’affectionne les levers du jour. Et je contemple comme l’aube du premier matin ! De timides rayons de soleil percent la brume résiduelle de la nuit qui s’évapore, évanescente. D’ondoyantes plantations vallonnées d’oliviers ravissent mon regard et répandent alentour toute une paix. Un troupeau toujours plus gros de cochons se met à me suivre, jusqu’à une centaine et je deviens ainsi berger. De cochons, certes, mais berger tout de même !
J’aime tout cela.
J’arrive à Zafra, à l’albergue Van Gogh, superbe maison de maître ouverte aux pèlerins, typée, chargée d’âme et d’histoire. Antonio, le président des amis du chemin de l’Estramadure qui occupe les lieux m’accueille chaleureusement et, voyant mon état, me reproche avec douceur d’avoir fait en une étape de quarante-six kilomètres ce qu’habituellement les pèlerins font en deux. Parfois, sur la Via de la Plata, il n’y a pas d’autres solutions que de parcourir de longues distances mais j’en ai fait, pour ma part, une habitude. C’est comme si la beauté du paysage me donnait des ailes mais une moyenne de quarante kilomètres par jour, c’est déraisonnable. Je suis fou et je vais le payer très cher dans les jours qui viennent… Je prends un jour complet de repos à l’auberge Van Gogh. Léonard Cohen vient de mourir et Antonio le passe et le repasse sans arrêt. Ce n’est pas, bien sûr, pour me déplaire. Je répare comme je peux mon parapluie tordu dans les roseaux au passage, pour le moins acrobatique, d’un gué. Je suis attaché à ce parapluie en fibres de carbone acheté au Portugal, juste après Porto. Il m’est d’un grand secours. Mais hier, en franchissant un gué qui était tout à la fois ruisseau et plantation touffue de roseaux, me frayant un chemin parmi les ajoncs, la crosse a accroché l’un d’eux. Comme toute mon attention était focalisée sur mes pieds, évitant avec soin les trous d’eau pour ne pas noyer davantage les godasses ou m’étaler carrément dans l’eau, au lieu de me retourner et de me dégager intelligemment, j’ai tiré comme une brute. Le résultat ne s’est pas fait attendre. La tige centrale s’est tordue et mon parapluie ne s’ouvre plus. Il me faut maintenant me séparer définitivement de la crosse et de son automatisme et garder ce que je peux de la tige centrale. Si je réussis, mon pépin sera plus court et plus léger aussi et, au final, ce ne sera que mieux. Challenge que je réussis à force de persévérance, avec les outils d’Antonio et la voix, toujours en boucle, de Léonard Cohen !
Et pendant ce temps, je donne des vacances à mes pieds qui sont à vif. Muets mais reconnaissants, ils me remercient. Et cependant, même après ce jour de repos, ils peinent à reprendre… Je musarde et m’attarde, je prends un autre rythme. Un rythme de patience et non plus de ce qui semblait s’apparenter presque à une course. Je me traîne et je doute… Mon pied droit est une douleur vive. Je crains de le poser. Le moindre caillou pointu sous la semelle me fait hurler… Je me suis brûlé la plante du pied gauche avec ces étapes de folie et je paye cash ! De plus, mes chaussettes sont foutues et mes chaussures ont besoin d’être ressemelées. Comme si cela ne suffisait pas, je suis assailli par les pensées troubles et je ressens vraiment le besoin de tendresse. Le désert est bien là avec ses tentations. Tenir ! Je suis parti, conscient, avec une compagne. Elle se nomme : la mort. Tenir, la regarder en face et dans le même temps accomplir la mission : pèlerin, vivre et dire la lumière. Tel est mon chemin. Sois fort et tiens bon. Je suis parti, valide, pour ne pas attendre qu’il soit trop tard… pour partir.
Merida enfin ! La fille de l’hospitalier passe juste au bon moment, quand j’arrive devant l’albergue municipale. Cela simplifie les choses : elle prévient elle-même son hospitalier de père. Je ne sais pas encore comment faire pour user de mon téléphone en Espagne et cela m’évite de faire fonctionner mes méninges, absentes de toute façon, toutes avalées qu’elles sont, mâchées et déjà digérées, dissoutes par mes pieds. L’homme arrive, me regarde de haut en bas : « bebere y comer ! », dit-il, boire et manger ! Il a raison.
Je ne bois pas assez, je ne mange pas assez et impénitent gourmand, je fréquente surtout les « panderia-pasteleria », les boulangerie-pâtisserie. De plus, l’hiver élimine la sensation de soif et j’oublie de boire. Le résultat est là, je suis en loques. Épuisé, je doute. Je suis fou et je me plante totalement. Le message ne peut être celui-là ! Le message dont je parle, c’est celui de Fatima, celui que j’ai écrit sous l’abri-bus devant le public déchainé d’anges : « Je suis, tu es, nous sommes tous lumière… ».
Regarde-toi, face de rat !
Il y a, à Merida, une statue qui représente un homme assis contemplant, dubitatif, son pied. Elle m’est adressée cette statue, dédicacée même, sans aucun doute elle me parle et m’interpelle : « tiendra-t-il ce pied… ? ». Au-delà de la mécanique qui s’enraye, le temps m’est donné de méditer ma course folle. Est-ce vraiment cela mon destin : errer jusqu’à la fin ? Errer et dire ? Dire ce que j’appelle désormais le message de Fatima puis mentionner la vidéo, cadeau inestimable que le chemin m’a fait ? Est-ce cela que j’ai à faire du temps qui me reste à vivre ?
Je suis fou. Tel est ce à quoi plus de deux mille kilomètres parcourus à pied me conduisent implacablement à constater. Car cette idée ne peut être que celle d’un fou. Oui, mais je vis alors de telle façon qu’il est impossible de penser que la lumière n’existe pas et plus encore, je vis de la seule manière que je le puisse. C’est de l’ordre de l’exigence. Exigence intérieure, intime, incontrôlable et… incontrôlé. C’est tout le message d’ailleurs, toute l’entièreté du message : être. Je ne peux rien dire, rien faire de plus et rien, absolument rien ne change. Mais je suis tel que j’ai à être et demeure l’essentiel : je suis en accord avec moi-même. J’affronte de concert la fin et mon destin. En aurais-je la force… ? Tel est le soliloque, aiguë, exacerbé du jour.
Je prends, à Mérida, un deuxième jour de repos. Je reste échoué, inerte presque, dans cette grande auberge, dortoir municipal sommaire où je suis, bien entendu, tout seul. D’ailleurs, à trois exceptions près, je serai toujours tout seul dans les auberges sur la Via de la Plata. Je bois beaucoup et je me repose. J’ai, de plus, une méchante contracture au mollet gauche. Vraiment, j’ai commis la faute des débutants de ne pas boire assez et ce, en plus de ma difficulté à prendre de vrais repas. Mais l’hiver ne décuple pas la sensation de soif et pisser, toujours pisser… Bref, je suis un âne ! Je ne sais pas ce que sera demain mais le coup d’arrêt est donné. Plus de performance ! Je ne cherche d’ailleurs pas à en faire. J’ai le temps de mourir, il faut que je le savoure ! Aujourd’hui, j’ai pris soin de moi : repos et repas ! Seigneur, je t’aime.
Ça me vient, comme ça, de dire Seigneur. Relent d’éducation religieuse ? Souvenir de grandeur, d’histoire médiévale ? Je m’adresse, disant cela, à l’Immense, sans trop savoir ce qu’il est et l’Immense c’est grand ! Bref, je ne sais trop ce qu’il y a derrière ce mot qui me monte aux lèvres. Je ne souhaite qu’une chose : continuer. Vivre et dire la présence de la lumière. Requinqué, je repars. Je bois beaucoup et la mécanique tient. Je ressens néanmoins une douleur rémanente au talon droit. Au monastère d’Alcuescar, je prends le repas en tête à tête avec un hospitalier pressé d’en finir ou habitué à manger très, mais vraiment très, très vite. À ma totale surprise, il bondit de sa chaise alors que j’en suis tout juste aux premières cuillerées et jette, sans me proposer d’en reprendre et avant que j’ai eu le temps de dire quoi que ce soit, les restes d’une soupe aux pâtes dont j’aurais bien continué de faire mes délices.
La forme semble revenue, les pieds tapissés de Compeed, ces adhésifs miracles qui font une nouvelle peau. En allant vers Casar de Cacérès, je tombe à nouveau, le long de la route cette fois. J’ai vu, dans le fossé, quelque babiole à récupérer, j’ai fait un faux mouvement et je suis tombé à la renverse. Je suis idiot, incorrigible. Un clochard qui cherche à ramasser tout ce qu’il trouve. De plus, j’ai le bourdon. Depuis plusieurs jours, j’ai préparé des mails faisant mention de la vidéo tournée par Jonathan, vidéo devenue, de fait, comme mon testament, ma vérité. Elle dit la seule chose que j’ai à dire. Je peux mourir.
Ces mails, j’aurais pu les envoyer depuis longtemps déjà à leurs destinataires mais je ne l’ai pas fait. Ils traînent dans les brouillons depuis plusieurs jours. Ai-je honte de la vidéo ? Ai-je honte de ce que je fais, de ce que je dis, de ce que je deviens ? La nuit est bruyante à l’auberge qui donne sur la place publique. Et les espagnols sont des gens attachants mais aussi des individus très festifs, aux coucher tard et verbe haut. Ils me tiennent éveillés et, en un sens, me rendent service : je me décide à envoyer les mails à leur destinataires, sans attendre de retour. Il ne peut y en avoir. C’est trop insensé, hors du sens commun, irrationnel.
Vers Canaveral, je connais ma première journée d’hiver : le soleil ne perce pas le brouillard du matin. Il apparaît seulement au soir et je garde pull et veste toute la journée, belle de solitude, toute de brume et de poésie. Je marche lentement, m’arrêtant souvent pour écrire, pour dire ce qui m’habite et ce pourquoi je vagabonde. Ces mots qui montent à mes lèvres au fil des pas, les voici : « Présence ! Ton doigt pèse sur moi et ce n’est pas en vain et me voilà le fou ivre sur le chemin. La foudre est tombée qui a tout illuminé et mon cœur et mon corps, mon être tout entier. Foudre, éclair, lumière. Cloué, l’homme est cloué. Cloué pour déclouer… Te déclouer, Toi. Lumière ! Elle était au-dedans – Bien Improbable – et tu étais en elle. Elle, la lumière, en moi, Toi, l’homme-lumière, en elle. Toi en moi par le fait ! Inclusion folle et insensée. Stupéfiante Présence ! Densité extrême de l’instant éclaté, révélé. Densité, point de densité. Point. Comment comprendre ? Au secours, à l’aide ! Lumière… ? Que la lumière soit faite ! Issu de très haut, venu de très loin, surgi de nulle part, le Rayon. Rayon de lumière, tu as transpercé, de haut en bas, de bas en haut. Tu as inondé, de droite à gauche, de gauche à droite. Tu as irradié, brûlé d’une chaleur Autre, douce, forte. Tu as investi, pétrifié, saisi, tous sens à l’arrêt. Tu as envahi. Point. Point de feu. Comment entendre ? Haut, bas… Droite, gauche… Dedans, dehors… Dessus, dessous… Partout. Lumière, tu es partout ! Tu es ce que nous sommes. Nous sommes ce que tu es. Chari-vari… Tourneboulis… Éboulis… Ne reste que des ruines du pantin que j’étais. Ruines, éboulis, cendres… Une seule issue : Te suivre, Toi, le pèlerin. Te suivre, Toi, l’homme-lumière. Te suivre. Point. Point dense. Dense comme l’Immense. L’Immense en devenir. Devenir. Devenir l’Immense. Voilà l’Œuvre ! L’Oeuvre Immense. Œuvre toujours plus grande que celle déjà faite et pourtant… toujours même ! Oeuvre, pèlerin ! Oeuvre et danse. Danse sans fin ! Danse l’Immense. Entre dans la Farandole, la farandole folle ! La maison est le chemin et l’Immense l’horizon ! Et tu ferais la moue… ?
Je ne fais pas la moue mais la cabriole ! Sur le chemin qui mène à Carcaboso, je me carambole une troisième fois ! Sur un sentier en pente, perdu au milieu de nulle part, rendu glissant par la seule humidité du brouillard de ces jours d’hiver, je chute, sans gravité encore. J’ai, par bonheur, ce réflexe de présenter le dos, autant que faire se peut, sans chercher à amortir la chute avec les mains ou les bras. Ainsi, c’est le sac qui prend et adoucit le choc… Merci à toi, le sac !
Il m’est déjà arrivé de me perdre, bien sûr, sur le chemin, en France ou au Portugal. Un moment d’inattention, une pensée qui préoccupe et la bifurcation est vite manquée. Mais ce jour-là, voulant rejoindre Aldéanueva del Camino, quarante kilomètres plus loin, je me perds par deux fois dès le matin. La première fois, c’est à cause de forestiers qui ont fléché leur chemin de coupe en rose. Distrait, subitement daltonien ou attribuant cela à une fantaisie occasionnelle du fléchage espagnol, bref, je me persuade que c’est le bon chemin et je suis le tracé indiqué par ces flèches qui pourtant, de jaunes qu’elles étaient, sont bien devenues roses… Elles finissent par me mener à une clairière où les arbres s’abattent en série, frappant violemment le sol, dans un grand bruit de défaite ! Idiot, triple idiot que je suis ! Je rebrousse chemin – c’est long de rebrousser chemin ! -, trouve enfin le bon mais ne tarde pas à le perdre à nouveau. Je n’ai pas marqué assez d’attention cette fois à l’orientation du plot en béton qui, dans cette région, indique parfois, en plus ou à la place des flèches jaunes, la direction à suivre… Bilan : deux bonnes heures de perdues ! C’est la première fois, je crois, qu’il m’arrive de me perdre dans de si grandes proportions. Quelque peu en colère contre moi-même, je décide de me concentrer sur le fléchage et les plots en béton et j’interdis à mon esprit tout vagabondage pour quelque raison que ce soit, aussi noble soit-elle. Un seul objectif : être attentif au chemin.
Las ! Cet art de l’attention s’avère difficile, trop difficile pour moi, en tout cas. Je ne peux empêcher une phrase de Maître Eckart de me revenir en mémoire : « Si je me perds, toi je te trouve… » et je m’exclame aussitôt : « Au diable ! ». Tel est le cri du coeur, véhément et contrarié de n’avoir pas su tenir sa résolution de ne point laisser monter en soi la moindre pensée. Plutôt que cri du coeur d’ailleurs, c’est hurlement de jambes qui réclament d’être attentif au seul chemin et de ne pas laisser l’esprit divaguer. Car ce sont elles et non lui qui payent la facture ! Mais je souris intérieurement. Pour être perdu, je suis perdu. Et doublement perdu : une première fois parce que j’ai largué les amarres et que je suis parti sur les chemins sans trop savoir où j’allais, une deuxième fois perdu dans mon errance même. Et c’est vrai que je te trouve, toi, ce « Toi » immense dont parle Maître Eckart, grand mystique du 13ème siècle et religieux controversé, dans le seul poème qui lui soit attribué. Et doublement là aussi. Car tu es là, en moi et tu es là, hors de moi. Je sais cela. Eckart aurait pu dire : « Plus je me perds, plus je te trouve » et non pas seulement :« Si je me perds, toi je te trouve ! ». « Plus » et non pas « si », car le si est évidence, truisme même : il faut se perdre pour se trouver. Des bienfaits de la marche et du fait de se perdre qui m’amènent à corriger Maître Eckart… Faut oser !!!
Ce sera au final un très beau et long chemin de silence et solitude, sur une ligne de crête, dans des chênaies majestueuses, le long de murets millénaires de pierres. Le chemin emprunte une ancienne voie romaine et croise les vestiges d’une cité antique. Il passe même sous un double portique, resté debout, en bon état. Ce portique propose un voyage dans le temps : le pèlerin se voit romain, l’espace d’un instant. D’aucuns diraient se voir dans une vie antérieure. Je n’éprouve pas cela. Je vois simplement le romain passer, comme si c’était moi, mais il est lui. Ce que j’éprouve : être hors du temps. Une scène cruelle de la vie champêtre me rappelle à l’instant, à la vie. Une vache vient de mourir. Elle est tombée sur le flanc, impudique, la patte arrière raide, dressée vers le ciel. Son veau est là qui la regarde, désemparé. Le bœuf vient à son côté, meugle longuement puis s’éloigne. Je passe, respectueux, devant l’implacable dureté de la vie. Plus loin, je dérange une concentration de cigognes qui se préparent à rejoindre des contrées plus chaudes. Les nombreux nids sont vides désormais. Au soir, sur le final goudronné de l’étape, l’idée me taraude toujours du « comment dire ? » et une idée me vient : pourquoi ne pas mettre à disposition des cartes postales dans les auberges du chemin ? Des cartes qui auraient au recto une image de pèlerin et au verso le texte de Fatima ainsi que la mention de la vidéo maintenant accessible sur YouTube ? La pensée me vient aussi de me retirer, solitaire, peut-être pas loin de Taizé, ce lieu perdu dans la campagne, près de Mâcon où vit une communauté oecuménique religieuse, pour pouvoir ainsi participer à une vie de prière avec d’autres, interpellés par l’Ailleurs… Pourquoi pas ?
Cela aurait une vertu : m’empêcher de me perdre, de la façon du moins dont je me suis égaré tout au long du jour. Tel est ce qui me traverse, ce jour… Parti avant le lever du jour, j’arrive à Aldéanueva del Camino après le coucher du soleil, et plus de cinquante bornes dans les pattes, avec tous mes détours. Je prends la clé au bar du village, je cherche la maison qui sert d’albergue municipale et j’ouvre. C’est le strict minimum : sommiers vieillots à ressorts, une seule couverture, pas de cuisine ni de chauffage mais une douche chaude. Quel bonheur d’avoir ainsi une maison à soi, le temps d’un soir ! C’est une vraie leçon d’humanité que donnent ces auberges municipales espagnoles. Au matin, je me réveille convaincu de l’inutilité de dire et de la vanité de ma démarche. Dieu est, mille ans sont comme un jour. Dieu ? C’est rare que j’emploie le mot. Trop galvaudé, trop fourre-tout, trop chargé d’intentions et de conflits. Il n’y a rien à y faire ni rien à faire !Mille ans sont comme un jour, ça c’est vrai. Le temps n’existe pas. Là-dessus, je ferme à clé mon éphémère « Chez moi » et je passe remettre le trousseau au bar. L’homme repousse ma tentative de donativo !
Le lendemain, j’entre en Castille et Léon, sous le parapluie, bien utile et bien rafistolé aussi à présent. A l’auberge privée, la seule ouverte, de La Calzada de Béjar, une surprise m’attend : je ne suis pas seul ! Deux jeunes filles qui vont à Cadix vivre une expérience communautaire et écologique sont déjà là, près du feu qui ronronne, faisant sécher leurs vêtements trempés par la pluie. Sinon tout est sous clé, même la cuisine ! Il ne m’est offert qu’une seule solution : faire cuire mes quelques pâtes avec le peu d’ustensiles dont dispose la cuisine d’été, dehors et dans un froid glacial… ! Au matin, les montagnes alentour sont couvertes de neige et je n’en crois pas mes yeux. Je réalise pour la première fois que l’hiver est là.
Plus tard, le soleil revient mais le ciel se couvre, le froid saisit et le temps est à la neige. Après hésitation, j’opte pour la prudence et je décide de m’arrêter à l’auberge paroissiale de Fuenterroble de la Salvetierra. Un jeune homme, familier du lieu, me propose, ainsi que c’est l’usage ici, une visite privée de l’église paroissiale, très belle, en pierre et bois, avec une crèche immense. Dans celle-ci, une statue, en beau bois blond et en grandeur réelle, représente le Christ ressuscité. Il est tourné vers le chœur, on le voit de face, ouvrant largement les bras devant les témoins de la résurrection, eux-mêmes statues de bois massif. C’est impressionnant, peu courant et beau. Ici, dans cette église de village et par la volonté du « padre » local, le Christ est, symboliquement, décloué. J’ai même l’honneur de monter visiter le clocher avant de retourner à l’auberge. Un basque, cuisinier de son état, échoué là pour un temps assez long semble-t-il, a préparé un excellent repas tel que je n’en avais pas goûté depuis des lustres. L’ambiance me rappelle celle d’Accous, sur le chemin du Somport, et l’accueil pèlerin tenu par le père Pierre. Au matin, j’aperçois le padre : « c’est ta maison ici », me dit -il. La maison était une ruine qu’il a reconstruite avec les bras de passage et l’aide de la Providence. Beau parcours, padre, merci ! Je laisse un donativo de « riche ». La maison, ici, ne refuse pas les dons.
Ces trois dernières étapes m’interrogent par leurs diversités et peut-être ont-elles à me dire ? Je retiens le refus du donativo, j’oublie le business et la mise de tout sous clé, j’admire l’accueil chaleureux de la maison du padre. L’accueil, ce n’est pas mon charisme. Les clés, c’est du passé. Restent l’ouverture et la parole dans le don : un lieu, des tableaux, la vidéo – tout cela sans clés et dans la gratuité -, près d’un lieu habité par l’Esprit. Tableaux ? Oui, des tableaux de lumière que le chemin m’a donnés ! S’il me les a donnés, il me dira bien où les mettre… Je constate que je fais là un grand saut : des simples cartes postales, je passe aux tableaux et à un lieu. Un lieu ? Trois endroits possibles me viennent à l’idée : Taizé, Terre du Ciel et Paris.
Stop ! Je suis fou. Marche, crétin !
Il pleut, il fait froid. La prudence et le padre aussi me recommandent d’éviter le point le plus haut (1147 mètres) de la Via de la Plata et de passer directement à Morille. Mais je loupe la bifurcation et je me retrouve au col, El Pico de la Duena, dans la brume. Je n’aime pas le brouillard en montagne. J’en ai fait des expériences douloureuses.
En descendant du col, je me retrouve dans un vent glacial, giflé par la pluie et je constate que je ne suis pas bien équipé pour l’hiver. De plus, avec tous ces arrêts pipi dans le vent (je me force à boire deux litres d’eau au minimum, même glacée, par ce temps de neige), j’ai perdu la housse de sac ! C’est malin ! Quel est le rapport entre le pipi et la housse de sac ? Aucun, sauf la loi de l’emmerdement maximum ! Avec un bâton qui a rendu l’âme il y a deux jours, les semelles usées et poreuses, il me faut aviser d’urgence en arrivant à Salamanque demain ! Je dresse un bilan de l’étape. Je suis passé, seul dans cette contrée désertique, dans le froid, la pluie, le brouillard. Je suis passé mais au risque de me perdre dans la brume et de me faire prendre par la nuit. Une nuit dehors par ce temps, sans équipement adéquat n’est pas une nuit mais un suicide… Ce chemin est un vrai chemin de pèlerinage où sont affrontés de réels dangers. Rien à voir avec le tourisme des précédents. Mais j’en suis conscient et je le veux. Reste le téléphone. Aurais-je la force de ne pas m’en servir pour appeler des secours… ? Je suis parti pour mourir ou, du moins et plus exactement, je suis parti avec une compagne qui se nomme la mort. Éventualité acceptée.
Quoi qu’il en soit, je trouve une auberge privée à San Pedro de Rozados où l’on a, pour sept euros seulement, le souci de la personne : chauffage de la maison entière pour moi tout seul et repas soigné ! C’est un vrai réconfort. À son regard, je comprends avoir piqué la curiosité de la patronne et lu aussi son interrogation : quelle raison pousse donc cet homme, âgé et étranger, à venir marcher ici, seul, en plein hiver ? La question est bonne !
J’arrive à Salamanque. L’auberge municipale est magnifique, située en cœur de ville, en plein quartier historique. J’ai envie de flâner, d’humer l’atmosphère de cette cité chargée d’histoire mais aussi remplie de jeunesse estudiantine, bouillonnante de vie. J’entends même parler normalement, c’est-à-dire… français ! J’aimerais prendre un jour de repos mais non, à huit heures pétantes : « Dehors ! » a dit l’hospitalière à la rigidité militaire et quelque peu stupide. Le soir, comme le matin, elle applique à la lettre le règlement. Elle éteint les lumières à vingt-deux heures pile alors que je suis encore en train, devant elle, de ranger mes affaires juste sèches dans le sac et que je suis, bien sûr, le seul pèlerin de l’auberge. Dehors donc, soit ! Hier au soir, j’ai eu l’occasion de faire les courses nécessaires : polaire, nouvelle housse de sac et compeeds. J’ai aussi pris le temps de faire ressemeler le talon de mes chaussures, une réparation rapide mais qui tiendra. J’hésite : rester ou partir ? Rester c’est chercher une nouvelle auberge. Je n’en ai nulle envie. Puisque j’ai le sac sur le dos, je continue vers El Cubo del Vino, quelques trente-sept kilomètres plus loin.
Je traverse un village, cherchant les flèches jaunes. C’est alors qu’un homme, en voiture, me dépasse. Il ralentit, klaxonne, s’arrête et fait marche arrière pour revenir à ma hauteur : « Muy, muy bonito la carretera ! ». Les chemins, en effet, sont détrempés, tout de glaise collante, parfois impraticables, barrés par des ruissellements qui peuvent devenir de véritables cours d’eau. C’est une galère, d’autant que je n’ai plus qu’un seul bâton pour garder l’équilibre. Providence que cet homme ! Il m’indique, par le fait, la voie à suivre : la route plutôt que le chemin lui-même. C’est signifiant, ce n’est pas une option anodine. Prendre la route évoque le retour, le retour chez soi, en France. Suivre les flèches jaunes, c’est me diriger vers la direction qu’elles indiquent, c’est-à-dire Compostelle. Le signe est clair : l’heure est au retour ! C’est essentiellement mon chemin que je trace même si j’emprunte et utilise celui qui mène à Compostelle. Bilan et résultat du coup de klaxon et de l’injonction de l’homme : je décide de remonter jusqu’à Astorga, où se croisent le Camino Francès et la Via de la Plata. Là, je prendrai à droite et non à gauche. À gauche, c’est vers Compostelle ; à droite c’est le retour en France, par le Camino Francès, parcouru à l’envers. Compostelle serait en quelque sorte comme un but à atteindre. Je n’ai pas de but. Si mon histoire a un sens pour tous, alors la Providence lui tracera un chemin. Sinon, eh bien !, j’aurais fait erreur et mal interprété les signes mais j’aurais fait ce que je croyais avoir à faire.
Alors qu’en appui précaire sur la glissière de sécurité de la route, je viens de noter tant bien que mal tout cela sur mon téléphone portable, je connais ma quatrième chute : jambes en l’air par dessus la double rambarde routière qui m’a tendu un redoutable piège. Assis sur la première pour me reposer et écrire, j’oublie la deuxième en me relevant. La garce en profite pour crocheter vicieusement mon élan et me faire tomber cul par-dessus tête dans le fossé. Pas de mal, mais un fou rire me prend tellement la situation est grotesque ! En même temps, malicieuse et sadique, une question perfide vient m’assaillir : cette chute a-t-elle un sens prémonitoire ? Une partie de jambes en l’air se profile-t-elle à l’horizon ? Telle est l’idée loufoque et somme toute plaisante qui me traverse. On se console comme on peut… La chute veut-elle simplement dire qu’il ne faut pas que je quitte le chemin, la route étant elle-même aussi sournoise et dangereuse que celui-ci ? Ou, plus prosaïquement, signifie-t-elle que je dois bien regarder où je pose mes pieds et mes fesses ? Certainement cela avant tout ! Le soir, je trouve une auberge municipale sans chauffage mais avec cuisine. C’est tout ce dont j’ai besoin : repos, repas, silence, solitude.
Le 19 décembre, c’est de Zamora que je souhaite un bon anniversaire à François. Une surprise m’attend. Il y a non pas un mais trois hospitaliers et je ne suis pas seul ! Il y a trois autres pèlerins : un allemand, Marco, venu faire une portion du chemin pendant quinze jours ainsi que deux jeunes femmes françaises dont Clémence, qui va faire hospitalière la saison prochaine à Espalais. Pendant le repas pris en commun, un des hospitaliers fait sans cesse le pitre. Fatigué par la marche, gêné par la barrière de la langue, achevé par les pitreries, je vais me coucher et je ne revois pas Clémence, une femme de 40 ans environ, qui semble une habituée des chemins. L’autre est une jeune maghrébine. Les deux filles, parties de Bilbao font la Plata à l’envers. Cela m’interroge, ce n’est pas si facile. J’aurai la clé de l’énigme un peu plus tard…
En arrivant à Riego del Camino, le chemin conduit tout droit dans l’église. Difficile de l’éviter. Un nid de cigogne, vide, est perché sur le clocher, comme cela arrive souvent ici. J’entre. Stupeur : toute la partie de l’autel est sous grille du sol au plafond, c’est une église-prison ! Jamais vue une telle protection ! Digne d’une banque ! Le Christ est ici enfermé, vitrifié, sous dorures et bonne garde en fer forgé. Quelle différence avec le Christ qui tend les bras à Fuenterroble ! Me revient en mémoire cette phrase de l’évangile : « De ce temple, il ne restera pas pierre sur pierre ». Le Christ fossilisé n’a rien à me dire. Le nid des cigognes est vide. Elles non plus n’ont plus rien à me dire. Pourtant, elles m’ont beaucoup fait signe et ce, pendant un temps assez long. Cela mérite quelques mots… !
J’avais rêvé d’un appartement situé en sous-sol, comme sous terre et d’un long bec de cigogne qui y pénétrait. L’appartement était rutilant de propreté sauf un coin, en désordre, sale et c’est ce coin que fouaillait le bec. J’avais interprété ce rêve comme une nécessité de continuer le ménage dans les profondeurs de moi-même : il restait un coin sombre. Et quand, dans la poursuite de cette quête et dans l’exigence de cette recherche de clarté, je croisais des cigognes sur ma route, vraies ou fausses, j’en déduisais que j’étais sur la bonne voie. Cela peut paraître loufoque et complètement fou mais c’est ainsi ! J’ai retrouvé et vu ces cigognes en nombre, sur le chemin de Compostelle. Les nids sont vides à présent. Cela a un sens : le rêve est épuisé. Il a donné toute sa signification. Le ménage est fait et la quête m’a conduit sur le chemin : c’est sur le chemin que je dois rester. C’est le dernier message des cigognes : au-delà du ménage, elles disent la migration.
Je marche, de nuit.
Une torpille noire arrive droit sur moi en tournoyant. Elle me manque de peu. Une grande lumière illumine alors violemment le coteau proche révélant ce qui semble être une ferme ou des murs, comme des ruines. Ce rêve, car c’est un rêve, je l’ai fait dans une période creuse, un temps de latence, de réflexion, de germination. J’avais joué, pendant deux mois, à Paris et Avignon, avec Marie-Lou, cantatrice à la belle voix profonde et François, au piano, une pièce de théâtre qui était en fait un évangile de lumière, intitulé : « Un Feu sur la Terre ». J’avais écrit ce texte en reprenant la trame de celui de Luc. Les représentations terminées, la question du « comment dire ? » se posait à nouveau à moi, avec acuité. Elle me taraudait, ne me laissait aucun repos. Je ne pouvais en rester là. Le rêve de la torpille m’a décidé à tout quitter et à partir marcher. J’ai pris le train, le lendemain du rêve. Parti de Paris, je suis descendu à Cahors où passe le GR 65 et j’ai commencé la marche. Il n’y avait pas deux heures que je cheminais que, surgissant d’un vallon, en rase-mottes, un bombardier de la dernière guerre, tout sombre, me vient droit dessus et passe très, mais vraiment très près. Éberlué, pétrifié, je vois distinctement la tête du pilote dans le cockpit, son casque de cuir, ses lunettes caractéristiques, en cuir, à l’ancienne : sa tête se tourne vers moi, il me regarde. Sidéré, je n’en crois pas mes yeux, c’est exactement comme dans le rêve, le bombardier en place de la torpille. Je suis scotché. Il y a même une ruine de ferme sur le coteau, à ma droite. J’en conclue que le rêve m’a bien conduit – ici – et que c’est là que je dois être : sur le chemin. Sur celui-ci, se lèvera une grande lumière malgré l’adversité, torpille ou bombardier. Telle est ma conclusion. Je me pose des questions et fantasme sur la ruine et son sens…
Mais les rêves ne sont-ils pas, au fond, que le simple reflet de nos désirs conscients ? La question, irrésolue, n’est pas idiote. Ainsi, ce rêve n’est-il pas le miroir nocturne de la faim insatiable de lumière qui guide ma vie, après avoir connu ces expériences ? Le rêve de la cigogne n’est-il pas simple confirmation de mon désir conscient d’aller toujours au plus profond ? La presque quotidienne fréquence de mes rêves érotiques, malgré la dureté de la marche et la fatigue des jours, n’est-elle, elle aussi, qu’une trace nocturne de mon désir constant de tendresse ? Sont-ils, ces rêves, simple répétition des pensées du jour mais sous un autre mode ? Peut-être, mais je crois qu’il y a plus, je crois qu’ils sont signes, qu’ils font signes. Comme dit Rilke : « Je crois aux nuits ». Ils viennent d’ailleurs. Le rêve de la torpille m’a conduit sur le chemin. Celui de la cigogne vers la transparence. Les rêves érotiques m’appellent vers un au-delà de l’amour physique qui enveloppe et transcende ce dernier. Telles sont les pensées du jour… Bref !
L’auberge municipale, cadre de ce soliloque aigüe est sans chauffage, sans cuisine mais pourtant quel royaume ! Elle est, de plus et selon la personne qui m’en a ouvert les portes, dotée de la meilleure eau de la région ! L’eau est bonne, certes, la douche est chaude mais la nuit reste glaciale. Heureusement, il y a le duvet d’été du petit chaperon rouge et j’ai soudain très chaud. Quand je dis très chaud, je paraphrase…
J’ai une surprise le lendemain en arrivant à Benavente où je compte m’arrêter : l’auberge municipale est fermée. Je continue donc jusqu’à Villabrazaro, huit kilomètres plus loin. J’arrive de nuit. Heureusement le chemin est bien signalé ! Clés au bar, auberge sans cuisine ni chauffage mais douche chaude : royaume de silence et de paix que je trouve grâce à un artisan qui m’y conduit dans son camion. Il m’a récupéré alors que, perdu, je cherchais mon chemin. Elle est à l’autre bout du village et j’aurais été bien incapable de la trouver par moi-même dans le noir de la nuit et le dédale des rues ! Nuit glaciale encore une fois car il y a seulement deux couvertures dans toute l’auberge. Je m’emmitoufle dedans. Pas de vrai repas, non plus, je ne peux faire cuire les pâtes.
À La Baneza, quarante kilomètres plus loin, je trouve une albergue municipale moderne, avec tout le confort. Mais les plombs sautent alors que j’utilise la cuisine et le disjoncteur m’est inaccessible. Les pâtes sont très « al dente », elles n’ont pas eu le temps de cuire et elles craquent sous la dent mais je les trouve délicieuses : c’est le premier repas presque chaud depuis trois jours ! La nuit, sans chauffage donc, n’est pas quant à elle la première.
Et j’arrive à Astorga le 23 décembre sous un soleil radieux ! L’hospitalière allemande tamponne, admirative, ma crédencial : « schön, schön ! », les pèlerins venant de la Plata ne sont pas légion, surtout l’hiver. Elle m’autorise, bien volontiers, à prendre un jour de repos. Astorga n’est pas Salamanque, les hospitalières ne se ressemblent pas et c’est heureux ! Je trouve un cordonnier qui « répare » la réparation de mes chaussures et je passe la nuit au milieu des ronflements, une fois n’est pas coutume, car l’auberge est pleine ! C’est la tour de Babel, toutes les langues ont droit de cité ici ! Je raconte mon histoire, comme je le peux, dans un anglais dérisoire, à une pèlerine britannique et je regrette fort de ne pas avoir cette fameuse carte postale que j’ai imaginée dans ma tête, tout en cheminant. La carte et surtout le texte traduit en anglais ! Le soir-même, je demande par mail à Maggie, l’Irlandaise rencontrée sur le Primitivo, si elle veut bien me traduire le texte de Fatima.
Le lendemain 24 décembre, je complète mes achats : une polaire supplémentaire, des sandales (pour remplacer celles perdues lors du passage du gué, dans la première étape vers Guillena) et des guêtres, non pour les porter classiquement mais pour recouvrir, par un bidouillage maison qui se révèlera fort utile, mes chaussures par temps de pluie. Cela évite d’avoir l’angoisse de repartir les pieds humides, meilleure façon de récupérer des ampoules lorsque les jours de pluie se succèdent et libère ainsi d’une recherche frénétique de papier journal pour les bourrer afin d’en pomper l’humidité. Je fais une lessive complète, un vrai repas et je vais même féliciter mes pieds dans un spa ouvert aux pèlerins, confort douillet dont je suis pas coutumier. À mon retour, l’auberge est pleine (près de vingt-cinq lits) et c’est la fête. Je suis surpris de l’effervescence brouillonne qui règne parmi les pèlerins. Après tous ces jours en solitude, cela me tourneboule. Il y a des français, je pourrais raconter l’histoire mais beaucoup trop de bruit et pas d’espace pour dire. Je vais me coucher. Je ne réalise que le lendemain que l’effervescence était celle d’une veillée de Noël… Cela ne m’a même pas effleuré ! Mon cadeau de Noël et ce fut pour moi un très beau cadeau, je le reçois de Maggie.
Voici sa traduction du texte de Fatima : « One day out of the blue it was as though I was overtaken by a light. A blinding halo of light. Right in the heart. In the centre of my chest. And in this blinding light there stood a man with his back to me surrounded by desolation. This man was a pilgrim. Walking. Walking. Incredible! Amazing! No word is strong enough. It has taken me 15 years to understand all this. Hard and all as it was I am happy to have lived through this experience. I AM – WE ALL ARE – OF THE LIGHT »
Je fais mes premiers pas sur le Camino Francès en ce jour de Noël 2016, jour de brume qui verra ma cinquième chute, cette fois en enjambant un grillage pour rejoindre la route. Arrivé à St Martin del Camino, bien que mon talon droit appelle au repos et qu’une auberge privée, ouverte et d’allure sympathique, me fasse de l’œil, je continue, têtu et imbécile, jusqu’au village suivant, quatre kilomètres plus loin où est indiquée une auberge municipale que je trouve… fermée ! Que faire ? La suivante est à Léon, vingt kilomètres plus loin. C’est trop. Je retourne donc à St Martin. Retourner en arrière, c’est la première fois que cela m’arrive ! Savoir renoncer est une victoire, dit-on…
Et le Camino Francès me livre d’entrée sa première leçon qui est appel à la sagesse : ménager sa monture, faire des étapes plus courtes maintenant que c’est possible. Quand j’arrive, le dortoir est plein de pèlerins qui se reposent. Je suis impressionné par l’ambiance qui règne : des vrais pèlerins ! Telle est ma première impression ! J’apprends bien vite qu’en fait, ils récupèrent de leur soirée de Noël qui fut copieuse et arrosée dans cette bonne auberge et qu’ils prennent un jour de repos ! Il y a là quatre garçons et deux filles, autant de nationalités qui participent et jouent à la ronde des amours…. Ils découvrent les charmes du Camino Francès, très fête et drague. Le camino del Norte, réputé plus élitiste du fait de son dénivelé, est tout autant festif. Le camino Portuguès reste, me semble-t-il, ce qui s’apparente le plus à un chemin de foi. Je me souviens de mon étonnement dans cette auberge où un prêtre traditionaliste occupe, avec son groupe, toute la cuisine. Ils y chantent, soir et matin, la messe en latin ! Racoleur, le prêtre invite à sa table. Réfractaire, je mange ma boîte de sardine dans mon coin. La Via de la Plata est assez méconnue et peu fréquentée. Elle est réputée difficile à cause de la chaleur en été et de la longueur de ses étapes. Bref, ronde des amours donc. Je fais mention de la vidéo au seul français du groupe, Grégoire.
Je réalise que, depuis peu, je prononce parfois, à mi-voix, le mot « Père » et ce seul fait amène un sourire sur mes lèvres et un regard plein de joie ! Aussi, je le prononce de plus en plus souvent, manière de rester connecté, de vivre de la lumière. Et je me rends compte aussi que je suis heureux, très heureux. Je suis là, assis sur une borne, à reposer mes pieds, à prendre le soleil et à sourire béatement ! Le mot « Père » est chargé de sens. Tel que je le prononce, je ne sais pas ce qu’il y a derrière, sauf un au-delà. Je me borne à constater qu’il m’est venu à la bouche, m’a fait sourire et goûter un instant de plénitude.
À Léon, je vais à l’auberge St François d’Assise, en centre-ville. Quand je descends pour prendre le repas au réfectoire, un panneau indique : « Closed today » ! Le réceptionniste m’indique un bon resto : « Ezéchiel ». Soit ! J’y vais, dans un froid glacial, nus-pieds, pour ne pas avoir à remettre mes chaussures et, par conséquent, mes orteils en prison. Et, au milieu du grand brouhaha des conversations très animées à l’espagnole, je déguste un repas incroyablement copieux et peu cher en effet ! Au matin, je décolle tard de cette chambre surchauffée où j’ai très mal dormi, bêtement alourdi de plus par le repas gargantuesque de chez Ezéchiel…
Le chemin emprunte une passerelle qui est verglacée, je dérape et tombe pour la sixième fois, depuis Séville. Lourdement, très lourdement ce coup-ci ! Je rejoins la route et jure de ne plus la quitter. Le chemin m’a fait routard et non plus pèlerin ! « Viva la carretera ! », tel est mon credo définitif ! Mais je fais un bien mauvais routard car je me perds dans le dédale de l’échangeur et je me retrouve… sur l’autoroute ! Le soir, je croise Norma, jeune pèlerine allemande, ayant vécu en Australie ces deux dernières années. Elle est ouverte, on discute et je lui montre la traduction de Maggy. Ses yeux brillent, elle reçoit 5/5. L’auberge municipale de Mansilla de las Mullas est fermée. Il y a une auberge-bar privée mais pourtant sans chauffage. Peu importe, la journée est sauvée par Norma. Deux autres pèlerins, au look un peu étrange et que je crois au premier abord espagnols, sont là aussi. En fait, ils se révèlent tous deux français. Bastien, éducateur, accompagne pour trois mois sur le chemin Hakim, un jeune qui a du faire quelques conneries. Je fais mention de la vidéo à Bastien. Le lendemain je prends, sur ses indications, une variante du chemin en complète solitude. Seul un train me salue : nous échangeons des signes, lui un coup de sifflet, moi un grand geste de la main. Belle journée, beau parcours jusqu’à l’auberge municipale de Calzadilla de los Hermanillos où je me retrouve, sur cette variante peu usitée, seul pèlerin. Il me faut, le lendemain, aller jusqu’à Ledigos, trente kilomètres plus loin, pour trouver une albergue ouverte. Je fatigue. J’aspire au repos. Et je m’éveille avec le spleen, la lassitude. Le froid, la neige, les difficultés m’attendent. Le réconfort d’un foyer, d’une tendresse partagée me manque toutes ces nuits de froid et de solitude. La question ultime m’est posée : voudrais-tu être ailleurs ? La réponse est évidente : « NON ! ». Je continue.
La journée est belle, très chaude et je finis en tee-shirt ! Arrivé à l’auberge, il y a une bonne dizaine de pèlerins. Échange profond et repas en tête-à-tête avec un français, grand et barbu, d’une trentaine d’années, dont je n’ai pas su retenir le prénom, Olivier peut-être, travaillant ou ayant travaillé dans l’édition, en route vers Fatima puis Jérusalem. Je lui raconte mon histoire, lui un peu de la sienne. Il se cherche encore. Nous évoquons Maître Eckhart qu’il connaît. Il m’indique une application qui indique les auberges ouvertes en hiver sur le Camino Francès. Un jeune Sud-Coréen de vingt-quatre ans me demande pourquoi je fais le chemin. Je lui montre la traduction de Maggie. Il prie, me dit-il, depuis l’âge de douze ans, pour être prêtre. Aujourd’hui, il doute et me demande conseil : doit-il ou non devenir prêtre ? Tout cela en mauvais anglais de part et d’autre… ! La question qu’il m’adresse me surprend totalement, me déroute aussi, mais elle témoigne de l’intensité de la soirée spirituelle que nous avons vécue. Au soir, en arrivant vers ce village, il m’était furtivement apparu être tel une oasis, quand il s’est découvert à mes yeux… Impression confirmée !
Le lendemain, la journée est belle, tranquille et je savoure encore la richesse de la veillée d’hier. A l’auberge Spiritu Sanctu de Carrion de los Condés, je prends le repas avec deux Sud-Coréens, deux italiens et Gabrielle, une australienne, psychologue de métier. Le repas est animé, intéressant et vrai mais il reste la barrière de la langue. Tour de Babel ! Je fais circuler mon téléphone autour de la table pour montrer le message de Fatima en anglais, traduit par Maggie. Et sur ce, bonne nuit ! Nous sommes le 31 décembre. Je prends mon cinquième jour de repos depuis Séville. Mon corps le demande. Léthargie.
Le 1er janvier 2017, j’arrive à Fromista par une belle et froide journée (moins huit degrés le matin) ! À l’auberge chrétienne Béthania, tenue par un couple, Lourdès et José, je rencontre un italien, Paulo, qui fait le retour lui aussi. Il a pris l’avion de Rome à Santiago et il rejoint maintenant Barcelone par le camino. Nous mangeons avec des jeunes Sud-Coréens. Il y en a beaucoup sur le chemin. J’apprendrai plus tard que, chez eux, une série TV très populaire se déroule sur le chemin de Compostelle, suscitant ainsi un fort engouement. La journée est froide, très froide qui mène à Castrojevik. Je garde tout dessus et tout le temps. Je fais le chemin en partie avec Paulo. Ma douleur au talon droit se rappelle à moi en fin de parcours. L’auberge publique est pleine, brouillonne. Je suis fatigué et j’ai le spleen, je m’interroge : que fais-tu ici ? Qu’as-tu récolté ? J’ai récolté des messages. Les voici : « Continue sur le chemin » (c’est ce que m’a dit l’apôtre à Santiago), « Toi et moi » (c’est l’évidence qui s’est faite à Vilasério), « Vagabond portant le message » (c’est l’écho de l’auberge Benoît Labre à Fatima), « C’est là que tu dois être », « Tu as besoin de tendresse », « Abandonne-toi à la providence », « Tourne-toi vers l’avenir ! » (autant de messages reçus du chemin lui-même). Que faire avec tout cela ? C’est simple : continuer.
Sur le chemin de Hornillas del Camino, je rencontre Anna-Maria, jeune autrichienne. Je lui donne le message à lire. Grande joie pour elle, elle est en recherche. Je lui donne mon mail. Je sais qu’elle n’en fera rien mais elle me le demande, regrettant que je ne sois pas sur Facebook. Ce que je raconte laisse sans voix, du moins n’appelle pas de commentaire. Un retour, une réponse à ce que je dis n’est ni évident ni nécessaire. Le jeune Coréen qui l’accompagne demande, quant à lui, à prendre le message en photo ! Voilà comment, peut-être, il circulera… Je revois, alors que nous nous sommes déjà quittés, Anna-Maria revenir en courant vers moi, avec toute sa joie, toute sa fougue, toute sa jeunesse pour me dire : « You will know why you walk » ou « You will know who is this man », je ne sais plus très bien… C’est la même chose, de toute façon. Je le sais, Anna-Maria ! Je marche pour toi, pour notre rencontre. Cet homme est le Christ, cet homme c’est moi, cet homme c’est toi ! Voilà ce que j’ai à dire : « Nous sommes – TOUS – des pèlerins de lumière ! ». J’aurais du la prendre dans mes bras cette Anna-Maria ! Elle me donne de la force d’incarner ce que je dis dans l’histoire, dans la vidéo. Du coup, l’idée de l’image me semble puérile, peut-être fausse même si je m’en tiens à la publicité qu’elle représente ! Le médium est le message. Application : abandonner l’idée de l’image ! C’est moi le message, pèlerin de l’éternel. Ce qui, d’ailleurs, est plus conforme à ce que le chemin m’a déjà enseigné.
Arrivé à Hornillas, je m’arrête au soleil pour manger (le peu qui me reste…) et reposer mes pieds. Je pense continuer mais la douleur au talon droit est si vive que je fais marche arrière et retourne à l’auberge du village. Là, je rencontre un couple espagnol qui parle français, Belem et Javier, qui me laissent leur adresse à Logrono. Belem veut bien traduire le message en espagnol tandis que je le fais circuler, en anglais, autour de la table (il y a un couple australien et un jeune homme italien). Le lendemain, je suis à Burgos. Devant l’auberge municipale, près de la cathédrale, deux journalistes nous prennent en photo, Paulo et moi, pour le journal local ! Je trouve l’auberge bruyante et froide, aussi je ne reste pas comme j’avais pu l’envisager un instant. Paulo traduit le message en italien. Au matin, juste avant de partir, je laisse l’indication de la vidéo sur un bout de papier à une jeune femme qui me semble être une éducatrice. Elle fait le chemin en binôme avec un jeune homme de race noire. Je repense à l’utilité de l’image pour une écriture plus nette… Il y a peu, je voulais l’abandonner ! Balancement, sinon contradiction… Difficile d’y voir clair ! Je laisse Paulo qui prend un jour de repos à Burgos et lui indique la vidéo pour sa compagne, Laura, qui parle un peu le français.
À Atapuerca, l’auberge (la Hutte-Papasol) est superbe, rustique à souhait. Je suis seul ! Je me chauffe les pieds devant le poêle à bois, confortablement installé dans un fauteuil et je fais un vrai repas au resto attenant, tenu par les propriétaires de l’auberge, deux espagnols très sympathiques qui, de plus, parlent aussi français ! Et il y a du Wifi. Confortablement assis dans un fauteuil, devant le feu qui ronronne, j’écoute sur YouTube, une fois n’est pas coutume, Dylan, Joan Baez et autres tubes de ma jeunesse… ! Quel luxe oublié… ! Je me lève tard et pense même rester une nuit de plus. Mais, au matin, tout est encore fermé, il n’y a pas âme qui vive et devant la beauté du jour, je pars. Je suis pèlerin, avant tout ! En chemin, je croise deux jeunes gens, un catalan et une italienne, d’une fraîche beauté limpide. Après leur avoir montré le message sur l’iPhone en espagnol et en italien, je leur indique la vidéo sur un bout de papier car ils parlent aussi un peu de français.
Puis, un peu plus loin, j’hallucine ! En pleine forêt, j’entends de la musique… Devant moi, sur le chemin, je distingue deux ombres qui ressemblent à des hommes qui tanguent. J’approche. Ce sont deux jeunes gens. Ils ont, à la main, la bouteille de « vino tinto », vin espagnol bien connu des pèlerins et, cette main, ils la portent souvent à la bouche. Ils me proposent d’en prendre. Je refuse. Je ne bois plus une goutte d’alcool depuis le jour de la vision du pèlerin de lumière. Avant, j’aimais bien. Mais depuis ce jour je n’ai même pas envie, je ne ressens absolument plus le besoin de prendre un excitant quelconque. Si la lumière a pu s’installer en moi, si elle a pu me traverser, exister le temps d’un flash, l’alcool ou tout autre excitant, quel qu’il soit, devient fadasse ! La nature profonde de l’homme, de tout homme, qui s’est découverte ce jour-là m’empêche de chercher ailleurs ce qui est déjà en moi, en nous, qui est apparu sous forme de lumière et qui donne la joie d’être. Revenons à la scène : au milieu des bois, la musique sonorise tout le chemin en sortant d’un petit haut-parleur accroché au sac d’un des deux pèlerins. Le volume est à fond, le son saturé ! J’apprends que l’un des jeunes hommes est turc, l’autre allemand. Le sac du turc pèse vingt-sept kilos, y compris le cubitainer de cinq litres de vin qu’il transporte. On dit bien « fort comme un turc » mais c’est hallucinant, ici, ce jeune homme, pèlerin, avec ce sac, chargé de vin, en pleine forêt ! Ils sont partis pour longtemps, me disent-ils, pour l’Afrique… Je leur montre le message en anglais, le jeune homme allemand le lit tout haut, d’une très belle voix de basse. Il pourrait être acteur ! C’est beau de l’entendre déclamer ainsi le message sur le chemin, dans la forêt. Ils me proposent même, chacun, de le traduire : l’un en allemand et l’autre en turc ! Proposition dissoute dans les vapeurs d’alcool et les problèmes existentiels, probablement très lourds, de ces deux jeunes gens au final très sympathiques. Quand j’arrive à l’auberge de Villambistia, elle est vide. Sur un lit, un matelas est retourné pour être aéré ; l’hospitalière m’apprend qu’un pèlerin a vomi la nuit dernière. Après ma rencontre de l’après-midi, je ne suis pas étonné et je devine sans peine l’auteur du forfait ! Le soir, à l’auberge, je prends le repas en compagnie de Bernard, ami de l’hospitalière. Il parle français et je lui mentionne la vidéo. Bref, je m’ouvre à tous. Et au matin, j’ai la surprise de trouver, laissé à mon intention, un sandwich au chorizo, le meilleur du monde !
Quatre mois déjà que je marche !
En route vers Redecilla del Camino, je rencontre un jeune couple de Taïwan qui fait la popote sur une table publique. Ils sont partis sans limite de temps, pour un tour du monde. Ils m’offrent un thé chaud, que j’accepte avec reconnaissance. Beaucoup de silence entre nous. Je leur fais lire le message en anglais et quand je les quitte, ils m’envoient de grands signes chaleureux. Puis je rencontre un jeune Coréen qui m’offre un bonbon. Je lui fais lire, à lui aussi, le texte en anglais. Je ne sais ce qu’il comprend… Je continue à marcher, remontant le flot de pèlerins. Je croise trois jeunes hommes : un portugais (Francisco), un italien (Simone) et un polonais (Gabriel), venu à pied de Varsovie. Bel échange, lecture du message puis Francisco me prend en photo. Il me l’enverra, dit-il et prend mon mail. Il me parle avec une rare profondeur des misères qui les ont mis en chemin : l’italien a perdu père et mère, problèmes de drogue du polonais, discorde familiale et divorce pour lui. « La lumière, elle est sur le chemin, ici, dans l’échange ! », me dit-il. Il a raison. La lumière a besoin de deux pôles pour s’allumer, pour resplendir. Elle brille dans les yeux de ceux qui parlent vrai. Mais ce n’est pas que cela. C’est bien davantage. Et c’est pour cela que je suis sur le chemin.
L’auberge municipale est très rustique. Il y a deux coréens (il y en a beaucoup en cet hiver et c’est, de loin, la nationalité la plus représentée) ainsi qu’une jeune femme française ayant fait un AVC, Jeannette. Au matin, je lui mentionne la vidéo. Pour aller à Azofra, je perds, pendant un temps assez long le camino et je ne croise donc pas de pèlerins. Je ressors le chapeau, tellement la journée est ensoleillée ! A l’auberge municipale il y a une italienne, Anna-Lisa, architecte de quarante-quatre ans qui aurait voulu être médecin, un peu gênée, me semble-t-il, de se trouver seule avec moi dans l’auberge. Nous avons peu d’échange.
J’ai le blues, le matin, en reprenant le chemin vers Navarrete. Dans une dizaine de jours seulement je serai de retour en France. Inconsciemment, cela tourne en background dans ma tête. Je ne suis pas un bon prophète ce jour et j’éprouve comme une lassitude à montrer le message sans pouvoir faire plus. Mais c’est orgueil que de seulement penser à vouloir faire plus. Imaginer que la lumière puisse fournir un mode opératoire, donner un plus, à soi ou aux autres est vanité, incongruité, erreur… Le seul plus qu’elle peut offrir c’est de vivre avec elle : sa mémoire. Que faire sinon dire, raconter ces expériences ? Vivre et dire.
Cheminant vers Logrono, un allemand me demande de le prendre en photo devant le taureau-symbole de l’Espagne. On parle, je lui dis mon périple. Je lui montre le message en anglais, il le prend en photo et moi avec ! Dans un moment de doute, j’ai ôté du message en anglais la mention de la vidéo sur YouTube puisqu’elle n’est pas sous-titrée. Je le regrette à présent, sait-on jamais ! La journée, pluvieuse pour la première fois depuis longtemps, est sauvée. En attendant que l’auberge ouvre, je rencontre un couple de jeunes touristes français, Guillaume et Anuja, de Brest. On parle et je leur mentionne la vidéo. Dans l’auberge municipale de Logrono se trouve, à côté de moi, une jeune femme de Lourdes, militaire, contrôleur aérien, sportive. Nous discutons en profondeur. Le soir, je vais voir Bélem et Javier, le couple rencontré à Hornillas, qui est rentré de sa semaine de marche annuelle sur le chemin. Je tombe mon téléphone dans l’ascenseur et l’écran se casse ! Belem m’invite à revenir le lendemain pour déjeuner et Javier en profite pour me conduire dans une boutique de téléphonie afin de faire changer l’écran. En les quittant, je leur fais aussi mention de la vidéo. C’est le meilleur de moi-même que je puisse offrir.
Je pars ensuite pour Viana sous un arc-en-ciel magnifique ! Dans l’auberge, il y a deux femmes françaises, une néerlandaise et un allemand. Nous dînons en commun. L’une d’elles me fait part de l’association Seuil, de Bernard Olivier, qui a écrit un livre sur son expérience de la marche : « La Route de la Soie ». L’association permet à de jeunes délinquants de faire le chemin accompagnés par un éducateur. C’est le deal : à la place de la peine de prison dont ils ont écopé, ils peuvent partir pour deux ou trois mois sur le chemin avec un éducateur. Et j’ai la clé de l’énigme ! Je réalise que j’ai probablement déjà croisé, sans le savoir et par trois fois, de tels binômes : Clémence et la jeune maghrébine rencontrées sur la Via de la Plata le soir des pitreries de l’hospitalier, Bastien et Hakim croisés à Mansilla de las Mullas et, à Burgos, l’éducatrice et le jeune black. Au matin, avant de partir, je mentionne aux deux femmes l’existence de la vidéo.
À Los Arcos, l’auberge est pleine. Je fais deux rencontres originales. L’une avec une jeune femme suisse, fine et belle qui marche beaucoup. En Suède, elle a vu des loups, me dit-elle. Je lui fais mention de la vidéo. Au matin, elle tape dans le mille : « Tu n’as pas peur de rentrer ? », me demande-t-elle. L’autre rencontre originale est celle avec Burnie, hongrois, qui prend le message en photo et fait brûler pour nous deux un bois chamanique du Pérou. Nous évoquons, alors que notre discussion embrasse tout les sujets, le nom de Nassim Haramein que m’a fait connaître Fabien. Ce scientifique original et autodidacte a une vision globale de l’univers qui n’exclue pas la spiritualité. Burnie part sans limite de temps, pour l’Amérique latine peut-être, vivre l’instant…
La journée qui me conduit à Estelle se passe sous la neige, les grains et les arcs-en-ciel. Je croise pourtant trois pèlerins en short, complètement givrés, gelés ! Je rencontre Simone, italien polyglotte, dans un bar. Il me dit être flatté de rencontrer une « légende » du chemin ! Légende ? Bigre… Paulo, qui est devant moi, a fait la pub ! Le chemin est avide des histoires des autres… Le soir, j’ai une discussion surprenante et profonde avec Georges, un homme de mon âge, très doux, un peu perdu, étrange, inadapté et vrai. Étudiant brillant, il a été séduit un temps par l’Inde et, de retour en France, il n’a pas su se réadapter à une vie normale. Il repart aujourd’hui pour une autre journée de marche, sans but. Il ne fait pas le chemin, il erre. Vrai pèlerin, pèlerin dans le vrai… ?
En arrivant à Puenta la Reina, je repense à ma compagne, la mort. Et si je n’arrivais pas ? Si je ne fermais pas la boucle… ? A l’auberge, une jeune femme néerlandaise, Elisabeth, qui étudie la peinture, la philosophie et la religion me montre ses photos et la prière qui les accompagne. Je lui montre la photo du tableau du pèlerin. On parle de la lumière, de Saint Jean. À un moment de la conversation, elle me demande si je connais Saint Paul. Avec l’accent, je ne comprends pas tout de suite puis, ayant enfin capté, je m’exclame : « Oh yes, Saint Paul ! It’s my friend ! ». C’est sorti droit du cœur. Merci Seigneur ! Je pense de plus en plus que ce qui est arrivé à Saint Paul sur le chemin de Damas, son illumination telle que la rapporte la tradition est chose analogue à ce qui m’est arrivé. Oui, j’ai cette folie de penser cela. Je ne me compare pas, bien sûr ! Un dicton canadien dit, parait-il : « Si tu compares, tu meurs ». C’est vrai, il s’agit d’être soi. Mais je reconnais que lorsque la tradition rapporte la conversion de St Paul, ébloui sur le chemin de Damas et qui reste trois ans en Arabie sans rien dire, je ne peux m’empêcher de constater la similitude de nature des expériences. Et petit à petit, je comprends et je me persuade aussi de quelque chose, quelque chose d’énorme. À la base de la tradition, au fondement de la religion se trouve la lumière. Mais elle est enfouie, occultée par ce que les hommes en ont fait et en ont dit. J’ai connu la lumière et je ne suis pas religieux. J’ai connu la lumière et je dois la dire, sans fard aucun. La journée, fatigante, est sauvée et de belle manière, par cette conversation hautement spirituelle avec Elisabeth.
Au matin, une jeune femme américaine, qui comprend le français, prend le message en photo. J’ai remis en bas la mention de la vidéo. Je ne pense pas à le donner à José, mon compagnon de chambrée, pourtant sympathique et ouvert. C’est ainsi. Je croise, dans le froid et la neige, Salvatore, Katia et Simone, trois jeunes pèlerins italiens qui, prévenus par Paulo, s’attendent à me rencontrer et prennent la photo du message en italien. La journée est physiquement éprouvante sous la pluie, à la fois sous et sur la neige au passage du col, puis dans les chemins transformés en ruisseaux et les terres inondées. Je ressors le bâton qui me reste pour cette étape de montagne. Quand je dis que je ressors le bâton, c’est parce qu’il est pliant. Je ne m’en sers pas tout le temps et je le stocke le plus souvent dans le sac. À l’auberge Jesus y Maria de Pampelune, je retrouve Paulo. Je rencontre aussi Marie, une jeune femme française qui cherche un lieu de vie. Nous avons une discussion vraie et je lui mentionne la vidéo. Au matin, elle prendra le train pour Burgos puis Santiago, peut-être St Martin-de-Oxon, ensuite le camino Portuguès et enfin Séville où un stage bouddhiste l’attend.
Pampelune : il pleut, j’y reste. Paulo est là aussi et Antonio, un espagnol d’Ibiza qui comprend le français et à qui je mentionne la vidéo sur un bout de papier. Un irlandais jovial joue de la flûte méditative dans l’immense dortoir. Il a trouvé la lumière et sa femme sur le chemin, dit-il. Il a aussi créé une copie miniature du chemin en Irlande ainsi que son réseau d’auberges. Et à présent, il s’éclate seul, en pleine liberté : tout est permis pendant les cinq premiers jours de son camino, tel est son credo. Ce soir, c’est le vin et deux bouteilles tremblent de son enthousiasme, qui semble un peu surfait !
À Zubiri, je quitte Paulo qui va vers Barcelone. Nous avons marché un peu ensemble, parfois il était derrière moi, le plus souvent devant. Il y a peu de pèlerins qui reviennent de Compostelle à pied, ils se remarquent. Ceux-là croisent ceux qui y vont et, l’espace d’une halte, échangent brièvement. Remontant le chemin devant moi, Paulo a parlé de moi et construit ainsi une éphémère légende : un Français qui marche depuis plus de quatre mois, qui revient de Compostelle et qui rentre en France en prenant le chemin des écoliers, celui qui passe par Fatima et Séville…
Il fait très froid mais beau. Les rivières sont en crue, les ponts barrés. Un arbre tombé en travers du chemin m’oblige à un long détour. L’auberge de Zubiri est belle, pleine de jeunes coréens et j’ai le privilège d’avoir une chambre pour moi tout seul. Et aussi un rhume ! Je passe par la montagne pour rejoindre Roncesvalles. Le temps est à la neige. Verglacé par endroit, le chemin est dangereux. Aussi je m’arrête pour confectionner un bâton avec un arbrisseau pour suppléer celui qui a cassé. Ce n’est pas aussi efficace qu’un vrai bâton car le bois, même taillé en pointe, dérape sur la glace. Mais cela fait l’affaire tout de même !
J’arrive au petit village de Bizkarreta et pousse la porte du bar pour me réchauffer un peu et boire chaud. Je vois deux jeunes pèlerines attablées. La conversation s’engage. Léonie, jeune allemande très grande, pure et belle, est partie le 1er octobre de Liepzitg ! Anna vient de la Nouvelle-Zélande, elle est nurse. C’est, quant à elle, son premier jour de marche ! Léonie, très discrète et profonde, fait un chemin spirituel. Elle traduit pour moi le message en allemand, avec beaucoup de soin et d’attention, cherchant, me semble-t-il, le mot juste pour traduire la profondeur du message, jonglant avec les traductions déjà établies, anglaise et française. Belle, très belle rencontre ! Merci, Seigneur de la Vie ! Juste avant d’arriver à Roncevallès, je croise un pèlerin qui se révèle, par sa discrète croix épinglée sur la bretelle du sac, être un prêtre polonais. On échange trois mots et je lui montre le message : « Vous avez certainement fait une expérience de Dieu. God bless you ! », me dit-il.
Pour le moment, je recrache l’eau que je bois, non parce qu’elle a mauvais goût, mais parce qu’il y a des cailloux dedans. Comment est-ce possible ? Je regarde : ce sont des paillettes de glace… ! Au matin, je fais lire le message à un jeune italien, puis je repars, ma fatigue augmentée par le rhume. Le col de Roncevaux par le chemin est impraticable et interdit, aussi j’emprunte la route qui passe par Valcarlos pour rejoindre la France. Je croise Louis, jeune à la dérive, qui part retrouver des copains au Maroc pour traverser le désert avec un camion de l’armée. Je lui fais mention de la vidéo et je regrette de ne pas avoir eu le réflexe de lui donner un peu d’argent : il est équipé comme un misérable. Je rencontre aussi un groupe d’italiens enjoués et sympathiques à qui je fais aussi lire le message.
Et me voilà de retour à St Jean-Pied-de-Port. Dans l’auberge publique, se trouve Emmanuelle, une jeune femme qui va au Portugal se renseigner sur les alambics et les huiles essentielles. Je lui fais part de la vidéo. Elle sort de trois semaines de retraite dans le village bouddhiste des Pruniers, en Dordogne. Se trouve là aussi un SDF qui vit sur le chemin. Je l’avais déjà rencontré alors que j’étais hospitalier bénévole dans un centre d’accueil avant de commencer tout mon périple. Et c’est le premier contact rugueux de mon périple. Je sens que le voyage est fini, du moins qu’il prend un tournant. Il n’y a pas, à proximité, d’hébergements pour pèlerins ouverts sur le chemin qui remonte au Puy-en-Velay. Ce n’est plus l’Espagne où tout, finalement, est bien organisé, même en hiver. Mon corps fatigue. Quelque chose lâche dans ma tête. « Tu n’as pas peur de rentrer en France… ? ». Oui, je crois bien que j’ai peur de rentrer, de ne plus marcher, de perdre ma réalité d’itinérant et mon statut de pèlerin !
Je décide de rentrer sur Paris, de me reposer un peu avant de repartir. Dans un premier temps, je prends le train pour Pau où je vais échanger mes bâtons qui sont encore sous garantie. J’achète aussi une nouvelle paire de chaussures, identiques aux anciennes, que je fais ressemeler. Je pourrais ainsi jouer sur deux paires et marcher, marcher… Marcher sans m’arrêter… Je fais réparer aussi mon pantalon de pluie en goretex que j’ai accroché et déchiré. Je rencontre dans le train menant à Pau, Thomas, un jeune sportif de haut niveau, avec qui j’ai un bel échange et à qui je fais aussi mention de la vidéo. Avant de quitter la ville, je me restaure au comptoir d’un bar. Et là, à la cantonade, j’indique la vidéo sur Youtube à quatre jeunes accoudés, comme moi, au comptoir ! Ivresse… ? Peut-être ! Cinq mois de marche en continu ne laissent pas indemne…
Je file sur Paris.
Je reste huit jours dans la capitale, huit jours pendant lesquels j’ai le temps de voir François, qui y vit et travaille. On s’est promené ensemble et on a parlé, en vérité. François m’a accompagné, avec Marie-Lou, dans l’aventure du « Feu sur le Terre », pièce de théâtre jouée en 2014, au mois de juin à Paris puis en juillet au festival Off d’Avignon. C’était alors, pour moi, le moyen d’exprimer les expériences de lumière.
Avant cela, je les exprimais au cours de « Moments spirituels, musicaux et poétiques ». Je me cachais alors derrière les mots des autres, ceux de grands auteurs mystiques. Il pouvait s’agir de Saint Jean de La Croix dans son cantique spirituel : « Où t’es-tu caché, ami, tu m’as laissé pleurer / Comme le cerf tu as fui, après m’avoir blessé… ». Cela dit, dans le langage fleuri du 16ème siècle, la même chose que ce que j’exprime : une expérience fulgurante. Il pouvait s’agir de Maître Eckart dans le seul poème qui lui soit attribué : « Au commencement, au-delà du sens, là est le Verbe. Ô le trésor si riche où commencement fait naître commencement… ». Là encore, disant ce texte, comment ne pas éprouver ce grand coup de balai et ce renouveau, ce neuf, cet inouï que la lumière, en foudroyant, fait naître en soi. À jamais. Il pouvait s’agir encore de la poésie d’Arthur Rimbaud, à laquelle je m’identifiais sans peine : « Par les soirs bleus d’été, j’irais par les sentiers / Picoté par les blés, fouler l’herbe menue / Rêveur, j’en sentirais la fraicheur à mes pieds / Je laisserai le vent baigner ma tête nue / Je ne parlerai pas, je penserai rien / Mais l’amour infini me montera dans l’âme / Et je m’en irai loin, bien loin, comme un bohémien / Par la nature, heureux, comme avec une femme ». Pour moi, il s’est fait « flashé » grandeur nature le poète aux illuminations ! Pas de doute à ce propos ! C’est pour cela que sa vie après la poésie devient existence erratique en Afrique et semble ne plus avoir de sens. Le flamboiement intense, communiqué dans et par les mots, a tout brûlé, ne reste possible que l’errance. Ne reste possible que de tituber. Que peut-on encore faire après l’illumination sinon être « sonné » à vie ! Je l’ai été, sonné, retourné, complètement mis KO ce jour-là et pour toujours, je crois ! Car j’ai du mal, aujourd’hui encore, à me relever et à reprendre le match, celui de la vie.
Avant de pouvoir parler, avant de pouvoir m’exprimer à travers la poésie des autres, eh bien je me taisais, je la fermais. Il m’a fallu atteindre les quelques soixante ans, en gros l’âge de la retraite, pour trouver les mots justes et oser parler. Quinze ans de mutisme mais pas quinze ans d’oubli. Et maintenant, je ne peux plus me taire. Mais je n’organise rien, je ne propose plus rien comme j’ai pu le faire, je marche seulement, un pied devant l’autre et je suis moi-même. Tout à la lumière. La lumière, c’est la foudre qui tombe : « Un arbre d’or entre les deux épaules », dit Jean Giono dans son beau livre « Que ma joie demeure », lorsque celui qui doit venir part et meurt. Elle fut pour moi, cette foudre qui tombe, non un arbre entre les deux épaules mais un disque d’or en pleine poitrine ! J’étais pleinement réceptif, grâce ou à cause de la rupture de vie. Toute carapace, toute certitude m’avait quitté. Je suis maintenant pleinement heureux, il ne reste que la reconnaissance. Reconnaissance envers les personnes qui m’entouraient alors : mes enfants et leur mère. Reconnaissance envers les circonstances : la rupture de vie. Celle-ci a, depuis lors, pris un essor nouveau et un sens, portée par la conscience d’être. L’amertume, couleur sous-jacente, inhérente, inévitable je crois à tout amour humain, n’est que friselis de surface que le vent de l’existence ramène encore parfois.
Puisque ce semble être l’heure d’un bilan, et que j’en ai le temps dans ce repos accepté, je le fais, rapide, intermédiaire car je vais bientôt repartir. Je le sens, les jambes me démangent. Alors voici un petit retour en arrière sur ce que je viens de vivre en parcourant ces différents chemins de Compostelle. Ils sont, ces chemins, des lieux où le pèlerin l’est beaucoup dans le regard de l’autre. C’est mon impression, elle ne prétend rien. Tout chemin est personnel et l’important est de le vivre. Mais pour moi, ce jeu de miroir fausse, consciemment ou inconsciemment, la partie. Joué à plusieurs, il participe fortement à l’engouement que le chemin connaît. Ceci dit, chaque chemin a son charme. Celui du Portugal m’a séduit par ses scènes maritimes et la gentillesse de ses habitants. Quant à la Via de la Plata, c’est incontestablement mon préféré pour le magnifique décor andalous, la solitude implacable offerte et les longues étapes qui épuisent le corps. J’ai besoin de cela. Épuiser le corps me permet d’être comme nu, nu et donc sensible, sensible à l’ailleurs. Pourquoi ? Ma vie le dit. Le Camino Francès remonté à contre-courant m’a permis de croiser les relativement nombreux pèlerins qui le fréquentent en hiver. J’ai joué au prophète, montrant le message maintenant traduit en quatre langues, j’ai indiqué la vidéo. Et si j’approfondis le bilan par la question : « Ai-je bien fait de partir le 7 septembre 2016 ? ». La réponse est, sans hésitation, affirmative à 1000%.
Que faisais-je avant ? J’étais dans un grand centre d’accueil placé sur le chemin, en tant que bénévole. Chaque soir ou presque, je racontais l’histoire dans une ancienne chapelle désaffectée. Rénovée par mes soins, elle a accueilli pendant près de cinq mois une exposition de peinture. Les tableaux de lumière viennent de là. Je racontais l’histoire, j’exposais les tableaux, pourquoi partir alors ? Parce que j’ai eu, au bout d’un temps, l’impression de jouer un jeu, d’être en représentation, bref de ne pas être à ma juste place. La lumière rend fou, déstabilise. Elle aveugle et dérange. Le parcours de celui qui la reçoit ne peut être qu’erratique. C’est trop grand. Du moins en est-il ainsi pour moi et l’important est d’être soi. Je suis parti. La difficulté de trouver ma place au sein d’une organisation tout à la fois complexe et floue m’y a aidé. Là aussi, merci. Merci à tout. Je ne suis qu’immense « merci la vie ».
Comment avais-je atterri dans ce centre ? À la suite du rêve fait peu après le festival d’Avignon, ce rêve de la torpille et de la grande lumière qui se levait sur le chemin. J’avais, le lendemain du rêve, pris le sac et le chemin. Puis le bombardier tout sombre vient droit sur moi et peu après, je reçois un message du centre d’accueil qui cherche un hospitalier pour la semaine suivante, soit juste le temps d’y arriver à pied. Je devais y rester quinze jours, j’y suis resté quinze mois, le temps d’espérer, naïvement, voir se lever la grande lumière aperçue dans le rêve… Peut-être avais-je identifié le centre aux ruines du rêve ? Idiot. Le rêve dit : sur le chemin. Tout le reste n’est que ruine, le centre y compris. Ruines que la lumière donne à voir. Voilà le sens du rêve, la signification qui émerge. OK, je repars. La lumière fait zigzaguer celui qu’elle touche. Telle est, en tout cas, mon expérience de vie et tout le reste n’est, pour moi, que du bla-bla…
La religion tente de canaliser ces écarts de vie, tels que je les connais, entre des glissières appelées institutions. C’est peut-être bien. Je n’en connais pas le prix individuel à payer. Je ne me suis pas senti appelé. Il reste qu’il est plus facile, jeune, de tenir bon en communauté que seul. Plus âgé, cela a moins d’importance. La communauté s’apparente à une béquille. La religion toute entière aussi, d’ailleurs. La religion a mis des mots sur l’expérience de l’homme de Nazareth et l’a réduit, cette expérience, à ce qu’elle pouvait, sinon en comprendre, du moins en supporter. Elle l’a rendue admissible. Elle l’a adoucie jusqu’à la scléroser, la momifier. L’homme de Nazareth a connu la lumière jusqu’à l’être lui-même. Il a osé le dire. C’était le mot de trop. Je ne suis pas religieux, je suis disciple de cet homme. Disciple, cela veut dire que je reconnais que cet homme a fait ce qu’il y a de mieux à faire dans une vie d’homme, ce pour quoi, d’ailleurs, tout homme est fait. Je ne suis pas religieux, je suis relié. Solitaire, je ne suis pas seul. On n’est jamais seul, même au fond du désespoir. Le désespoir est sentiment. La lumière est.
Revenons aux tableaux. Une artiste peintre, Véronique, a écouté un jour mon histoire et, inspirée par celle-ci, elle a peint des tableaux de lumière. J’en ai acheté et conservé sept d’entre eux. Où les mettre une fois parti, ayant repris le sac sur le dos ? D’ailleurs, ai-je à les mettre quelque part ? J’avais l’occasion de raconter aussi souvent que possible, tous les soirs, et la chapelle était un lieu parfait d’exposition. Pourquoi alors en suis-je parti… ? Je l’ai dit. Ou plutôt le rêve l’a dit : sur le chemin ! En marche ! Soit ! J’obéis. J’écoute. Je sais que ce rêve me parle. Il me veut. Je crois aux nuits.
Pendant cette fin de janvier 2017, à Paris, je fais deux autres rêves. Dans l’un, je suis dans une auberge avec deux femmes dont ma mère, décédée depuis plus de cinq ans. Dans l’autre, je suis au milieu de jeunes gens. Il y a un homme, droit et lumineux. Il me demande : « Et toi, tu vas à la messe ? ». Rêves, songes qui me percutent de plein fouet… La messe, le rapport avec la religion donc…
Le lendemain du dernier rêve, je quitte Paris. Il y a une correspondance possible pour Figeac. Je n’hésite pas, je saute dedans.
Arrivé à destination, je ne sais que faire ni où dormir. Il est près de minuit. J’entre dans un bar encore ouvert malgré l’heure tardive. Un client, ouvrier en déplacement, me donne la solution. Il m’indique le gîte qu’il occupe, le temps de son chantier. J’y passe la nuit et au matin, je commence à remonter le GR 65 vers Livinhac-le-Haut que j’atteins le 31 janvier 2017 au soir. Il y a un seul lieu, un seul gite ouvert. Et c’est là, chez Claire, que j’ai la surprise et le bonheur de ne pas me retrouver seul. Une pèlerine arrive peu après moi. Allemande, elle fait, incroyable cerise sur improbable gâteau, le chemin dans le même sens que moi : en remontant vers le Puy ! Comment ne pas voir là un signe du destin, après ce train providentiel qui m’a permis d’être là, précisément ce soir ? Coïncidence, synchronicité forte !
Dès la première nuit et en toute simplicité, nous nous tenons chaud dans le même lit ! Pourquoi séparer ce que le chemin unit ? Et c’est ainsi que je vais remonter, souvent main dans la main, vers le Puy-en-Velay ! Elle a des lèvres de rêve, magnifiquement dessinées. Quand je lui demande pourquoi, elle me répond : « Pour embrasser ! ». Nous le faisons souvent. Elle comprend un peu de français mais on échange surtout en anglais et, en fait, on parle peu. Je ne suis pas d’un naturel bavard, mon anglais est abominable et du moment qu’elle s’est trouvée, en plein hiver, dans le même gite que moi et que, de plus, elle revient elle aussi de Compostelle après quatre mois de marche, dans mon esprit, ce ne peut être que signe fort du destin. Elle est là. Elle ne peut être qu’un support, une aide dans ma mission de pèlerin. Il ne peut en être autrement. Du moins, je ne peux penser autrement… Le chemin me fait le cadeau inestimable d’une compagnie féminine. C’est mon rêve, mon désir le plus intime, le plus fou. On n’est pas homme pour rien. Il y a une beauté de la complétude masculin-féminin. Cette beauté me hante. Le rêve fait à Paris, celui où j’étais dans une auberge en compagnie de deux femmes, est prémonitoire, j’en ai la confirmation. Mais que vient donc faire ma mère dans celui-ci ? Que signifie sa présence ? Pour le moment, je n’en ai pas la moindre idée ! Nous mettons douze jours pour atteindre le Puy, le plus souvent dans la neige et le froid mais aussi parfois sous le soleil.
Pour traverser l’Aubrac, nous prenons le plus souvent la route. Les chemins, gelés et couverts de neige, sont impraticables et ce, à son grand regret : « Ce serait plus romantique… ! ». Nous trouvons toujours un gite ouvert et toujours nous rapprochons les lits pour dormir l’un contre l’autre. C’est idyllique, sans beaucoup de mots mais avec beaucoup de complicité. Quand elle me dit quelque chose et que je ne comprends pas, j’approuve. Pas dupe, elle me demande pourquoi j’acquiesce : « Parce que c’est toi qui l’as dit ! ». Telle est ma réponse. Elle rit.
Nous arrivons au Puy-en-Velay dans un vent de folie qui souffle pendant toute la durée de l’étape. Elle me dit être heureuse d’être avec moi. Ma présence la rassure dans ces forêts pleine de vent, de branches qui gémissent et de chasseurs à l’affût. Je chante, à tue-tête, comme à l’accoutumé, ma chanson fétiche, « Blowin’ in the wind » de Bob Dylan : « Combien de routes un garçon doit-il faire / avant qu’un Homme il ne soit ? / Ecoute mon ami, écoute dans le vent / Ecoute la réponse est dans le vent ! ». Avant de se quitter, elle glisse dans mon sac son numéro de téléphone et un mot : « Ce fut un grand honneur de marcher avec vous » ! Honneur… ? Bref, elle s’en va retrouver mari et enfants….
Voici la lettre que je ne lui ai, bien sûr, jamais envoyée : « Quatorze jours ! Pas un de plus, pas un de moins ! Que sont-ils ces quatorze jours passés ensemble ? Parenthèse ou prélude ? Courte parenthèse de pur bonheur dans nos vies respectives, ou prélude à quelque chose de fort, de grand, de beau ? Bonne nuit, mon amour… Si tu étais près de moi, nous chevaucherions ensemble la vague que le chemin nous a offert d’une façon trop improbable pour ne pas être hautement signifiante. Mais tu n’es pas près de moi… « I love you. I missed you… », m’as-tu dit le dernier jour. Ce n’est pas tant moi que tu as manqué, mais tu as et de fait, nous avons refusé cette proposition insolite du destin, cette conjonction étrange de nos chemins de vie. Les douze jours de marche commune n’auront été que parenthèse et non prélude. Peut-être devait-il en être ainsi ? Peut-être avons-nous épuisé en douze jours le meilleur de notre rencontre ? Ce n’est pas impossible… Les fils de la vie sont emmêlés et la trame des destinées reste difficile à déchiffrer… Je voudrais ne plus penser à toi mais tu emplis mes jours et tu creuses mes nuits… Il ne me reste de toi qu’un stylo et un « midi » de savon. C’est beaucoup. Pour tout cela, merci ! C’est peu aussi… Mais je me souviens : « Don’t forget ! We are two pilgrims… Et nous allons ensemble vers Le Puy. Point. Un point c’est tout ! » Bon… Je finirais bien par entendre… Le savon a fondu, le stylo n’écrit plus. Bon vent à toi, Princesse Pilgrim, bon vent à toi ! »
Un dernier mot : aussi étonnant que cela puisse paraître, vu le nombre de baisers échangés et quatorze nuits étroitement enlacés, nous n’avons jamais fait l’amour. Elle s’y est toujours refusée. Maman était une femme fidèle. Sa présence dans le rêve signifiait que ma compagne de marche, la belle allemande, malgré sa soif de baisers et de caresses, resterait fidèle à son mari et ne se donnerait pas à moi. C’est beau ! Merci.
Le matin du grand départ, nous allons à la messe ensemble. La messe ? C’est elle qui veut y aller. Je l’accompagne. C’est le 14 février, fête des amoureux donc, et fête aussi de Cyril et Méthode, selon la tradition, fervents évangélisateurs. Dans l’homélie, le prêtre, sincère et assez bon prédicateur, s’interroge et nous interroge : comment, à l’instar de Cyril et Méthode, toucher les jeunes ? Je fonds littéralement en larmes. Incontrôlables, intarissables. Pourquoi ? La séparation ? Je l’avais déjà digérée et j’en étais même heureux car la vie m’apprend peu à peu, inexorablement, que mon destin est impartageable et, sortie du chemin, je ne voyais que faire d’elle et avec elle. Les cinq mois et demi de marche en continu ? Certainement sont-ils pour quelque chose dans mon état physique et nerveux. On ne marche pas ainsi continuellement sans être transformé. Mais le choc, c’est Cyril et Méthode. Ces hommes d’un autre temps qui partent sur les chemins pour dire leur vérité et qui en meurent d’ailleurs. C’est ce que je fais. Je suis comme eux. Je suis sur le chemin pour dire. Je m’identifie involontairement, c’est trop fort et les larmes m’inondent sans que je puisse les arrêter. Je pleure pendant tout l’office, à chaudes larmes, avec des hoquets à se mordre les lèvres… À la fin de la messe, je griffonne sur un bout de papier : « Youtube Message d’un pèlerin » et ce bout de papier, je le glisse dans la main du prêtre, qui se tient à la sortie de la chapelle pour saluer ses ouailles. Il me regarde, surpris. « Cadeau ! », lui dis-je, les yeux rougis et parlant avec peine.
Je quitte le Puy, non sans croiser un groupe d’adolescents qui discutent entre eux et jouent avec leurs portables, près de la cathédrale. Je m’arrête et je leur fais mention de la vidéo. Les deux rêves sont épuisés. Tout y est : une femme dans une auberge, la présence de maman, l’homme charismatique, la messe, les jeunes. Tout a trouvé sa signification. Que faire… ? Continuer. J’ai dans l’idée de remonter vers le Nord, de passer à Taizé puis de rejoindre Vézelay, point de départ d’un autre chemin vers Compostelle…
Il y a bien un chemin qui, partant de Lyon, rejoint le Puy-en-Velay mais je ne peux en trouver ni le guide ni l’itinéraire. L’office de tourisme n’a rien mais il m’indique les coordonnées d’une association de pèlerins qui s’occupe de ce chemin. Je ne peux joindre un responsable dans le temps imparti, c’est à dire tout de suite ! Je pars donc, cap au Nord, sans idée précise de l’itinéraire à suivre. Je trouve des marques rouge et blanche et je les suis aveuglément, comme si elles m’étaient destinées, comme si elles devaient me conduire infailliblement là où je désire aller. Je décris un arc de cercle presque parfait autour du Puy dont je vois toujours les monuments si caractéristiques presque à la même distance mais sous un angle différent… La tête absente, le coeur gros et les pieds lourds, je me trouve sans repère, déboussolé, sans GPS en état de marche, dans un bois immense mais, providence qui veille, je rencontre là un natif du lieu, venu mesurer ses arpents de forêt. Il me sauve et me remet dans le droit chemin !
Pour gagner Macon, je trouve peu de gites ouverts et je suis donc contraint d’expérimenter les chambres d’hôte. Seul dans le luxe, c’est l’horreur ! Je regrette les lits à rapprocher. On s’habitue à être deux. Seul, je préfère le confort spartiate. Je trouve gite et couvert à la Musardière, endroit tenu par un couple de femmes, sept ou huit chiens colley vieillissants, une trentaine de chats, un lama, des poules, des coqs et j’en oublie… Avant d’arriver là, je vois un couple de chevaux magnifiques : l’étalon remue son encolure puissante de bas en haut, comme s’il disait un grand « oui », la jument le rejoint et acquiesce elle aussi, de la même manière. Sans nul doute, ils me disent d’y croire… Oui mais croire à quoi ? J’ai la tête et le corps entier pleins du désir de tendresse féminine. Ok, j’y crois, je trouverai cela sur le chemin. Wait and see…
De la Musardière, je vais directement à Taizé. À Mâcon, je m’arrête, vers vingt heures, dans une pizzeria. Là, je raconte mon histoire à un homme attablé à côté de moi, intrigué de voir un pèlerin en cette saison. Je lui fais, bien sûr, mention de la vidéo. Puis je repars et j’arrive à Taizé vers minuit. Il y a un jeune qui, de garde, veille et m’indique le dortoir des pèlerins de passage. Je suis seul. Bonne nuit ! Au matin, à la Morada, le frère chargé de l’accueil m’octroie trois jours, pas un de plus, me renvoyant ainsi à mon état de pèlerin, d’errant. J’aurais bien aimé rester plus longtemps, me reposer, faire le point après ces cinq mois de marche. Mais Taizé n’a pas vocation à accueillir les personnes âgées. Et, de plus, je suis pris pour un routard, un SDF, qui profite de l’hospitalité monastique. J’assiste bien sûr à toutes les prières et je suis à nouveau secoué par les larmes. Je reste le plus tard possible à la veillée. La douceur des chants me fait ressentir celle, énorme et incroyable, de l’amour divin qui irrigue la terre et m’inonde en entier. En pleurs, j’entends : « Arrête ! ». Quoi ? Arrête quoi… ? Les pleurs ? Le pèlerinage ? La douceur trop insupportable ? Les noces promises par les chevaux seraient-elles les noces mystiques ? En ce cas, pourquoi arrêter l’étreinte et les larmes qu’elles procurent ? Je suis désorienté et je ne comprends pas bien le sens de ce : « Arrête ! ».
Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive d’entendre une voix. C’est la deuxième. La première, c’était il y a longtemps, dans ma quête éperdue de comprendre ce qui était arrivé ce jour-là où la foudre était tombée sur moi. Je marchais alors, sac au dos, seul, dans une immense forêt, dans l’ouest de la France, déjà en itinérance. Il commençait à pleuvoir. Tout à coup, j’entends distinctement une voix derrière moi : « Pose le sac ! ». Stupéfait, interdit, je m’arrête et me retourne. Personne. J’engage, au milieu des bois, un dialogue surréaliste : « Je ne peux pas, je n’ai que ça, si je le pose, je n’ai plus rien, plus de papiers, plus d’identité, non, je ne peux pas, je ne peux pas poser le sac, le laisser là, au milieu du chemin, des bois et repartir sans, je serais comme nu, je serais nu… ». Et je n’ai pas posé le sac !
Mais cette aventure n’a cessé de m’interroger jusqu’à ce que j’en comprenne, me semble-t-il, le sens. Il est tout simple : « Ne cherche plus, tu as déjà trouvé ! ». Et pourtant je suis là, toujours en marche. Pour quelle raison ? Pour quelle quête ? Aucune. Je n’ai pas de question à poser, pas plus que de réponse à attendre et encore moins à donner. Mais alors pourquoi est-ce que je ne reste pas assis, tranquille, à profiter de la vie dans une confortable aisance ? Pourquoi ne suis-je pas « sage », selon l’acception commune du mot ? Pourquoi ? Parce que ! Parce que la lumière rend fou ! Fou. Point final. La belle allemande n’a été qu’un oasis pour me donner la force de continuer. Je ne peux dire un mot pendant ces trois jours passés à Taizé ni entrer en communication avec qui que ce soit. Il y a pourtant des personnes qui semblent prêtes à la rencontre, disposées à l’échange. Mais, pour moi, c’est impossible. Tel l’huître, je suis fermé. Irrésistiblement. Avant de partir, je griffonne un mot, faisant mention de la vidéo, sur un exemplaire du journal de Taizé qui traine sur un banc et je le glisse dans la boîte des intentions de prière, à l’entrée de l’église. Je fais cela comme on jette une bouteille à la mer ou plutôt comme on se décharge d’une mission, d’un poids, d’un fardeau. À lire rétrospectivement ce que j’ai écrit, je m’interne de suite. Et pourtant… Tout mon parcours de vie me signifie qu’il m’incombe d’éclaircir ce qui est arrivé. C’est à dire situer, mettre à sa juste place le rapport de l’homme et du Christ ressuscité de la tradition. C’est lourd, trop lourd pour moi. Sur le mot, j’ai écrit « témoin du Christ ressuscité ». Faut être gonflé ! Un témoin voit ou a vu. Comment puis-je être témoin de l’homme de Nazareth qui a vécu il y a plus de 2000 ans ? Et pourtant, j’ai vu. Je ne sais ce que les frères font de tous ces appels, de tous ces cris que sont les intentions de prière, fardeaux qui se déchargent. Les lisent-ils ? Les brûlent-ils en masse symboliquement pour les alléger, les purifier, les faire monter vers le ciel ? Peu importe au fond. J’ai dit. Cela suffit. Le devenir ne m’appartient pas. La lumière fait ce qu’elle doit. Chacun son boulot ! Je passe la main, bienheureux de la passer.
De Taizé, je prends le bus pour Vézelay. On est le 26 février 2017.
J’arrive à Vézelay le soir, après avoir fait du stop, une fois n’est pas coutume. Quelques 20 kilomètres séparent la gare routière du point de départ du chemin, la basilique de Vézelay. Je suis pris à bord par un jeune couple. Pendant le trajet, je leur raconte que je marche depuis des mois et que je viens ici commencer un chemin qui devrait me mener une nouvelle fois à St Jacques de Compostelle. Ils sont interloqués, perplexes même, doutant certainement en leur for intérieur de ma santé mentale. Avant de les quitter, je leur mentionne bien sûr la vidéo. À l’accueil tenu par les frères de Jérusalem, il y a une institutrice à la retraite, avec qui j’ai une discussion profonde sur la foi.
Et le 27 février : « On the road again ! ». Je recommence à marcher, dans un vent très fort et à chanter, comme d’habitude : « Blowin’s in the wind ». Dans quel état d’esprit suis-je, à l’aube de ce septième mois de marche ? Marcher en solitude, ne jamais coucher deux soirs de suite au même endroit, être dans la nature tout le jour durant, parler très rarement, tout cela déstabilise, dénude et le marcheur une fois décapé, sans protection ni carapace, se trouve fragilisé. Ainsi s’expliquent pour partie les pleurs, au Puy-en-Velay puis à Taizé. Les deux rêves de Paris ont pris réalité. Ils ont été vécus, vérifiés dans leur entier. La question clairement entendue dans le dernier : « Et toi, tu vas à la messe ? » n’est cependant pas totalement épuisée dans mon esprit. J’y suis certes allé au Puy-en-Velay, ce 14 février dernier, entraîné par la belle allemande et j’ai pleuré et ce fut très fort. À Taizé, je me suis senti de trop. « Trop vieux, trop tard, on s’occupe des jeunes ici !», tel est le message implicitement mais fermement délivré. Comme aurait dit Coluche : « Circulez, y’a rien à voir ! ». Voilà ce qui m’a été donné à entendre et que j’ai entendu. Et c’est bien, très bien ainsi ! Mais je suis lent à comprendre. J’aurais pu entendre définitivement et prendre pour acquis le conseil de Coluche et basta ! Mais pour moi, la question reste, me taraude encore : comment situer les expériences de lumière que j’ai vécues par rapport à la tradition de l’église ? C’est lourd une tradition, dans l’inconscient collectif et individuel. Dans le mien en tout cas. Alors je reprends, je persévère, je ressasse.
L’homme est lumière, voilà ce dont m’ont persuadé les deux expériences vécues : tout d’abord un disque d’or en pleine poitrine avec, dans ce disque, un homme qui marche (c’est pas banal !) et ensuite un rayon laser qui perce, pénètre, envahit, liquéfie, identifie, désigne (ça ne l’est pas moins !). Le rayon et le disque m’ont fait prendre conscience de marcher dans et vers la lumière jusqu’à l’être moi-même. Ils m’ont donné la conscience d’être. Je peux dire, comme le Christ et ce, malgré toute ma noirceur : « Je suis ». C’est-à-dire je suis lumière. L’homme qui marche dans le disque, c’est moi. Par conséquent, l’expérience de l’homme de Nazareth est – ou du moins peut être – l’expérience de tout homme. Car l’homme de Nazareth a, le premier, dit : « Je suis ». Cependant il est certain que la tradition ne met pas sur le même plan tous les hommes. Pour elle, le Christ est le sauveur et nous, nous sommes de pauvres pécheurs. On est loin d’être sur un pied d’égalité. Ce que je dis est hérétique. Au moyen-âge, j’aurais été brûlé.
Je marche depuis sept mois, confiant mon intelligence à mes pieds. Ils m’ont conduit à Vézelay. Dans ce village, la basilique, impressionnante, est dédiée à Marie-Madeleine, apôtre des apôtres. C’est elle, selon ce que rapporte la tradition, qui a vu la première le Christ ressuscité, vivant après sa mort, sorti du tombeau. Elle a prévenu les hommes, Pierre et Jean, compagnons de Jésus de Nazareth. Et cela m’interpelle de me retrouver ici, sans l’avoir vraiment cherché, prémédité et portant ce que j’ai vu. Cela a-t-il du sens ? Le sens que je recherche, c’est celui que porte la vision. Lui seul m’habite, lui seul m’importe. Marie-Madeleine a vu. J’ai vu. Marie-Madeleine a vu le Christ ressuscité apparaissant devant elle tel un homme lumineux. J’ai vu un homme marchant dans la lumière. Elle a vu à l’extérieur, j’ai vu à l’intérieur. Marie-Madeleine raconte. Je raconte. Encore une fois, il ne s’agit pas de comparer. Si tu compares, tu meurs. Mais il ne s’agit pas non plus d’éluder. Il s’agit d’être soi-même, en toute humilité mais sur son propre chemin de vie. Le fait de se retrouver ici, à Vézelay, me percute et m’expose tout à la fois à la similitude et à la différence de nos expériences. Ai-je, par cela, une indication supplémentaire sur l’homme qui marche dans la lumière ? Qui est cet homme ? Impressionné par le lieu d’où je viens de partir, Vézelay, lieu dont la basilique est dédiée à Marie-Madeleine, femme dont le témoignage fonde pour toute la chrétienté la foi en la résurrection, en marche depuis sept mois et ayant vécu ce que j’ai vécu, la question se pose, se repose et s’impose : qui est cet homme que j’ai vu en moi, marchant dans la lumière ? Serait-il le Christ ressuscité ?
Dans l’affirmative, alors le Christ est en moi et c’est par lui et comme lui que je suis lumière. Or chez les chrétiens de tradition catholique ou orthodoxe par exemple, au moment de l’eucharistie, la personne du Christ est dite réellement présente en soi. Si donc l’homme qui marche est la personne du Christ, la vision du disque d’or en moi confirme alors cette présence réelle et la porte à un niveau autre, plus grand, plus grandiose puisque pouvant survenir à tout instant. L’événement qui s’est produit le 17 avril 99 vers six heures du soir dans l’enceinte du monastère du Thoronet dit, par une survenance qui est surgissement, que la « présence réelle » est vraie à tout moment. Ne pas avoir conscience de cette présence ne l’empêche pas d’être. La vision porte la « présence réelle eucharistique » à un niveau supérieur de permanence et de plénitude. Omniprésence et intemporalité : tout moment est eucharistique. Et nous sommes dès lors ce qu’est la personne du Christ dans la tradition, c’est-à-dire un homme avec un grand « H », pleinement réalisé, homme divin, homme-lumière. Et tous, bien sûr, nous ne faisons qu’un.
Faire un, un pour tous, tous pour un… En garde, mousquetaire ! Ma pensée est lourde de mes pas. Mais elle est légère aussi. Tout est : « Merci, merci la vie ! ». Au-delà des apparences, tout est lumière. Autrement dit : la résurrection, c’est maintenant ! Voilà que je m’emporte et m’envole… Et puis ZUT, trois fois ZUT ! Ce n’est pas mon problème. Je dois être en accord, non avec l’église, mais avec ce que j’ai expérimenté, ce que j’ai vécu. Expérience n’est pas croyance mais certitude inébranlable. Le feu brûle la main qui s’y aventure et celui qui s’est hasardé au geste le sait de façon sûre. Dire que je suis lumière est d’ailleurs conforme à l’évangile de lumière tel que je l’ai entendu, écrit et mis en scène. Je dois continuer à avoir la force de l’affirmer.
Souvenir d’Anna Maria qui court vers moi : « Tu sauras bientôt qui est cet homme ». La lumière balaye questions et réponses. Elle seule existe ! Tout est lumière. A terme évidemment, mais aussi dès maintenant ! Je n’ai eu qu’un flash, je n’ai été témoin que d’un incompréhensible flash de lumière qui a télescopé les temps (futur et présent) et les personnes (celle de l’homme qui marche dans la lumière et moi-même) dans une non moins incompréhensible unité. Un point, c’est tout. Un dernier mot cependant. Si cet homme est le Christ, pourquoi me serait-il apparu de dos ? La tradition le rapporte doux et humble, penché vers les hommes, posant son regard sur ses frères. Pourquoi ne me serait-il pas apparu face à face ? Parce que nul ne peut voir Dieu sans mourir, ainsi qu’il est aussi rapporté… ? Entre plusieurs possibles, choisissons le plus simple. Cet homme, c’est moi. Mais moi, c’est lui et lui, c’est moi.
Cet homme, c’est toi pèlerin, cet homme c’est tout homme. Tout est un. L’homme-lumière est l’archétype de l’homme. Fin du soliloque « Vézelayzien ».
Pour l’heure, j’ai surtout le poids de la force des démons auxquels je suis confronté. Démons qui tournent autour de ma solitude affective aiguisée par l’absence des lèvres de la belle allemande… Le lendemain, j’avance dans le vent, le froid et la pluie avec Hugues, jeune Compagnon du Devoir, qui marche, sa truelle de maçon dans le sac et son bâton d’apparat de compagnon en tant que bourdon de pèlerin. C’est beau et c’est noble. En traversant un village, nous croisons un homme, en tenue d’ouvrier, qui vient à notre rencontre. Il a reconnu le bâton si particulier d’Hugues. Il est lui-même compagnon charpentier. J’apprends ainsi qu’ils ont des signes distinctifs, différents selon les confréries. Les maîtres-charpentiers portent une boucle d’oreille très caractéristique. Et ainsi iront les jours jusqu’au 14 mars où j’atteins Périgueux.
J’ai passé, faute d’avoir trouvé mieux, deux nuits à l’hôtel dans ce parcours : à St Amand et à Limoges. Deux nuits horribles, surtout à Limoges, après le refus des sœurs franciscaines de m’héberger, leur accueil des pèlerins n’ayant prévu d’ouvrir que deux jours plus tard. « Joie parfaite ! », aurait dit François, méconnu par les siens, refusé dans sa propre maison tant il ressemblait, au retour d’un périple, à un mendiant. Je n’ai pas sa force légendaire, loin de là ! Je trouve un hôtel modeste près de la gare : luxe des draps, du confort, tentation du film de canal+ qui comble l’insomnie. Il est rapporté que François était toujours plein de lumière dans sa solitude, toujours relié. Moi, c’est l’antenne parabolique qui me capte et me captive ce soir-là. Le pèlerinage est brisé, le temps d’une escale, la fermeture d’esprit religieuse, en l’espèce, complice de l’infortune. Peu importe, on s’en fout, chaque jour est neuf !
Des journées de tempête, des arbres arrachés en travers du chemin, des jours de pluie, des jours et des nuits de solitude, trente à quarante kilomètres parcourus, voilà le quotidien. Le 15 mars, je quitte Périgueux et sa sympathique maison du pèlerin pour St Astier. Le chemin conduit droit au magnifique château de Puyferrat où une dépendance du château sert de refuge pour pèlerins, abri plutôt sordide d’ailleurs, type squat. Il n’y a personne alentour sauf trois jeunes hommes qui jouent à un jeu d’échec géant, grandeur réelle, sur la terrasse, au soleil couchant. Vision splendide, onirique ! Je m’approche. Concentrés sur le jeu, ils ne me voient pas. Je m’écarte. De loin, mais toujours en vue, je téléphone : refuge complet, me dit-on ! Silence sur ligne après mensonge éclatant… Il leur appartient. Je décide de continuer.
La nuit est belle, la lune pleine, je vois donc sans difficulté les marques du chemin. Je vais jusqu’à Mussidan dans une marche entrecoupée d’arrêts somnolents sous des abris sommaires, qu’ils soient providentiels abri-bus ou autres hangars. Au matin, dans l’attente de l’aube, glaciale et humide, c’est le perron d’une maison qui m’offre sa protection. Je m’y blottis pour un dernier somme. C’est alors que l’évidence se fait.
Pourquoi continuer ce chemin balisé ? Pourquoi retourner une nouvelle fois à Compostelle ? Cette pensée s’immisce dans mon esprit, tout recroquevillé que je suis, en chien de fusil, dans ce lever du petit jour, abrité de la bruine par le providentiel mais bien inconfortable car trop bas à mon goût perron de la maison…
L’évidence, fugitive, est celle-ci. J’ai l’impression que le 31 janvier dernier, la pèlerine allemande a éclipsé Claire, l’hôtesse du gite de Livinhac-le-Haut. L’allemande m’a entraîné, certes dans une belle histoire mais aussi à cette messe si forte du 14 février dernier, me rapprochant ainsi un bref moment de l’église et me permettant de donner mon témoignage au prêtre puis, peut-être, par son intermédiaire aux jeunes dont il a le souci. Les deux rêves faits pendant les huit jours de répit à Paris ont donc trouvé réalité et achèvement dans le compagnonnage amoureux de la belle allemande. Dès lors, aller à Taizé ne pouvait être que chose vaine, la tâche était accomplie. Je n’ai pas compris assez vite que « la messe était dite » ! Voilà pourquoi, à Taizé, je n’ai pu parler à personne, voilà pourquoi on ne m’a pas permis d’y rester. Je n’avais rien à y faire. Le cordon ombilical avec l’église est définitivement coupé : « Arrête ! », cette voix, entendue au milieu des pleurs à Taizé, signifie : « Arrête de chercher du côté de l’église et suis-moi sur la voie originale que je t’indique ». Dont acte ! Le parcours effectué depuis Vézelay déploie son sens : abandonner toute référence à la religion instituée. C’est fort de clarifier cela tant je suis lent à comprendre. Continuer vers Compostelle m’apparaît vain. Il me faut revenir au point de départ : chez Claire, à Livinhac-le-Haut.
Pour l’heure, je suis à Sainte-Foy-la-Grande à l’hospice de l’hôpital avec un SDF très hostile et gueulard et ce, dans un lieu au confort spartiate, vieillot et plus que sommaire. J’ai un réveil maussade, à l’image du lieu et je prends conscience de ma déréliction en fin de vie. Je suis fatigué, usé, effrayé peut-être de la responsabilité qui m’incombe et que j’ai prise avec l’histoire que je raconte. Je n’ai pas la force de l’assumer. Le jour me ravigote et je décide de remonter jusqu’à Livinhac en passant par Rocamadour, toujours en semant sur mon passage le message. Et c’est alors que tout s’accélère, dans un maëlstrom de rêves étranges et de rencontres qui ne le sont pas moins…
Ainsi, la nuit du 17 mars, au refuge municipal de Pellegrue, est marquée d’un rêve d’apocalypse ! Préparatifs militaires, enrôlement : je suis avec un homme, un guerrier immense. Je dois lui demander d’exister, de garder ma place. Il prend tous les porte-manteaux en accrochant le sien et je réclame un espace pour moi, espace qu’il me cède… ! J’entends : « Viendra des temps où la lune se divisera en deux, puis en quatre, en huit, en douze jusqu’à disparaître ». Et je m’éveille. Ce que j’ai entendu évoque bien sûr l’apocalypse mais aussi le temps où ceux qui voudront une part du porte-manteau deviendront de plus en plus nombreux. Le soir suivant, j’arrive à La Réole et je suis hébergé dans sa maison par Odette. La conversation s’anime et elle tient à me présenter à une amie qui patronne une armée de « veilleurs »… Elle prend le combiné et me le tend. J’apprends là que, pour devenir veilleur, il suffit d’être relié au moins une fois par jour. Je rentre dans la norme sans difficulté. Et c’est ainsi que je suis fait « chevalier du ciel » ! Je ne peux m’empêcher de sourire : Tanguy et Laverdure, intrépides pilotes d’avion de chasse, héros de BD, resurgissent du ciel de mon enfance. Le chef d’escadrille, qui m’adoube ainsi au téléphone, est Juliette, quatre-vingt-cinq ans ! Cela ne s’invente pas, pareille coïncidence : rêver d’un guerrier immense la veille et être promu chevalier du ciel le lendemain même ! Déjà adoubé donc, je lui raconte mon rêve. Juliette est catégorique. Le guerrier immense c’est le Christ qui me prend sous son ombre, son manteau, ses ailes. Bien sûr ! Comment puis-je en douter ? Je n’ai ni l’envie, ni le temps de vérifier que nous ayons, Juliette et moi, la même perception du guerrier immense. Il est probable que non ! Le Christ est avant tout un homme s’il est aussi un frère, un semblable, un chef, un maître, un précurseur. Il a ouvert la voie. Il ouvre la voie. A nous de la suivre. La voie existe, le temps n’existe pas.
Le lendemain, soit le 19 mars, je m’arrête à l’abbaye du Rivet. J’ai dans l’idée d’aller jusqu’à Langon et de là, de prendre un train pour Bergerac. Ensuite, j’emprunterai un chemin qui passe par Rocamadour et qui me permettra de remonter jusqu’à Livinhac. Je reste à l’abbaye pour un jour de repos, peu faste et une nuit, mauvaise. Ce 21 mars, je m’éveille sur un rêve où je suis le dernier à apprendre, par la famille en costume de deuil, que mon père est mort, dans un accident de voiture, près de Lyon. Il fuyait sa fin de vie. Et c’est mon fils Fabien, encore petit enfant, qui me console ! Le rêve parle de la mort. Je suis parti avec elle comme compagne et elle se rappelle à moi ! Tel est ce que je pense, le premier sens du rêve que j’entrevois. Mais il y a autre chose. Un premier sens qui apparait peut en cacher un autre. C’est comme pour les trains. J’avais, lors de la remontée avec la belle allemande vers le Puy, à Saint-Privat d’Allier exactement, ouvert au hasard une bible qui se trouvait dans le gite, à disposition. J’étais tombé sur cette phrase : « Et la coupe que mon père m’a donnée, je ne la boirai pas ? ». Pourquoi ce geste, cette lecture brève me remontent-ils à la mémoire, juste maintenant ? Le Père se tait, le fils va de l’avant. Peut-être le rêve me prévient-il ainsi de continuer sans aide ni secours ? Il y a passage de relais. Dès lors, la mission est claire, elle s’apparente à celle du Christ. Je dois continuer à raconter ce que m’ont dit les expériences de lumière. Et si le lien avec l’église instituée n’a plus aucun sens, celui avec la personne du Christ se trouve renforcé, clairement accentué ! Je prends ma part, énorme. Je n’ai pas de joie, la fatigue est trop forte et je supplie parfois, souvent même, pour que cela se termine malgré le printemps qui revient. Les aubépines sont en fleurs. Hauts les cœurs, pèlerin ! Exit donc Compostelle, je prends à Langon un train pour Bergerac.
A Bergerac, je suis hébergé par deux anciens pèlerins qui m’ouvrent leur maison. Nous passons ensemble une très belle soirée. Je fais d’autres rencontres étonnantes comme celle de Saint Avit où je croise un curieux couple de géobiologistes. Saint-Avit d’où je ressors régénéré par le bâtiment de l’église et ses lignes de force, rasséréné aussi par le fait d’avoir parlé et parlé librement, ainsi que par la sensation d’avoir été entendu. Belle rencontre ensuite à l’auberge de jeunesse de Cadouin avec des jeunes en séjour ici.
Pendant cette nuit-là du 23 mars, je fais un nouveau rêve de deuil. J’ai encore en tête le message que j’adresse, tout en continuant mon chemin : « Tendresse et amitiés jacquaires à tous et à chacun » ! Ma compagne fidèle et souvent désirée, laisse-moi, s’il-te-plait, le temps d’accomplir ma tâche… ! Parvenu à Belvès, l’office de tourisme est encore ouvert. J’entre et je demande s’il existe un endroit pour accueillir les pèlerins. Et c’est ainsi que je passe la nuit dans un superbe manoir d’époque moyenâgeuse où de riches hôtes ont la bonté de m’accueillir.
Mon histoire dérange, je le sais. L’église ne l’accepte pas, au mieux se tait. Pourtant, un des pères de l’église, Athanase, au 4ème siècle, a pu écrire : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Je n’ai rien inventé. Bernard, jésuite de haute volée, missionnaire en Corée, à qui je m’étais confié, m’avait donné le seul avis qui vaille : « Tu es guidé ». Il avait connu de semblables chemins. Plus tard, il avait rajouté : « N’en parle pas ! ». Ce que j’ai fait pendant quinze ans, suivant fidèlement son conseil. Ce n’était pas obéissance servile mais incapacité totale de dire quoi que ce soit. Je ne pouvais absolument pas faire autrement. Ensuite, j’ai été poussé à parler. Irrésistiblement. Le premier conseil a prévalu et occulté le deuxième. Si je n’y avais été aussi intimement et fermement poussé, jamais je n’aurais parlé.
Maintenant que je raconte, j’ai une liberté de parole et d’action que n’a pas celui qui appartient à l’institution. Bernard avait ouvert la voie d’une église de plein vent. Il avait commencé un temps à rapprocher bouddhisme et christianisme, la personne du Christ et celle du Bouddha. Puis il s’est tu ou, plus exactement, je ne sais pas ce qu’il a continué à en dire. Être et suivre sa propre voie, à l’écoute fine de ce qu’elle dit, empêche, pour un temps plus ou moins long, d’être aussi sur le chemin des autres. Sauf à parasiter le sien. Telle est, du moins, mon expérience. J’ai filé ma trame, qui m’a tenu à l’écart de toute institution et aussi du chemin des autres. C’est un constat.
Cette nuit passée à Belvès est le berceau d’un rêve, rêve d’une échoppe dont l’enseigne est : « Au Beau Secret ». J’avais reçu par mail une invitation du couple, un peu étrange, de géobiologistes rencontré à Saint Avit, invitation à célébrer ensemble l’équinoxe de printemps, par un rite ésotérique quelconque. Le rêve m’apparaît comme la réponse à donner. Alléchant, n’est-ce-pas ? Comme une invitation à partager un grand secret. J’ai envie d’accepter. Mais l’enseigne semble en stuc, en pacotille, façon « La Cure Gourmande » et son titre m’apparaît bientôt ironique et non plus vraie invitation à dire « oui ». Dès lors, sans hésiter, j’élude. La signification du rêve s’approfondit au fil des pas, lentement, au cours de la journée. Le secret, je le possède, c’est la révélation de l’homme-lumière. Pas la peine de retourner dans le chamanisme, l’ésotérisme, les forces occultes ou autre… Merci Seigneur ! Le Seigneur, c’est la vie, la pensée, l’intuition, le fait d’être guidé.
Je célèbre donc l’équinoxe de printemps en dormant dehors, sur les bords de la Dordogne à Cénac, n’ayant rien trouvé pour me loger, sauf cet auvent et ce plancher de cabane d’été qui sert à mettre en location estivale kayaks et autres embarcations. Je n’ai toujours en tout et pour tout que le duvet du petit chaperon rouge entrevu à Fatima. La nuit est fraîche et je mets sur mon corps tout ce que je possède. Cela m’est déjà arrivé de dormir dehors dans ce parcours. Un soir de pluie intense, les occupants d’un presbytère, pourtant apparemment présents comme semblaient en témoigner les lumières allumées à l’étage, étaient restés sourds à la sonnette. Mais une lumière allumée ne désigne pas automatiquement une présence. On a pu oublier de l’éteindre. J’ai dormi sous le toit du hangar, recroquevillé dans un charriot que j’avais au préalable débarrassé de ses gravats. Un autre soir, à Souillac, j’avais du prendre une chambre à l’hôtel. Les nuits en extérieur sont, pour moi, de meilleure facture. Arrivé à Rocamadour, je dors au Cantou et je fais mention de la vidéo à l’hospitalière ainsi qu’à une habitante, croisée dans la rue, juste en arrivant.
À Figeac, j’ai l’occasion d’un dialogue intéressant, conversation qui me permet de me situer par rapport aux techniques de développement personnel. Certes, on peut chercher à se situer par rapport à la lumière et tenter de se tourner vers elle. Certes, on peut chercher à s’améliorer pour acquérir bien-être et comportement altruiste. Tout cela est louable mais n’a rien à voir avec ce que j’ai vécu. La lumière décide. Dans mon cas, elle a foudroyé. On n’apprivoise ni ne se nourrit de la foudre. On en meurt ou en ressuscite. On n’est plus jamais pareil. Elle ne rend pas meilleur, elle rend autre, étrange. Elle rend celui qui a vu : la résurrection, c’est maintenant. Pourquoi dire cela ? L’instant de foudre éclaire tout. S’il peut exister, le temps n’existe pas.
Le 30 mars au soir, je suis rendu à mon point de départ, Livinhac-le-Haut. La boucle est bouclée, de ces deux derniers mois d’errance.
La nuit de mon arrivée chez Claire, je rêve une nouvelle fois. Je suis avec un groupe de personnes à qui je montre quelque chose. J’entends une voix, derrière moi : « Oh mais ces chaussures, ce pantalon, je les reconnais… ». Je me retourne : c’est elle, en train de prendre des photos (elle avait été, plus jeune, photographe sur des bateaux de croisière, m’avait-elle dit). Elle ? Elle, c’est bien sûr l’allemande aux lèvres si bien dessinées, que j’avais rencontrée ici même, dans ce gîte !
Le matin, nous nous racontons un peu. Je lui dis mon parcours de vie, Claire me parle un peu du sien. Elle est arrivée là avec un compagnon, après avoir marché quelques temps sur le chemin. Dans l’enthousiasme, ils ont acheté et rénové entièrement une vieille maison de village pour en faire un gite. Tout en parlant, elle me fait faire le tour de sa maison. Et là, surprise ! Il y a une pièce indépendante, en rez-de-chaussée donnant sur la rue, transformée en véritable salle d’exposition, digne d’une galerie. Son ex-compagnon, photographe, exposait là ses œuvres ! C’est très bien rénové et tout est prévu, dispositif d’accrochage et d’éclairage parfaits, comme en attente. La pièce est idéale pour les tableaux ! Je propose à Claire de les exposer. Elle accepte. Le rêve de la belle allemande, photographe, m’annonçait en quelque sorte ce que j’avais à faire ici : montrer les tableaux dans une salle d’exposition.
Est-ce bien là le sens du rêve ? L’avenir le dira. Reste à aller chercher les tableaux. Ils sont toujours chez l’artiste, en dépôt, dans un coin de son atelier. Je fais illico un aller-retour avec un véhicule de location que je rends à Cahors et de là, je remonte à pied, par le GR 65, vers Livinhac.
Trois jours de rencontres vraies, fortes, comme celle, à Varaire, d’Antoine, menuisier, qui traîne son charriot et sa peine jusqu’à Compostelle où il espère déposer cette dernière en même temps qu’il ramènera son bâton de pèlerin sur la tombe de sa fille, écrasée par un chauffard à vingt-quatre ans. Comme celle aussi de cet homme comblé, à la fois agriculteur et industriel des riches plaines de Beauce qui prend conscience de son inconsistance et reconnaît que la vérité d’un homme ne se réduit pas à sa seule réussite matérielle.
Le 18 avril, je suis à Deccazeville pour voir Patrick, l’imprimeur, à propos du panneau informatif à placer devant le gite. Dans la nuit, je rêve de Fabien, enfant, qui s’étale de tout son long. Il est recouvert de cailloux. Je vole à son secours. A-t-il besoin ? Son aventure à l’étranger tourne-t-elle mal ? Si le rêve parle de moi et concerne le présent, le signe est clair : je me plante dans ce que je fais ici. La nuit suivante, je rêve que je perds tous mes papiers. Faut-il que je perde mes repères une fois encore ? Que je reparte marcher vers l’inconnu ? C’est ce que je compte faire de toute façon, je ne peux plus m’arrêter, je suis parti avec une compagne, la mort, je suis parti avant qu’il ne soit trop tard pour partir… Perdre ses papiers pourrait aussi sembler montrer l’erreur, la fausse piste. J’avais un lieu d’exposition superbe, j’en suis parti. Ce n’est pas pour en recréer un ! Bref, ces deux rêves ne semblent pas avaliser ce que je fais… et cela me laisse un petit goût amer… celui du doute.
Je décide de reprendre la marche à partir de l’Espagne mais il faut, avant cela, que je remonte à Paris. Dans le train, juste avant l’arrivée, je raconte un peu de mon périple à une femme photographe qui cherche à faire un reportage sur le chemin de Compostelle. Photographe… ? Décidément, l’image s’impose : d’abord en rêve puis ici avec cette rencontre. Les tableaux eux-mêmes seraient-ils à photographier ? Pour l’heure, je mentionne la vidéo avec indication de mon téléphone à ma voisine de voyage. Fortement intéressée, elle me quitte en appuyant sur l’au-revoir. Je n’aurai, bien sûr, jamais de nouvelles : mon périple n’entre ni dans l’attente d’un reporter-photographe ni dans les canons classiques du chemin de Compostelle. Je ne suis pas un bon sujet de reportage. Tout est bien.
Je fais quelques courses au Vieux Campeur et donne procuration pour voter à ma place en ce temps d’élection présidentielle puis je prends le train de nuit pour Irun. J’ai des fourmis dans les jambes…
Le 24 avril, à l’arrivée du train à Irun, je reprends le chemin côtier. Comme Rimbaud qui retourne en Afrique pour mourir en voyage, comme le vieux moine errant qui brûle ses dernières énergies sur les chemins, je repars. Tristesse phénoménale au cœur, désirs noirs, besoin immense de tendresse féminine, envie de poser le sac pour toujours et je repars… Pour me taire cette fois. J’ai fait ce que j’ai pu, je n’en peux plus. Je suis en cage dans le monde, voilà pourquoi je ne peux rester sur place, dans un endroit.
Je suis à Pasares de San Juan, joli village portuaire avant San Sebastian et j’ai déjà parlé de la vidéo au moins trois fois… Je ne peux me taire ! Je vais écrire le périple entrepris. En voilà le début : « Je suis parti de Toulouse, ma ville natale, pour une balade d’une dizaine de jours et, huit mois plus tard, je suis toujours en chemin ! Arrivé une première fois à Saint Jacques, l’apôtre m’a dit : « Continue ! ». C’est du moins ce que j’ai entendu… et que j’ai fait. Fatima, Séville, Astorga, Saint Jean-Pied de-Port, le Puy-en-Velay, Vézelay, Rocamadour, Irun, autant de noms, autant de lieux qui sonnent aux oreilles averties. Je tourne en rond, je suis mis sur orbite. Je suis celui qui marche encore quand ses premiers compagnons se sont depuis longtemps arrêtés. Je suis devenu le pèlerin « Duracell »…
Ma deuxième étape est à Orio, à l’auberge St Martin, excellente, tenue par deux femmes très sympathiques et ensuite je m’arrête à Derba. J’ai accéléré, laissé mes premières compagnes de chemin. Pourquoi ? Je ne peux me contenter de cheminer tranquille, en compagnie d’autres pèlerins et de deviser gentiment. Une fois que j’ai dit, que j’ai raconté la lumière, j’accélère. Le démon me reprend de la course folle. Une fois que j’ai dit, je n’ai plus rien à dire, alors je pars. Je n’ai pas la joie de Rumi dans sa course éperdue à la suite de Cham de Tabritz, je n’ai pas la salvatrice manducation du pèlerin russe, j’ai le désespoir d’Élie, la rage désespérée du perdu, de l’errant. Ce que j’ai à dire, ce que je porte est trop lourd pour moi. J’enrage de ne pouvoir le crier à tous ceux que je croise. Je voudrais qu’aucun d’entre eux n’échappe au filtre, qu’aucun d’entre eux ne puisse entendre. Voilà la vérité.
Cette nuit à Merkina je rêve à nouveau, après avoir intensément souhaité une réponse à l’unique question qui vaille : « Qu’est-ce que je fais là ? ». Je rêve d’un orchestre dans lequel je joue. Puis le chef d’orchestre disparait, un musicien prend sa place qui disparait à son tour. Je prends alors la place du chef. J’ai une allure de viking, fier et audacieux, l’orchestre joue fort, je calme d’un clin d’œil amusé et complice celui qui me remplace comme musicien. Puis je ferme les yeux comme avec un trou de mémoire ou comme happé par la musique. Cela dure longtemps, puis je disparais.
Rideau, réveil. Le matin, je pars toujours rageur et solitaire : désespéré. Ce qui me met en colère c’est de redoubler, de passer à nouveau par Irun, de recommencer le Camino del Norte. J’oublie ma serviette le matin à l’auberge et déjà hier, j’ai égaré la housse de mon pantalon de pluie… Rien ne va plus.
Dans l’étape qui me mène à Gernika, je rencontre à nouveau Nathalie et Patricia, deux femmes de Royan, la cinquantaine, que j’avais déjà croisées le premier jour. Nathalie offre de me laisser sa propre serviette car elles arrêtent ici leur semaine de marche. Nous passons la soirée ensemble et nous parlons vrai. Je suis mieux. Dès que je raconte, je suis mieux. Le lendemain, je file vers Bilbao, rasséréné, en forme, plus ouvert que ces jours derniers où je ruminais et m’insurgeais contre l’absurdité de ma démarche : redoubler, vouloir à toute force dire et ne pouvoir jamais me faire assez entendre. Avoir parlé à cœur ouvert s’avère être un dopant pour moi. Peut-être ai-je aussi à lutter contre une certaine noirceur. « Il est poli d’être gai ! », que je m’en souvienne à jamais ! Parler, être gai est, une façon d’être, une manière de lutter contre la lourdeur de la chair. C’est pour moi, obligé ! De toute façon, force m’est de constater que parler, vivre de la lumière me rend gai, serein. C’est même la seule chose qui en soit vraiment capable, celle qui allume une étincelle dans mes yeux.
À l’auberge municipale de Bilbao, il y a une trentaine de pèlerins. J’arrive tard, juste à temps pour prendre le repas en commun. A la fin de celui-ci, je remarque une femme qui se propose pour faire avec entrain la vaisselle pour toute la tablée. Ce n’est pas rien, j’admire : ce ne peut être qu’une hospitalière. Quant à moi, j’en ai plein les pattes et mes yeux sont lourds de sommeil. Je vais me coucher. De toute façon, il y a trop de personnes qui se proposent pour le service autour d’elle. Le lendemain, en quittant Bilbao sous la pluie, je fais un bout de chemin avec Salomé, jeune avocate, clarinettiste, proche de Taizé et nous avons ensemble une belle discussion. Plus tard, alors que je fais une pause sur une aire de repos, un doigt sur mon épaule me fait sursauter. Je me retourne : une pèlerine me demande de l’aider à remettre sa gourde dans son sac. C’est l’hospitalière de Bilbao ! Enfin, celle que je croyais hospitalière…
Je la retrouve le soir, à l’auberge de Povena. Elle s’appelle Maël, elle est hollandaise et polyglotte, ce qui facilite la conversation. Nous prenons le repas ensemble, avec tout un groupe de pèlerins avec qui elle marche et que j’apprends à connaître. Nous nous trouvons un moment seuls tous les deux dans la cuisine de l’auberge et je ne peux, bien sûr, m’empêcher de déballer mon histoire de lumière…
Le matin, je quitte l’auberge de bonne heure et ce n’est qu’en chemin que je réalise que l’occasion est là de combler ma solitude, qu’elle m’est proposée, donnée. Je l’attends, en vain, à Castro-Urdialès. L’occasion m’a été offerte et je n’ai pas saisi la chance. Je suis un imbécile. Ce n’est pas tant grave pour moi mais peut-être s’inscrivait-elle dans un plan plus grand ? Peut-être était-ce elle qui me permettrait d’être ce chef d’orchestre annoncé par le rêve ? Peut-être était-ce elle qui m’apporterait cet air viking que j’avais alors ? Peut-être était-ce elle aussi dans ce rêve voluptueux et pleinement charnel fait il y a peu ? Peut-être était-ce elle que m’annonçait le magnifique couple de chevaux qui hochait de la tête dans un grand « oui », il y a quelque temps déjà sur le chemin vers Taizé ? Je fabule et délire ! Je hurle ma bêtise, ma colère à la cantonade sur le chemin ce 1er mai 2017. J’implore le ciel d’avoir une deuxième chance et je me promets que si je la revois, je saurais la saisir.
J’écris cela sous un abri-bus ce 1er mai et au moment même où je me remets en marche, elle arrive ! Je cours vers elle et, tout à ma joie, je la serre dans mes bras. Elle me sauve. Nous sommes à El Pontarron de Guriezo. Il ne me reste plus qu’à conclure, à reconnaître ma solitude et tenter une ultime aventure. Ce que je fais sans hésiter.
Nous prenons le repas au resto du village avec les autres pèlerins, puis nous regagnons l’auberge. Nos lits sont côte à côte, nos mains sont enlacées. Je m’endors enfin et voici : je vois mon visage au-dessus de moi, me regardant. Oui, mon visage qui me regarde ! Puis ce visage se transforme et devient comme celui du Christ, grave et profond qui semble bénir une union qui est mission. Un peu plus tard, je vois le visage souffrant d’une femme, de profil et de très près dont la joue porte les traces d’un baiser, imprimées comme au fer rouge. Golgotha, telle est l’idée, le mot qui me vient. Golgotha… je ne peux que constater, une fois encore, la présence, la prégnance même, dans une vie pourtant libre, de la tradition rapportée par les grands textes de l’humanité. Prégnance malgré soi. Le Golgotha, lieu de l’agonie rapportée du Christ, appartient aux évangiles. Mais comment, au moment où je ne pense qu’à la chose la plus légère du monde, folâtrer, la plus belle aussi, aimer une femme, comment en arriver à voir au-dessus de soi son propre visage qui se dédouble peu à peu pour devenir celui du Christ et ce, dans la scène la plus dure, la plus poignante de la tradition ?
Ce qui est rapporté dans les évangiles imprègne-t-il le monde comme le suggère une peinture de Dali où le Christ en croix surplombe et semble couver la terre ? Toutes les mémoires de l’humanité sont-elles conservées dans « l’air du temps » et deviennent-elles, par moment et on ne sait trop pourquoi, accessibles ? Et quelle est la réalité de cette imprégnation, de cette présence ? Simple réminiscence, déroutante construction de mon esprit, de ma seule et pauvre culture ou, plus mystérieusement encore, réalité physique cachée, imprégnation, nature même de la constitution du tissu de l’univers ? Tous les moments vécus restent-ils, oui, dans « l’air du temps » ? Disponibles, toujours à disposition et pouvant, à l’occasion, être captés par nos sens, nos cellules, subitement et on ne sait trop ni comment ni pourquoi, aiguisés ? Ouah… Bref ! Obligation de constater qu’au moment qui me redonne élan et vie à travers la rencontre d’une femme, vient s’imposer le Golgotha. Renaissance et mort. Vie et mort. La fin approche, les rêves concordent pour le signifier. Avec des incertitudes cependant, des ombres, des questions : comment être ce chef d’orchestre avant de mourir ? Que signifient les rêves avec Fabien ? Qui est la femme au baiser rouge ?
Le lendemain, 2 mai, je marche avec elle, que j’anoblis. Je la baptise : « Maël del Pontarron de Guriezo ». La nuit nous réunit dans un hôtel de Santona, puis après l’étape incontournable à Güemes chez le Padre Ernesto, elle poursuit sa magie, à Santander cette fois. Là, nous prenons le repas avec un couple de hollandais qu’elle a invité à se joindre à nous. Je remarque qu’elle n’aime pas être seule, même à deux, même ces premiers soirs et a, au contraire, besoin en permanence d’être entourée.
De Santander, j’envoie un message à Fabien. Le rêve de sa chute dans les cailloux fait il y a peu, le 18 avril dernier alors que j’étais à Livinhac, me préoccupe et finit par m’inquiéter. Nous n’avons pas eu d ‘échanges depuis quelques temps déjà. Le lendemain, j’ai la réponse. Il me confirme, guilleret, que tout va bien pour lui, que tout est OK ! Voilà le rappel, voilà la leçon ! Toute préoccupation, tout souci avant l’heure parasite son jour et reste infondé. Faire le chemin soi-même et laisser les autres faire le leur, telle est la conduite à tenir. Se préoccuper inutilement est dérivatif, esquive, excuse, voire même lâcheté d’avoir à avancer, soi. Trop s’enquérir des autres, c’est se fuir soi-même. La conclusion s’impose, déjà pressentie : Fabien, dans le rêve, est bien symbole de l’enfant en soi. On ne rêve jamais que de soi-même. Le même jour, François me demande la permission d’occuper mon appartement de Paris puisque je n’y suis plus. La lui donnant avec plaisir, s’explique aussi le rêve où je perds mes papiers. Ne plus avoir d’appart, c’est perdre ses repères. Restent encore bien mystérieux les rêves du chef d’orchestre et celui du visage qui se dédouble, de la femme au baiser rouge…
Le 6 mai, courte étape vers Santillana del Mar. Visite des grottes avec Maël et retrouvailles avec le groupe du début, cosmopolite, tel que la magie du chemin sait en composer. Fausse joie, fausse convivialité pour moi. Ces conversations pleines de rires faciles sonnent mal à mes oreilles et m’ennuient rapidement. « Gezellig », tel est le mot hollandais qu’affectionne Maël et qui les caractérisent, mot que je prononce et écris ainsi, à la française : « resellers ». Est-ce cela le « Il est poli d’être gai » ? Est-ce là le sens du conseil de Voltaire ? Est-elle cette gaité l’apanage des femmes et ma difficulté aussi ? Il y a une dimension qui semble m’échapper, m’être contre nature. C’est celle de la convivialité, de la sociabilité dont une composante comporte nécessairement une part de superficialité dans les échanges et les rires. Soit ! Mais je préfère entendre la gaité comme émerveillement. Les discussions de bistrot, les propos de convenance, lisses, ne m’émerveillent pas. Le sens des rêves m’interpelle, me taraude en sourdine. C’est là la raison profonde. Celle pour laquelle je ne peux être léger, sociable, convivial. Je n’ai pas franchi le cap du « vivons, soyons gai et léger, il n’ y rien à y faire ! ». Non, j’ai quelque chose à faire, je n’ai pas creusé assez. Tout en étant sur le chemin, tout en étant amoureux, je suis ailleurs. Quel est le sens des rêves ? Je crois aux nuits, je leur ai trop donné, elles m’ont trop apporté. Aussi, au matin, je laisse Maël papoter avec son groupe d’amis autour du sacro-saint café et j’entame sans attendre l’étape. Nous nous rejoindrons en chemin…
Je marche donc et tout en marchant, j’essaye de mettre de l’ordre dans ma tête et pour cela, je reprends la chronologie des rêves. Point de départ : les deux rêves faits à Paris. Tout d’abord celui de l’auberge dans laquelle se trouve une femme pèlerine avec la présence, surprenante, de ma mère. Ensuite celui où se trouvent un groupe jeunes gens et un homme de lumière. Tout est OK ! Ces deux rêves ont trouvé réalité : le premier dans mon épopée avec la belle allemande et son point d’orgue au Puy-en-Velay. Le second, dans son épilogue du « Arrête ! » entendu à Taizé. Épilogue qui est point final vis à vis de la religion instituée.
Sur le chemin de Vézelay, où le patronage de Marie-Madeleine est omniprésent, se repose la question de la nature de l’homme apparu dans le disque d’or. Je rêve le 17 mars que je prends part à une lutte. C’est l’épisode du porte-manteau, du guerrier immense, de la révélation d’hommes-lumière de plus en plus nombreux. Adoubement le lendemain-même : je suis fait « chevalier du ciel » à la Réole !
Le 19 mars, je rêve de mes neveux dans des circonstances de deuil : la mort de mon père. Fabien, alors enfant, me console. Le père, c’est la tutelle de l’église, tutelle délaissée. L’enfant signifie que j’ai à grandir par moi-même. Dynamique des rêves : reprendre en ses nouveauté et radicalité le message même du Christ.
Le 18 avril, juste un mois après donc, Fabien tombe dans les cailloux et est enseveli dedans. C’est normal, pour un enfant qui grandit, de tomber. La journée qui précède ce rêve, je l’ai occupée à faire faire une enseigne pour indiquer, sur site, l’exposition des tableaux à Livinhac. Le doute s’instille : est-ce que je me trompe en faisant cela ? N’est-ce pas la bonne voie pour dire la lumière ? Désir de faire quand tu me tiens, me fais-tu faire fausse route ?
D’autant que tout cela a lieu un 18 avril ! Date anniversaire certes mais surtout grand chambardement, lieu de renaissance, jour nouveau, lendemain de vision, jour d’après foudre, après d’apocalypse, matin de révélation… Fracassante ! Je suis d’ailleurs depuis tout à la fois fracassé et debout…
Le lendemain, 19 avril, je rêve que je perds tous mes papiers. Est-ce la confirmation que je suis dans l’erreur, faisant ce que je fais, installant les tableaux ? Dès que je m’immobilise quelque part, je ferais fausse route ? Le constat est grave mais commence à être connu. L’horizon est le chemin mais je fais la moue… je renâcle…
Le 26 avril, en marche à nouveau sur le chemin, je rêve d’un chef d’orchestre dont je suis le deuxième remplaçant. Ce rêve est surprenant mais il est dynamique, positif. Le chef d’orchestre, le précurseur, est l’homme de Nazareth. Le premier remplaçant, celui qui porte le flambeau à travers les siècles, c’est l’église. Le remplaçant du remplaçant est l’homme-lumière. Et l’homme-lumière est signe de la montée de la conscience d’être.
Puis je rencontre Maël.
J’ai ce dédoublement de visage le soir-même de notre rencontre, premier mai 2017. Voir en face de soi son propre visage n’est pas anodin. Voir ce propre visage se fondre et devenir celui du Christ l’est encore moins ! Il ne peut être que rappel de ma mission.
Mais la femme… ?
Femme au Golgotha, femme qui aime et souffre de voir, à l’instar de ce qui est rapporté de Marie, l’être cher poursuivre sa mission de vie ?
Mais le baiser… ?
Il n’en est pas question dans la tradition ! Ce baiser rouge sur la joue, comme des traces de rouge à lèvres, rappelle le jeu de la séduction… Ce qui n’est pas compatible avec la mission. La femme pourrait dès lors me distraire de celle-ci.
Et cette femme serait Maël. Bigre…
Je marche comme un dératé, tournant tout cela dans ma tête… Je scande ce qui décante au rythme de mes pas. On ne rêve jamais que de soi-même. Soit ! J’enfante mon être de lumière. Soit ! Toute vie ne vaut que par cet enfantement. Soit ! Sinon elle est tour pour rien. Soit ! Rien ne doit pouvoir distraire de cette quête… Plus difficile à admettre…
L’enfant en soi que chacun porte, cet enfant destiné à s’ouvrir à l’Immense, réapparaît ainsi au bout de ces huit mois de chemin, validant mon parcours de vie et toute la lecture que j’avais faite de l’Évangile à la lumière de l’événement du 17 avril 1999, date de la vision. Quand j’ai cherché à comprendre ce qui m’était arrivé, je me suis tourné vers la tradition. J’ai donc médité l’évangile. « Évangile, les quatre », reste sans conteste, même si je ne le lis plus, le livre que j’ai le plus lu et médité dans ma vie ! Cette traduction, faite par une religieuse, littéraire érudite, soeur Jeanne d’Arc, reste le plus près possible du grec originel. Le texte a gardé de la saveur, de la rugosité, de la force. Âpre, il n’est pas déjà digéré, il est à digérer. Sous la houlette de Bernard, la pratique de méditation zen et la lecture des évangiles sont devenues, pour moi et pour un temps, planche de salut. Planche de salut qui s’est muée en explosif ! Et l’explosif a soulevé la religion elle-même. L’Évangile m’est alors apparu comme un simple récit d’enfantement de l’homme-lumière. Résumons cet enfantement avec les mots usuels: « Dieu est en soi. Il est notre avenir. Nous sommes le sien ! ». Le nom de Dieu a deux synonymes : lumière, homme. La lumière évoque la science : rationalité, découverte, intelligence, compréhension. L’homme évoque l’évolution : des atomes à l’univers, du plus petit au plus grand. Homme et lumière ont partie liée dans cet enfantement. La conscience en émerge et englobe les deux.
Mais il y a un clignotant rouge dans tout ce bel enchaînement : le baiser ! Il est iatus, point d’interrogation ! Il fait signe et ne cadre pas avec l’intensité, la force poignante de la vision de ces visages qui se confondent et me regardent. Pour le moment, je botte en touche : pourquoi y aurait-il Golgotha ? Suivre n’est pas singer. Suivre c’est être soi. Et, pour l’heure, être soi, c’est se comporter en amoureux ! S’il me reste à comprendre comment devenir ce chef d’orchestre, si mon désir le plus profond, le plus cher est bien d’être conforme à ce que veut de moi la lumière, pour le moment, je n’ai qu’une envie, celle d’aimer, de déposer caresses et baisers. Quant au reste, j’ai confiance, le chemin m’apportera la réponse…
Et c’est donc plein de cette confiance que j’attends ma belle, tout en résumant et notant tout cela, assis sur un banc public de Comillas. J’attends… elle arrive… elle est très en colère… elle espérait me rattraper… elle a marché seule… elle est déçue par mon attitude… nous nous chamaillons… puis nous dînons en tête à tête (c’est la première fois : il a fallu cette dispute et sa colère pour que cela arrive, elle demande toujours à être entourée d’autres pèlerins, c’est plus « resellers », selon elle)… nous nous apaisons… nous nous aimons… je me questionne « suis-je là où il faut ? »… je m’éveille avec cette phrase : « claro que si ! »… on ne peut être plus clair… merci, merci la vie… Il n’y a qu’à aimer !
Et sur le coup, porté par cette clarté, je m’emballe. Un autre sens du rêve du 19 avril dernier, celui où je perds mes papiers, m’apparait : je ne vais plus cheminer sur le camino. Le temps m’en semble clos par la rencontre de Maël. Je vais perdre ce qui est devenu, pour moi, un statut : celui de pèlerin. Les rêves sont polysémiques, ils peuvent avoir plusieurs sens. Il est parfois difficile d’y voir clair… Qui vivra verra. Vivons !
Nous croisons un pèlerin qui est chef d’orchestre ! Coïncidence forte s’il en est et qui me conforte dans l’importance à accorder aux rêves. Ce n’est pas anodin de rêver d’un chef d’orchestre et, peu après, d’en rencontrer un. Ils ne sont pas légion, qui plus est, sur le chemin ! Je raconte mon rêve à Maël. « Tu conduis ta vie en conquérant », me dit-elle. Est-ce cela que symbolise l’aspect de viking ? C’est plus que cela. Il y a cet échange de place : de musicien à chef d’orchestre. Je ne pèlerine plus, j’orchestre le pèlerinage. C’est énorme ! Quelle est la partition à orchestrer ? La partition est plus que mon histoire, il n’y a aucun doute là-dessus. Est-elle le message de Fatima : tous les hommes sont lumière ? Est-elle le message de Vézelay : tous les hommes sont lumière parce que le premier d’entre eux, le plus « célèbre » en tout cas dans notre tradition est « ressuscité » en eux ? Tout explose. Le message de Fatima récapitule celui de Vézelay tout comme celui de Vézelay récapitule celui de Fatima. Il n’y a plus de frontière. Les messages sont les mêmes. Tout est un, tout est dans tout, tout est lumière. Le Christ, l’homme, les hommes ne sont tous que ce qu’est la lumière. Et la lumière est ce qu’elle est. Elle est à découvrir, elle tend les bras : des bras de lumière, des étreintes violentes il y en a partout dans l’univers… des explosions de lumière il y en a à l’intérieur de soi… Mémoire vivante !
Voilà ce que je suis conduit à penser. Je dois avoir la force de le dire.
Mais comment le dire en tant que chef d’orchestre ? À partir d’un gite-expo tenu avec Maël ? À partir de la Hollande ? Voilà mon soliloque. Dans la journée, étape vers Llanès, nous évoquons l’idée de tenir un gite ensemble. Elle comprend tout à fait mon souhait : rester sur le chemin, dans un esprit d’accueil et de partage, « resellers » comme elle dit, afin de pouvoir raconter mon histoire et dire à tous qu’ils sont lumière. Dans la nuit, je la vois conduire un charriot contenant ses affaires à un enterrement. Cela signifie-t-il qu’elle abandonne ce qu’était sa vie avant de me connaître pour ensuite m’accompagner ou bien que nos chemins se séparent dans le regret et la tristesse ? Les deux sont, hélas, possible ! Pour l’heure, je ne sais ou je ne veux pas savoir…
Le jeudi 11 mai est notre dernier jour de marche commune, jour que nous finissons en taxi vers une pension de Ribadesella. Nous avons un peu flâné et elle veut absolument rattraper les autres pèlerins, ceux de son groupe de départ. C’est décidément un autre camino que je vis là. Jamais l’idée de prendre un taxi pour progresser ne me serait venue ! Nous retrouvons donc tout le groupe qui est à l’auberge municipale, splendide, en front de mer. Le lendemain, vendredi 12 mai, elle prend le car pour Bilbao avant de s’envoler vers la Hollande. Je lui fais cadeau de la petite coquille en bois sculptée que Serge m’avait offert à Cahors. Elle fût pour moi, cette coquille, comme une incitation à aller à Saint Jacques lorsque je ne savais pas où orienter mes pas.
Je me retrouve donc à nouveau seul et c’est avec sérénité que je reprends la marche solitaire pour méditer ces à-coups du chemin. L’idée du gite prend de plus en plus d’ampleur en moi. Un gite ouvert, dans un endroit perdu et solitaire. Gite tenu avec elle ou sans elle. Ainsi je serai ajusté aux rêves, dans le droit fil de ma trame de vie, du moins le plus possible. Je suis parvenu à La Isla, à l’auberge municipale et le lendemain, samedi 13 mai, je pars pour une longue étape vers Gijon. Comme je suis en train de penser que le chemin du Nord m’a donné la vidéo et l’amour, je me dis qu’il me donnera aussi le lieu. Pile à ce moment-là, je relève la tête que, comme tout marcheur, j’ai souvent baissée et j’aperçois devant moi une bâtisse avec un panneau « Se vende » ! Illico, je visite les lieux et je prends des photos. L’objectif est plein de ma sueur et les photos sont troubles. Alors je comprends que c’est folie que d’avoir pensé un seul instant ouvrir quelque chose en Espagne, pays dont je ne parle même pas la langue ! Mais le lieu se dévoilera sur le chemin… Confiance ! Je reprendrai le chemin du Puy jusqu’à trouver. J’ai hâte maintenant.
À nouveau en marche, je m’arrête en pleine montée, dans la forêt, pour écrire une lettre : « Chère Maël, ton nom à lui seul est un mot d’amour. Il provient de la contraction heureuse de deux mots français : « Ma » et « elle ». « Ma » est un pronom – possessif certes – mais qui laisse toute liberté… « Elle » est un des plus beaux mots de la langue française. Il signifie la part féminine de l’humain. « Ma Elle », ma bien-aimée, ma douce, ma tendre, ma moitié, ma femme, ma force, mon cœur, mon amour, ma « Ève », mon révélateur, ma révélation… « Ma Elle » s’écrit « Maël », par contraction, nécessité linguistique. Le tréma sur le « ë » vient des confins du temps… Le « l » final est tout à la fois baguette pour orchestrer le vent et antenne pour écouter sa réponse… Ainsi, « Maël » est un prénom qui donne des ailes à celle qui le porte et des rêves à celui qui le prononce… Tout est bien, tout est entre nos mains… »
Le soir, au camping de Deva, près de Gijon, alors que je suis au restaurant du camping où je mange un « Menu del peregrino », excellent d’ailleurs, nous avons une conversation What’sapp. Je deviens comme tout le monde, après huit mois de chemin, à être rivé à son portable. Et je lui envoie la lettre. Je ne suis plus sûr du tout d’avoir envie d’arriver à Santiago. Le chemin m’a comblé. Je vais chercher un lieu. Pourquoi ne pas rentrer au plus vite, passer par Amsterdam puis entamer le chemin du Puy pour commencer la recherche ? Mais à Gijon, puis à Avilès, pas moyen de trouver facilement une solution que ce soit avion ou train. J’accepte, comme à regret, d’aller jusqu’au bout, à Saint Jacques. Ce qui, au fond, ne me déplaît pas, même si je sais que le chemin est fini, que ces huit mois d’errance connaissent leur terme et ont porté leurs fruits ! Ce dimanche après-midi, le 14 mai à Avilès, je réserve sur mon téléphone un vol pour Amsterdam le lundi 22. Je sais que la page se tourne, qu’il me faut trouver le lieu d’où orchestrer le message, message qui sera cause ma montée au Golgotha. Voilà mon état d’esprit : j’ai envie de vivre, de goûter au bonheur de Maël tout en disant le message. Merci, merci la Vie !
L’étape de ce jour sera longue, très longue puisque je ne trouverais pas d’auberge avant… le lendemain soir ! En effet, du camping de Deva, près de Gijon, j’irai jusqu’à Soto del Barque, ayant manqué l’auberge San Martin, sept kilomètres après Avilès. Pourquoi ? À un carrefour, il y a des flèches jaunes partout ! Un vieil homme, qui attend le bus, m’indique le meilleur chemin selon lui, le plus court. Seul inconvénient, il évite l’unique auberge de l’étape mais l’homme n’a pas ce souci. Moi non plus d’ailleurs. J’écoute son conseil. Je continue à marcher sans trouver d’auberge bien sûr puis, ayant perdu les flèches jaunes, je navigue au GPS dans le soir qui tombe. Quatre kilomètres avant Soto, je tombe, au sortir d’un long sentier au milieu de nulle part, sans habitation ni personne, sur un restaurant isolé mais animé et bruyant ! J’y reste trois bonnes heures, jusqu’à minuit, le temps de manger une soupe aux haricots, choisie au hasard dans un menu pour moi complètement ésotérique et incompréhensible, le temps aussi de recharger mon portable ! Arrivé à Soto del Barque, devant le bruit ambiant de ce Saint Tropez espagnol, je pousse jusqu’à Muros de Nalon où j’arrive vers deux heures du matin. Là, je récupère un peu sous un abri-bus, avant de repartir à la prime aurore. Et l’étape qu’il me reste à parcourir, entre Soto de Luina et Cadavedo, où se trouve la prochaine albergue, est somptueuse et sauvage, sur une ligne de crête qui borde l’océan. Somptueuse mais éprouvante, difficile à cause des dénivelés importants, des pierriers et de la fatigue de cette nuit sans sommeil. Mais quelle vue splendide ! Je fais une vidéo en tour d’horizon, vidéo sonorisée par les aboiements d’un chien outré de ma présence en son domaine et celui des quelques chèvres en liberté qu’il garde jalousement.
Le lendemain, lundi 15 mai, longue étape jusqu’à la Carida où j’arrive au crépuscule. Comme à Cadavedo, l’hospitalier est déjà venu, déjà parti. Je retrouve le rythme de la via de La Plata, la foulée longue et solitaire que j’affectionne. Le mardi matin, je démarre de bonne heure et, à l’heure du casse-croûte, je suis rattrapé par Nicole, une française déjà rencontrée au début du chemin. Elle a dormi, hier soir, dans la même auberge que moi à la Carida mais je ne l’ai pas vue, la plupart des pèlerins étant déjà couchés quand je suis arrivé. Et je n’ai bien sûr ni reconnu ni cherché à reconnaître quiconque. Mais je ne verrais jamais Ribadeiro, ni Nicole, ni Vilela, le village où il y a l’albergue suivante. En effet, après une halte roborative à Figueras, j’ai pris, sans le savoir, le camino dit « antique », chemin qui n’est plus guère fréquenté de nos jours ! J’ai pourtant suivi les flèches jaunes mais c’étaient celles d’un chemin que peu de pèlerins prennent. Je n’étais pas conscient de l’option qui s’offre : suivre la côte (chemin normal) ou s’enfoncer dans les terres (camino antique). Mes pas sont lourds de chaleur et de fatigue en ce jour qui s’avère, de plus, torride ! Je m’apprête à passer une nouvelle nuit dehors. Alors qu’épuisé je m’endors, vers dix-neuf heures, sur le perron d’un bar fermé d’un hameau, je suis réveillé par un chien qui me lape l’oreille ! Une femme arrive pour ouvrir l’établissement. Elle m’apprend qu’il y a une auberge à Trabada, neuf kilomètres plus loin. Réconforté, je repars. J’entre dans le café du village, enfin atteint et je demande où se trouve l’auberge. Elle est située trois kilomètres après le bourg ! Je n’y arrive que vers vingt-deux heures, complètement sur les rotules ! C’est une superbe auberge ancienne, rénovée avec soin, avec un four à pain d’époque dans la cuisine. Je suis le seul pèlerin évidemment. Accueil très chaleureux de José qui m’explique les deux voies, la « commerciale » qui suit la côte et reste en Asturies et la voie dite «antique» qui, par l’intérieur des terres, rejoint plus tôt la Galice. Il est fier de m’annoncer que je suis quand même le quinzième pèlerin qui passe cette année car il n’y en avait eu aucun l’an dernier ! Il espère que cette voie reprendra vie. Ne supportant plus mon odeur, malgré la fatigue et l’heure tardive, je lave mes vêtements ! Il faut dire que j’use et abuse de l’argument de vente des sous-vêtements en mérinos : anti-bactérien, pas besoin de laver tous les jours ! Mais il ne faut pas exagérer et je l’ai fait ! Au matin, petit déjeuner avec toast, tomate et huile d’olive ! Le rêve ! Puis je rejoins le camino normal à Mondonedo, dix-huit kilomètres plus loin. Je suis tout déboussolé en arrivant dans ce village, comme d’habitude d’ailleurs après ces longs temps de marche en solitude. Le bruit, les rares voitures, les gens… Tout me semble incongru, surréaliste. J’ai faim, je ne mangerais pas. Il y a trop d’agitation dans les bars et pas d’échoppe ostensiblement ouverte. Je n’ose pas entrer. Il faudrait que je me force. Je n’en ai ni le courage ni la volonté. Je continue et m’arrête au soir à l’auberge de Gontan. Là, une jeune pèlerine débranche mon téléphone pour recharger le sien et je constate que cela m’énerve. La barrière de la langue me laisse muet. Heureusement peut-être ! Je pense à Maël et je m’éveille avec cette parole : « Fonce ! ». De toute façon c’est une facette de ma nature d’être, en certaines occasions, impulsif…
Je pars, à l’aube, pour mes quelques cent mille pas quotidiens qui me mèneront ce jour à Miraz, au refuge Saint Martin, cinquante-trois kilomètres plus loin. Mais avant d’y arriver, je connais une autre aventure… Quelques kilomètres avant l’auberge, une double borne : à gauche, Santiago est à quatre-vingt-dix-huit kilomètres, à droite à seulement quatre-vingt-huit ! L’économie est substantielle ! Cette indication des quatre-vingt-huit kilomètres a voulu être cachée avec du mastic et la mention manuscrite de trois auberges proches est clairement apposée sur l’autre borne. C’est évident qu’il y a embrouille dans la région sur la manne financière que représente le pèlerin… Il est presque 19 heures. J’hésite puis je prends à droite, me disant que je trouverais bien un endroit où dormir… Un peu plus loin, je croise deux habitants d’un hameau et la conversation s’engage. Ils sont très étonnés de me voir là, à cette heure avancée. Le tracé de ce chemin est tout nouveau et non seulement il n’y a pas d’auberges mais il n’y a pas non plus d’habitations pendant bien des kilomètres. La conversation se déroule en mauvais anglais de part et d’autre. L’homme me dit qu’il y a des murs. Je pense donc trouver un abri, un coin de hangar pour dormir ! S’il y a des murs, il y a bien un toit. Devant ma détermination à aller de l’avant, il insiste et il me dit que les murs font « Ouh… Ouh... » et que le matin, il voit les cacas des murs ! Les cacas des murs… ? Je finis par comprendre ! J’ai entendu « wall », il a dit « wolf » ! Les loups ! En prenant la route sur ma gauche je peux retomber sur l’albergue de Miraz, me dit-il. Je serre la main de l’homme qui m’évite peut-être une nuit rocambolesque et je me fie à son conseil. J’atteins Miraz où semble se confirmer qu’il se joue une guerre fratricide autour du chemin. En effet, l’auberge municipale, neuve et splendide, est laissée vacante, fermée, désertée, comme à l’abandon. J’atterris au refuge St Martin, en donativo, participation libre, gite tenu par trois hospitalières américaines qui crient au fou en voyant d’où je viens. Elles vérifient : Gontran – Miraz : cinquante-trois kilomètres, sans compter le détour du à l’histoire des loups…
Au matin, l’une d’elles s’assoit à côté de moi tandis que je lace mes chaussures. Elle me demande pourquoi je marche tant. J’explique et lui montre le message – qu’elle prend en photo – après m’avoir serré dans ses bras ! Je sais que mon comportement est irrationnel, pure folie. Comme en écho à celle-ci, une phrase me revient à l’esprit, lue quelque part, à Cahors je crois, au début de mon chemin : « Vis de telle façon qu’à ta seule façon de vivre il soit impossible de penser que Dieu n’existe pas ». Je remplace le mot Dieu par le mot lumière et je souscris. Elle décrit bien ce que je vis. C’est pour moi plus qu’une injonction, c’est autre chose qu’une volonté délibérée. C’est encore plus simple : je ne peux absolument pas faire autrement. Je ne peux vivre tranquille. Constat cruel mais c’est ainsi. De Miraz, je rejoins Arzua puis Santiago où j’arrive le samedi 20 mai, soit sept mois jour pour jour après mon premier passage le 20 octobre dernier.
À quoi je pense pendant tous ces jours de marche, du lever au coucher du soleil, douze parfois même quatorze heures par jour ? Je pense au « suicide » conscient et altruiste de Dieu. Je pense à sa renaissance à travers nous, par nous, avec nous, en nous. Dieu comme nous, nous comme Dieu. Voilà le sens de l’évolution et celui des expériences de lumière. Dieu est lumière. Dieu, c’est la lumière. Je pense au lieu à créer pour accueillir l’exposition et l’histoire.
Ce dimanche 21 mai où je reste à Santiago je reçois un SMS d’une Madeleine de Faycelle. Qui est Madeleine… ? Où est Faycelle… ? Maps.me me permet de localiser le lieu et de me souvenir ! Faycelle, ce village après Figeac où, sur un banc, il y avait un couple assis, Marc et Madeleine. Elle m’avait offert une part de fougasse et un carré de chocolat ! Devant nous, en face de l’église, provocateur donc, un lieu idéal mais avec beaucoup de travaux à faire était à la vente. J’avais pris en photo la pancarte portant le numéro à appeler, photo que j’avais ensuite effacée. Est-ce une piste, une synchronicité qui me dit où chercher ? Est-ce l’endroit convenable, l’endroit qu’il me faut… ?
J’atterris à Amsterdam. C’est comme si j’avais été kidnappé, enlevé du chemin, victime consentante d’un rapt. J’attends Maël à l’aéroport. Je suis serein, là où il faut. Nos retrouvailles sont passionnées et nous faisons souvent des promenades en vélo. Je préviens mes enfants de ma présence en Hollande. Ils sont surpris mais heureux de voir leur père heureux. Vérification d’un truisme : on ne peut rendre heureux ceux qu’on aime que si on est soi-même heureux. Porosité.
Le vendredi suivant, je m’éveille avec un rêve : j’essaye de dire, devant des jeunes dans une classe. Je fais brûler quelque chose, je bricole, demande de l’aide et m’embrouille dans mon effort de révéler, de prouver. C’est un fiasco. Alors que je fais mes valises, confusément, un dominicain connu, adepte du zen est là, qui me regarde, serein. Il reste un moment, je ne vais pas vers lui, je reste dans ma confusion, ma colère sourde, rentrée. Il disparaît. Je m’éveille. Je pense que ce rêve est là pour m’apprendre la patience, me rappeler d’être zen… Mon désir de dire est si fort que j’en rêve la nuit. Et c’est inutile, ce n’est pas le moment. C’est le moment de profiter, d’être heureux simplement, d’aimer une femme. Tout est déjà là et tout se fait sans effort. La conscience d’être n’est pas un effort mais un état.
Dans la journée, nous visitons Amsterdam. J’ai un rhume carabiné, air conditionné de l’avion, air vicié de la civilisation retrouvée, décompression et relâchement après huit mois de marche, trop de soleil en Hollande, vent frais du Nord… tout cela mêlé et me voilà bouché… Des narines seulement… ?
Le dimanche suivant, je m’éveille avec un autre rêve : pèlerin, je cherche à mettre en place un site internet et ce, avec difficulté. Je cafouille. Je suis surpris par ce rêve. Je n’ai jamais eu l’idée de faire un site. Est-il là, ce rêve, pour m’éviter une fausse piste ? Fausse piste que de rester pèlerin ? Vanité que de vouloir faire un site, de vouloir seulement transmettre ? Vanité des deux, vanité de tout… ? Comme dans le précédent règne en maître le cafouillage et tout cela confirme que pour l’heure, ce n’est pas à la transmission que je dois penser. Faire le vide, profitez de la vie, être gai, voilà ma seule et unique tâche. Donc, ne crachons pas dans la soupe et profitons du moment présent qui, de plus, est bien loin d’être désagréable !
Nous allons à l’église écouter une chorale réputée puis nous faisons un grand tour de bicyclette en bord de mer. Quelles journées depuis une semaine ! Au soir, séance photo. Je lui montre celles de l’exposition des tableaux à Livinhac puis quelques-unes de mon chemin. Elle me montre les siennes et c’est l’occasion d’un partage. Que faire avec tout cela ? « Wait and see ! » semble être notre réponse, commune et muette…
Le temps n’est pas à l’effort de faire, ni même à celui d’envisager de faire mais il est au laisser-être, au consentement à une vie simple, normale. Je reste relié même si je perds mon statut de pèlerin, statut auquel je me suis identifié et que j’aime bien, au fond, je crois. Ne rien faire, ne rien tenter, voilà la convergence des rêves récents.
On évoque le 11 juin à Livinhac où est organisée, pendant toute la journée de ce dimanche, une exposition des oeuvres de divers artistes à travers tout le village. Les tableaux de lumière que j’ai exposés là-bas, chacun accompagné d’une phrase poétique, en constitue une animation. Titre de l’animation : « Chemins de lumière ». C’est celui que j’avais donné à l’exposition permanente proposée pendant cinq mois, avant que je ne parte, le sept septembre 2016, pour une autre aventure. J’avais écrit « Chemins » au pluriel pour signifier que c’est bien du chemin de chacun dont il s’agit. Chacun est un être de lumière. Je fixe mon départ au 6 juin.
S’il m’arrive de douter par moments de la justesse de ma position, je sais aussi que je ne suis pas ici par hasard et « Merci ! » est la seule réponse à donner au présent. Avant de la connaître, j’avais fait ce rêve du plein amour charnel dans l’union sans équivoque de deux êtres. Tout est là, dans son exubérance et ses débordements possibles, à la hauteur de vivre ! Ne pas douter, ne pas douter d’être là où il faut ! Même ici, à la gare d’Amsterdam, où je l’attends pour aller écouter dans un piano-bar un de ses anciens amis du temps de sa jeunesse, période pendant laquelle elle a vécu en communauté. Je suis là et nous ne pouvons rien faire d’autre ensemble que de marcher pendant ses temps de vacances. Voilà le constat, l’évidence ! C’est peu, insuffisant pour moi dans l’avenir, je crains. Mais sait-on jamais… ?
Je n’ai qu’à jouir de la vie au moment même où j’étais prêt, en disposition de la quitter. Car j’étais parti avec une seule compagne : la mort. Ironie de la vie et parfait contre-pied ! Nous sommes le 1er juin, c’est donc le premier anniversaire de notre rencontre ! Un mois que nous nous connaissons, dix jours de marche commune, dix autres jours à son domicile et entre les deux, dix jours de course folle, solitaire et déterminée vers Santiago. Je me réveille dans un éclat de rire, convaincu que le bonheur tranquille que je vis est la juste place. Je suis là où je dois être et rien n’est à changer, rien n’est à essayer pour l’heure.
C’est dans cette disposition d’esprit que, le dimanche suivant, un rêve me secoue. Je suis sur le chemin et je réserve un endroit immense, tel l’Alhambra ! Je le vois, dans toute sa grandeur, intégré à la montagne, dans l’ocre d’un désert. Il y a des personnes en longue tunique, semblable à celle des sœurs de Bethléem…
Changement d’ambiance : ce rêve me pousse-t-il à reprendre le chemin ? À chercher un lieu, une salle sur le chemin ? Veut-il me dire, par l’imbrication étroite de la salle à la nature, que le chemin est le lieu ? Ce serait confirmer ce qui m’a poussé à partir et à entreprendre ces huit mois de marche. L’épisode actuel ne serait qu’une pause…
Le lundi, Maël me dit d’écrire une nouvelle version de l’histoire, une version « printemps ». Elle a traduit avec beaucoup de soin le message de Fatima en hollandais hier au soir. Au petit déjeuner, elle reparle des rôles de chacun dans un gite à tenir ensemble… Nous partons pour une dernière journée de marche. Et c’est alors qu’elle me dit que mon destin est de rester un pèlerin troubadour, tantôt ici, tantôt là. Je crois qu’elle touche juste, dans ce revirement subit de pensée : d’un gîte à tenir ensemble à celle du troubadour errant et solitaire…
Le jour du départ, à quatre heures du matin, je m’éveille et j’écris tout de suite le rêve que je viens de faire. Le voici : je suis ouvrier et je mets des bouchons à des bouteilles. Mon chef m’explique que je ne suis pas fait pour cela et qu’il ne me gardera pas dans ce rôle. Il m’indique un autre travail plus adapté pour moi mais je ne veux pas entendre…
Bouchons ? Dans les oreilles ? Je ne veux pas entendre… ? Entendre quoi ? Ce rêve est-il réponse à mon subconscient qui hésite à quitter ce nid douillet et se demande s’il doit reprendre le chemin ? Les bouchons représentent-ils ce que je sais faire, à savoir témoigner à travers le conte ? Dans ce cas, serais-je appelé au seul amour de Maël ?
Je me rendors et deux heures plus tard, je m’éveille à nouveau avec une réponse en forme de boutade dans un humour insensé et fou de la situation ! Les bouchons indiquent ce que je fais ici : combler d’amour ! Mais ce n’est pas ce vers quoi je suis appelé et je rechigne à entendre que je dois reprendre le chemin.
Les filaments du rêve d’El Pontarron planent sur Amsterdam…
Merci est la seule réponse à donner et confiance la seule profession de foi à faire : dans le chemin. C’est lui qui écrira la page…
Je quitte la Hollande.
Après une escale à Paris, je rejoins Livinhac. Enarrivant dans le village, m’installant au gite de Claire, je ressens que tout cela n’est pas pour moi. Le seul fait de me sentir immobile, sédentaire dans un lieu me gêne, me met mal à l’aise. Je suis, au fond de moi, nomade. Le dimanche, je participe donc à l’animation « Boucle d’Art ». J’ai peu d’échanges intéressants et l’organisation ne me donne pas l’occasion de raconter une seule fois. En fin de soirée, au pot de l’amitié qui clôture la manifestation, je rencontre Alain et Monica qui, à ma grande surprise, me reconnaissent. C’était, me disent-ils, il y a sept ans.
J’avais fait, à Conques, un témoignage, en présence du prieur de l’abbaye, le frère Cyril, et d’un petit groupe d’adultes. Monica et Alain étaient parmi eux. Pourquoi donc avais-je témoigné ? J’étais pèlerin, je passais par Conques, ce que je portais était trop fort, trop lourd pour moi, il fallait que ça sorte, que je le partage et j’avais proposé au frère Cyril mon témoignage. Il avait accepté. Ils en avaient été marqués jusqu’à me reconnaitre, bien des années après. Il me souvient que j’avais aussi, à cette même occasion, témoigné devant des jeunes gens, à la demande du frère Jean-Daniel, ce religieux artiste qui fait merveilleusement vibrer l’édifice de la puissance de ses talents et improvisations à l’orgue : de la musique sacrée au « pénitencier » ou « rain and tears »… A sa demande, sur le parvis de l’abbaye, j’avais brièvement témoigné à ma façon de ce qu’était ou pouvait être un pèlerin de Compostelle de nos jours.
Le lendemain de « Boucle d’Art », je redeviens pèlerin. Pour une fois, j’ai un programme. Être deux amène à prévoir… J’envisage de descendre la vallée du Célé jusqu’à Cahors puis de remonter par le GR 65 pour revenir à Figeac et de là remonter sur Paris pour retrouver, le temps d’un week-end mon hollandaise…
Tout en marchant, je concocte, à partir de mon expérience, une version « printemps » de la lumière…
« J’étais en Galice il y a peu, en route vers Saint Jacques de Compostelle.C’est la coutume, en Galice, d’indiquer la direction de Santiago par une borne en béton d’un mètre vingt de haut environ. La borne indique aussi la distance restant à parcourir. Un soir, à la fin d’une journée de marche déjà longue, j’arrive à un embranchement. Et là, il n’y a pas une borne mais deux ! Sur celle de gauche, Santiago est à quatre-vingt-dix-huit kilomètres, sur celle de droite à seulement quatre-vingt-huit kilomètres ! L’économie est substantielle ! Qu’auriez-vous fait ? Précision ! Sur la borne de gauche, il y a une affiche avec mention de trois auberges situées à trois, sept et douze kilomètres. Sur la borne de droite, rien si ce n’est du mastic déposé sur l’indication de la distance, mastic qu’un pèlerin a gratté du bout de son bâton, révélant ainsi les quatre-vingt-huit kilomètres ! Il est presque 19 heures. J’hésite puis je prends à droite, me disant que je trouverais bien où dormir… Deux ou trois kilomètres plus loin, j’arrive dans un hameau de peu de maisons. Un homme me regarde avancer, les yeux agrandis de surprise, comme si j’étais un extra-terrestre ! La conversation s’engage. Il est très étonné de me voir là, à cette heure tardive. Le tracé de ce chemin est tout nouveau, me dit-il, peu de pèlerins le prennent et il n’y a pas d’auberges mais seulement de la forêt pendant des kilomètres et des kilomètres… La nuit va tomber, il reste à peine deux heures de jour… La conversation se déroule en mauvais anglais de part et d’autre. L’homme me dit qu’il y a des murs. S’il y a des murs, il y a bien un toit, me dis-je. Je pense donc trouver un abri, un coin de hangar pour dormir ! Devant ma détermination à aller de l’avant, il insiste et me dit que les murs font « Ouh… Ouh... » et le matin, il voit les cacas des murs ! Alors je réalise la méprise ! J’ai entendu « wall », les murs, il a dit « wolf » les loups ! En prenant la route sur ma gauche, je peux rejoindre, dit-il, la prochaine auberge, à sept kilomètres. Je me laisse convaincre et je serre la main de l’homme qui m’évite peut-être une nuit rocambolesque puis je prends la route indiquée. J’atteins l’auberge vers 22 heures. L’hospitalière accueille, un brin étonnée, ce pèlerin tardif, regarde avec attention sa crédentiale et lui souhaite une bonne nuit. Au matin, tandis que je lace mes chaussures, elle vient s’asseoir à côté de moi et me demande pourquoi je suis sur le chemin, pourquoi je marche tant…
Alors je lui raconte ma folie :
« Un jour, lui dis-je, j’ai été foudroyé, envahi de lumière. Un halo éblouissant en plein cœur, au centre de ma poitrine, d’un coup. Un autre jour, c’est une chaleur immense, tout à la fois douce et forte qui m’a envahi tout entier. Imagine ma stupeur ! Je n’ai rien compris à ce qui m’arrivait ! Pendant quinze ans je n’ai pas pu parler de ces expériences faites malgré moi. Mutisme complet. Elles étaient trop fortes, trop irrationnelles, irréelles. J’ai continué ma vie familiale, sociale, professionnelle comme si de rien n’était. Je n’ai pas pu parler mais je n’ai pu oublier non plus. Aujourd’hui, je peux parler. Je peux dire ce que j’ai vécu. Dans le halo de lumière qui m’a envahi, il y avait un homme qui marchait… Voilà la réponse à ta question, dis-je à l’hospitalière. Je fais comme lui, je marche. Je marche et je raconte. Et un soir, dans une auberge, un pèlerin, Jonathan, a filmé ce que je lui disais. Il l’a posté sur YouTube en l’intitulant « Message d’un pèlerin ». Tu peux l’entendre et constater aussi que, plus que message, c’est expérience de vie. Mais je dois reconnaître qu’il a raison : c’est aussi message. Et ce message, le voici : « Tu es lumière » dis-je à l’hospitalière dans un grand sourire… Voilà, tu sais tout maintenant ! Alors, émue, elle se lève, me serre dans ses bras et me souhaite le traditionnel « Buen Camino ! »…
Peu après, j’ai l’occasion de tester cette nouvelle façon de raconter sur une femme qui m’avoue son cancer et sa lutte pour survivre. Plutôt que de se confier aux remèdes, elle a pris le chemin et a entraîné avec elle quelques amis. Ils sont trois couples qui la suivent avec l’intendance qui suit, en camping-car.
Au gîte suivant où je passe la nuit, le repas est emprunté, l’ambiance lourde et je ne trouve pas l’occasion de raconter. La nuit tourne au grotesque avec un homme qui se met à hurler dans le dortoir parce qu’il y a un ronfleur parmi nous !
À Faycelle, je reste longtemps sur le banc qui se trouve en face de la maison à vendre, en vis à vis de l’église. Puis je me remets en marche mais c’est pour, peu après, rebrousser chemin, comme si j’avais oublié quelque chose ! L’idée du gite me poursuit. Il fait chaud, le banc est au soleil. Je rentre dans l’église. Je médite encore et converse, intérieurement mais intensément. Ce gite est-il pour moi… ? La lampe rouge semble comme une présence qui écoute mes divagations…
La nature suffit pour être méditatif mais un banc pour s’asseoir, à quoi se rajoute la fraicheur appréciable de l’église, constitue une puissante invitation à plonger au plus profond de soi. Je me souviens de cette phrase du moine en Chartreuse, alors que je venais pour être en solitude et digérer la vision : « Je vois bien où Dieu vous veut ». S’il était sincère, il était aussi prosélyte. Me revient aussi en mémoire cette autre phrase de l’être de lumière dans le rêve : « Et toi, tu vas à la messe ? ». Seigneur, ma route est-elle fausse ? STOP ! La question est superflue à présent. Ne revenons pas en arrière, le chemin a décanté tout cela. Allons de l’avant !
Je repars et j’arrive au soir au refuge d’Espagnac-Sainte-Eulalie, sur le GR 651, dans la vallée du Célé. Gite superbe où je raconte l’histoire, dans sa version printemps, à une tablée de douze pèlerins. Le lendemain, je vais jusqu’à Cabreret, trente-cinq kilomètres plus loin et je raconte aux deux seules pèlerines qui se trouvent dans le gite. La nuit suivante, je fais un rêve de dispute et de séparation d’avec des amis : « Ah, tu ne veux pas me prêter ta tente ! ». Rêve bizarre qui m’interroge mais bon, on verra bien… Je fais ensuite escale à Pasturat où je raconte l’histoire à une tablée d’une quinzaine de personnes dont cinq quinquagénaires parisiens décontractés qui marchent ensemble. Au milieu de l’histoire, un homme se lève et s’en va…
Le lendemain, je fais un bout de route avec la joyeuse bande des cinq parisiens, chacun artisan-artiste, qui finit sa semaine de randonnée à Cahors. C’est ici-même que j’avais pensé un temps m’installer pour dire l’histoire et montrer les tableaux. J’avais alors envisagé de louer un local dans la vieille ville avant de me dérober, sur une intuition subite, juste au moment de concrétiser. Mon itinérance débute de ce jour-là qui me voit quitter précipitamment la ville, faire un saut par Toulouse pour m’équiper sommairement et mettre illico un pied devant l’autre à la suite des marques rouge et blanche d’un chemin…
Je fais escale au couvent de Veylats où je raconte l’histoire à la dizaine de personnes qui se trouvent autour de la tablée. Et le quotidien déroule son alternance de marche solitaire et de rencontres brèves et vraies : Denis, parisien marrant qui a tenté sans succès de devenir léonard… Anne-Marie qui se fait avaler sa carte bleue par le distributeur… Antoine, menuisier, à jamais présent dans son souvenir même, ici, au pied du mémorial, sur la place centrale de Varaire…
Au matin, en pleine nature, je croise un homme. On parle. Il est propriétaire d’un gite. Il vend. Il prend sa retraite à Faro au Portugal. Il n’est pas le seul à faire cela. Me remonte en mémoire le souvenir de ma mésaventure dans ce pays, lorsque, sans argent, de riches retraités m’avaient pris à bord de leur luxueuse voiture. Ma quête est ravivée, interrogée par cette rencontre. Que faire ? Lui dire que, bien qu’ayant le même âge, je n’ai rien à faire d’une retraite dorée et me montrer intéressé par l’affaire ? Quelque chose me retient…
Marche, rencontres, interrogations, ainsi vont les jours…
Remontant à contre-courant du sens usuel de marche, je sème histoire et vidéo : à Pierre qui anime un espace sur le chemin avec créativité, originalité et bonne humeur ; à Marie avec qui j’ai, à Cajarc, une brève mais fort belle discussion ; à Daniela, roumaine qui me demande si j’écris mon périple. Je lui réponds que je prends quelques notes sur mon téléphone portable. Elle se propose de le faire et prend d’autorité mes coordonnées. Je n’aurai jamais de nouvelles, bien sûr. Comment écrire quelque chose une fois qu’on a entendu la vidéo, une fois qu’on a compris que ce je raconte n’est pas un énième récit sur le chemin de Compostelle ?
Et me voilà de nouveau à Figeac où je passe une super soirée ! L’accueil de Caroline est si simple et naturel ! Il y a là Nicolas, vingt-cinq ans, très avancé, sclérose en plaque, qui rentre solder ses affaires de couple avant de continuer. Il a décidé de se guérir lui-même ! Virginie est assistante sociale en rupture. Elle a fait récemment hospitalière à Conques et, conquise par l’esprit du chemin, elle recherche un job lui permettant de rester sur celui-ci. Je ne peux m’empêcher de penser que si j’avais déjà ce gite dont je rêve, je lui aurais proposé d’emblée de le tenir avec moi… mais je ne l’ai pas… Il y a aussi deux autres jeunes femmes, un couple âgé de bretons et un jeune homme, infirmier de son état. Je raconte bien sûr…
Ceci fait, je monte dans le train de nuit pour Paris. On est le 21 juin. Maël vient visiter Paris…
La folie du message m’étouffe encore parfois. Et sa complexité, sa référence à l’Écriture, touffu pour celui qui n’a pas de culture religieuse, sa radicalité vis à vis de la religion-même, radicalité qui est fraîcheur, nouveauté, surprise, révélation font que tout cela est encore lourd à porter. De moins en moins toutefois. Je commence à m’en dégager, à avoir éclairci les choses, à me sentir plus léger, capable d’assumer. Cependant, c’est encore pesant. J’ai l’impression d’être celui à qui incombe la tâche – oui, la tâche ! – de révéler le secret enfoui sous des tonnes de peaux et de poussières que des siècles et des siècles de religion instituée ont déposé sur la lumière qui inonde le monde jusqu’à la rendre opaque, cette lumière, invisible, inaccessible.
Et paf !
Le mot « opaque » que je viens d’écrire m’évoque le mur sur lequel la science moderne bute, mur derrière lequel se cachent les instants d’avant le Bing Bang, mur dont la lumière ne peut s’échapper. Les mots provoquent des ricochets de pensée.
Je suis renvoyé comme une balle de ping-pong entre science et religion…
C’est trop pour moi tout ça. Je n’ai qu’une mémoire. Je ne suis qu’une mémoire. Je me confie à elle. Cette mémoire est celle de la lumière. Son rayon m’a blessé. À jamais. Blessé ? Oui, blessé et révélé. À moi-même.
Le week-end étreint dans la capitale de l’amour, je reprends aussitôt le train pour retrouver mon souffle et l’état de pèlerin…
Et je me retrouve, une fois encore, au Puy-en-Velay…
Là, sur place, je me dérobe. Je n’ai pas envie de reprendre le chemin du Puy. Je décide donc, ce 28 juin, d’emprunter celui de Stevenson. Leurs points de départ sont commun. Dès la descente du train, je fais d’emblée une première étape jusqu’à Buzols, en chambre d’hôte. Il y a là Gérald, un vététiste suisse qui découvre avec enthousiasme la magie des rencontres sur les chemins pédestres.
Deuxième étape à Monastiers les Gazeilles, au gite municipal où je ne vois personne sauf un énorme bol de riz que je me concocte ! Ensuite, nuit à l’auberge de Le-Bouchet-Saint-Nicolas avec trois couples de français dont deux jeunes, Benoît et Mathilde. L’histoire que je raconte en fin de repas est reçue avec une gentillesse un peu attristée. « Cet homme semblait pourtant normal…», voilà ce qu’ils semblent penser et me signifient…
Le lendemain, je pousse jusqu’à Langogne. Je suis seul au gite, gite qui est vraiment superbe ! Au matin, j’examine mieux l’endroit. Il se nomme « Les Carriats ». C’est un gite d’artiste. Des tableaux aux murs : ils sont à vendre. Ainsi, le gite est-il aussi salle d’exposition ! L’hôte est artiste-peintre et de qualité. Une architecture d’intérieur et une décoration soignées, un équipement complet, fonctionnel et de facture supérieure, c’est un palace.
J’y lis les premiers chapitres du livre de Stevenson « Voyage avec un âne dans les Cévennes ». C’est très divertissant ! Je trouve aussi, dans la préface du livre, une définition du voyage qui confine à l’errance et je m’y reconnais bien : « Je ne voyage pas pour connaître un pays mais pour l’ignorer un peu plus, non pour le posséder mais pour le perdre et je me perds ». Cette phrase fait partie des « Préceptes du pérégrin » formulés en 1747 par Izhatk de Lodz, illustre inconnu, du moins pour moi. Mais cette phrase me touche, il me semble l’incarner.
Une carte est à disposition. J’y vois que l’on peut retrouver le GR65 à Saint-Alban-de-Limagnole en empruntant le GR4. Cela me rappelle mon idée première : Saint-Alban. Je sais qu’il y a là un gite en vente. L’idée me taraude toujours. Aussi je décide d’aller voir sur place et d’abandonner le chemin de Stevenson pour retrouver celui du Puy. Car le lieu où je me trouve, donnant à voir les oeuvres de son propriétaire, ravive en fait ma quête secrète : trouver un endroit pour à la fois exposer et accueillir. Dire le mieux et le plus possible la lumière est mon leitmotiv…
Je laisse sur le livre d’or ce qui me vient à l’esprit et qui est, en fait, je le reconnais, ce qui me manque le plus : « C’est un grand privilège que de savoir offrir. Merci ! » et je fais mention de la vidéo sur Youtube…
Au matin, j’emprunte le GR4 dans le dessein de retrouver le chemin de Compostelle. Ce GR est désert, bien sûr. Faisant étape à Grandrieu, je suis obligé d’aller à l’hôtel pour trouver où dormir. Surprise, il y a là un autre marcheur. Le lendemain, nous faisons route ensemble jusqu’au gite du Sauvage.
Là, à peine arrivé, un homme qui marche avec sa fille et son petit-fils me demande pourquoi j’ai quitté Stevenson pour venir sur Compostelle. Question directe et essentielle, d’emblée ! Réponse aussi directe et essentielle : parce qu’il n’y a que sur ce chemin que l’on peut entrer en relation vraie en aussi peu de temps. En cela, il reste magique et unique ! Au matin, j’ai un réveil maussade mais au cours du petit déjeuner je parle avec Malika, jeune fille qui va jusqu’à Saint Jacques en autonomie. Nous parlons en vérité et tout humeur sombre se dissipe !
Je traverse l’Aubrac. Les barbelés délimitent le chemin, le protégeant des troupeaux de ces belles vaches flanquées de leurs impressionnants taureaux. Un souvenir refait surface, alors que je passe à Rieutort d’Aubrac. Il y a quelques années, j’arrive tard dans la soirée au seul endroit possible. Il est complet. Il fait froid dehors, la saison est avancée. L’hôtesse m’accueille en disposant un matelas de fortune dans un coin. J’apprécie. Il m’arrivera plus tard d’être carrément refusé ou bien exploité jusqu’à payer un lit de pèlerin le double de son prix. Le chemin change, son esprit se transforme, s’adapte aux temps nouveaux, à ceux qui le fréquentent, nouveaux eux aussi. Ne pas réserver, arriver au soir tombé n’est plus monnaie courante. Tout est bien.
La traversée du village d’Aubrac ravive les souvenirs de mon passage hivernal. Adrienne nous avait ouvert, bien qu’en principe son établissement soit fermé et nous avions mangé, tous les deux, la belle allemande et moi, au coin du feu. Romantique, non ? En fin de soirée, j’aide Jacinthe, canadienne en sur-poids à terminer son étape. J’atterris donc dans un gite où elle-même est. Je n’ai bien sûr rien réservé, je ne réserve jamais. Cela libère l’esprit. Je ne conçois pas la marche comme la plupart des pèlerins le font, qui se soucient, la veille ou bien souvent encore plus avant, de savoir où ils vont dormir. Non, je préfère m’abandonner à ce qui peut advenir. Ce n’est pas une règle que je m’impose, c’est un état naturel, celui de la confiance. On peut y voir aussi de la paresse, la flemme de prévoir ou la peur de rentrer en contact.
Pour ce soir, pèlerin impromptu et surnuméraire, « pas de repas à offrir ! », m’annonce-t-on d’emblée ! On m’invite cependant à table pour partager ce que j’ai. Or je n’ai rien. Soit ! Plutôt que de faire pitié et d’avoir l’air de quémander, je me couche aussitôt. Et au matin, je repars de très bonne heure, sans voir âme qui vive. Ainsi est mon humanité, solitaire et rugueuse. J’erre sur le chemin. Plus je vais, plus je suis en errance…
Je rencontre Julie, jeune fille très belle, typée asiatique, aux yeux en amande très maquillés (ce qui est rare sur le chemin !), très réceptive aussi, ayant connu une expérience d’amour universel. Je lui confie la vidéo et l’exposition à Livinhac. Merci Seigneur ! Merci Lumière !
Je fais un bout de chemin avec Maïa, déjà rencontrée au Sauvage. Je lui indique aussi la vidéo. Puis je rencontre, à St Côme d’Olt, Daniel-Paul qui fait le chemin avec sa fille et sa petite fille. Belle expérience que d’avoir ainsi trois générations d’une même famille, en marche, de concert.
Allant vers Espalion en suivant les marques rouge et blanche, le chemin offre, à un moment, un joli point de vue sur la vallée. Il y a là une statue de la vierge, bien érodée par le temps et les intempéries. L’endroit est certes magnifique mais il est aussi cruel car il permet d’apprécier tout le détour accompli, tout le dénivelé gravi : les deux villages, St Côme d’Olt et Espalion, apparaissent, à partir de ce point de vue, très proches l’un de l’autre, tout reliés qu’ils sont par une belle route qui apparait telle qu’elle est : droite et plate ! Le GR, quant à lui, est long, sinueux et escarpé ! J’en avais d’ailleurs déjà fait l’expérience cet hiver passé, en compagnie de la belle allemande, mais le relief m’avait alors paru, me semble-t-il, plus doux… !
Faire le chemin, ce n’est pas aller vite ni choisir la facilité. C’est prendre son temps. Le point de vue de la statue de la vierge, cruel aux mollets, rappelle cela, de façon incisive. En arrivant au village, un adolescent, dans un groupe d’une quinzaine de garçons et de filles, m’interpelle ! On plaisante ensemble puis je continue. Pris d’une inspiration subite, je reviens vers eux pour leur faire mention de la vidéo. À peine ai-je fait quelques pas que je les entends m’interpeler par mon prénom… Ils ont commencé à regarder Youtube ! Iront-ils jusqu’au bout ? Peu importe. Merci la vie !
La nuit, je vois fugitivement le visage de Maïa. Le lendemain, assis sur un banc à Estaing, elles arrivent, elle et Jacinthe, la canadienne. Comment peuvent-elles être déjà là ? Solution : elles ont emprunté la « Malle Postale » et passent ainsi un jour sans marcher, tout en faisant l’étape.
Entre Estaing et Massip, j’ai la surprise de croiser un couple, en repos au milieu du chemin, en train de se restaurer et reposer. Très vite, on parle vrai. La femme est avancée. Elle évoque Jésus qui chemine et répand la lumière. Merci Seigneur ! Un peu plus loin, je rencontre une jeune fille, Alimiria, qui remonte à contre-courant. C’est trop de solitude pour elle, notre échange est secouée de ses sanglots.
Un peu plus loin un lieu me parle. C’est un endroit perdu, isolé, à flanc de montagne, petite cabane toujours ouverte car sans porte, à proximité de pans de murs délabrés, recouverts de mousse, vestiges d’une construction plus grande déjà toute phagocytée par la végétation. Et c’est là que je voudrais disposer les tableaux ! C’est complètement loufoque comme idée : les abandonner ici, en extérieur, dans le seul but de les offrir immanquablement à la vue de celui ou celle qui chemine. Et pourtant j’y crois ! L’effet de surprise pour des marcheurs en plein effort dans cette montée serait réel. Ils s’arrêteraient obligatoirement, prendraient un temps de repos, verraient l’expo ! Je prends photos et position GPS…
Au fond de moi je sais que seule l’itinérance porte fruit. C’est toujours cette préoccupation, cette envie de faire qui m’habite. Elle témoigne de ma seule folie…
Le lendemain, vers Conques, je rencontre Jérémy, parti de Saint Gaudens avec son âne. On parle du Christ. Il a une lucidité étonnante du haut de ses vingt-neuf ans. Il va être papa ! Quelques larmes lui montent aux yeux, en évoquant cela, au moment de se quitter. À Conques, lors du repas, je parle vrai à sept femmes qui débutent ici le chemin et je leur indique l’exposition à Livinhac. Je ne vais pas à l’animation des frères, tout est dit. Je vais arrêter demain à Decazeville et remonter sur Paris pour revoir Maël en son pays. Puis je recommencerai… pèlerin Duracell…
Je t’aime.
Au soir, assis seul dans la rue alors que frère Jean Daniel donne son concert d’orgue, j’aperçois à nouveau Jérémy. Il devait manger gratuitement à l’abbaye et faire la vaisselle en échange du repas mais sa belle-famille lui a fait la surprise de venir le rencontrer pour fêter la nouvelle de la future naissance ! On parle à nouveau. Il me fait penser à Michel Serres, le philosophe académicien, non seulement pour son accent rocailleux mais aussi parce qu’il est lui aussi une sorte de philosophe qui parle vrai, qui expérimente et articule ce qu’il dit. L’an dernier, parti sac au dos sur un chemin quelconque, il a fait un voyage plus authentique, me dit-il, plus riche en rencontres vraies que celui d’aujourd’hui où, parti avec l’âne et sur le chemin de Compostelle, il se sent faire partie d’un folklore. Sortir des sentiers fréquentés lui a permis de faire des rencontres en vérité. C’est pour moi l’inverse : la réceptivité à mon message semble plus grande sur le chemin de Compostelle. Fais-je partie d’un folklore pour autant ? Je ne crois pas. Je n’ai pas à me trouver ou à jouer un quelconque rôle ou autre jeu mais j’ai à dire. La vigilance cependant reste toujours de mise. Le questionnement sur le dépouillement nécessaire (mais jusqu’où ?) est ravivé par notre échange. Le rapport aux autres aussi.
J’atteins Decazeville. Arrivé de trop bonne heure pour déranger mon hôte, je vais à la laverie automatique du village où je me restaure pendant que lessive se fait. Puis je me rends au gite. Il y a là une hollandaise, Judith, qui suscite de ma part et d’emblée la vérité du pourquoi de ma présence sur le chemin. Confirmation une fois encore que celui-ci est, pour moi, la bonne place ! Pourtant j’ai besoin d’une halte. Je passe une très bonne soirée en compagnie de cinq femmes agréables : une mère, ancienne fleuriste et sa fille, institutrice, une dentiste de Toulouse et une jeune fille de dix-neuf ans, en 1ère année de droit qui voyage seule et en autonomie. Nous chantons ensemble et rions beaucoup ! Très, très « resellers »…
J’ai besoin de repos, mon corps le demande. La Hollande m’appelle. Mais je crois fermement que le chemin est ma place, aussi fatigants que soient les jours. Je touche quelques personnes quotidiennement et ma démarche de « pèlerin Duracell », tel un voyageur permanent, interroge. « Le médium est le message » : j’éprouve cela. Il faut payer de sa personne, être vrai, être ce que l’on dit. Puissé-je avoir la force de continuer après l’escale d’amour…
Le rêve d’El Pontarron de Guriezo est toujours là… La trace de baiser sur la joue est toujours là…, la marque frivole de rouge à lèvres est toujours là…
Vendredi 21 juillet, je suis en Hollande. Nous sommes partis en vélo de sa maison et avons trouvé refuge dans un petit chalet de camping. C’est vraiment formidable. Je suis bien, heureux. Je sais aussi que je vais reprendre l’itinérance après ce temps d’amour et de bien-être. Je n’ai su ni me perdre ni m’abandonner totalement. Ma volonté est intervenue. J’ai pris ce qui s’offrait. Je suis entré dans le jeu amoureux et ce, avec nécessité et joie. Je ne suis pas un errant solitaire donné à la seule lumière. Vouloir l’être serait orgueil. C’est de toute façon au-delà de mes forces. La providence a choisi pour moi. Elle a choisi autrement et elle a bien choisi. Voilà ce que je crois.
J’ai envisagé un temps l’idée diabolique que cette liaison pourrait être un obstacle à ce que je conviens d’appeler ma mission de vie. Est-elle là, cette femme portant une trace de baiser rouge sur la joue, cette femme rêvée, penchée sur moi, attentive, attentionnée, est-elle là pour me distraire ? Est-il là, ce rêve comme un avertissement, une mise en garde de ne pas abandonner la tâche incontournable, vitale qui est la mienne ? Est-ce mise en garde de ne pas abandonner la voie ? Lorsque je la vois, dans un autre rêve fait peu après ce dernier, s’éloigner de moi, emportant ses affaires comme on va à un enterrement, est-ce signe d’une inéluctable séparation ?
Je ne crois pas. Du moins, je ne veux pas le croire…
Je suis faible et après dix mois d’errance, j’ai besoin de souffler, de retrouver une chaleur humaine, une vie normale, une femme. Cela empêche l’orgueil d’être, de se croire prophète et solitaire, de s’afficher « pèlerin Duracell », de jouer un rôle, rôle qui commence d’ailleurs à me gêner aux entournures. Dire à chaque rencontre que je marche depuis dix mois parce que j’ai eu cette vision du pèlerin en moi finit par peser. La fatigue physique fait le reste. Ne rien copier mais vivre pleinement en fonction de ses capacités. S’accepter humblement et se savoir faible.
Mais maintenant repartir ! Repartir autrement peut-être, avec une histoire plus construite. Comment ? En contant l’histoire des loups en Galice peut-être… ? Repartir sur tous chemins, quels qu’ils soient et pourquoi pas à vélo… ? La rencontre de Jérémy m’influence là. Être vrai, être soi-même doit être possible sur tous chemins. Le sac pèse sur mes épaules, bien que léger et j’ai besoin d’une aide. La profusion, la variété et la qualité des vélos hollandais éveillent ma curiosité. Le vélo m’apparait peu à peu être une bonne solution pour continuer l’itinérance sans toutefois m’enfermer dans un cliché, une opinion de soi, celle de « pèlerin for ever ». Je combinerais vélo et marche, ainsi je pourrais être mobile plus longtemps et plus loin. En tout cas, ce nouveau programme me donne de la force, de l’élan. Donc c’est le bon, du moins pour le moment. Rien n’est figé. Tout est à inventer…
Le rêve éveillé que je vis, celui de la réalité vraie, continue de dérouler sa douceur : itinérance à deux, de concert, en vélo, en camping, jours magnifiques… Nous rentrons un peu précipitamment, son fils devant venir la voir. Nos urgences ne sont pas les mêmes. Celle que je ressens, malgré le bonheur d’être ici avec elle, est de partir et de dire. Je l’annonce à Maël. Incompréhension totale ! Malgré ses pleurs, je ne résiste pas. Je pars. Incident : au retour de son travail, elle ne peut rentrer chez elle car elle n’a pas pris ses clés. J’ai, quant à moi, glissé mon jeu dans la boîte aux lettres… Elle a mal à cause de mon départ, j’ai mal de la quitter et pourtant je le fais. Mardi, on s’explique et se réconcilie…
J’atterris à Chamonix. Pourquoi là plutôt qu’ailleurs ? Je ne sais, j’ai vu le nom de Chamonix, j’ai pensé au Mont-blanc, j’envisage d’en faire le tour. Je ne rêve plus, j’ai perdu la voie. Je suis en bout de course, sombre.
Et c’est dans cet état d’esprit que je rêve que j’achète une grande maison très bien placée, sur un coup de tête. Rêve que je juge sur le champ idiot et incongru mais qui témoigne de ce qui m’anime : trouver un lieu de passage pour accueillir et dire.…
Dimanche 31 juillet : j’abandonne ma course et je retourne à Paris…
La haute montagne s’avère trop dure pour moi à présent et d’ailleurs je ne l’ai jamais vraiment pratiquée, je ne la connais pas bien. De Chamonix à Bourg-Saint-Maurice, je franchis deux cols, à plus de deux mille cinq cents mètres. Cela m’est difficile. D’autant que je n’ai, bien sûr, aucune réservation de faite pour dormir, rien pour bivouaquer et que les refuges, en ce temps de vacances d’été, sont archi-pleins. Je n’ai pas de carte topographique non plus. J’ai seulement un souffle court. De plus, le temps devient orageux. Je ne me sens pas à ma place dans ce circuit touristique et sportif. Je n’ai aucune motivation à faire cela. Pourquoi suis-je ici ? J’ai l’occasion de raconter une seule fois, à deux compagnons de tablée, une jeune femme et un vieux baroudeur breton, proprement sidérés tous deux d’entendre, au lieu d’exploit sportif, un récit de lumière. Je me sens déplacé. Donc j’abandonne. C’est le signe d’un désarroi. Je pressens que le temps de la marche est fini mais que pourtant ne l’est pas celui de l’errance.
Nous sommes le 1er août et ma relation avec Maël, m’interroge de plus en plus. Nous ne pouvons avoir de projet commun et je sens le manque. C’est mon dernier round. Cette alternance de marche en solitaire et de week-end amoureux, au lieu de me combler, finit par me mettre mal à l’aise. Il n’y a pas de trame, de fil conducteur à mon comportement. La lumière ne me conduit plus. Dans ma marche, il n’y a pas de cohérence. Je picore ici ou là, j’emprunte divers chemins, chemin du Puy, vallée du Célé, chemin de Stevenson, Tour du Mont Blanc… Où est l’unité, le fil conducteur là-dedans ? C’est du grand n’importe quoi !
Il faudra bien que je finisse par comprendre ce me dit le rêve d’El Pontaron à travers la femme stigmatisée d’un baiser rouge sur la joue… il faudra bien que j’admette… il faudra… il faut… je pressens… je tourne autour… mais, pour le moment, je refuse… j’évite… je n’admets pas… je ne veux pas admettre… je ne veux pas me laisser conduire par la totalité de ce rêve… je résiste… je me dérobe…
Et pourtant, au fond de moi, je sais.
Il reste : je me sens seul au monde et pourtant je suis le monde. Peu importe que je dise ou non maintenant. Cela ne m’appartient pas. J’ai fait ce que j’ai pu.
2ème PARTIE : PIEDS ET PÉDALES
2-0/ Aperçu et photos du parcours
J’achète un vélo avec assistance électrique.
Je pars pour je ne sais où…
2-1/ Paris – Paris
Il me faut rebondir. Je n’ai pas envie de marcher mais je n’ai pas, non plus, envie de m’arrêter. Je ne veux pas d’une retraite tranquille…
J’achète un vélo hollandais avec assistance électrique. Je n’en ai pas fait depuis une bonne décennie et je ne sais pas si je vais avoir la force, d’où l’assistance. Le jeudi 3 août 2017 à 14 heures, je démarre…
Je couche à Melun, au camping municipal, plein de hollandais, étonnés de voir un français avec un vélo de chez eux, un homme qui couche à même le sol, sur une couverture de survie et sous un tarp, simple toile tendue entre deux ou trois arbres ! Car ne sachant pas dans quoi je me lance, je n’ai que le strict minimum…
Le lendemain, je suis à Montargis où je dors sur le divan de la bibliothèque municipale qu’on a ouvert pour moi ! Je récupère ensuite les bords de Loire à Sully-sur-Loire et j’atteins Orléans. Au camping, je rencontre Éric, kinésithérapeute, cyclotouriste impénitent, jeune et solitaire. Nous discutons à bâtons rompus. Me voyant m’installer par terre, sans matelas et sous le seul tarp, il me fait profiter de son expérience et m’indique une tente de chez MSR, un matelas Thermarest et un fauteuil pliant Hélinox. Conseils que je suivrai à la lettre et qui s’avèreront précieux.
Le lendemain je pousse jusqu’à Ambroise, cent quarante-et-un kilomètres plus loin, après avoir vu, avec étonnement, apparaître au détour du chemin le château de Chambord. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je ne m’y attendais pas. Je pédale comme je marche, sans but, sans programme, sans attente, sans même savoir précisément où je suis. Chambord donc : génie des bâtisseurs ? folie des puissants ? vanité ? gloire ? surprenante beauté ? Tout cela à la fois…
Ensuite, épisode embrouille au camping ! Un campeur, borné et franchement hostile, me regarde faire avec méfiance et agressivité. Il faut dire, qu’ayant réservé un petit emplacement pour tente afin d’installer mon seul tarp, emplacement sans électricité donc, j’ai été pour recharger ma batterie me brancher sur une borne libre mais située au milieu de « vrais » campeurs, installés comme des rois dans des caravanes type « Chambord » ou de spacieuses tentes avec auvents. Déjà que je n’aime pas trop les campings, cet épisode n’est pas fait pour me faire changer d’avis.
À Tours, je quitte les bords de Loire pour aller vers Le Mans par la route principale. Beaucoup de circulation mais le revêtement est roulant, facile. J’atterris dans un camping tenu par des anglais à Neuville sur Sarthe. Je manque m’étrangler en entendant le prix demandé : vingt-quatre euros ! Aucune négociation possible. Pour garer un vélo et installer un tarp, cela fait cher ! Mais j’ai besoin d’une douche et de l’électricité. Sans assistance électrique, je ne pourrais pas faire cela : cent trente-et-un kilomètres encore aujourd’hui, près de sept heures de vélo. Le lendemain, je traverse la Sarthe et je dors à la Fierté-Macé au camping municipal où personne ne vient me réclamer quoique ce soit. Cela compense la veille !
Avoir à recharger tous les soirs est certes contraignant mais c’est le cas aussi pour le portable et il faut bien prendre la douche. Il me faut absolument une tente et un fauteuil pour m’asseoir. À défaut, sachant que je ne peux me reposer, assis ou allongé, je pédale jusqu’à point d’heure ! Et ce soir, je ne peux même pas m’installer pour la nuit ! Je ne peux mettre en place le « tarp ». La pluie est trop forte pour cela. J’attends au bar du camping, mangeant des frites trempées dans du chocolat chaud.
Et la question se repose : qu’est-ce que je fais là… ?
Je m’endors enfin sous le seul auvent du bar et je repars au matin sous la pluie, toujours diluvienne et ce jusqu’à Cabourg. La nuit y sera aussi incertaine, passée au final dans la salle de billard du camping que le gardien veut bien laisser ouverte.
Où en suis-je… ?
Je suis au dernier des quatre temps de la vie d’un homme : formation, insertion, retrait, errance. Je suis en errance. Mais rien n’est jamais si nettement tranché. Tout est mêlé. À certains moments, tout en pédalant, je constate aussi que des souvenirs du passé remontent, colportant avec eux quelques bouffées d’amertume, cette saveur inséparable de l’amour humain. La vanité de ma démarche ouvre la porte aux idées négatives… Pas bon cela… ! Je me borne à le constater.
Dans le port de Deauville, je revois avec un grand élan de joie un Centurion, ce fameux modèle de bateau des chantiers Wauquiez, couloir lesté de dix mètres de long, racé, très beau. J’en ai possédé un, pendant un temps assez long et nous avons fait ensemble, « Rapière » (c’était son nom !) et moi, de belles, très belles virées marines. C’est lui, ce cher bateau, qui m’a ouvert à l’appel du large, c’est lui qui m’a donné tant de plaisirs et prodigué autant d’enseignements, c’est lui qui m’a apprivoisé aux trois cents soixante degrés d’horizon, c’est lui qui m’a servi de tremplin pour une autre aventure : celle de l’esprit. Il était frère de celui que je découvre là, ému.
Je prends ensuite les bords de Seine jusqu’à Jaumièges. C’est une première nuit sans pluie depuis longtemps ! Je m’endors à la belle étoile, à côté du vélo qui se recharge. Je rentre à Paris, ce samedi 11 août, en une seule étape de cent soixante-dix kilomètres pour près de dix heures de trajet. Arrivé par le bois de Boulogne, une prostituée aux lèvres outrageantes crie, à mon passage, sa haine des hommes : « Salaud ! ». Je n’ai pourtant fait que l’apercevoir en passant, sans la dévisager. Ma traversée de Paris s’effectue de nuit : pont de Neuilly, porte Dauphine, Arc de Triomphe, avenue Marceau, bords de Seine. Mille cents kilomètres au total en dix jours, le plus souvent sous une pluie diluvienne, parfois sous un cagnard de plomb. Nuits n’importe où… Mais je suis bien. François occupant l’appartement cet hiver, je n’aurai plus de domicile. Errant… en vélo… sous tente… par l’Europe…
Le lundi, c’est dans Paris que j’erre, désemparé. Je me sens inutile, inapproprié. Je suis incapable de rester. J’achète une tente, un matelas et un fauteuil selon les prescriptions d’Eric.
2-2/ Paris – Toulouse
Je vais voir Marguerite à Bois-le-Roi dans sa maison de retraite. Je m’installe une nouvelle fois au camping de Melun puis je reviens sur Paris. Maël vient passer le week-end…
Marguerite est une femme de la génération de mes parents. Je l’ai rencontrée à une session « Zen et Évangile » conduite par Bernard, jésuite, maître-zen, seul homme à voir pu m’aider, en son temps, à digérer la vision. Marguerite m’a ensuite permis de rester en lien avec un groupe de méditation situé à Paris alors que j’étais encore dans le Sud de la France et que je me sentais très seul, isolé, ayant un besoin énorme de comprendre ce qui m’était arrivé et donc une soif intense de spiritualité. J’avais entendu parler de Bernard qui avait écrit un livre « Jésus-le-Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha ». Il y tentait un rapprochement entre bouddhisme et christianisme. Je m’étais inscrit à une de ses sessions. C’est là que j’ai connu Marguerite.
Elle est maintenant en maison de retraite, confondant les mots, ne pouvant agencer une seule pensée dans une phrase cohérente. Comprend-elle tout ? Je le pense. Ce qu’elle vit doit être assez étrange. Je reste en silence avec elle, comme nous le faisions ensemble, lors de nos temps de méditation. À la fin, elle me regarde de son regard malicieux et complice pour m’adresser le seul mot qui convienne, le seul mot juste : « Merci ! ».
De retour, je vais attendre Maël à la gare Saint Lazare. Je ne vois que le bleu de ses yeux qui noie toute autre chose tandis qu’elle s’avance, dominant de sa haute taille la foule anonyme des voyageurs. Instant intense…
Et je repars, cette fois-ci pour de bon.
Première nuit à Chartres, puis Soligny-la-Trappe. Flers ensuite, chez Isabelle où, au matin, un cauchemar m’éveille ! Maël m’est enlevée sur un étang glacé où elle patinait et où, par jeu, j’essayais de l’attraper. Enlevée au ciel par un ange ! Je hurle, je m’entends même appeller maman ! Puis une voix : « Et vorgenden station… ». C’est l’annonce dans les trains, en Hollande, pour prévenir du prochain arrêt desservi. La voix m’apparait métallique, ironique. Je me lève, très mal à l’aise, déstabilisé. C’est clair. L’aventure avec Maël se termine…
J’ai mal.
Ensuite je pars vers Mortain. Le lendemain, je passe au Mont St Michel puis je couche à la pointe du Grouin, au camping municipal de Cancale. Difficulté de monter ma nouvelle tente de nuit avec un vent qui souffle fort et de plus, sur un terrain en pente. Le résultat est désastreux : je la monte à l’envers, l’ouverture du double toit ne correspondant pas à celle de la chambre ! Je me réfugie à l’abri d’une haie, près des toilettes de ce camping bondé et je passe une horrible nuit rythmée par le bruit lancinant du vent et la sonorité des portes battantes des WC. Leçon : préférer les endroits peu fréquentés et le camping sauvage !
Puis je repense au rêve.
Il était, ce rêve ou plutôt ce cauchemar, en couleur, type Walt Disney, féerique et enchanté, sauf pour moi, étalé, tendant désespérément les mains vers Maël qui s’en va sur la glace puis au ciel, sur un nuage, emportée par un ange joufflu. C’est moi qui reste sur le carreau, dans la détresse. Leçon : je fais fausse route. Mais en quoi ? Avec Maël ? En prenant ce qu’il faut bien appeler des vacances en vélo ? En ne disant plus sur le chemin ?
J’ai passé St Malo, puis Dinard et la circulation m’a fait obliquer directement vers le Sud sans atteindre Roscoff, comme j’en avais eu l’intention. Je suis au camping municipal de St Méen le Grand. Personne ou presque : le paradis après Cancale ! Le matin, je pars tôt mais je me perds dans la forêt de Brocéliande et ses sortilèges, autour du village de Gaël ! Troublant, cette presque homonymie. J’ai tracé un cercle parfait soit 25 kilomètres inutiles ! Mais rien, peut-être, n’est jamais inutile…
Ce soir, 30 août, je suis à Billiers, en bord de mer, sous l’auvent d’une caravane que m’a gentiment prêtée le gardien du camping. Un royaume en ce jour de pluie ! Pour la première fois depuis longtemps, je mange chaud : des crêpes au fromage réchauffées au micro-ondes ! Le lendemain, à la pointe du Bile, je mange une excellente « mouclade », moules-frites, à l’auberge du gros Bill, patron de caractère ! Le front froid passe et c’est une alternance de grains, soleil et pluie. Je prends le temps d’une sieste en bord de plage. Je dors sur le port de Merquel, sous l’auvent en dur de la capitainerie. À trois heures du matin, il y a un grain très violent et des trombes d’eau pénètrent par les côtés ouverts de l’auvent. Et bien sûr, je ne sais pourquoi, c’est pile ce moment, pourtant déjà inconfortable, que choisit le matelas pour en rajouter, si je puis dire et se dégonfler, crevé en quelque endroit. Je me lève, plie bagages et transi, j’attends l’aurore.
Je traverse les marais salants de Guérande et la nuit suivante se passe à Brevins où je rencontre Bénédicte. Cyclotouriste elle aussi, elle accueille des pèlerins de Compostelle ainsi que des « Warmshowers », ces cyclotouristes qui ont, au cours de leur périple, besoin d’un lit et d’une douche chaude.
Le lendemain, je vais vers Noirmoutier. La route est submersible au passage du Gois et il me faut attendre 5 bonnes heures avant de pouvoir traverser. Pour patienter, je fais la sieste sous le tarp, bien à l’ombre ! Arrivé à Noirmoutier, je dors en campement sauvage, près de la digue et je passe la nuit au son des oiseaux des îles. Seuls, quelques chasseurs de canards s’aperçoivent de ma présence.
Je passe un excellent moment sur la place du marché de Noirmoutier en l’île. Il y a un café avec du bon chocolat chaud, de la musique blues-rock que j’affectionne et un barman souriant ! Et sur la place un camelot incroyable donne un vrai spectacle en vendant des balais-serpillères à tour de bras !
Jour de pluie et vent de face jusqu’à St Jean des Monts. Je couche au Becs : je m’installe sous la pluie, je repars sous la pluie. Le matelas se dégonfle toujours peu à peu et ma nuit est agitée. Le lendemain, je dépasse les Sables d’Olonne et je connais au soir ma première crevaison. J’ai deux mille trois cents soixante kilomètres au compteur. Tandis que je répare avec une bombe anti-crevaison, le voisin sort et me propose son aide. Il me pousse à changer la chambre, ce qu’il fait d’autorité lui-même. Famille sympa, le fils est tri-athlète. Je refuse l’invitation à passer la nuit chez eux : ils doivent partir et ne revenir que deux heures plus tard. Ce sera en bord de mer, un peu plus loin, à St Vincent-les-Jards. Nuit à la belle étoile, sans pluie, sous un pin, léché par les vagues de la marée montante, devant la maison de Georges Clémenceau. Réveil à quatre heures, en pleine forme ! J’étais pourtant à bout de force hier soir. Je m’habille et j’attends le jour.
Le lendemain, je crève à nouveau ! Heureusement, le garçon tri-athlète m’avait offert une bombe anti-crevaison en remplacement de celle utilisée. Je peux ainsi aller jusqu’à La Tronche-sur-mer puis à l’Aiguillon-sur-mer où Éric répare mon vélo. Journée où alternent soleil et pluie. Je mets et j’enlève la tenue de pluie quatre ou cinq fois par jour ! Pénible mais j’ai choisi ! Pas de récrimination, seulement un sourire ! Le soir, je suis au camping de l’île de Ré. Grasse matinée, lever juste avant huit heures ! Je fête mes deux mille cinq cent kilomètres au phare des baleines, en bout de l’île de Ré. Belle balade !
Le soir suivant, j’arrive à La Rochelle et se termine ainsi un an d’errance. Je suis parti le 7 septembre dernier de Toulouse. J’ai arrêté de dire. J’ai quitté le chemin de Saint Jacques. J’ai cru que Maël pourrait m’aider. C’est le contraire qui s’est passé. Elle ne peut m’aider sauf à souffler un peu mais, dans ce repos d’amour, je me suis déconnecté de l’essentiel et je ne dis plus, je ne raconte plus. Je suis un mauvais prophète. Tout est vanité.
Je quitte La Rochelle pour Marennes ce jeudi 7 septembre. Nuit au camping municipal. Demain : île d’Oléron. Le soir est posé, paisible et je remercie. Je remercie le Seigneur, le Seigneur de la vie. Dans de tels moments, je suis heureux. Ces moments sont nombreux. Le lendemain, je traverse le pont d’Oléron. Chaud-bouillant ! En travaux, pas de voie pour les cyclistes et beaucoup de circulation. Ce n’est pas une bonne journée ! Je fais juste un petit tour et je décide de descendre vers Royan. Je prends ensuite le bac pour traverser la Gironde et m’arrête à Souillac, de bonne heure pour une fois. Grand jour : j’ai le temps et l’envie suffisante pour une lessive ! Le vent de SW qui souffle en force m’a saoulé toute la journée mais il devrait me permettre de faire sécher la lessive. Je me prépare (c’est un bien grand mot !) à passer l’hiver sous la tente. Je reviendrai sur les îles, j’aime l’air du large, la respiration de la mer à travers les marées. La nuit est agitée : vent de folie, grains violents. En bord de mer, homme et matériel souffrent ! Je n’ai pas pu couvrir le vélo à cause du vent, sable et embruns volent et coupent le souffle.
Au matin, je flemmarde un peu. Les vêtements sont encore humides, poisseux de cette ambiance marine. Je plie la tente, sous un grain violent. Le vent a tourné au NW, la dépression est passée. Je vais jusqu’à Lacanau, en suivant toujours la Vélodyssée puis je prends une piste cyclable qui mène à Bordeaux. Toujours des grains violents, du vent, du soleil. Le front froid passe. Des pistes toutes droites, monotones qui font que, somnolent, j’évite de justesse d’entrer en collision avec un panneau STOP qui a l’outrecuidance de traverser juste quand j’arrive… ! Je somnole, je m’endors à pédaler sur ces longues lignes droites, belles mais interminables. L’avertissement est entendu : je stoppe et me repose un peu plus loin. Je ne sais où dormir. Le camping de Bordeaux (Rognes) est encore loin… Je l’atteins vers 20 heures et, après cent quarante-cinq kilomètres parcourus, je puise dans mes dernières ressources pour trouver la force de monter la tente sous la pluie avant de m’effondrer.
Au matin, je traverse Bordeaux et prends le canal des deux mers. Sète est déjà indiqué ! Je fais tout sécher lors d’une éclaircie sur les quais de la ville. Le soir, je dors au camping municipal de La Réole. Sous la pluie bien sûr ! Je suis presque en colère, en tout cas je sens en moi un mécontentement. La fatigue bien sûr mais aussi et surtout le fait d’avoir à rentrer, d’arrêter le vélo, peut être aussi celui de quitter le front de mer, cette mer que j’aime tant, qui m’a tant enseigné.
J’ai l’humeur sombre donc. Mais analysons ! Pourquoi rentrer ? Pourquoi poser le vélo ? Parce que nous avions convenu avec Maël de marcher quinze jours ensemble sur le chemin du Puy. Elle a posé des congés. L’échéance arrive et il me faut rentrer, laisser le vélo et la rejoindre à Paris d’où nous partirons ensemble vers le Puy. Ainsi en avons-nous décidé. Et cela, au lieu de me mettre en joie me turlupine, m’agace.
Je le constate : je n’abandonne qu’à regret mon itinérance solitaire…
Délaisser cette itinérance, c’est presque mourir, en tout cas c’est ne pas être fidèle à soi-même, juste, dans son axe de vie. Voilà ce que je ressens. Et c’est la journée des bassesses, témoin de cette couleur d’esprit, de cette situation dans laquelle je me suis mis d’avoir à faire quelque chose d’autre que ce qu’au fond de moi je sais avoir à faire. Je veux bien marcher avec une femme, l’aimer d’amour mais il faut que tout cela s’intègre dans ma tâche, celle de raconter que l’homme est lumière. A défaut, je ne suis que position fausse. C’est ainsi. Je veux le beurre et l’argent du beurre. Merde.
Journée des bassesses donc ! Incorrigible et incohérent, j’évite le gardien et je ne paye pas les cinq ou six euros requis alors que ce type de camping est tout ce que je demande et aime. Je l’évite, plus pour ne pas entrer en relation que pour éviter de payer. Je ne parle à personne. Cette ville est pourtant celle où j’ai été fait, il y a seulement quelques mois, « chevalier du ciel » ! Piètre chevalier !
Au matin, en roulant sur les bords du canal des deux mers, je crève du pneu avant. Ayant réparé, je quitte les berges et je rejoins la route. Elle passe par Marmande et je me retrouve devant la maison désertée d’une amie. Elle n’habite plus là depuis quelques temps. Je le sais mais j’y vais quand même. Imbécilité, débilité ? Confusion des temps ? Anachronisme comportemental ? Bref. J’arrive peu après à Auvillars où je croise certains de mes semblables, les pèlerins. Ils me sont indifférents, je les ignore, alors qu’il y a peu nous aurions immanquablement échangé, fraternisé. Bref, c’est la fuite, la débandade, ma retraite de Russie…
Le camping municipal de Castelsarrasin est devenu zone d’accueil pour les gens du voyage. Je fuis dare-dare et arrive au camping de Montech. Il est 21 heures. J’ai profité, toute cette journée et pour une fois qui n’est pas coutume, d’un fort vent arrière ! Le lendemain, la virée est finie, trois mille deux cents kilomètres au compteur.
Suis-je heureux… ?
Oui. Ces derniers jours m’ont appris que ce que je souhaite c’est rester solitaire. Solitaire pour être relié, au maximum. À cette heure, je crois fini le pèlerinage, finie aussi la prophétie. Mes lèvres sont scellées. Je n’aspire qu’à une chose, faire le tour des îles en contemplation. Voilà mon désir.
Pour l’heure, je laisse le vélo et je remonte vers Paris retrouver Maël.
2-3/ Le Puy-en-Velay – Figeac
On se retrouve à Paris pour prendre ensemble un train, bondé et inconfortable, jusqu’au Puy.
Quinze jours de marche commune où je comprends, si besoin était, que nous n’avons pas la même façon de voir les choses, pas la même façon de voyager. Nous allons du Puy jusqu’à Figeac, dormant à l’hôtel ou en chambre d’hôtes, jamais ou rarement en gite. J’ai quelques rares occasions de mentionner la vidéo. Nous nous disputons même un peu à Conques. Le vernis craque, l’évidence se fait de nos comportements et attentes disparates. On finit notre périple et, rejoignant Toulouse, je l’accompagne jusqu’à l’aéroport d’où elle doit prendre un vol vers Amsterdam. Je lui propose même, incorrigible idiot, de remonter en Hollande avec elle. Elle est attendue, ne préfère pas que je l’accompagne. Soit.
Je repars, triste.
Je ne veux pas comprendre et pourtant, il va falloir que je comprenne… Je ne veux pas admettre et pourtant, il va falloir que j’admette. Bon sang, on dirait un gamin, déçu et frustré dans son premier amour ! Il faut relancer la machine, trouver l’énergie pour repartir.
Pour aller où… ? That is the question…
2-4 / Toulouse – Amsterdam
Dimanche 1er octobre, 17 heures, je repars.
Je sais que je fais une ânerie mais je la fais : je remonte vers le Nord, vers la Hollande, vers Maël. Bon sang ! Après tout ce que je viens de vivre, tout cet amoncellement de signes, ces rêves prémonitoires, avertisseurs, je devrais avoir compris que notre relation est sans issue ! Mais non, j’insiste. Attraction du baiser, du baiser rouge sur la joue… le rêve clignote de plus en plus… il clignote rouge… il dit STOP… !
Mais non, j’insiste…
Albi…, Saint-Rome-sur-Tarn…, Mont Aigual… Là, au sommet, je ne monte pas la tente pour profiter des étoiles. Une bâche étendue sous le duvet et hop ! le marchand de sable passe… Mon sac est posé tout à côté de moi, près de ma tête. Soudain, réveil en sursaut : un renard fouille dans le sac, à vingt centimètres de moi. Il a extrait la veste coupe-vent, une veste technique, assez chère, efficace mais dont je n’aime pas trop la texture. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour m’en séparer ! Je le vois donc, à reculons, trainer le vêtement et c’est le raclement de celui-ci sur le sol qui m’a sorti du sommeil. Je me lève, croyant que le seul déploiement de ma hauteur va suffire pour l’effrayer. Que nenni ! Il continue à tirer en arrière son butin et ce, bien que je le poursuive. Les pieds nus sur un sol caillouteux et irrégulier ne me permettent pas ni d’aller vite ni d’aller loin. Je constate mon impuissance et ma défaite. Il s’éloigne, vainqueur. Bah ! je retrouverai ma veste demain, me dis-je. Je me recouche, ayant pris toutefois la précaution de récupérer un bâton que je garde à proximité de la main, le long du duvet. Bien m’en prend. Je ne dors que d’un oeil et je le vois bientôt à nouveau, dans sa marche d’approche. Il n’a pas peur, c’est sûr et ses yeux dans la pénombre brillent de défi, d’intelligence aussi. Il veut continuer ses emplettes, faire son marché. C’est clair, l’occasion est trop belle pour lui. Il n’en voit pas souvent des inconscients qui s’exposent ainsi. Je le laisse approcher sans bouger puis soudainement je donne un grand coups de bâton ! Cela suffit. Courageux, voleur mais pas idiot ni téméraire. Je ne le revois plus. Rideau, je me rendors. Au matin, je cherche partout alentour mais je ne trouve pas la moindre trace ni de la veste ni du terrier. Il l’a bien planquée, pour se tenir au chaud cet hiver ou couvrir ses petits. Le gredin ! Grand bien lui fasse, après tout !
Camping sauvage ensuite juste après Alès et j’entame les gorges de l’Ardèche dans un mistral démentiel ! La veste me manque, j’ai froid ! Sacré renard ! Camping à Saint Revèze où l’une des deux seules occupantes du camping, une infirmière psy allemande, avoue sa solitude. L’autre est une cyclotouriste suisse mais je ne ferai que l’apercevoir de loin. De toute façon, le mistral violent glace l’atmosphère et confine chacun dans sa tente. La nuit suivante, je dépasse Crest. Je cherche vainement et sans trop d’énergie le couvent des franciscaines où Victorine, l’Africaine, est devenue Soeur Marie-Jean de La Croix, la franciscaine. Je dors juste avant Mirabel et Blacons, près de la route et derrière un monument à la gloire de la Résistance. Au matin, une femme m’invite à prendre le café chez elle alors que je lui demande où trouver de l’eau. Puis belle traversée du Vercors et, à Plan de Baix, c’est un groupe de cyclotouristes qui me convie à partager leur repas ! J’en profite bien sûr pour recharger la batterie ! Car trouver des prises électriques pour recharger mes accus devient de plus en plus difficile et aléatoire. Les campings sont le plus souvent déjà fermés. Il y a parfois des prises extérieures librement accessibles dans certains lieux publics où se déroulent des marchés mais c’est rare.
Dimanche 7 octobre, je suis à Pont-en-Royans. Je pense aller à Grenoble faire réviser le vélo et changer les pignons arrières pour pouvoir monter en autonomie en toutes circonstances. Est-ce possible ? Je ne sais… Je couche dix kilomètres après Grenoble, à l’écart, au bord d’un champ de maïs, devant un grand tas de fumier. Personne ne devrait venir troubler ma tranquillité. Las, un paysan, au demeurant fort sympathique, vient retourner le précieux monticule à la nuit tombante. On bavarde longtemps ! Le lendemain, je longe les rives de l’Isère pour arriver à Chambéry. Beaucoup de secousses et une attache de sacoche Ortlieb casse ! Le vélo a besoin d’une forte révision.
Celle-ci faite, je quitte Chambéry et m’arrête dans un camping sur le point de fermer. Il y a là un jeune homme dans un camion aménagé, une fille du coin et un jeune suisse parti de Genève pour rejoindre Compostelle. Il a marché pendant trois jours puis il a rencontré le jeune au camion. Son chemin a alors pris une drôle de tournure : ils ont fait les vendanges et ils partent maintenant pour ramasser les champignons. Chacun son chemin… ! La soirée est sympathique avec ces jeunes gens. Je leur fais mention de la vidéo, bien sûr.
Traversée du Jura ensuite et nuit glaciale à la première station des Monts Jura, sur l’aire de camping-car, la tente directement posée sur le béton, près de la borne électrique pour recharger les batteries. Traversée au plus court de la Suisse ensuite et nuit suivante, tout aussi glaciale, près du lac de saint Point, à Malbuisson, dans une base nautique fermée. Puis je vais jusqu’à Saint Hyppolyte, par la vallée de la Dessoubre. Je repère un endroit possible pour le bivouac : le stade municipal. Mais des jeunes sont encore là, qui jouent au ballon et je dois patienter avant d’installer aussi discrètement que possible ma tente pour la nuit.
Je retourne donc au centre du village et alors que je patiente devant le supermarché, une jeune femme m’aborde : « Vous, vous ne savez pas où coucher ! ». Elle m’invite chez elle, à quelques kilomètres. Couple de cyclotouristes, ils ont fait avec leurs deux jeunes fils montés sur deux tandems, un voyage hallucinant à travers l’Asie. Il en est resté un DVD qu’ils me font visionner. Je reste le jour suivant chez eux pour les aider à couvrir le toit d’une extension de leur maison. Il y a là aussi Guillaume, portant cet habit si reconnaissable des compagnons allemands dont m’avait parlé Hugues, le compagnon maçon français rencontré sur le chemin de Vézelay au cours de l’hiver dernier.
Au matin du deuxième jour, je m’éveille avec un cauchemar ! Je me trouve dans une auto qui roule à toute vitesse et à contresens de la circulation. Profitant d’un village et donc d’un ralentissement, j’ouvre la portière arrière pour descendre précipitamment. C’est alors que je constate la présence de Maël à mes côtés, en pleurs. Je lui explique que c’est folie de rester dans cette voiture et elle semble en convenir, tout en y restant. Ce rêve est prémonitoire, à plus d’un titre. Parce qu’il annonce clairement que je vais prendre l’initiative d’une séparation d’avec Maël et aussi parce que, j’aurais plus tard l’occasion de le constater, mon hôte, ancien pilote de rallye, est resté un fou du volant et que, pour moi, la voiture qu’il conduit et que j’emprunterai un temps, va à contresens de ce que je souhaite vivre, de ce que je dois vivre… Mais n’anticipons pas.
Je repars. Je me dirige vers Mulhouse. La journée est belle et je croise une prof qui rentre à bicyclette de son boulot. Elle lorgne avec envie mon paquetage. Elle me parle de baguette magique et m’avoue son envie d’imprévu, son désir de se faire chouchouter. C’est beau, une telle franchise, surtout dans un rayon de soleil qui souligne le sourire des yeux. Comment je ne comprends pas qu’elle est l’occasion qui s’offre à moi de changer de disque, de changer d’aventure ? Elle est, par sa présence imprévue, l’occasion immédiate de donner corps et vie, matérialisation et efficacité au rêve de la nuit. Je suis bouché, je veux pas entendre, c’est ainsi. Elle m’invite chez elle. Sa maison est froide, trop bien rangée. Sa vie est au ralenti, divorcée, les enfants partis. Elle est proche de la retraite qu’elle hésite à prendre car elle a peur du vide et son emploi du temps est bien garni, volontairement serré. Il n’y a rien à manger, dit-elle, dans ses placards et nous allons passer une soirée sympa au restaurant voisin où nous nous racontons un peu. Au milieu de la nuit, je m’aperçois que nous n’avons même pas échangé nos prénoms ! J’hésite à la rejoindre dans sa chambre pour le lui demander. Au matin, elle m’avoue, elle aussi, s’être posée la même question. A-t-elle eu la même hésitation à venir me le demander ? Nous n’en parlons pas, l’occasion est passée, manquée. Nous nous levons tôt, déjeunons puis prenons les vélos, elle pour aller en cours, moi pour remonter vers la Hollande. Je sais que c’est une erreur mais je le fais. J’ai encore Maël dans la tête. Je suis un homme fidèle même si ma vie témoigne qu’elle est faite de beaucoup de fidélités successives…
Je pédale, c’est l’essentiel. Le lendemain, 20 octobre, anniversaire de ma première arrivée à Santiago, je rejoins l’Eurovélo 15, vélo-route du Rhin. Mais avant la frontière, je traverse des forêts pleines de souvenirs de guerre. Le décor, qui est pour moi aujourd’hui cadre de promenade, a été hier théâtre de nuit horrible. Un mémorial, intime, fleuri, entretenu, explicatif en témoigne de façon poignante. Fureur des allemands, fureur des hommes. Je couche sur les bords du fleuve, une vingtaine de kilomètres avant Strasbourg, après un détour non voulu à Colmar, jolie ville au demeurant. J’y côtoie, par le hasard de l’emplacement d’un banc public à côté d’une école spécialisée, des enfants autistes. Je ne vois que leur sourire. Je suis bien, je chevauche ma Gazelle comme dans une randonnée folle, éperdue. Je pédale à perdre haleine. Je suis amoureux, je vais vers toi. Toi, ce n’est pas Maël, ce n’est pas la femme. C’est toi Seigneur, c’est toi Lumière.
Je comprends Soeur Brunnen, la moniale qui m’avait accueilli avec tant de délicatesse au monastère du Thoronet, à l’époque de la vision. « Qu’est-ce que vivre avec le Seigneur ? », telle était la question que je lui avais, un jour, posée, interrogé par ce que je voyais de leur vie monastique. Elle m’avait répondu par un petit éclat de rire ! Il était gêné peut-être, cet éclat de rire, surpris en tout cas, mais il fut la seule réponse donnée. Réponse valable. Ne reste que cela : rire, sourire. Je fais vœu d’instabilité comme elle l’a fait de stabilité. Pour la même raison, le Seigneur, la lumière ! Le long du jour est prière, chapelet : « Yeschoua, fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, Seigneur ». C’est la prière du pèlerin russe, prière des orthodoxes, adaptée, souvent réduite au seul premier mot : « Yeschoua ». Être homme comme lui l’a été. « Yeschoua, mon frère, fais que je sois comme toi, fais de moi ce que tu es », voilà ma prière. Celui que j’appelle Seigneur n’est autre que la lumière.
Nuit après Lautesbourg, dernier village français avant de pénétrer en Allemagne, au bord du Rhin, dans une aire de repos, sous un arbre et sous la pluie. La première journée passée en Allemagne me conduira tout près de Worms. Je dors dans un champ. Quel bonheur de monter sa fragile maison, de faire sa popote, les muscles meurtris par l’effort ! Je rends grâce. Je ne cherche pas à recharger la batterie. Je n’en ai plus besoin ! J’entraîne le vélo et son paquetage sans problème, sans autre énergie que celle de mes jambes. Le lendemain, je dépasse Mayence et campe en contrebas de l’euro 15, une quinzaine de kilomètres avant Bingen. Je n’ai pas encore trouvé à faire réparer mon dérailleur, déréglé par le sandow qui s’est coincé dans la roue il y a trois jours. Il faut que je me penche sur le problème, que j’apprenne à le faire par moi-même. Journée le long du Rhin dit romantique, magnifique en tout cas, qui serpente entre deux rives escarpées, comme soigneusement tressées par des rangées de vignes. Je fais la course avec les bateaux qui descendent le fleuve, grisé, ivre de vent, de bruine et de vitesse. Des bateaux, des trains à droite, à gauche, des routes, des pistes cyclables, quelle logistique ! Bravo les hommes ! Nuit en bordure du fleuve, sous un bosquet d’arbre, quelques kilomètres après Coblence. Coblence dont j’ignore le camping, pourtant ouvert, pourtant fréquenté par d’assez nombreux campeurs. Je ne recherche pas le monde, c’est le moins qu’on puisse dire ! Et je ne cherche plus l’électricité. Libération !
Je suis pleinement heureux dans ma solitude. C’est comme si je craignais de la perdre ! Je remercie le monde, la vie, les hommes. Le mot qui monte le plus souvent à mes lèvres est : « Bravo ! ». Bravo les hommes pour ces industries, cette organisation, cet aménagement, cette exploitation des rives magnifiques. Bravo pour vous être battus et réconciliés. Surtout réconciliés ! Jusqu’à quand ? C’est tellement facile la haine si l’on ne touche pas à l’amour universel. Et quand bien même, cela reste combat ! Quel mystère la vie ! Vaste champ de bataille et pourtant la lumière… Lumière dans le chaos, lumière au coeur même du « struggle for life ». Je sais pourquoi je suis parti. Partir avant qu’il ne soit trop tard, avant que je n’aie plus la force de partir. Je n’ai pas le droit maintenant de m’arrêter, ce serait faillir, ce serait surtout idiot. Ce serait ne plus choisir de mourir debout, en route, en marche. Seigneur, donne-moi la force. J’ai la joie. Puissé-je avoir la force !
Pour le moment, j’ai celle d’écrire : « C’était le 17 avril 1999. Il y a un avant et un après. Avant, rien à dire. Vie normale, légère, inconsciente. Après, c’est quinze ans de grand écart entre mémoire et oubli. Et, au final, une parole qui se libère et se dit. D’abord timidement, sous le couvert artistique que d’autres apportent. C’est l’heure des « Moments », temps musicaux, spirituels et poétiques. Puis plus fort, en représentation théâtrale originale et osée. C’est l’heure du « Feu sur la Terre », cet évangile de lumière joué pendant deux mois, à Paris et à Avignon. Ensuite seul, n’importe où, n’importe quand. Je reste quinze mois dans un grand centre d’accueil où je raconte tous les soirs. Et puis malaise, grincements… Aller plus loin, toujours plus loin… Le 30 août 2016, je quitte le centre dont je suis devenu le gardien et tergiverse pendant une semaine… avant de partir pour une dizaine de jours de marche qui deviendront un an d’errance, sac au dos. Le sac finit par peser, je prends un vélo. Tour de France, tour d’Europe et pourquoi pas tour du monde ? L’idée est instillée… Achever l’espace sinon le rêve d’une vie. Mourir debout. Courir vers et dans tes bras. »
Je sens le cœur du monde respirer en moi, dans ce que je vois, partout. Je bois les paysages comme les paysages me boivent, nous ne sommes qu’un.
La nuit a été fragile entre le bruit incessant des péniches ou bateaux de croisières, véritables hôtels flottants, qui vont et viennent, le craquètement tout aussi incessant des oies, incroyablement bavardes et bagarreuses, le bruit de l’eau froissée par les pousseurs, le ferraillement apocalyptique de la voie ferrée toute proche. À cela il faut rajouter les chiens aux colliers lumineux (rouge ou vert, c’est selon… selon le caractère du chien ?), chiens que sortent, soir et matin, les camping-caristes parqués sur le parking voisin et qui viennent renifler mon installation. Je paye là ma rançon pour avoir dû m’arrêter, pressé par la nuit, non loin de la ville de Coblence et de sa civilisation. De Coblence à Cologne, étape suivante, ce n’est plus le Rhin romantique mais l’Allemagne hyper industrialisée : industries chimiques impressionnantes, des hectares et des hectares de containers en attente de chargement. À Cologne, je fais un tour dans la ville et je rentre un bref instant dans la cathédrale. Impressionnant ! Très haut, très noir, très dentelé ! Je dors dans un jardin public au sortir de l’agglomération, seul endroit trouvé entre Rhin et route tant l’urbanisation est dense maintenant. Il fait nuit et je ne m’aperçois qu’au matin que j’ai posé le tapis de sol de la tente sur une belle merde de chien. La nuit fut excellente !
Le lendemain, je connais ma première journée difficile dans l’orientation : usines chimiques partout, champs de containers, les berges du Rhin ne sont plus romantiques mais aménagées pour la seule industrie ! Dégagement de force, de puissance, d’énergie incroyables. La signalisation a changé, est passée du bleu au rouge (!) et est souvent assez défaillante (ou bien c’est moi qui ne la comprends plus, c’est bien possible aussi…). Je me perds souvent, ne retrouvant l’Eurovélo que grâce à « Maps.me », depuis longtemps inutilisé. Tout est bien. Je campe après Duisbourg dans un endroit qui paraît tranquille mais il y a un banc et ce banc s’avère plus tard lieu de rendez-vous ! Bien dormi tout de même.
Au matin, je m’éveille avec un rêve. Je partage une superbe salle pour mes tableaux avec un bar, dans une rue passante, bar tenu par un hôte du chemin. Quel est le mécanisme des rêves ? Les tableaux ne sont plus ma préoccupation première. La salle est en travaux d’aménagement. Bref ! Je ne veux plus de tout cela et cela me rattrape ! Journée longue et difficile, pluie et timide soleil parfois, froid et vent de face constant ! Je tombe par deux fois ! Une première fois en cherchant mon chemin, je chois lourdement sur les pavés alors que j’essaye de faire un demi-tour. Le vélo est trop chargé à l’arrière. Une deuxième fois en m’arrêtant en fin de journée, épuisé. Je m’affale en riant tout mon saoul dans l’herbe grasse, restant étendu pendant quelques instants de délice, buvant le ciel…
Demain, je vais traverser le Rhin, quitter sa rive gauche pour aller vers Arhmen. Je suis très près de Milligen ann del Rhin, à la frontière Pays-Bas – Allemagne et une rude journée m’attend dans le vent, la pluie et le froid pour rejoindre le domicile de Maël. Nous sommes le samedi 28 octobre. Après ma chute dans l’herbe grasse, je ne trouve à faire tenir le vélo sur sa béquille qu’en l’orientant vers le chemin que je viens de parcourir, vers là d’où je viens, vers la prof sans nom… Quel signe ! Le vélo lui-même ne veut pas aller en Hollande ! Je décide résolument de négliger cet avertissement, comme j’ai négligé de comprendre la signification, pourtant claire, du rêve de la voiture qui roule à contresens. L’aventure se termine, doit se terminer, ne peut avoir d’avenir, est vouée à l’échec. Mais je suis près du but et fier d’arriver aussi peut-être. Maël est là qui m’attend, le regard tendre…
Le 7 novembre, je suis toujours avec elle, retenu par ses pleurs au matin du départ que j’avais envisagé. Faiblesse ? Amour ? Tout est vain. Que faire ? Et partir pour aller où ? J’écris : « C’était le 17 avril 1999. Au soir. Vers 18 heures. Assis, avachi, vide. Sur une chaise. Seul, au fond d’une église. Celle du Thoronet. Et là, soudain, un halo de lumière. Dans le halo, un homme en marche. Le halo ? L’homme ? En moi. Dans la poitrine. »
Hier, j’ai enfin admis et compris l’enchainement des trois rêves : celui d’El Pontarron, le 1er mai dernier, visage du Christ souffrant qui me regarde, celui de l’ange joufflu qui emporte Maël, celui de ma décision de quitter la voiture qui roule à contresens malgré ses pleurs. Eh bien, triple crétin, tu en as mis du temps, à moins que, plus ou moins consciemment, tu ne te dérobes, tu ne renâcles à ta tâche, celle de ta vie… Je dois quitter Maël et vivre solitaire, pour toi et avec toi. Mémoire du 17 avril.
Je vais partir mais il n’y a pas urgence. C’est bon d’être avec elle. Mais je suis déjà ailleurs. Préparer l’errance, se mettre à la recherche d’un nouveau vélo adapté à celle-ci, demander un passeport, prévoir autant que faire se peut les pays à traverser en partant vers l’Est, tout ceci, sans espoir ni envie de retour, tel est ce qui tourne dans ma tête…
2-5/ Amsterdam – Paris
Le 14 novembre, je prends enfin une décision que je sais ferme : celle de partir ! J’ai trop tardé, je m’amollis. Partir avant de n’en avoir plus la force. Mourir debout, dans tes bras. Je suis heureux de cette décision. Je sais notre histoire sans issue. Ce n’est pas facile, pour moi, de me détacher d’elle. Elle est « camino gift », un cadeau du chemin et j’ai un grand respect pour tous les dons que celui-ci m’a fait. Après un an d’errance, j’aurais bien continué à m’alanguir ainsi, dans ses désirs. L’amour humain est une belle chose…
Pourtant, j’annonce mon départ et le lendemain je fuis…
Un train m’emmène à Wissingen, un ferry à Bresken. Je retrouve l’eurovélo 4 qui s’appelle ici LF1 : piste toute de sable et de gravier. La boue s’accumule dans le protège-fils du garde boue arrière. Il se décolle. Il frotte contre le pneu, vrombrit. Il est tard, je plante la tente près des ruines d’un château qui jouxte un village. Un jeune back-packer espagnol est déjà là, se dissimulant dans les contreforts du château. Il vient à ma rencontre. Je n’ai pas envie de parler, qui plus est en langue étrangère.
Le lendemain, je crève. J’essaye sans succès de réparer à Bruges puis je pousse jusqu’après Ostende, où je dors en bord de mer, dans un terrain vague. J’arrive à Dunkerque avec difficulté, craignant d’arracher le cache-fils qui se défait de plus en plus. Casser le cache-fils, c’est aussi risquer de sectionner ceux-ci qui vont de la batterie au moteur. Même si je n’ai plus besoin de l’électricité, je ne tiens pas à ce qu’ils s’arrachent.
J’en ai assez de ce qui s’apparente à une retraite forcée, sans plaisir ni liberté d’esprit, tout préoccupé que je suis de limiter la casse matérielle. Je décide d’arrêter les frais ! À Dunkerque, je trouve un bus en direction de Paris dans lequel le chauffeur accepte de prendre ma monture. J’arrive au soir du 17 novembre dans la capitale, poussant le vélo qui vrombit de plus en plus à chaque tour de roue…
Le constat s’impose : ce vélo électrique n’est pas fait pour l’usage que je lui donne. Il me faut un vélo de grande randonnée.
Ce que je vais chercher avant de repartir…
À Paris, je deviens carpette. Je ne sors plus, je mange mal, je reste allongé toute la journée. Je dévore les livres qui me tombent sous la main pour passer le temps. « Passer le temps », quelle horrible expression ! Quel non-sens ! Le temps est à vivre intensément et non pas à passer. Mais vivre pleinement n’est pour moi possible qu’en condition de nomade. C’est alors seulement que je suis entièrement et constamment relié. C’est alors que la prière du pèlerin russe monte automatiquement à mes lèvres et m’habite tout entier.
J’essaye de survivre en allant passer un week-end à Grenoble pour assister à un festival de films, « les défis de l’Aventure », festival auquel la famille de cyclotouristes participe : ils y projettent le film de leur année sabbatique en tandem à travers l’Europe centrale, voyage qui les a amenés jusqu’au Népal. Là, ils sont restés trois mois pendant lesquels ils sont venus en aide aux habitants déshérités de villages reculés. C’est ce que j’ai perçu de leurs dires. Quant à ma présence au festival, je comprends vite mon erreur, je ne sais pas ce que je fais là. Peu m’importe l’aventure, peu m’importent les défis. Je paye pour cinq films et je n’en vois seulement que trois. Je manque la séance de mes amis, me trompant d’heure et de salle. Je ne les vois donc pas et je préfère d’ailleurs car je suis bloqué, incapable de parler. Je suis mal à l’aise parce que je ne suis pas à ma place. Je repars donc aussitôt ou plutôt je fuis, je m’enfuis, moral et voix en berne, dans les talons. Quand je ne suis pas juste avec mon axe de vie, ma voie est sourde, décrochée, au fond du fond. C’est une constatation, un fait, un symptôme, un indice.
Partir. Seul. Voilà mon credo. Jusqu’à la fin.
Pour l’heure, je décide de quitter Paris, sac au dos.
2-6/ Les îles
J’achète un nouveau sac. Mon sac de pèlerin, ce fidèle compagnon d’itinérance ne suffit pas. Il me faut plus grand pour mettre tente, matelas, duvet et réchaud en plus du reste, le strict nécessaire.
J’ai fait une erreur, j’ai persévéré dans l’erreur, j’ai payé l’erreur. Maintenant, je suis sorti de l’erreur : j’ai quitté la Hollande et je sais que c’est la bonne décision. D’ailleurs connaître Maël n’était pas une erreur, c’était un bonheur. C’est croire que je pouvais m’alanguir avec elle, m’accorder à ses désirs et réprimer mon élan de vie qui l’était. Ma raison de vivre est incompréhensible pour quiconque : que ce soit la belle allemande, que ce soit Maël, que ce soit la prof sans nom ou toute autre, nulle ne peut se substituer à la guidance de la lumière, à travers les signes et les rêves.
Nulle ne peut se substituer. : hélas, trois fois hélas… !
Je me suis décidé pour un nouveau vélo, un vélo sans assistance électrique cette fois, qui me permettra de partir autour du monde en cyclotourisme. Mais il me faut l’attendre. Et attendre m’est difficile. Je ne peux pas rester à Paris, je suis mal et, de plus, j’ai prêté l’appartement à François. Il est donc plus à lui qu’à moi. Et il est trop petit pour être confortable à deux. Il faut que je bouge, sinon je deviens larve.
Destination : Pornic. Pourquoi Pornic ? Parce que Pornic !
Il n’y a pas de raison. Je commence à marcher, passant les nuits sous la tente que je monte à la tombée du jour. Un jour, un SDF me donne deux de ses sandwichs ! Un autre, une femme curieuse de voir un marcheur égaré chercher sa route en cette saison m’aborde. Elle va faire une séance de yoga du rire ; en écho, je lui fais mention de la vidéo…
Le 1er décembre, je suis au passage du Gois que j’ai déjà traversé il n’y a pas si longtemps en vélo. J’attends la marée basse qui me permettra de rejoindre Noirmoutier par la route submersible. Je me réchauffe dans le seul café-restaurant du lieu. Il est environ deux heures de l’après-midi. L’établissement va hélas fermer jusqu’à 19 heures. La marée basse est à 19 heures 45. Je déambule tout l’après-midi dans les chemins alentour pour ne pas geler sous l’effet du vent glacial. Quand la patronne revient, elle se dépêche de m’ouvrir le bar puis m’offre un café et du pain beurré en quantité… Quelle gentillesse, quelle sollicitude ! La marée est maintenant basse. Personne n’est visible dans l’établissement, je sors et me remets en marche. Je n’ai pas fait cinquante mètres que j’entends courir derrière moi… Je me retourne : la patronne vient me souhaiter bon voyage et me serre chaleureusement la main ! J’en reste baba…
Je m’avance dans la nuit glaciale et ventée, confiant, tel Moïse fendant les eaux. Belle impression que celle d’avoir de l’eau à droite, de l’eau à gauche, le bruit du clapotis, celui des oiseaux de mer, du vent et tout cela dans le noir de la nuit. Je suis pleinement heureux. Je le hurle à l’immensité. Levant les yeux, j’espère une étoile filante, témoin de mon bonheur. Je n’en vois pas, elles sont toutes fixes mais quand les nuages se déchirent, alors se dévoile la Croix du Cygne ! J’éclate de rire, j’exulte de joie. La Croix du Cygne est ma constellation fétiche. Elle dessine dans le ciel des nuits comme une croix, tête penchée sur le monde. Je hurle à l’immensité une immense série de : « je t’aime, je t’aime, je t’aime… ! ».
Je retrouve la voix. Je retrouve la voie.
Un peu plus tard, un couple dans une voiture me propose, avec tact, de monter à leur bord à moins que je ne veuille, disent-ils, continuer à jouir du passage, seul, dans la nuit… Ils sont étonnés de voir un homme traverser à pied à cette heure tardive et ce, en plein hiver. La discussion s’engage et je leur parle de mon périple. En partant, je leur fais mention de la vidéo…
Le lendemain, je pars pour l’île d’Yeu.
Nous sommes le 4 décembre. Bivouac de rêve face à la mer, sur un promontoire rocheux. Une question revient : pourquoi je pars ? Pour mourir en marche ? Pour être face à Toi en permanence ? Pour dire la lumière ? Je me rends compte que j’ai commencé à raconter à ceux que je croise presque malgré moi… Une seule certitude : partir m’est nécessaire. Et si le doute t’assaille, si tu ne te crois pas capable, oublie et fonce. Dans ma tête, le tracé est décidé : Canada, USA, Pérou, Chili, Patagonie, Argentine puis suivant les embarquements trouvés, La Réunion, Thaïlande, Corée du Sud et retour par la Chine puis l’Europe. Hugh !
Traverser, il faut que je traverse cette période et que je reparte. Ne pas douter. Je ne tiens pas à Paris, je déprime. Maël essaie de reprendre notre relation. Je la sais sans issue. Il n’y a pas d’avenir commun qui puisse satisfaire et l’un et l’autre. De toute façon, je suis un exilé. Perdu sur cette terre, certes, mais je sais à qui j’appartiens. À la lumière.
Je me retrouve dans un terrain vague à St Pierre d’Oléron. Il fait très froid. Je vais jusqu’au bout de l’île, au phare de Chassiron puis je rentre. Ça rime à quoi, ce que je fais ? Au premier coup d’oeil, ça rime à rien, c’est désordonné, du grand n’importe quoi mais je veux croire, je veux espérer, je sais qu’il y a une cohérence cachée.
TRAVERSER ! Traverser le noir. Traverser, le seul mot à tenir !
Paris : je végète, je me meurs. J’attends de repartir. Partir avant de ne plus avoir la force de partir. Partir pour mourir et paradoxalement, vivre.
Pour le moment, j’attends le vélo…
Mais le vélo, c’est du sur-mesure. Il faut la bonne taille de cadre, les bons pneus, les bonnes vitesses, les bonnes pédales, les bons pneus, etc… Bref, ça se commande et ça se fabrique… et cela prend du temps…
Marque Koga, modèle Worldtraveller, moyeu arrière Rolhoff, moyeu avant Son 28, transmission par chaîne, freins V-Brakes, pédales mixtes, guidon papillon, voilà pour l’essentiel. Pour le détail, voir ce qui suit…
J’ai choisi d’avoir le moyeu Rolhoff 14 vitesses en lieu et place du classique dérailleur Schimano, pour des raisons de robustesse, simplicité d’utilisation et résistance aux chocs. J’ai opté pour une transmission par chaine car cela me semble moins risqué d’avoir à changer une chaîne (on en trouve partout de par le monde) plutôt que la dernière nouveauté que le constructeur me proposait, à savoir une transmission par courroie. Pareillement, j’ai choisi d’avoir des freins classiques, des V-brakes, en lieu et place des freins à huile, plus récents et puissants. Les V-brakes ont fait leurs preuves, ils sont moins fragiles, faciles à entretenir. Là aussi le marchand me proposait le dernier cri mais il était plus vendeur de vélos citadins, hélas, que prodigue en bons conseils « tourdumondistes ». J’aurais un guidon papillon, multipositions, pour permettre au corps de varier les points de crispation dans l’effort en proposant plusieurs positions de conduite. Et enfin, je disposerais dans le moyeu avant d’une dynamo Son 28 qui me permettra de recharger une batterie portable qui rechargera à son tour celle de mon téléphone. Tout cela, à condition de rouler suffisamment vite bien sûr ! Batterie qui me fournira, de plus, un éclairage puissant et ce, quelle que soit l’allure ! Bref, le must ! Mais ce n’est pas tout ! Le vélo c’est bien, mais ce n’est qu’un cadre, un squelette qu’il faut habiller. Il faut le chausser et bien le chausser, avec des pneus Shwalbe Marathon plus, réputés pour leur résistance aux crevaisons. Il faut l’habiller ensuite avec des sacoches, « étanches de chez étanches », de marque Ortlieb, étanches à la pluie et à l’immersion totale, deux à l’avant, deux à l’arrière sans oublier celles de guidon et de selle. Enfin, en travers du porte-bagage arrière, un « rackpack » de chez Ortlieb aussi, vient compléter l’équipement. C’est vrai que penser à tout cela, acheter tout cela fait gamberger. On a déjà un pied dans le voyage. Mais pour le moment, il faut attendre.
Or l’attente n’est pas mon fort. Je décide de la tromper…
Le 30 décembre, je saute dans un bus, à Bercy. Je m’affale, tel la larve, je me recroqueville sur un siège et ferme les yeux. Vingt-quatre heures plus tard, je les rouvre : gare de Séville ! C’est le soir du 31 décembre, tout le monde est gai, ou fait semblant de l’être, se préparant pour le réveillon. La place est noire de monde. Je me trouve avec deux jeunes, un black et un beur qui étaient eux aussi dans le bus. Ils cherchent une auberge. Je les suis, ils me prennent sous leur protection, surtout le beur. Il me prend pour un vieil SDF, encore assez propre mais pas pour longtemps car à la dérive. Il n’a pas tort, dans un sens. Il veut absolument porter mon sac à dos. Lui n’a rien, il est juste venu faire la fête. On croise un couple neuf, cela se voit et pourtant de mon âge. Je pourrais être comme eux : avoir hôtel et compagnie… Qu’est-ce que je fais là, seul ? Le feu d’artifice éclate, les bouchons sautent, les gens s’embrassent, rient, crient… Je suis triste, je me sens sale. J’ai le sentiment d’être à part, de froisser mes relations par mon mutisme et ma conduite solitaire. Le contraste est frappant, la liesse des gens qui se souhaitent le traditionnel : « Bonne Année ! », tout en tenant dans la rue verre ou bouteille à la main, l’accentue. Je la sais artificielle, cette joie. La mine défaite des lendemains de réveillon que je constate au matin sur bien des visages l’atteste et certifie. Je détone ou déconne…
Le 1er janvier, je commence à marcher à partir de Cadix que j’ai rejoint avec le jeune black dans la voiture d’un ami à lui. Cet ami, c’est un commercial qu’il a connu au Sénégal. En attendant ensemble celui-ci à la gare de Séville, on parle un peu plus et, à ma grande surprise, il essaye alors de me vendre une maison en Afrique, en Casamance, en bord de mer, cent mille euros, pas cher, dit-il ! Il ne m’a pas pris pour un SDF, lui ! Il fait des études d’économie et de gestion à l’université de Rennes et commence avec moi les travaux pratiques. Toute occasion lui semble bonne…
Je longe rageusement le bord de mer, traçant mon propre chemin. Je dresse la tente au soir. Elle résiste à une nuit de tempête, follement plantée dans la dune exposée au vent du large, à la pluie, aux embruns. Faut être cinglé pour braver ainsi de la sorte les éléments ! Mes chaussures sortent trempées de l’aventure. J’ai en effet perdu le sac plastique censé les protéger et je les ai bien imprudemment mises sous le seul auvent et non dans la tente elle-même. Une sardine a, au cours de la nuit, failli à sa tâche. Et au matin, le résultat est là, triste, inexorable : chaussures et chaussettes sont imbibées, inutilisables. Je marche toute la journée, le plus souvent sur la plage, en tongs, nus-pieds, tentant d’exposer du mieux possible les affaires gorgées d’eau au timide soleil. Parfois je suis obligé de faire demi-tour, une embouchure trop profonde pour être traversée à gué barrant tout chemin. Je récupère un paquet entier de galettes dans les poubelles d’un spot de surfeurs. Cela tombe bien, je n’ai plus rien à manger. Je croise un homme jeune, vêtu comme celui de Cro-Magnon, avec un seul pagne cachant le sexe pour tout vêtement, pieds nus mais un énorme sac sur le dos. Il marche en sens inverse du mien. On se croise dans un regard, sans un mot. Je ne suis pas le seul cinglé. Aussi fou soit-on, il y a toujours quelqu’un plus fou que soi… Je retrouve ma voix. Elle était au fond des talons, comme toujours quand je déprime. Ma voix et ma voie : je suis heureux, je chante. J’arrive à Algésiras, une semaine plus tard. Tanger est en face, à soixante-cinq euros de traversée. Je pense à Jonathan qui est arrivé là et a pris le bateau. Où est-il maintenant… ?
Le sac avec les affaires de bivouac, humides, est lourd, il pèse à mes épaules. Marcher en tongs fausse mon assise. J’ai mal au pieds. Il se met à pleuvoir. C’est la goutte d’eau : je rentre. Un bus me ramène à Séville. Un autre à Paris. Je me sens noir, sale. Je suis comme une torche en fin de vie. J’ai flambé, l’espace d’un instant. J’ai connu la lumière. Ou plutôt, la lumière m’a connu. Ne reste que la matière carbonisée, noire.
Les oiseaux se cachent pour mourir.
3ème PARTIE : À EN PERDRE LES PÉDALES
3-0/ Europe et Asie : aperçu et photos du parcoursLe 1er février 2018, je pars vers l’Est…
3-1/ France
Enfin je pars !!!
Ma première nuit de bivouac se passe dans la banlieue parisienne au coeur d’un échangeur routier. Ce n’est pas très romantique comme première nuit ! Elle donne le ton, celui d’une vie de SDF, vie choisie nomade. Une semaine après, je suis à Clamecy où je m’assure, en prenant à la sortie du village une côte carrément démoniaque, que je peux faire de la montagne avec ce vélo lourdement chargé.
Il commence à neiger. Je dors dans un lavoir, féerique cloître à ciel ouvert ! La neige tombe sur l’eau du bassin comme elle le ferait dans un bibelot… C’est beau. Le lendemain, je longe le bord du canal du Nivernais d’Auxerre à Decize. Il neige. Le paysage semble fixé en une sublime carte postale ! Je rencontre un surprenant attelage : une femme, en vélo couché tirée par deux chiens ! Elle m’invite à me mettre à l’abri. La soirée est sympa, nos conversations ponctuées par les cancans du perroquet de la maison.
À Paray-le-Monial que je trouve sur ma route, je cherche à voir une amie que je sais habiter ici. J’apprends qu’elle est décédée. Elle m’avait accueilli un jour, me trouvant allongé et endormi sur un talus, près de sa porte. Peu avant, en partant de Paris, j’avais rendu visite à Marguerite une nouvelle fois. Je l’avais trouvée absente, triturant sans fin un pot de yaourt,. J’étais resté choqué. Le temps passe et l’heure vient où mes amis s’en vont…
La route que je trace, à l’aveuglette vers l’Est, me mène à nouveau près de Taizé. Tiens donc ! Je rentre à la Morada, le bureau d’accueil, pour demander la permission d’établir quelque part ma tente. Mais il y a du monde, ça grouille et je ne sais pas trop qui est qui… À l’énoncé de ma demande, un jeune me dit d’attendre que vienne un responsable. Attendre n’est pas mon fort… Je ressors du bureau et je vais m’installer à la sortie du village. Je pense ainsi être hors du territoire de la communauté. J’établis mon campement et je m’endors.
En pleine nuit, de puissantes torches font le jour. Des voix me réveillent, m’obligent à sortir une tête ahurie à travers l’ouverture. Que se passe-t-il ? Deux jeunes hommes demandent, d’autorité, ma carte d’identité. Enfariné et docile, j’obtempère, je la leur laisse. Ils me la rendront demain, au bureau de l’accueil, disent-ils, question de sécurité ! Rendez-vous est pris pour dix heures. Je me rendors.
Le lendemain matin, je plie tout mon paquetage et je me rends au rendez-vous. Je suis au bout d’un certain temps auditionné par un frère qui, du haut de son onctuosité monastique, me sermonne et ne m’autorise même pas à assister à la prière de midi. J’en reste baba ! Il ne veut pas, non plus, que je laisse le vélo plus longtemps devant l’accueil. Allez ! Ouste ! Du balai ! Bigre… ! Il est pourtant beau mon vélo ! Les temps changent et l’hospitalité monastique aussi. Preuve supplémentaire que je n’ai rien à faire ici ! Rien à voir, circulez merci ! À pied ou à vélo, j’ai reçu peu ou prou de Taizé ce même message d’aller voir ailleurs.
Quittant ce lieu où ma présence gêne, en route vers Mâcon, je croise une cyclotouriste qui remonte vers Paris en vélo électrique. On déjeune ensemble sur un banc entre soleil et grêlons. Quatre jeunes assistantes sociales papotent au milieu de la voie, me forçant quasiment à m’arrêter ! Interpellées par mon paquetage, elles m’entrainent dans leur discussion sur le sens de la vie et celui de l’engagement. Elles se disent déjà usées et quelque peu sceptiques sur l’utilité de leur mission d’aide…
Je dors ensuite après Mâcon, dans la base de loisir de Cormoranche-sur-Saône, sous une tente qui est là, à demeure, avec un plancher surélevé en bois, dans un village de toile, type campement d’indiens. Cela semble parfait pour m’isoler du froid qui remonte par le sol. Je trouve l’endroit grâce aux indications données par un homme que je rencontre au soir tombé en train de promener son chien. Au matin, l’eau des bidons est transformée en glace et je ne vaux guère mieux ! Quelle nuit ! Le vélo, pourtant à l’abri sous sa bâche et sous un auvent, est entièrement recouvert de perles scintillantes qui sont cristaux de glace !
J’aurais dû monter la chambre de la tente, si ce n’est toute la tente à l’intérieur de celle du campement. Il y avait la place. Au lieu de cela, j’ai joué au flemmard… Il est vrai qu’il était tard, que la nuit était déjà tombée, que j’avais la journée dans les pattes… Bref, j’ai dormi à même le plancher en bois sans gonfler le matelas pneumatique. Erreur grossière ! Cela m’aurait isolé du froid glacial et faute de cette précaution élémentaire, j’ai connu une nuit digne d’une chambre froide de boucher.
Je ne reprends vraiment vie que vers midi, sous un abri-bus, exposé à un timide soleil qui n’a pas paru depuis longtemps. Je fais sécher autant que possible toutes mes affaires.
Je survis… tout va bien…
Nous sommes le mardi 13 février 2018. Il faut que je me restaure. Je fais halte dans le premier supermarché venu. J’achète une salade composée que je mange, assis et au chaud sur un banc, à disposition dans le hall d’entrée. Une jeune fille toute menue vient, en vélo, faire quelques courses. Elle entre et ressort. Tout en détachant sa bicyclette, elle me regarde par en-dessous. Elle hésite un bon moment puis se dirige d’un pas décidé vers moi. Sans un mot, elle tend discrètement… un billet de cinq euros… stupeur… elle insiste… je repousse gentiment son geste… elle s’éloigne à regret et reprend son vélo… jette un dernier regard vers le clochard… qui souffle vers elle sur sa main un baiser…
Après le refus du frère à Taizé qui, sûr de sa position et de son jugement sur les hommes, m’a pris pour un routard-SDF faisant le tour des abbayes pour profiter de l’hospitalité monastique, c’est à cette jeune fille de se méprendre sur mon compte jusqu’à m’offrir son argent de poche. Voilà ce que me renvoie le regard de l’autre : marginal, SDF, clochard, vieil homme apitoyant les cœurs tendres, renvoyé à lui-même par les cœurs fermes.
Presque arrivé à Lyon je rencontre quatre cyclistes. L’un d’eux, Jean-Pierre, m’invite chez lui. Belle rencontre avec lui et sa femme Sylvie, membres d’une association qui amène des handicapés en montagne à l’aide de joëlettes, astucieuses chaises à une roue et un brancard qui permettent d’offrir les joies de la montagne à ceux qui ne pourraient, seuls, en profiter.
Alors que je suis en route vers Valence le soleil fait son apparition : la température augmente, moral à l’unisson ! Je vais fêter tout cela au Mac’Do et là, je m’étale de tout mon long en allant chercher au comptoir mon chocolat chaud. Croche-pied de lacets défaits…
À Valence, je quitte la ViaRhona pour aller vers Crest. Je vais voir soeur Victorine, alias soeur Marie-Jean-de-la-Croix. Lors de mon premier passage, à l’automne dernier, lorsque je remontais vers la Hollande, je n’avais pas trouvé son monastère. Je ne l’avais pas beaucoup cherché non plus. Je n’étais pas prêt. Que me réserve cette visite ? Une joie partagée ! Elle est surprise bien sûr et follement heureuse aussi. Elle me dit que je viens de faire un bel apostolat en lui rendant visite. Apostolat… ? Bref, une visite, un vendredi, en plein carême c’est pour elle de l’or ! Elle a peu de connaissances en France.
Victorine, femme africaine du Congo, ayant vécu les horreurs du massacre tribal, ayant survécu, encore toute étonnée d’être sauvée, reconnaissante de ne pas être tombée, comme beaucoup d’autres comme elle, dans la prostitution, cherchant son chemin de femme en France, l’ayant trouvé au cours d’un stage d’expression théâtrale où, jouant le rôle d’une bonne soeur, elle apparaît aux autres plus vraie que nature : ainsi soit-il, elle sera religieuse ! Et religieuse clarisse parce que j’avais, ce même jour, interprété un texte de François qui l’avait bouleversée. C’est simple la vie…
Le lendemain matin, je m’éveille pour la première fois depuis longtemps avec un rêve, et un rêve très étrange. Je suis un bateau, une sorte de cargo et il semble faire naufrage. Je me vois marcher dans/sur l’eau et arriver au port. Le cargo me dépasse alors et rentre aussi au port. Venant vers moi, un homme, une sorte de prêtre, très allant, au visage blanc, éclatant, très pur avance vers le large. Il est comme lisant un bréviaire. Il me regarde. Je change de côté du chenal, comme pour l’éviter, effrayé de le côtoyer, trop noir pour approcher sa pureté. Puis je me retrouve dans un snack, il n’y a plus de sandwichs, je tourne bêtement dans le café, échangeant des banalités et je m’éveille…
Bonjour le jour, bonjour la vie ! Comprenne qui pourra !
Au matin, faisant de l’eau dans un petit village de montagne, je parle avec Jean-François, cheminot à la retraite, qui a repris la maison de ses parents et la retape. Il est, me dit-il d’emblée, protestant évangélique pratiquant. Nous avons une discussion approfondie autour de la Bible et du monde ! Cela ne m’a pas frappé sur l’instant mais au soir me revient son propos : il a lu ce matin l’épisode de la pêche miraculeuse, Jésus qui marche sur les eaux.
Le rêve revient en force…
Je fais une première étape de montagne ensuite vers Rimon, étape très dure, sous la pluie, avec du brouillard et une route qui n’est plus goudronnée ! Ce serait folie que de continuer à travers les massifs. Je fais demi-tour pour passer par la vallée et suivre la nationale.
La rencontre de Jean-François éclaire le rêve.
Je m’identifie à Simon-Pierre, j’assimile l’homme éclatant à le figure du Christ et le cargo symbolise ma vie. La signification apparait : ma vie semble faire naufrage mais il faut aller de l’avant et suivre l’homme éclatant qui avance vers le large, sauf à se perdre dans le monde et à débiter des banalités… Il ne faut pas craindre la pureté d’une démarche mais au contraire avoir la détermination d’avancer…
Avec le recul, je constate que ce rêve dit bien l’incroyable nouveauté de l’homme-lumière et la frayeur corrélative que cette nouvelle, presque nécessairement, engendre en soi. Le naufrage de ma vie (de toute vie) n’est qu’apparent et de lui émerge un homme lumineux qui avance vers le large…
Bannir, bannir la peur !
Cette journée pour rien, cette journée d’errance pure qui m’a conduit à Rimon, non elle n’est pas vaine, non elle n’est pas inutile. Au contraire, elle est d’or. Rimon, commune de Savel et Rimon, m’évoque irrésistiblement, par assemblage et consonances des mots, Simon, Simon-Pierre ! Elle est là, cette journée, pour me confirmer que je suis sur mon chemin, sur la bonne voie pour moi. Et non pas seulement parce que l’effort physique stimule l’hormone du bien-être, sérotonine ou dopamine, comme l’avait insinué la femme vétérinaire rencontrée deux ou trois jours après mon départ de Paris, un matin, alors que je pliais la tente plantée la veille au soir près d’une église de campagne. Seul le grand froid avait mis fin à notre surprenante et intéressante conversation. Ah ! ces journées pour rien, ces journées sans but comme celle de Georges, le doux dingue, ex-étudiant brillant des années soixante-huit, rencontré en Espagne et qui marchait sans but. De l’or ! De l’or, vous dis-je ! Je pleure de joie, j’éclate de bonheur, de gratitude ce soir dans mon duvet. Je suis comme Simon, rugueux, sceptique, mais je suis, je fais confiance aux signes, à l’appel qui m’a été donné en propre. Merci ! Gratitude infinie. Merci à toi, Jean-François que j’ai trouvé au cœur du village, venu remplir mes bidons d’eau. Cette eau était eau vive !
Le lendemain bien sûr, je paye cash : un bouton de fièvre à la lèvre récompense le trop gros effort fourni la veille. Le moral descend d’un cran. Les jambes sont absentes. Hauts, bas, exaltation, abattement. Cycle vital… Tenir bon, être fort, déterminé, les yeux fixés sur l’ailleurs…
Peu avant le col de Cabre, je rencontre Cyril qui relie Strasbourg à Nice en patins à roulettes et ski sur le dos ! Jeune adulte, complètement « fondu », il a fait d’autres exploits aussi fous. On chemine ensemble un temps puis, comme il monte le col deux fois plus vite que moi, on se quitte. En pleine ascension, un jeune homme, Stanislas, ralentit à ma hauteur et me propose, par la vitre baissée de sa voiture des pains au chocolat, comme on le ferait lors d’un ravitaillement en course ! On finit par s’arrêter. Il rêve de partir en cyclotourisme et m’avoue chercher la lumière ! Une demi-baguette, une gorgée de coca et une pomme se retrouvent dans mes sacoches. Merveille que ces rencontres providentielles ! Puis, sur une aire de parking, j’ai l’occasion de parler avec deux jeunes camping-caristes à qui je fais aussi mention de la vidéo. Quelle journée !
J’établis le bivouac dans un champ. La nuit est glaciale une nouvelle fois ! Au matin, Nadège est un bloc de glace. Nadège, c’est mon bidon d’un litre et demi ! Hasard plus que précaution, il n’était rempli qu’au deux tiers. La glace ne l’a pas fait exploser. Par bonheur, mes autres bidons étaient vides. Bananes gelées, orange givrée, tente raide de glace, vélo blanc de givre, pantin frigorifié de la pointe des pieds à celle des cheveux. Je m’habille sous la tente et je mets beaucoup de temps à me réchauffer. Heureusement, le soleil finit par se montrer. J’arrive à Gap, ce mardi 20 février vers midi et je fais une longue pose Mac’do. J’expédie des mails où j’expose ma situation de cyclotouriste et dans lesquels je fais aussi mention de la vidéo. Car, ne sachant pas trop où allaient me conduire mes tours de pédales et n’étant pas trop enclin, par nature, à donner des nouvelles, personne ne sait où je suis.
À part moi… et encore… !
Il faut faire le point, décider de la route à prendre. Ce sera en passant par Digne, puis la via Francigena, cette voie qui, partant de Canterbury rejoint Rome. Passer par les Balkans est trop risqué en hiver et trop dur aussi certainement pour moi, d’après ce que j’en ai entendu dire par le « fondu » qui l’a fait et trouvé difficile !
Je couche quelques kilomètres après Gap et c’est pour la première fois une nuit sans givre au petit matin. Quel bonheur ! Sur la route, je croise un cycliste du lieu, ancien montagnard, et on discute bien. Il me conseille de pousser jusqu’à Barcelonnette, voir si le col de Larche est ouvert et, s’il ne l’est pas, d’attendre là, dans un caravaneige jusqu’à ce qu’il ouvre… J’abandonne donc avec plaisir l’idée de rejoindre Digne et de descendre ensuite jusqu’à la côte d’Azur. Cela m’est connu et ne me tente pas en fait. Mais à Barcelonnette, il n’y a pas de caravaneige ouvert ! L’information était périmée, vieille d’une… vingtaine d’années ! Le temps s’est immobilisé dans la tête du montagnard loquace !
Je fais quelques courses et deux gendarmes entrent dans la pharmacie où je me trouve. Ils ont vu le vélo sur la devanture et sont curieux du propriétaire ! L’un d’eux est allé au Kirghizistan et me regarde avec envie… ! Plus loin, c’est un jeune homme qui m’a dépassé, dit-il, ce matin au lac de Serre-Ponçon et qui est tenté aussi par ce genre d’aventure. Je pousse jusqu’à Jausiers et, alors que je rentre dans l’office de tourisme uniquement parce qu’il est en plein sur ma route, que je vois de la lumière et que je ne sais pas trop quoi faire, la responsable me suggère de dormir dans l’église, toujours ouverte, avant de m’offrir une salle du bâtiment de l’office lui-même, salle vide mais chauffée et avec toilettes privatives ! Admirative de mon audace d’entreprendre un tel périple, elle me dit que je fais « ce que chacun aimerait faire mais ne fait pas ». J’installe mon matelas dans les lieux. La météo annonce du moins cinq pour la nuit. Je profite de l’aubaine pour réviser le vélo, faire un brin de lessive et de toilette et bonne nuit !
Quel bonheur ces rencontres, cette fraternité !
Le lendemain, je monte jusqu’à la Condamine. Il commence à neiger. Le col est dans la brume, des températures de moins sept degrés sont annoncées. Je renonce, non sans beaucoup hésiter. Mais sur la neige gelée, le verglas et dans le brouillard rien n’est à espérer. Ce serait folie. D’autant que le col n’est accessible qu’entre douze et treize heures à cause des travaux de déblaiement d’un éboulement récent. D’ailleurs, il est officiellement et en permanence interdit aux vélos à cause précisément de ces risques d’éboulements. Le versant italien, en outre, est réputé très dangereux pour ses virages serrés. Mon équipement est insuffisant contre le froid qui règne. La décision m’est difficile mais la sagesse l’emporte : je retourne à Saint Vincent-les-Forts et prends la direction de Digne.
Arrivé à Seyne-les-Alpes, je fais les courses au supermarché et je croise Yann, admirateur et envieux. Il aime le bateau, on parle méditation, temps de la vie, il a deux fils adolescents… Sois béni, mon frère ! Il y a un camping ouvert. Je me laisse tenter. Douche chaude, lessive et soirée au chaud. Mais l’ambiance est terne à côté de celle dans laquelle baigne ma solitude quotidienne. Trois hommes discutent moto au coin du bar, deux femmes papotent au coin du feu. Pas la moindre manifestation d’intérêt de la part de ces gens. Je mets à jour le journal, le courrier. Le feu ronronne mais on ne me propose pas de rester près de lui pour avoir chaud. Je suis usé par le grand froid et les efforts. Vérification faite rétrospectivement et par acquis de conscience, eu égard à la fatigue de mes jambes, je m’aperçois que j’ai parcouru près de cent kilomètres aujourd’hui en montagne.
Suis-je fou ?
J’espère que cette nuit au camping sera la dernière dans le froid : moins cinq de prévu, je n’arrive pas à planter les sardines dans le sol gelé et j’en casse une ! La nuit se passe, le lendemain, 23 février, je suis à Digne. Finie la haute montagne, exit le décor magnifique des sommets enneigés éclairés par le soleil couchant, la descente vers Nice est engagée…
Suis-je déçu de pas pu avoir franchi les Alpes plus tôt, par le col de Larche ? Non. Savoir renoncer est une victoire. Je suis en errance. Un chemin en vaut un autre. Je prie mes journées et je les aime. Je les prie d’autant plus que je les aime ou je les aime d’autant plus que je les prie. Je ne sais dans quel sens il faut tourner les mots tant c’est du pareil au même ! Je n’aurais certainement réussi qu’à écourter définitivement l’itinérance en forçant le passage. Alors maintenant cap au Sud ! Le relief du Verdon est encore suffisamment difficile.
Peu avant Rouaine d’Annot, je m’arrête, attiré par une jolie chapelle entourée de son cimetière. Il commence à pleuvoir, il est déjà tard et j’en ai plain les pattes. Je décide de passer la nuit ici, remerciant de l’aubaine. Le Verdon est blanc de neige. Je monte la chambre de la tente à l’intérieur de l’église. Le lieu incite à prier. Le mot m’interroge : qu’est-ce que prier ? Il m’apparait vide. Je ne sais plus ce que prier veut dire. Tout mon état, toute mon itinérance est prière. Ma vie est prière. Le matin, je démarre de bonne heure. C’est dimanche et je ne voudrais pas être surpris là, je ne veux pas choquer. Il y a peu de risques qu’il y ait une cérémonie en cet endroit isolé mais sait-on jamais ? Il y avait une bougie qui brûlait, près de l’autel, hier au soir quand je suis arrivé…
Je passe à Entrevaux et commence à reconnaître des paysages connus. J’arrive sur Nice ce dimanche pluvieux du 25 février et je ne sais que faire. Avancer encore et me retrouver dans l’urbain à outrance ou m’arrêter déjà ? C’est le début de l’après-midi. J’ai bien roulé, il est vrai que cela descend ! Je mesure ma condition d’errant. Une seule chose à faire : prier le temps. Il pleut, je reprends la route, ne sachant où m’abriter ni que faire. Je plonge dans un Nice qui vient de fêter son carnaval. Présence policière impressionnante, Mac’do surbooké… Quel changement avec ces jours derniers faits de calme et de paysages sauvages !
Je trouve refuge sur la corniche de Villefranche où il est interdit de camper bien sûr (mais pas de bivouaquer hein … ?). Il pleut et il fait froid mais tout est bien. La journée a été longue, elle a commencé tôt et s’est finie tard ! Je fais comme lorsque je marchais : je suis en action du lever (enfin presque…) au coucher du soleil. Près de cent kilomètres encore aujourd’hui ! C’est trop ! Il faut que je me pose, mais c’est difficile pour un errant qui, justement, n’a pas d’endroit pour se poser. Le lieu où je me suis installé est un lieu de rendez-vous et au milieu de la nuit, je suis réveillé par des bruits de voitures et de pas. Au matin, je fainéante puis, lorsque je me résous enfin à jeter un oeil au dehors, l’incroyable se produit : il neige ! Ici, sur la Côte d’Azur, alors que je surplombe la mer, alors que j’ai fui les montagnes enneigées, le col de Larche qui n’a pas voulu pas me laisser passer, il neige !
Je me recouche aussitôt !
La journée est longue ensuite, très dure physiquement : des averses de neige, une visibilité quasi-nulle, un relief difficile, un froid intense accompagné de rafales de vent très violentes, une circulation dense sur cette corniche qui relie Nice à Menton, étroite et au relief accidenté. Je tombe pour la première fois, sans gravité, ayant emprunté un trottoir enneigé pour laisser passer les voitures qui s’impatientent derrière moi. Mais j’oublie la largeur des sacoches avant et j’accroche un lampadaire ! Je mesure vraiment, a posteriori, le risque que j’aurais pris au col de Larche avec l’altitude et le verglas en prime. C’était ni plus ni moins que du suicide ! J’ai déjà du mal à encaisser le froid ici, sur la Côte d’Azur…
C’est un paysage assez surréaliste qui s’offre à mes yeux, du jamais vu avec une telle intensité depuis plus de dix ans et même bien plus, depuis précisément l’hiver 85/86, me dit un employé du port de Menton qui vit sur son bateau et qui, me voyant monter la tente à même le quai, à l’abri de la capitainerie, manifeste de la sympathie pour ma démarche.
Notre échange autour de la rigueur hivernale ravive ma mémoire…
Un flot de souvenirs remontent, fruits de cette année sabbatique que je m’étais décidé à prendre. Je voulais faire le tour du monde à la voile. J’avais lu Bernard Moitessier, parti sur son voilier, Joshua, pour la première course autour du monde à la voile et en solitaire. Bon premier, il n’a pas rallié le port d’arrivée pour venir chercher son prix mais il a continué autour du globe, ne pouvant s’arrêter, tellement heureux d’être ainsi, seul avec lui-même, au prise avec les éléments. J’avais rêvé devant les aventures en Antarctique de Gérard Janichon et Jérôme Poncet, sur leur bateau baptisé « Damien ». « La Longue Route », le livre de Moitessier et les aventures des « Damien » furent longtemps mes livres de chevet. Jérôme est retourné ensuite passer un hiver entier dans les glaces de l’Antarctique avec sa compagne. Elle a mis alors un fils au monde, sur leur bateau immobilisé dans les glaces au cours de tout un hivernage. Quelle beauté, quelle force, quel choix de vie ! Les aventures marines de Gérard furent autres. Il éleva un temps des escargots et écrivit des livres aussi. C’était lui la plume des « Damien » si Jérôme en était l’âme, le navigateur par excellence ! Quant à Moitessier vieillissant, il échoua son bateau le long des côtes américaines. Destins…
J’ai fait l’école de voile des Glénans. Un premier stage à Marseillan, sur l’étang de Thau, au cours duquel un coup de bôme sur le crâne me détermine : je veux comprendre comment marche un voilier. C’est le début d’une passion. Je deviens chef de bord de bateaux de plus en plus gros, jusqu’au « Palynodie », ex-bateau de course de Gaston Deferre, maire emblématique de Marseille, bateau avec lequel j’accomplis en équipage un merveilleux tour de Corse. Je flirte aussi, en tant qu’équipier, avec les glaces sur « Katsou », un sloop de treize mètres. Impérissable souvenir ! Partis de Cherbourg pour rejoindre l’Islande, nous allons au-delà et franchissons le cercle polaire arctique jusqu’à rencontrer la banquise. Par bonheur, le temps est calme, la mer d’huile. Quatre d’entre nous, dont moi, nous descendons en annexe pour tâter la banquise, toucher les « growlers ». Ils font, en frottant les uns contre les autres, un bruit impressionnant. Soudain, la brume se lève et recouvre tout à une vitesse incroyable. Nous pagayons vite vers le voilier au risque de le perdre de vue et de nous perdre nous-mêmes… L’histoire, souvent tragique, des terre-neuvas partis à la pêche à la morue sur leur doris, reste ici encore étrangement immédiate et lisible…
Sur le chemin du retour, pendant que mes compagnons fêtent dignement l’événement dans le carré en buvant du whisky « on the rocks », c’est-à-dire avec les morceaux de glace dérobés à la banquise, je prends le quart. « Katsou » est un ancien bateau de course. Merveilleusement équilibré, au près bon-plein, j’abandonne la barre à roue, monte dans le premier étage de barres de flèche et contemple. Quel spectacle ! Le ciel et la mer se confondent, s’unissent dans l’ocre et le bronze. Cinq mètres en-dessous de moi, l’étrave chante et fend les eaux ; la barre à roue oscille, comme sous la caresse d’une main invisible. Souvenir inoubliable : écrivant cela, l’image est là, imprimée à jamais.
Puis je réalise mon rêve : j’ai mon propre bateau, « Rapière ». Voilier fin et racé de dix mètres, c’est un « Centurion » des chantiers Wauquiez, le frère de celui que je découvre, ému, dans le port de Deauville. J’ai des rêves plein la tête et une grande faim d’horizons. Je prends une année sabbatique. Cela me coûte un divorce, mon poste dans l’éducation nationale et l’incompréhension de tous : famille, amis, collègues. Je pars mais je pars trop tard, retenu et empêtré que je suis dans les problèmes affectifs et administratifs. En ce mois de décembre, la Méditerranée est rageuse. Deux jours après le départ, je manque de perdre le bateau au mouillage, affourché sur deux ancres, dans les calanques de Cassis où je me réfugie. Une semaine plus tard, je le perds vraiment. L’eau du port de Palavas-les-Flots où je fais escale communique avec celle des étangs qui stagnent le long de la côte : elle est donc saumâtre, mi-douce, mi-salée. Au matin, l’ambiance est bizarre. Encore dans ma couchette, je perçois des bruits feutrés autour de la coque. Qu’est-ce que cela peut bien être… ? J’ouvre le capot de la descente. L’eau a disparu. Tout est blanc. Un goéland déambule autour du bateau. Le bruit est celui de ses pas. Le port a gelé. La coque est prise dans les glaces. Le moteur a serré, inutilisable. Le bateau est pris dans les glaces, comme celui de Janichon et Poncet ! Antarctique ? Non, côte méditerranéenne ! J’ai fait mon TM, mon tour du monde soit Toulon – Montpellier !
Peu importe… j’étais parti…
Foin des souvenirs, les Alpes sont franchies ! Menton est ma dernière étape en France. Je vais dormir sur le port. Je ne me résous pas à contacter un « Warmshowers », un hôte possible appartenant à ce réseau d’hébergement et d’entraide aux cyclotouristes partout dans le monde. Un toit, une douche chaude et de l’amitié : c’est une belle réalisation, que je ne sais goûter. Pourquoi donc ? La décence exige de prévoir, un peu à l’avance si possible et il m’est très difficile de savoir précisément où et quand je vais m’arrêter. Ce n’est pas mon mode de fonctionnement. Je préfère l’incertain. Si on m’invite, je ne refuse pas, jamais. En tout cas j’essaye et s’il m’arrive de refuser, force m’est de constater que j’ai quasiment toujours à le regretter : je ne trouve pas alors facilement de lieu pour dormir ! Mais je ne cherche ni ne provoque l’invitation. Invité, il faut parler, sortir de soi, quitter l’habitude, l’attitude méditative. Je ne le souhaite pas. Ce n’est pas ma nature.
Devant le musée Jean Cocteau, je discute avec un couple. L’homme demande à être pris en photo avec mon équipage. Il habite au Puy-en-Velay, je lui mentionne la vidéo. Le froid écourte la conversation et je ne pense même pas à parler de l’exposition à Livinhac. Dommage, c’était pourtant une occasion propice !
Vingt-six jours pour traverser la France, de Paris à Menton. Je n’ai pas voulu m’équiper d’un compteur kilométrique. Sans fil, il risquait d’interférer avec la dynamo qui permet l’éclairage. Avec fil, il représente un emmerdement de plus. Et de toute façon, ce n’est pas le nombre de kilomètres qui importe, mais bien ce que les kilomètres savent offrir de bonheur, de joie, de prière, de transformation à celui qui les parcourt. Tel est ce que je pense. Je suis heureux, non tant du périple que de la condition d’itinérant. Je prie quasiment toute la journée, comme je respire, avec violence dans l’effort. J’ai soif, de cette soif d’absolu, d’ailleurs, dont le pèlerin de lumière m’a donné le goût.
Je passe une nuit tranquille, à l’abri de la capitainerie. Au matin, pourtant de bonne heure, le capitaine du port arrive déjà. Il fait semblant de ne pas me voir pour ne pas avoir à faire son devoir et me dire qu’il est interdit de camper sur un quai public… Son attitude aurait certainement été autre en plein mois d’août ! Réveil magique devant Menton encore éclairé des lumières de la nuit. Magique mais froid, très froid. Le vent est glacial. Je déjeune solidement devant la statue de Jean Cocteau en attendant que le Mac’do ouvre… Il se remet à neiger ! Je reste toute la journée à déambuler dans Menton, j’achète de l’essence pour le réchaud MSR et je me chauffe le plus possible aux timides réapparitions du soleil. La journée d’hier a été éprouvante. Le froid intense m’a mis à plat.
Le soir, je couche près d’un supermarché en bord de mer, juste avant le passage de la frontière. Je passe une excellente nuit, toute d’un bloc, sans avoir besoin de me lever pour pisser…
3-2/ Italie
Le lendemain, je passe en Italie.
Il fait encore zéro degré à San Remo et je suis toujours un peu paralysé ! Il me tarde de rouler sous le soleil et des températures plus clémentes…
Peu après San Remo, je rencontre quatre jeunes français de Lille, trois filles et un garçon, qui achèvent un tour d’Europe de huit mois, du moins pour les trois filles, le garçon les ayant rejointes en cours de route. Nous éprouvons une grande joie de nous rencontrer, de raconter un peu de son périple avant de reprendre, chacun, sa trajectoire. Toute rencontre, rare et inattendue, régénère. Une autre surprise de taille m’attend bientôt : un « chocolate » brûlant, épais, à déguster à la petite cuillère que je trouve au Mac’do d’Impéria ! Quel pied ! Viva Italia !
Je couche en bord de mer à Diano Marina. Sitôt installé, un vent de folie se lève qui souffle toute la nuit. Au matin, je me réveille sous trois bons centimètres de neige et le vélo est par terre, couché par les rafales. La station de bord de mer est devenu station de ski ! Un chasse-neige ouvre la route. Parfois le vent, contraire bien-sûr, est si violent que je je dois m’arrêter. Huit établi, rafales à neuf sur l’échelle de Beaufort, c’est certain ! La route est glissante de neige fondue, dangereuse et je ne mets plus les pédales automatiques pour anticiper la chute. Averses de grésil quasi-permanentes. Lorsque la route arrive au sommet d’une corniche pour passer un cap (et il y en a de nombreux sur cette voie qui serpente en bord de mer !), le vent est si fort que je suis contraint de m’arrêter et de pousser le vélo. Parfois je suis obligé d’attendre que la rafale passe. Il m’arrive même d’avoir à reculer ! Mer blanche d’écume, volée d’embruns, c’est monté à dix, rafales à douze, foi de marin !
Vivre, bigre… !
Je m’arrête à treize heures, à Albenga, les épaules en compote, douloureuses de me cramponner ainsi au guidon. Je veux m’établir en cet endroit, ne pas aller plus loin, me reposer, oublier (eh oui, j’en suis là… !), passer la nuit mais je ne trouve pas d’endroit convenable. Je mange solidement en cuisinant un brin, puis je continue. Et ce jusqu’au soir où je peux enfin m’abriter dans un angle de la terrasse d’une cabane de plage. Le vent souffle en furie toute la nuit, la banne de la cabane claque comme une folle. C’est un peu cauchemardesque, je dois le reconnaître. Je dors bien toutefois et au matin, je traîne, je fais la grasse, le point aussi, un essai en tout cas…
Un mois de vélo, d’efforts quotidiens, de rencontres, une respiration priante : voilà le bilan.
Le vent a molli et devient maniable, je fais route péniblement vers Savona. J’atteins le Mac’do tant espéré vers quatorze heures, bien entamé par la folle journée d’hier et les dures conditions de froid rencontrées depuis le départ. Je frôle peut-être mes limites… Je croise Marcel, cyclotouriste avec remorque, hollandais établi à Barcelone qui rentre d’un périple de quatre mois en Europe. En Croatie, il a connu des moins dix degrés. Il a dû aller à l’hôtel puis a pris le train pour Trieste, me dit-il, transi de froid lui aussi !
En sortant du Mac’do je constate avec joie que le vent s’est posé. Il y a même des coins de ciel bleu et le soleil réapparaît timidement par moment ! Constatation : il existe toujours… Joie ! Je suis incroyablement heureux, après tous ces jours apocalyptiques. Merci ! Demain, je devrais arriver à Gènes. Au matin, j’entends la pluie tambouriner sur la toile de tente. Alors que je suis en train de la plier, une jeune femme vient discuter avec moi : « Vous êtes sur Facebook ? ». Elle me parle de marcheurs de la paix qui relient Santiago à Jérusalem, accompagnés de deux ânes. Elle le sait grâce à Facebook. Interpelé par mon périple, elle voudrait pouvoir me suivre aussi. Être sur Facebook n’est pas de ma génération. Mais surtout ce n’est pas ma nature d’être ainsi exposé. Je lui fais mention de la seule chose qui soit de ma part sur le Net et ce grâce à Jonathan : la vidéo. Je ne voyage pas pour faire connaître aux autres que je voyage mais sa demande me fait comprendre que donner des nouvelles, c’est faire voyager ceux qui ne le peuvent.
J’arrive à Gênes sous une pluie diluvienne et froide. Je trouve du gaz à Décathlon, je fais la traditionnelle pose Mac’do puis le soir, je dors sur le port de Recco, en bout de promenade. Un peu de bruit, des jeunes, des familles, des pétards. C’est samedi soir et le temps est enfin clément, tout le monde en profite et se rassemble. Itinérant, je reste seul malgré les liens d’amitié, de parenté et d’amour qui se manifestent.
Tout est bien.
Le lendemain, la température a pris douze degrés de plus et je suis passé à quatre couches seulement de vêtements. Elle est escarpée, cette route le long de la falaise, ça monte et descend en permanence. Je fais cuire mon premier riz sur le réchaud à essence tout neuf. Expérience concluante quoiqu’un peu salissante et odorante. Ce type d’appareil est à apprivoiser. Le col qui s’élève de Sestri Levante en bord de mer vers la Spezia est terrible ! C’est carrément une rude étape de montagne à se farcir et ce, en fin de journée. Je retrouve des traces de neige en bord de route. L’effort est violent, très violent. Je prie le pèlerin russe, dans le souffle qui devient court : « Yeschoua, choua, choua… », train poussif du vieux Far West !
Je ne sais pas pourquoi mais je pense à ce qui est appelé dans la tradition péché originel. Et s’il évoquait simplement, ce soi-disant péché originel, la conscience progressive d’être divin qui se forme et se forge peu à peu ?
Je passe, vers 18 heures, le « Passo del Bracco », expression que je traduis ainsi : passage du branque et le branque c’est moi. Dénivelé : six cents dix-sept mètres, c’est peu mais avec tout ce que j’ai déjà dans les jambes, c’est l’Himalaya à gravir ! En plus, cerise sur le gâteau, il se met à pleuvoir. Et ce n’est pas fini… Dans le début de la descente, le vélo se met à avoir un comportement bizarre, comportement hélas que je ne connais que trop bien. Il dit la crevaison ! Je n’en crois pas mes yeux. Je croyais être à l’abri d’une telle avarie avec mes pneus « Marathon Plus » tout neufs ! Crevaisons de la roue arrière bien sûr ! Stoïque, je plante la tente en bord de route et je remets à demain la réparation. Au matin, la cause est claire : un petit bout de ferraille crochu, type clou de pneu-neige de voiture, inséré dans une cannelure du mien. Imparable ! Je répare, il ne pleut plus et tout se passe bien. Ouf ! Je craignais un peu avec la nouveauté d’avoir à faire une première réparation sur une roue équipée d’un moyeu Rolhoff. Peut-être la crevaison était-elle là tout simplement pour me dire de m’arrêter : stop, mon petit, à chaque jour suffit sa peine… ?
Le temps s’est radouci et j’arrive au parc national des Cinque Terra, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, avant la Spezia. C’est très beau, mais ça se mérite !
C’est de la montagne et de la montagne abrupte ! Des villages, au nombre de cinq, flanqués sur des pitons rocheux en bord de mer et entourés de montagnes arborés. Je prie sous l’effort, toujours le pèlerin : « Yeshoua, fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, pécheur ». Ce qui, en raccourci, signifie : « Yeschoua, fais de moi ce que tu es ! ». Il n’y a pas de péché. Ou plutôt il y en a un seul : être séparé du plus grand, du divin, quel que soit le nom qu’on lui donne. Nous sommes poussière d’étoiles, constitués des mêmes atomes. Quand je prie Yeschoua, j’interpelle mon frère, le précurseur. C’est ainsi que je vois les choses. Jésus a ouvert la voie de l’homme-lumière, voie ouverte à tous. Quand je le prie ainsi, c’est pour qu’il me tire à lui, pour être ce qu’il est, homme-lumière.
Vers le soir tombant, je descends en bord de mer, au hasard : ce sera Corniglia. La descente est raide, très raide qui amène vers ce village perché sur un rocher au ras des flots. Que sera la montée ? « À chaque jour suffit sa peine » devient mon leitmotiv : on verra demain… Mais parvenu en bas, je ne trouve pas suffisamment d’espace pour installer la tente, aussi petite soit-elle ! Chaque mètre carré est utilisé et appartient à une propriété privée. Je finis par dénicher un coin de goudron entre la voie ferrée qui longe la côte et un chemin piétonnier qui remonte au village. Le soir est doux et je m’installe dans mon fauteuil pour la première fois depuis le départ. Puis popote ! Je fais cuire mon riz et le déguste, paisiblement !
Je suis bien, très bien. Bonne nuit !
Le lendemain, je me lève de bonne heure, avant la pluie qui ne tarde pas à refaire son apparition. Je visite un peu Corniglia, village tortueux, étroit, aux maisons colorés et je fais des courses sommaires pour me redonner des forces avant de remonter ce que j’ai si imprudemment descendu. J’achète quelques fruits, du bon pain au levain et une fougasse à l’huile d’olive et au sel, spécialité du coin. Puis j’entame la montée sous un rideau de pluie. Dantesque ! Démentiel ! Faut être complètement fou pour être descendu là ! Il y a des raidillons à tomber à la renverse et ce, à cause de la seule gravité ! J’exagère mais c’est à peine… Je mets pied à terre, pousse le vélo et même ainsi c’est dur, très dur ! Je m’arrête souvent pour reprendre souffle. Je prie Yeschoua, Père, Lumière, Un, Rien…
Rien : au-delà des mots.
Lumière : au-delà de la compréhension.
Il y a du calme, de la sérénité dans ce paysage des Cinque Terre, ces pentes abruptes couvertes de restanques improbables, travaillées et plantées d’oliviers ou de vignes. Ces cinq kilomètres de montée que je m’offre ou plutôt m’impose au petit jour, dans la brume et sous la pluie, marquent l’anniversaire d’une année et demie d’errance. Drôle de champagne que cette côte démentielle pour fêter cela ! Côte qui ne m’empêche pas d’être toujours « ramasse–merde » : après un catadioptre dont je n’ai absolument pas besoin, c’est au tour d’une tête de balai de me faire de l’œil. Je m’arrête et je ramasse. Un peu plus tard, faisant les courses à la Spézia, je vois un manche tout-à-fait adapté à la tête. J’ai un éclat de rire somptueux et spontané, mais je ne m’arrête pas ! Non, mais… ! Le soleil est revenu, je chante en pédalant. Ma chevauchée, mon itinérance n’a aucun sens si je ne la partage avec toi, Seigneur, avec toi, Lumière qui m’a touché. Je vais, j’avance vers toi. Je suis à la Spézia et il me faut décider de la route. Ce sera Pise puis Rome par la côte.
Aujourd’hui, me revient en mémoire ce mot de Soeur Victorine : « apostolat ». Il m’avait choqué. En fait, je crois que lorsqu’elle l’a prononcé, je n’en ai pas vraiment compris le sens. J’avais oublié ce que le mot signifiait. M’apparaissant tellement incongru dans la discussion que nous avions, je n’avais pas compris qu’en fait, elle mettait le doigt et le mot juste sur la réalité de mon itinérance : apostolat qui s’ignore et se délecte d’être. « Quel apostolat vous faites ! ». Auprès d’elle ? Auprès de tous ? Auprès de moi ? Apostolat de la démarche par elle-même ? Être près de toi, Seigneur ! Cela suffit. C’est cela l’apostolat, mon apostolat.
Aussi loin que tu voudras…
Je ne prends plus pour dormir les deux duvets, les enfilant l’un sur l’autre et cette nuit je n’ai pas eu besoin non plus de mettre la polaire. Il fait doux bien que la nuit ait été parsemée d’orages et d’averses. Dans la journée, je ne suis plus qu’à trois couches de vêtements (j’étais monté jusqu’à huit les temps de grand froid, huit avec la cape de pluie recouverte du gilet jaune de signalisation, trouvé en bord de route !). J’entretiens le vélo et je m’aperçois de l’urgence qu’il y a à changer les patins de frein, complètement morts après les quelques deux mille kilomètres parcourus en trente-cinq jours de vélo. Et c’est là où je me félicite d’avoir choisi un système de freins simple à entretenir, des V-brakes de chez Shimano ! Dans une toute petite échoppe, à Massa, un mécanicien installe de nouveaux patins sans me faire payer de main d’oeuvre ! J’observe son tour de main afin de le reproduire moi-même à l’avenir.
La journée suivante est tranquille. Je prends mon temps et me repose des jours passés, éprouvants. La route plate est plate, le revêtement roulant, les Mac’do accueillants : le pied ! Dans cet état de quasi-béatitude, ma capacité à réfléchir est proche de zéro et c’est ainsi que je réalise ce que je ne souhaite pas : avoir à chercher un lieu de bivouac au coeur d’une ville.
Mais, à la tombée du jour, j’arrive à Pise…
J’aperçois un espace de verdure qui me semble très convenable. Je m’y installe. Je me restaure, sans allumer le réchaud pourtant, un clignotant rouge s’étant allumé dans un recoin de ce qu’il me reste de cervelle. L’endroit où je viens de m’installer m’apparaît être une propriété privée et non un lieu public. Au moment de monter la tente, le scrupule augmente. Il m’a bien semblé, du coin de l’œil et dans la nuit, voir une barrière à l’entrée, certes levée lors de mon passage mais barrière tout de même. Je décide de rebrousser chemin et d’aller voir ailleurs…
Aller voir ailleurs, oui mais encore faut-il que ce soit possible ! La barrière – car barrière il y a bien ! – est fermée maintenant et difficilement franchissable ! Je suis effectivement dans une propriété privée, assez luxueuse d’ailleurs. Normal que le lieu m’ait tenté ! Mais j’y suis prisonnier ! Que faire ? Je démonte les sacoches, couche le vélo et le passe par-dessous la barrière. Les chiens du voisinage commencent leurs sérénades… C’est au tour des sacoches et du rack-pack d’être glissés de l’autre côté. Le tout fixé à nouveau sur Séraphin, je peux repartir et trouver refuge un peu plus loin, dans un chemin communal cette fois, tranquille et isolé…
Quelle erreur d’appréciation j’ai commis là ! Quand la fatigue est reine, tout semble bon pour s’arrêter. Je savais bien pourtant qu’il fallait que je stoppe avant d’atteindre Pise. Mais quand la machine est lancée, la tête est dans les jambes tout comme, pèlerin, elle était dans les pieds ! L’espace que je trouve est royal, plat, public, à l’écart de tout. Il m’offre même, au matin d’une nuit pourtant fraîche, une très bonne surprise et je m’émerveille du cadeau : ma cathédrale de toile est inondée de soleil ! Il n’est que huit heures mais celui-ci est déjà haut dans un ciel tout bleu. Quel bonheur ! Le coin est isolé, je peux prendre mon temps. Le pied ! Je me prélasse, tente ouverte, me chauffant au soleil. La dureté des jours derniers donne saveur à ce qui est, à la moindre petite chose. Bonheur ! J’installe le fauteuil et, au soleil, je me rase soigneusement tout en faisant cuire mon riz du matin. Tout ragaillardi, je quitte le lieu et je passe, un brin goguenard, devant l’endroit où, hier au soir, j’avais commencé de m’installer : c’est bien un de ces riches lotissements résidentiels soigneusement et jalousement clôturés !
À partir de Pise et de sa tour qui penche, je rejoins l’eurovélo 5 à San Miniato, joli village de Toscane, perché au sommet d’une colline. En fait, l’eurovélo n’est autre que la Via Francigéna que je vais suivre désormais jusqu’à Rome. Douceur, tel est le mot qui caractérise le paysage, l’atmosphère de la Toscane. Douceur du soir qui se pose, angelus quotidien après le labeur du jour, labeur qui est errance, errance qui est pédalage.
Je suis heureux.
J’ai bien encore, parfois, quelques tiraillements sporadiques. N’est-ce pas égoïste de vivre ainsi ? Vivre hors sentiers battus tenaille l’habitude, défie l’entendement, la raison. Et puis vivre heureux, est-ce vraiment possible ? Il y a toujours quelque chose qui cloche… Mais je sais que cette vie est la juste voie pour moi. Je vis pleinement l’instant, je prie, j’offre ma vie à la lumière dont je suis le captif…
J’entends les oiseaux chanter et au matin, ce sont eux qui me réveillent. Le printemps est là, qui vient pas à pas. L’an dernier, c’était la fleur aperçue au bord du chemin, du côté de Rocamadour, qui m’avait fait prendre conscience de sa venue, cette année ce sont eux, les oiseaux. Merveille que la terre, merveille que la vie ! La journée est belle, ensoleillée et je n’ai pas beaucoup de courage. Je paresse et prends mon temps, je pousse même le vélo dans les côtes, montant parfois à pied, sans autre raison que celle de me laisser aller, de jouir de l’instant. Un comble, après ce que j’ai traversé, monté et descendu, d’apparaître ainsi fainéant !
Rolhoff n’a pas répondu à mon mail, à propos du kit de vidange et de l’huile de chaîne. Je n’ai pas eu le temps d’en faire venir un avant mon départ, pensant trouver cela facilement en cours de route. Ce qui s’est avéré faux. Tant pis, je ferai sans. Apprendre à faire confiance, à compter sur la providence…
La Toscane est vallonée et la Via Francigéna passe de villages perchés en villages perchés. Peu à peu, je retrouve les jambes. Je m’arrête sur un banc au soleil et je chantonne. Je donne des nouvelles de Pise à ceux qui ont jalonné ma route. Je mérite durement le très joli village médiéval de San Giminiano où je discute vivement et gaiement avec un groupe d’italiens intéressés par mon paquetage et ce en « presqu’italien », mélange de patois, espagnol, italien et autres inventions linguistiques qui me sont propres. Mais on se comprend et c’est l’essentiel : le sourire est international ! Le soir se pose et je m’arrête quelques kilomètres plus loin, dans un grand parc public, près des vestiges d’une fontaine romaine.
Sur ce, bonne nuit !
Mais cette première journée de grand soleil m’a émoustillé et j’ai du mal à trouver le sommeil. Aurais-je aimé voyager à deux ? Si cela s’était trouvé, je n’aurais pas dit non, je n’aurais pas refusé, c’est sûr et certain ! Ce qui est sûr aussi c’est que j’ai besoin de grands moments de solitude où je suis seul face à l’ineffable, seul face à la lumière, à la mémoire de la lumière. Qu’était-elle ? Qui était-elle ? Je ne cherche pas la réponse, elle est inaccessible. Le mystère reste et restera. Et c’est pour cela que je ne peux en dire davantage. Et c’est pour cela que je reste en marge et solitaire. Elle ne change rien sauf ma vie. Elle est, point final.
Hauts les cœurs !
Avant de reprendre la route, je visite le site archéologique proche et je déambule dans les vestiges romains. Je deviendrai bientôt moi-même un vestige, insignifiante poussière sous terre ou dans l’espace… La vie ne vaut que par la conscience de faire partie d’un tout plus grand que soi, la vie ne vaut que par la conscience d’être. C’est dire que la vie ne vaut d’être vécue que si grandit en soi cette conscience. Sinon, elle est tour pour rien…
Mais ce tout, cette conscience d’être le tout, cette conscience d’être cet être « Un » fait ressentir que ce Un est vivant, aimant, animé, intentionné et grossissant, en formation. C’est là, la merveille indicible. Est-ce nous… ?!? Nous sommes tous des êtres inachevés, écrivais-je à une amie. C’est une banalité. Ce qui est plus stupéfiant c’est que nous sommes, tous, « un Être» inachevé…
Alors que je fais le point sur la route à suivre, je n’en crois pas mes yeux : un pèlerin ! Un suisse qui parle français et rejoint Rome, parti de San Miniato. Nous parlons, heureux de la rencontre et alors que j’évoque avec lui un périple possible, il me recommande de passer par l’Iran, où les gens sont très accueillants. Certes, mais il faut un visa préalable, visa que je n’ai pas. Avant de se séparer, il me fait part d’un rendez-vous qu’il s’est donné avec un autre pèlerin, devant le dôme de Sienne, ce soir, à 19 heures…
Je repars et, dans une montée, un cycliste italien engage la conversation. Il parle français et alors que je lui demande s’il y a bon magasin de vélo à Sienne, il me propose de demander lui-même par téléphone s’ils ont un kit de vidange Rolhoff. Ce qui n’est pas le cas. Avant de nous séparer, je lui fais mention de la vidéo puis je fais une pose Mac’do avant de me diriger vers une laverie automatique… Une fois n’est pas coutume !
Pendant que le linge se lave, je repense à l’itinérance, au parcours envisageable… Le pèlerin suisse me parlait de l’Iran mais ce ne me sera pas faisable à cause du visa préalable à avoir pour pénétrer dans le pays. J’échafaude un plan. À partir d’Istanbul ou de Kars, j’irai à Douchambé au Tadjikistan pour faire la route des Pamirs jusqu’à Och, au Kirghizistan. Puis d’Och, je verrais ce qui est possible, peut-être Bangkok… !
Alors que je visite Sienne et que je me repose, assis sur une place où se tient un marché de Noël, un jeune homme s’approche avec sa compagne et me demande d’où je viens et où je vais. Je m’entends répondre : Paris – Thaïlande ! Ahuri, il me demande de prendre une photo pour son magazine. Il est lui-même cyclotouriste et photo-reporter.
Le soir, je retrouve le pèlerin croisé dans la journée. On mange ensemble sur la grande place, au cœur du vieux Sienne. Il me dit avoir entendu un professeur du CERN, ce temple de la science, dire que Dieu n’a pas créé l’homme mais que c’est l’homme qui crée Dieu. Il entend cette assertion ainsi : l’homme invente Dieu, il s’en crée une image par la pensée et la religion. C’est vrai mais je l’entends autrement : l’homme façonne un Dieu en formation, c’est par l’homme que Dieu sera Dieu. Le verbe créer désigne une dynamique, une réalité en devenir et non une simple construction de l’esprit humain. Et c’est au présent, un présent toujours renouvelé, que l’homme crée Dieu ou que Dieu crée l’Homme. Le mot homme s’écrit alors avec un grand « H ». Les mots Dieu et Homme deviennent synonymes, du pareil au même, entendu ainsi.
Au matin de ce dimanche 11 mars, à Isola d’Olbia où j’ai trouvé refuge dans un parc public, je suis bloqué par la pluie. Je me lève, m’habille et j’attends, savourant la merveille d’être à l’abri, de prendre le temps, de donner du temps à la prière, à la respiration. Je me résous enfin à partir. Il pleut toujours et il vente. Au soir, je m’abrite dans une maison en construction qui me semble abandonnée. Un passage ouvert de chaque côté d’une grille fermée me permet d’entrer dans une propriété et j’en profite. J’installe la tente dans une pièce encore encombrée de quelques gravats. Mon installation à peine terminée, j’entends un coup d’avertisseur tout proche qui me fait sursauter. Je regarde dehors. Une voiture est arrêtée juste devant l’entrée et redémarre doucement en klaxonnant pour dire au-revoir à la silhouette d’un homme qui rentre chez lui, ce chez lui où je me trouve…
Que faire ? Rien ! À suivre…
Finalement, je dors très bien. Au matin, j’observe le lieu que le froid, la pluie, les rafales de vent, la fatigue et la tombée de la nuit m’ont empêché de mieux étudier en arrivant. C’est une ferme en rénovation. Au premier étage d’un corps de bâtiment, proche de celui où je me suis installé, deux fenêtres ont été calfeutrées avec des matériaux de récupération. On a pu aménager là un lieu de vie temporaire, à utiliser pendant les travaux. Mon hôte doit s’y trouver… Partout ailleurs, si le gros œuvre est terminé, il n’y a ni fenêtres ni volets mais une diode rouge témoigne de la présence d’électricité. Je l’avais remarquée hier au soir mais la fatigue a eu raison de mes vigilance et raison…
Je me lève avec le jour et sors sans encombre du lieu…
Et je me dis que je suis bien ambitieux d’envisager un tel voyage, car je n’ai plus la pêche ! Je fatigue à monter et descendre dans cette région vallonée de l’Italie profonde. Je ne suis pas capable de faire un tel périple. Le Pamir m’est certainement inaccessible. Peu importe, on verra. Je n’ai pas de but. Je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir. Sans espoir ni volonté de retour. Rappelle-toi cela, pèlerin ! Mais pour le moment, je n’ai plus celle d’aller de l’avant.
L’inconvénient, avec les journées qui commencent tôt, c’est qu’elles finissent aussi tard que les autres ! Il est 14 heures et je m’arrête à San Lorenzo Nuevo. Un panneau devant mes yeux indique Rome à cent vingt-quatre kilomètres. Ces routes casse-pattes, qui montent et descendent sans cesse, au revêtement peu roulant sont dures à mes vieux os ! C’est peut-être normal que je ressente si crûment fatigue et lassitude. Et puis, j’ai envie de chaud, de chaleur humaine. Normal aussi, je crois ! En sortant du village, un rayon de soleil. Que c’est bon ! Et je n’en crois pas mes yeux : en contrebas, de l’eau ! La route borde le lac de Bolsena où je vais passer la nuit.
Je m’arrête dans un endroit isolé, en bord d’un chemin, pas loin d’un camping ouvert où il y a quelques camping-cars. Mais l’idée ne me vient même pas d’en profiter. A quoi sert un camping ? C’est le monde, mon camping ! Monter chaque soir la tente n’importe où, gonfler le matelas, tout préparer pour la nuit, faire le repas, protéger le vélo, tout cela, répété chaque soir, plus qu’une habitude est devenu une ascèse, une prière. Le léger ressac du lac sera ma berceuse, me dis-je…
Il n’est pas le seul, hélas !
Le coin n’est pas si tranquille que j’aurais pu le croire : aboiements des chiens voisins, concert de cris nuptiaux des oiseaux lacustres, passage des voitures de riverains, rodéo automobile des « kakous » du coin… Et enfin, cerise sur le gâteau, sur le coup de minuit, une voiture passe et repasse, klaxonne, s’arrête à hauteur de la tente et un jet de projectile sur celle-ci m’éveille pour de bon. Accidentel, intentionnel ? Je ne retrouverai rien le lendemain. Bref, être trop près de la civilisation, dans un endroit touristique, n’est jamais bon. Je l’avais oublié et je le redécouvre à mes dépens !
Le lendemain, la journée est belle, ensoleillée le plus souvent et c’est bon, très bon. Je m’arrête dans un village et je fais tout sécher au soleil. C’est une remise en ordre nécessaire et salutaire. Puis pose Mac’do possible à Viterbo, la première depuis longtemps…
Le Mac’do est un havre pour l’itinérant, son oasis, son paradis, lieu de prédilection, de repos, de bien-être. Il l’attend comme le Messie ! Il frémit lorsqu’il voit le « M » magique dessiner ses deux arches au détour de la route. Il veut s’y abriter et s’y abriter vite. Il peut s’y poser, faire un brin de toilette, se mettre pieds nus, aérer les petons sans que personne ne le regarde ou trouve à redire. Il apprend vite à repérer la table où il y a une prise pour brancher et recharger téléphone et batterie. Et certaines fois, la possibilité de recharge simultanée de l’un et de l’autre est possible grâce à la présence d’une prise USB et d’une prise classique. Ce n’est pas fréquent, mais cela existe. Je l’ai trouvé ! Il peut rester aussi longtemps qu’il le veut, pour un coût modique et personne ne l’obligera à consommer davantage qu’il ne le souhaite. Les bornes automatiques, une fois apprivoisées, lui permettent de commander, en sa langue et n’importe où dans le monde, ce qu’il désire réellement. Il peut même être servi à sa table, royal et appréciable luxe, une fois la commande passée à la borne. À Viterbo, c’est par une silhouette de rêve, au crépuscule d’une beauté qui déjà hélas passe ! Trop de solitude affute l’oeil, le rend contemplatif, admiratif. Ce jour-là, tout porte à penser qu’un événement se déroule : présence d’un staff de cadres, celle de la beauté brune, celle d’un photographe bardé d’appareils impressionnants…
Je m’arrache à ces délices et reprends la route…
En Italie, elle est souvent mauvaise, truffée de nids de poules assez stupéfiants qui obligent sans cesse à un dangereux exercice d’équilibriste pour éviter de se faire écraser par les véhicules qui dépassent. Au soir tombant, toujours la même quête : trouver le coin idéal pour la nuit. Je crois le dénicher dans un magnifique champ d’oliviers. Mais la ferme, non visible, n’est pas loin et le chien aboie déjà sans discontinuer. Je quitte l’endroit, traverse la route et gagne une butte où trône une petite cabane. Il y a des bâtiments un peu plus loin mais je pense que ce ne sont là que des dépendances agricoles. En arrivant, je ne dérange que deux lapins…
Tout semble parfait.
Je commence à monter la tente lorsqu’une voiture arrive, entre chien et loup, et s’arrête, tous phares allumés. Je ne suis pas droit dans la direction de ceux-ci et pense rester invisible. Un engin agricole entre dans la danse : il vient travailler, sous l’éclairage des phares de la voiture, à quelque ouvrage. J’attends, j’attends…, immobile, finissant un paquet de gâteaux pour me soutenir le moral tandis que je n’ose pas allumer le réchaud de peur de me signaler. Le froid de la nuit vient qui paralyse. Enfin, ils finissent leur ouvrage et s’en vont tous deux, voiture et tracteur, vers les bâtiments. Ce ne sont donc pas de simples dépendances ! Je monte la tente dans l’obscurité, en catimini, sans allumer ma frontale et j’espère que la nuit sera bonne…
Je dors bien effectivement.
Une fois l’endroit choisi arrive ce qui doit arriver, peu m’importe. Je suis en paix. Mais je n’aime pas trop toutefois ne pas me sentir dans mon droit, être en zone orange ou interdite. La nuit dernière, dans la ferme en rénovation, me l’a rappelé sans équivoque possible. Mais là, je n’ai enfreint aucune barrière, j’ai simplement pris un chemin et dormi dans la campagne. Cependant les terres appartiennent toujours à quelqu’un et je suis donc chez lui sans sa permission…
Au matin, je plie bagages de bonne heure. Je me presse et pars précipitamment. Il y a déjà deux voitures qui se croisent dans le chemin et les conducteurs s’arrêtent à hauteur pour discuter. Je passe près d’eux, l’air de rien… mais c’est alors qu’ayant rejoint la route principale, celle qui mène à Rome, je m’aperçois que je n’ai plus qu’un seul gant ! Miséricorde ! Je n’aime pas perdre des affaires surtout que je n’ai pas de superflu mais uniquement le strict nécessaire. Je retourne donc sur mes pas et là, à proximité de l’endroit où j’ai dormi, il y a un cavalier, rigide, autoritaire, sur un cheval extrêmement grand et nerveux, piaffant sans cesse. Il se tient sur sa monture à la façon des jockeys, étriers très hauts, jambes repliés. Cravache à la main, il m’interpelle fermement et m’interdit d’aller plus loin. Je me sens tout petit, face aux deux : cavalier et monture. Et je le suis, à n’en pas douter, minuscule tâche sur le paysage qu’il convient d’effacer !
C’est manifestement un garde, un garde de la propriété, propriété qui doit être immense pour avoir ainsi besoin d’être parcourue à cheval. Il a quelque chose dans le dos, en bandoulière, qui ressemble à une carabine. J’obtempère malgré une amorce de velléité de discussion en franco-italien, amorce que je juge rapidement vaine et vouée à l’échec : je dis mentalement adieu à mon gant. Avec regret car il était de qualité et m’avait fort bien servi jusqu’à présent.
Dure condition du migrant, jamais en totale sécurité, en pleine quiétude puisque sans chez soi. J’ai pourtant l’impression, certainement trompeuse, d’être partout chez moi ! Lorsque je m’arrête pour faire sécher les affaires au soleil, je ne suis plus qu’à une trentaine de kilomètres de Rome et il est à peine 9 heures. Je vais y être rapidement, me dis-je. Mais à partir de Monterosi, la route devient une quatre-voies rapide, impraticable, interdite aux vélos. Je rejoins alors la via Francigena qu’empruntent les pèlerins à pied. Mais là, c’est un VTT qu’il faudrait avoir ! À un endroit, il y a de l’eau partout, je décide de passer sur la ligne de crête de deux grandes flaques qui se jouxtent. Mais je ne m’engage pas assez vite et je perds l’équilibre. Le téléphone sort de son support et tombe dans la flaque ! Je bénis la précaution prise d’une bonne coque étanche et antichoc.
Le jour commence mal : le gardien à cheval qui me chasse, la perte du gant, le téléphone dans la flaque… Je veux me consoler avec une tartine : je la renverse et elle tombe du mauvais côté…
Rien ne va plus !
Je continue, le chemin devient boueux : parfois je passe en pédalant, au moral, parfois je suis obligé de mettre pied à terre. À Campagno de Roma, la montée est phénoménale, courte mais raide à faire peur ! Je monte en poussant mètre par mètre. Puis je rejoins Rome par des petites routes goudronnées plus fréquentables et enfin par une véritable piste cyclable.
Ne jamais se croire arrivé, ne jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ! En fait d’arrivée rapide, ce n’est que vers 19 heures, à la nuit tombée, que j’arrive au camping de Rome, « camping Village Roma ». Quelle journée !
Une douche chaude, la première en Italie, me réconforte. Et, sortant de la douche, j’ai mes lauriers : j’aperçois une femme, jeune, brune, nue, de toute beauté, grande, élancée, poitrine somptueuse. Juste sortie de la douche elle aussi, elle pose un pied sur un tabouret pour, penchée et attentive, essuyer avec soin ses orteils…
Quel tableau !
Étonnement réciproque, sans plus de gêne pour autant et ce, de part et d’autre. Elle me fait comprendre que je suis dans les sanitaires pour femmes… Quelle erreur salutaire : j’ai mille fois bien fait de me tromper ! Un flash comme celui-là se mérite et je l’ai mérité ! Venir de loin pour avoir ce privilège est de fait peu cher payé ! Oubliés le gardien à cheval, le gant perdu, le téléphone à l’eau, la tartine aux graviers… Tous ces jours d’efforts, de sueur, d’inconfort sont effacés, frottés, essuyés avec le pied de la belle romaine !
Trop de solitude, mon vieux…
Je suis en fait très heureux d’être dans un endroit où je n’ai pas l’impression, en quelque sorte, de voler l’espace. Depuis quarante-deux jours (nous sommes le mercredi 14 mars), je couche en sauvage, montant la tente à la tombée de la nuit et partant au lever du jour. Rares ont été les jours où j’ai pu me prélasser, profiter de la matinée. Cela est fatiguant à la longue, usant, mais c’est le lot de l’itinérance. Mon voisin est un italien de Rome, quarante-six ans, intermittent du cinéma d’après ce que je comprends. Il a un jeune enfant et, séparé, il habite seul dans son camping-car par souci d’économie. Je pressens que ce qu’il vit n’est pas facile…
Il me fait le parcours des jours à venir : passer par la côte jusqu’à Salerne puis Potensa, Matera et Brindisi où je pourrai prendre un ferry de la compagnie Grimaldi vers la Grèce. Éviter Naples, Bari et Brindisi, ce sont les villes les plus dangereuses d’Italie. Se méfier des gangs de jeunes, ils sont armés. Ses conseils de prudence m’amènent à penser que ces trois dernières nuits sur le qui-vive (squat dans la ferme en rénovation, camping agité au bord du lac de Bolsena puis nuit dans la campagne gardée par le cavalier) sont là pour me dire de changer mes attitude et perception. J’ai progressé vers le Sud et je vais être considéré, non plus comme le vieil original un peu cinglé mais comme le riche européen voire le pigeon à plumer… À moi donc de veiller à prendre plus de mesures de sécurité et à dormir en des lieux plus sûrs.
Le vélo en sécurité au Village Roma, je pars visiter la célèbre cité sans mon fier destrier. Je me sens déshabillé. Cela fait bizarre de se retrouver seul, sans Séraphin. J’ai l’impression d’être amputé. Demandant mon chemin, à l’arrêt du bus, une femme de mon âge, écossaise, m’explique toute la ville en anglais et me donne même un ticket de bus-métro. J’apprends qu’elle fait partie d’un groupe de religieuses en civil, dont l’une, noire, parle français. Je flâne au Vatican puis dans le vieux Rome, la visite d’abord gâchée par une trop pressante envie de pisser. Je cherche donc le Mac’do le plus proche et y accours comme au paradis ! Ceci fait, je peux prendre mon temps, Rome est une belle ville qui mérite sa réputation.
Le soir, luxe suprême, je reprends une douche et, comme il se met à pleuvoir, gagné par la confiance, la séduction du souvenir de la veille et la relativement faible fréquentation du lieu en cette saison, je décide « d’oublier » volontairement ma serviette dans une cabine de douche en espérant la retrouver sèche le lendemain. En effet, ces sanitaires de toute beauté, très propres, sont aussi abondamment chauffés. Hélas, c’est dans la poubelle et auréolée de tâches de vin que je la récupère, néanmoins heureux de le faire, le lendemain matin !
Il me faut décider : rester ou partir. La ville, aussi belle soit-elle, m’épuise et visiter ne présente pour moi qu’un relatif intérêt. J’ai payé pour deux nuits de camping et, au matin de ce vendredi 16 mars, je décide de ne pas rallonger et de reprendre la route. Je prends conscience, avec acuité et un brin de frayeur aussi, de ce que je suis devenu : errant, condamné à fuir, à aller de l’avant, sans savoir où…
Seul le mouvement permet de tenir.
Il n’a de sens qu’en prière…
Je commence à plier la tente. Un voisin, intrigué, vient me parler. Je lui dis, en anglais, quelques mots de mon périple, de la lumière qui en est la cause. Il me serre la main, me disant que je suis brave. Brave ?
Il est bien brave, le pauvre…
Avant de partir j’écris quelques mots sur un bout de papier que je laisse dans le logement de l’arrivée d’électricité du camping-car de mon autre voisin, celui qui m’a tracé le parcours pour les jours suivants. Sur le mot, je lui dis qu’à son âge, moi aussi comme lui, j’étais seul, que j’avais, moi aussi comme lui, des enfants en bas-âge et que, moi aussi comme lui, j’étais « down », à terre, au tapis.
Je termine ainsi : « Keep trust, garde confiance ! »…
Bref, mes deux voisins auraient été intéressés par la vidéo si elle était traduite en anglais. En tout cas, je la leur aurai proposée, c’est sûr. Mais elle ne l’est pas…
Je passe devant le Colisée puis je sors de Rome. J’emprunte une voie antique, avec des vrais pavés romains, très inconfortables à vrai dire. Alors que je suis arrêté à une fontaine où je me désaltère, j’entends deux jeunes gens parler français, Laurent et Marine, en court séjour de vacances ici. Nous avons une vraie et belle discussion.
Un peu plus loin, alors que je viens de discuter avec une postière, je tombe pour la première fois sérieusement. Ma sacoche avant, très basse, s’est accrochée à une pierre et a déséquilibré l’attelage. Je passe par dessus le vélo : genoux et fesse gauche, épaule, coude et hanche droit, les deux mains, tous ont heurté durement le sol. Je quitte donc l’enfer de cette voie romaine, trop risquée et inconfortable, pour un autre, celui d’une quatre-voies rapide hyper dangereuse. Pour m’en sauver, je me dirige vers une piste indiquée par le GPS et je tombe sur des grilles fermées qui barrent le chemin : « Propriété privée » !
Décidément, ma sortie de Rome s’avère difficile…
Je reprends donc la quatre-voies et manque de peu l’accident. Ma sacoche avant heurte la bordure en béton haute de trente bons centimètres. Je me déporte et ce, juste au moment où un camion me dépasse en me rasant de près. Je manque de peu d’être ratatiné ! C’est la journée de tous les dangers ! Aurais-je dû rester à Rome ? Ces difficultés rencontrées en sont-elles le signe ? En tout cas, je sens que c’est un tournant, un deuxième round qui s’ouvre, plus difficile.
Dernier round… ?
Je quitte enfin cette satanée quatre-voies et j’aperçois le fameux « M » : un Mac’do ! J’y prends un repos bien mérité quoiqu’il soit tard déjà et que la nuit n’aille pas tarder à tomber. Mais un « M », quand il se présente, ne se refuse pas, ne s’ignore pas, ne se snobe pas !
Principe d’itinérant…
Je trouve ensuite un coin en bord de route, dans un champ bordé d’oliviers. Le champ est clôturé mais accessible librement. Cela semble le coin idéal… Dans le noir, je monte la tente et à peine ai-je terminé qu’une voiture s’arrête et recule à ma hauteur. Son conducteur m’interpelle par la vitre baissée, me demandant ce que je fais là…
J’explique tant bien que mal… il me demande quelle est ma destination… je lance, sûr de moi : « Thaïlande ! ». C’est ce que je prends désormais l’habitude de répondre pour ne pas avoir l’air trop idiot en disant : « je ne sais pas… ».
Ébahi, l’homme me demande alors mon prénom puis il me tend la main à travers la vitre : « Guiseppe », dit-il, admiratif. Il redémarre et la nuit est à moi !
Adoubé par Guiseppe, je peux enfin me mettre à faire la popote.Je commence à me restaurer quand deux coups de fusil rapprochés me font sursauter. Il y a une ferme à seulement deux cents mètres, de l’autre côté de la route. Les coups semblent venir de là…
Puis c’est au tour de deux autres voitures qui, successivement, s’arrêtent à ma hauteur pour dévisager mon campement et troubler la quiétude de mon repas. Mais ils ne me demandent rien et, de toute façon, j’ai la bénédiction de Guiseppe… !
Au milieu de la nuit, j’entends un chien qui passe tout près en aboyant et tout en courant à vive allure. Ai-je rêvé… ? Le matin, vers six heures, je me lève et examine mieux le lieu. Le champ dans lequel je me trouve est une plantation d’oliviers, entièrement clôturé et grillagé. Il y a même une ligne de barbelés au sommet de la clôture. Seul un passage permet à un endroit de pénétrer. C’est cet unique accès que j’ai aperçu et emprunté hier au soir. C’est l’usage ici de clôturer les terres agricoles. Ce qui me laisse de fait peu d’endroits accessibles pour le bivouac ! Le chien devait courir sur la route qui longe le champ.
Je reprends la route, défoncée comme souvent et de plus en plus peut-être au fur et à mesure que je descends vers le Sud : des nids de poule effrayants, parfois de plus de quinze centimètres de profondeur, aux arêtes vives. Très dangereux de jour, ils sont suicidaires quand il fait noir ! Je dois alors impérativement adapter ma vitesse à la portée du phare.
Ce matin, la voie est bordée d’immondices, de poubelles jetées ça et là. Je m’arrête à un carrefour, près d’un transformateur entouré de cochonneries mais disposant d’un rebord pour s’asseoir. Il y a aussi un fauteuil de jardin avec une petite trousse posée dessus. Je me garde de n’y pas toucher, la puce déjà à l’oreille et je déjeune. Alors que je termine, vers 9 heures, une jeune femme noire descend d’une voiture et vient, à côté de moi, prendre sa place sur le fauteuil…
Il y a beaucoup d’ouvriers agricoles qui travaillent dans ces immenses propriétés clôturées. La prière de Soeur Victorine prend sa pleine réalité et tout son sens : pourquoi m’as-tu sauvé, Seigneur et pourquoi as-tu laissé ma sœur à la prostitution ? La réponse est dans le regard que porte l’humanité sur elle-même, son évolution et sa conscience d’être une…
Voilà que je retrouve le bord de mer. Il pleut continûment malheureusement. Je trouve refuge sous la terrasse couverte d’un restaurant déserté en cette saison et je mange là puis je me repose un peu. Un misérable, qui doit squatter les lieux, vient me demander une cigarette. Je lui fais comprendre que je ne fume pas et dans ces circonstances, je le regrette.
Le soir, je trouve abri au pied du Mont Circéo : endroit public, forêt domaniale, à l’écart de la route, bien caché. Le vent s’est levé qui a arrêté enfin la pluie. Bivouac idéal. Je suis heureux, fatigué physiquement mais d’une bonne fatigue : l’effort du pédalage, le grand air. La nuit est excellente, il pleut à nouveau au matin et je fais la grasse matinée. Je prends même le petit déjeuner au lit. Le pied ! Lorsque je suis prêt à partir, le soleil réapparaît et le vent est favorable ! Que demander de plus ? Journée sous le soleil et vent arrière avec, cerise sur le gâteau, la surprise inattendue d’une pose Mac’do toujours bienvenue !
Puis, à un moment, la route qui suit la côte se trouve complètement barrée pour prévenir un risque d’éboulements. Je retourne sur mes pas, indécis sur la conduite à tenir et c’est alors que je croise deux néo-zélandais, Brett et sa femme, Sarah, qui ont atterri avec leurs vélos à Rome et viennent passer quatre mois en Europe. On essaye ensemble de contourner l’obstacle en passant par la plage. Cela s’avère impossible ! Brett prend les commandes et je le suis, aveuglément. La route de la mer étant coupée, il n’y a plus que deux solutions. Soit retourner en arrière et prendre le tunnel sous la montagne, en principe interdit aux vélos, soit grimper et essayer, avec l’aide du GPS, de retrouver la route après l’éboulement. Il est probable et même certain que, décidant seul, j’aurais pris le tunnel. Mais cela m’amuse, après tous ces jours de solitude, de me laisser guider et de faire équipe.
On monte à flanc de montagne. C’est très escarpé : on est contraints de finir à pied. Le point de vue est très joli qui surplombe la mer mais comment rejoindre la route qui nous intéresse ? Après des palabres interminables avec deux italiennes dont l’une téléphone même à son petit ami pour lui demander si le chemin est ou n’est pas praticable en vélo, on prend une pistepour finalement se heurter à une grille fermant toute issue : « Propriété privée » ! Décidément, cela devient une habitude ! Le verdict tombe, coupant notre enthousiasme.
Après d’autres palabres toutes aussi rocambolesques par le truchement de Google Translator avec un italien, ouvrier agricole qui habite une maison proche, on dégringole un sentier escarpé et rocheux qui longe les limites de la propriété privée. Je suis obligé d’enlever les sacoches avant, de les descendre en premier puis de revenir chercher le vélo, en le soulageant ou le portant carrément. Au bout de cet exercice périlleux sur quelques centaines de mètres, une piste est là puis la route tant espérée ! Banco ! Mes nouveaux compagnons d’aventure s’arrêtent à Sperlinga. Ils ont réservé une chambre dans une résidence, savourant le privilège d’être deux ! Je plante, quant à moi, la tente dans un grand parking, herbeux et désert, entre route et mer…
La nuit est bonne et je pars de bonne heure. Le jour se lève tôt à présent et l’habitude me revient de faire de même. L’hiver vit ses dernières heures, cet hiver difficile qui m’a vu passer à Paris deux mois, léthargique, dépressif même, en rupture et recherche de souffle neuf, attendant le vélo qui tardait à venir… Tant mieux donc et place au printemps !
J’approche de Naples et la route se parsème de toutes sortes de détritus. De nombreuses prostituées, blanches ou africaines, y déambulent. Des hommes sont là aussi, sans rien faire, du moins apparemment… Les façades des maisons sont défraîchies et au-delà ! Le ravalement était déjà urgent il y a vingt ans. Le gros œuvre de nombreux bâtiments imposants est terminé mais ils restent inachevés. Ils se dressent, tel des ruines précoces. Ce qui donne au paysage une couleur triste, désolé. Personne ou presque, ici, ne respecte les règles de circulation ; les panneaux « STOP » sont bafoués et les feux tricolores, brinquebalants, ne fonctionnent souvent même pas.
Je traverse Naples, sous la pluie. Je ne m’arrête pas au Mac’do, aux abords mal famés. Il y a des bandes de jeunes qui traînent et je me rappelle l’avertissement de l’italien, au camping de Rome. Je ne cherche pas les emmerdes possibles. Je continue donc directement sur Pompéi et c’est l’enfer d’une route faite de grands pavés romains irréguliers et disjoints qui secouent tout du long homme et machine comme vulgaire sac de patates. Vers 17 heures ce 19 mars, je m’installe au camping Zeus, à l’entrée de la ville de Pompéi.
Je fais cette grande étape de près de cent quarante kilomètres, aidé par un bon vent arrière et aiguillonné par les conseils, avisés ou exagérés, reçus de mon voisin au camping de Rome. Le lendemain est jour de repos, de révision du vélo, de lessive et de visite des célèbres ruines.
Et c’est là que je reçois un Whats’app du couple de cyclotouristes croisé lors de ma remontée vers la Hollande à l’automne dernier. Ils organisent un voyage au Népal et me proposent de les accompagner. Proposition fort inattendue et pour moi, étrange, insolite. J’ai depuis longtemps l’habitude de l’indépendance. Si j’étais au courant de leur projet, je ne m’étais pas senti concerné. Alors que je suis parti seul et sans but, une aventure s’offre à partager avec d’autres. Ce n’est pas anodin et je vais prendre le temps d’y réfléchir mais il me semble déjà qu’acquiescer à cette suggestion fait partie de l’errance…
Le temps est mauvais, traversé de grains froids, subits et violents. Je monterais bien au Vésuve pour apercevoir les îles au large mais il est en permanence dans la brume. C’est inutile donc et je me contente de mes souvenirs. En effet cette région, je la connais pour l’avoir déjà approchée en bateau : les îles de Procida et Ischia sont à proximité de Naples.
Et ces îles m’évoquent « Rapière ». Alors que je naviguais ici, j’ai connu le coup de tabac le plus court, à peine quelques heures, mais aussi le plus soudain qu’il m’ait été donné de connaître. Une mer d’huile était devenu blanche d’écume avec une effarante rapidité. De la plage aux sports d’hiver en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ! J’avais même failli passer à la mer en remontant en toute hâte l’annexe que je trainais négligemment à l’arrière du bateau. Et d’autres avaient perdu la leur, emportée par les flots déchainés ! Dans des temps plus maniables, j’aurais bien essayé de récupérer l’esquif à la dérive, comme on s’empare d’un butin de mer mais là, il n’était plus question que de survie…
Des pêcheurs m’avaient pourtant adressé de grands gestes depuis leur bateau, peu avant la tempête, mais je n’avais pas compris leur mise en garde. Habitués tout à la fois aux signes du ciel et au lieu, ils avaient vu venir le coup de tabac et étaient allés sagement se mettre à l’abri de l’île. Je les y avais retrouvés après avoir durement bataillé trois ou quatre heures contre le vent et la mer en furie.
Me retrouver ici me ramène au passé…
J’avais sillonné en solitaire la Méditerranée, Corse, Sardaigne, Tunisie puis les îles Éoliennes, les Lipari au large de la Sicile et de là, rejoint le golfe de Naples pour remonter vers la France en longeant la côte italienne. Et une nuit, tout près justement de ces côtes napolitaines où je me trouve à présent, par bon vent, j’avais eu une belle frayeur. Un cargo naviguait tous feux de navigation éteints et ce n’est qu’au dernier moment qu’il s’était signalé, alerté certainement par l’écho de ma coque sur son radar ! Cela fait une drôle d’impression de voir tout à coup apparaître devant soi, dans le noir de la nuit, l’étrave haute et fantomatique d’un énorme cargo à l’aplomb de sa frêle coquille de noix. J’avais alors longé sa haute muraille à une dizaine de mètres seulement. Cela laisse des souvenirs…
Mais revenons au présent !
Le 22 mars, cinquantième jour après le départ, je quitte Pompéi pour rejoindre Salerno. Il fait très froid à nouveau et j’étrenne les gants que j’avais acheté dans un Décathlon quelconque parce qu’ils étaient en solde (cinq euros), tout en me disant que je n’en avais pas vraiment besoin puisque j’en avais déjà une paire. Sage précaution finalement ! Le vent souffle en rafales glacées, un peu dans tous les sens, le plus souvent de face bien sûr. Il se met à tomber une sorte de grésil et le soir je trouve abri dans une de ces nombreuses constructions inachevées qui parsèment la route. La végétation l’entoure, la grignote et la dissimule déjà un peu. C’est parfait pour la nuit, je serai à l’abri du vent et de la pluie.
Et c’est là que je me loue d’être ramasse-tout !
La tête de balai, récupérée dans les Cinqua Terra, s’avère fort utile pour faire place nette, elle qui me sert aussi déjà à empêcher la béquille de s’enfoncer en terrain meuble. Au cours de la nuit, malgré la protection offerte par les murs et le toit de cette ruine moderne, j’utilise mes deux duvets et ce n’est pas superflu : il fait un froid de canard.
Au matin, je quitte les lieux assez tôt et ce n’est que deux heures plus tard que, jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, je ressens comme un manque, une absence. Je réalise alors que j’ai oublié quelque chose sur le lieu du bivouac : mon bâton de signalisation ! Ce bâton, je l’ai confectionné avec soin en France, sur une aire de repos de la route des Alpes, dans un petit matin glacial. Je tiens à lui à présent ! Il me sert, outre sa fonction de signalisation à l’arrière, de béquille d’appoint et, en cas de besoin, il pourrait aussi servir de repousse-chien. Il est donc très précieux. Je fais illico demi-tour et dévale plus rapidement que je ne les ai grimpés les quelques bons kilomètres patiemment parcourus. Je retrouve mon bâton et, dans la joie des retrouvailles, je le baptise : Edmond !
Nous ré-attaquons la montée, ensemble cette fois, car c’est une véritable étape de montagne que celle qui mène à Potenza et de plus la neige sur le bord de la route est de retour que j’aurais crue définitivement oubliée. Certaines voitures en ont sur le toit un bonne dizaine de centimètres ! Il a neigé sérieux par ici. Je roule sur une petite route et, à un moment, je suis arrêté net. Surprise ! La route est effondrée, elle n’existe tout simplement plus. Il y a un manque, un vide de route ! Sur une cinquantaine de mètres, elle a carrément glissé et le morceau d’asphalte se trouve maintenant dans le cours d’eau en crue, en contrebas. C’est impressionnant de constater cela ! Après reconnaissance topographique, je contourne l’obstacle en traversant un champ d’oliviers qui jouxte ce qui devait avoir été l’emplacement de la route fantôme. Le terrain est en devers, plein d’eau et de boue, délicat à gravir. Ouf, c’est passé ! En fin de journée, j’attaque la montée vers Potenza.
Fatigué, je stoppe à mi-col et je monte la tente en bord de route, sur un redent sans trop de neige, un peu à l’écart. À peine ai-je terminé qu’une petite Fiat, genre caisse à savon comme il y en a beaucoup ici, s’arrête à ma hauteur. L’homme se penche, baisse la vitre du côté passager et j’entends, comme dans un patois familier : « eh que fas… ? ». Il m’invite, sans me permettre de tergiverser, à la « casa », quelques deux cents mètres plus haut…
J’ai appris à ne pas refuser ces invitations impromptues.
Je démonte donc ce que je viens de monter et quelques instants plus tard, je me retrouve devant un feu de bois splendide. C’est un ouvrier agricole. Il me présente à ses patrons, Domingo et Carmen, puis il s’en retourne chez lui. Domingo, le patron et maître incontesté de la maison et du domaine m’offre de manger avec lui, tous deux servis par sa femme. Elle met devant soi un plat de spaghettis énorme, assiette que Domingo avale à toute vitesse. J’essaye de suivre le rythme mais j’ai du mal ! Mon estomac s’est quelque peu fermé sous les efforts répétés au fil des jours. Puis Carmen nous sert une escalope avec des haricots. Habitué à peu, je ne prends pas comme Domingo de pomme en dessert, elle me fait pourtant envie cette pomme, accompagnée de bon pain, mais j’affiche complet hélas !
La télévision marche : des jeux idiots avec présentatrice pulpeuse et à peine habillée. Par taquinerie, Domingo change de chaîne comme gêné que je vois pareille stupidité mais dans un sourire complice Carmen la remet bien vite, elle semble aimer. On essaye de se connaître un peu avec des mots, des gestes, des regards, tout cela devant la cheminée où flambe un bon feu. Il a des oliviers et produit son huile. Il a aussi une fille et une petite-fille. Puis il me montre où dormir : dans le hangar agricole, demi-ouvert, sur des planches disjointes recouvertes d’un peu de paille et d’une bâche à tout faire qu’il apporte. Une petite chienne noire à l’air vif passe la nuit à quelques mètres de moi, se levant parfois pour aboyer à un je ne sais quoi qu’elle a flairé…
Au matin, il vient me chercher pour le petit déjeuner. Carmen nous sert un tout petit café serré du tonnerre, vraiment excellent que je n’ai pas le temps de refuser. Je ne bois plus de café depuis ma rencontre avec la lumière, bannissant dès ce jour-là tout excitant quel qu’il soit : vin, alcool ou café. J’ai même longtemps bu une seule eau chaude, sans rien dedans, puis j’ai reculé devant les commentaires que suscitait mon attitude et j’ai mis de la cassonade en trompe-l’œil puis enfin je me suis mis à boire du thé…
J’ai ensuite droit à du lait sucré avec un nuage de café et des gâteaux. Lui, il trempe le pain dans le lait, directement dans la casserole. Quel régal, cette simplicité ! Carmen sert mais ne mange pas avec nous, hier soir comme ce matin. Domingo cherche maladroitement un bout de papier près de la cheminée puis il m’écrit la route dessus. Il est manifestement inquiet pour moi et il téléphone à la météo pour savoir si la route de Matera est ouverte. Elle est fermée. Je crois comprendre que Carmen me propose d’attendre et de rester. Au moment de partir, Domingo m’accompagne. Seuls tous les deux au hangar, il me fait signe, pouce levé puis on se serre la main. Il me regarde descendre à pied la côte, vélo à la main, comme on regarde partir un ami ou un fils, enfin quelqu’un de cher. Quelle belle rencontre, pourtant presque muette !
J’entame une journée de montagne, avec la neige en bord de route. À Potenza, le « M » haut perché d’un Mac’do déclenche une sensation incontrôlée de joie indicible, tel le réflexe pavlovien. Une longue pose au chaud, quelques courses et je reprends l’ascension vers Matera. Le soir tombe, la neige est partout présente. Je commence à me demander où je vais bien pouvoir dormir quand j’aperçois une toute petite cabane qui jouxte la route. Elle est ouverte, il n’y a plus qu’une moitié de porte. Je prends ma frontale pour voir l’intérieur : c’est parfait ! Un coup de Monsieur Propre, familièrement dénommé Cispéo (c’est ma précieuse tête de balai !) et j’ai juste la place pour monter la chambre de la tente, rentrer mon vélo et installer, suprême luxe, le fauteuil. Un vrai royaume ! Que demander de plus ?
Je fais la grasse matinée et je ne suis prêt à continuer l’ascension que vers dix heures passées. Les conditions sont hivernales, près d’un mètre de neige sur les bas-côtés de la route, un grésil continu, du brouillard et une visibilité approchant la cinquantaine de mètres. Je passe ainsi deux cols, au final ouverts, chacun d’environ mille mètres d’altitude. Puis c’est la descente, en une seule ligne droite impressionnante, vers Matera. Je dévale avec joie. Et, même si toute la journée s’est passée sous la pluie, je ne saurais dire le bonheur qui m’envahit lorsque la brume et la neige laissent place à l’herbe verte des bas-côtés et des champs ! Un émerveillement de prime enfance, d’autant plus goûté et savouré qu’avec la perte d’altitude la température devient de plus en plus clémente…
J’installe mon campement sur le goudron d’une route de service après m’être embourbé dans un marécage de terre collante. Un vrai désastre ! À pleurer ! Il y a des kystes de boue, de part et d’autre des freins, gros comme des ballons de hand-ball. Je passe deux bonnes heures à essayer de retrouver un vélo en état de propreté et de marche convenable et il me faudra m’y reprendre par trois fois pour me débarrasser définitivement du fléau.
Au matin, je reprends mon compagnon de misère encore tout sale et plein de boue. Dans la côte à l’entrée de Matera, j’aperçois deux boutons, neufs, dans leur emballage ! Quelle aubaine ! Je ramasse bien sûr. Je n’en ai absolument pas besoin, je n’ai d’ailleurs pas de quoi les coudre mais, incorrigible, je ramasse…
Il n’y a pas, ici, de Mac’do et je me fais méchamment toiser de la tête aux pieds par le patron d’un snack-boulangerie, jeune homme arrogant, qui me prête de fort mauvais gré la clé des toilettes. Il trouve à redire au fait que je recharge mon téléphone en mangeant certes ses lasagnes mais sans lui avoir acheté de boisson ! Il est vrai aussi que mon look n’est pas fameux et que je garde sur moi et mes chaussures quelques traces de l’épisode d’hier soir dans la boue du chantier… Mais tout de même ! Cela ne me serait pas arrivé dans un Mac’do !
Matera est une curiosité à voir. Son village troglodyte, classé au Patrimoine Mondial de l’Humanité, est vide, déserté, mort. Il apparaît tel une carte postale ancienne, un décor de film. Le soir, après Massafra, je dors en bord de chemin près d’un transformateur, lieu public donc. Je m’éveille avec un rêve très érotique. Désert, tu es plein de pensées parasites, désert, tu es plein de désir de vie… désert, tu es la Vie… !
Chose incroyable, oubliée, au matin le soleil apparaît ! Après tant de jours de froid, de pluie, de conditions difficiles, je ne pensais plus possible que leur inéluctable répétition. C’est dire mon bien-être et ma joie quand les premiers rayons me réchauffent. J’en profite pour flemmarder et faire tout sécher. C’est bon de prendre son temps, tout son temps. Nous sommes le 27 mars et je suis tout prêt de Brindisi. À treize heures, je ne suis pas encore parti tant il y a de choses à faire pour remettre tout en ordre et au sec après ces derniers jours en montagne ! Un gecko me regarde m’activer ainsi toute la matinée très intéressé, semble-t-il, par mes occupations ménagères et avec le soleil les premiers insectes réapparaissent.
Sortie de l’hiver, définitive cette fois… ?
Il n’est jamais bon de se réjouir trop vite et la journée se termine sous la pluie ! Dernière nuit, froide et humide, en Italie, dans un champ, en bordure d’autoroute. Je ne suis qu’à une vingtaine de kilomètres de Brindisi. Au matin, l’humeur est sans entrain, c’est un passage qui est en train de se faire. Passage en Grèce, certes mais aussi vers un troisième mois de solitude et de silence. Silence oui car je n’entends rien du bruit ambiant, même si la circulation est quasiment omniprésente bien sûr. Me revient en mémoire cette phrase des pères chartreux : « Ce que le silence et la solitude du désert apportent d’utilité et de joie divine, ceux-là seuls le savent qui en ont fait l’expérience ».
Au contraire des chartreux, immobiles dans leur élan mais vivants en communauté, le mouvement seul me permet de tenir. Tenir, c’est tenir constant mon orient. Je vis la formule des chartreux : je fuis, je me tais, je prie. Je fuis mais en fait je ne fuis rien et au contraire j’affronte la réalité de ma vie avec le plus de lucidité possible : je pédale à cause et par la lumière qui m’a touché. Je me tais mais je parle en vérité à tous les êtres côtoyés et à tous ceux du passé que j’ai connus et aimés mais à qui je n’avais pas osé dire ma vérité parce que le temps n’était pas encore venu. Je prie sans cesse.
Le seul fait que je sois ainsi, itinérant, est déjà et avant tout prière. La prière du cœur, l’invocation du nom de « Yeschoua » rythme mes journées. Je prie en pédalant. En fait je prie, encore un peu moins que je ne respire, mais beaucoup plus qu’en d’autres conditions de vie plus conventionnelles, plus établies et stables. Mais quelle est la teneur, quel est le sens de ce que j’appelle, par commodité, prière ? Elle est réponse à l’attraction qui s’exerce sur moi depuis l’instant de foudre. Elle est appel à la ressemblance avec celui qui a connu cette attraction avec une intensité inégalée.
L’attraction est celle de la lumière.
Lumière venue d’ailleurs. Lumière qui cherche l’homme. Lumière qui m’a cherché et trouvé. Ma prière est tension vers elle, inconnue, indicible dont je ne sais que l’appel, dont j’éprouve l’attrait. Ma réponse est bien pauvre, je ne peux que me tourner vers elle, m’orienter vers elle, me donner à elle, être tout à elle.
Sans en savoir davantage…
À l’instant où j’écris cela, un rayon de soleil illumine et réchauffe ma cathédrale de toile en ce froid matin. Les préoccupations journalières vont reprendre leur cours, elles sont aussi prière, hymne : démonter l’abri de la nuit, mettre en ordre homme et machine et reprendre la route…
J’arrive à Brindisi sur le coup de midi : dernières courses à Décathlon, dernier Mac’do. Je prends le bateau pour Igoumenitsa ce mercredi 28 mars à 21 heures avec deux jeunes cyclotouristes français, Anne et Maxime, tous deux ingénieurs et tous deux en recherche de sens à donner à leur vie. Ils sont partis depuis sept mois et ils vont jusqu’à Patras. Nous avons une belle discussion approfondie avant de nous endormir, tous les trois, à même le plancher du navire…
3-3/ Grèce
Je débarque en Grèce au tout petit matin et je prends mon temps, celui de vivre, de humer le pays. Sur le port, je me réchauffe aux premiers rayons du soleil. Un homme affable vient me parler. Quand je réponds à sa question sur ma destination, il me dit en anglais : « Passe l’été ici, après tu verras ! ».
Est-ce la sagesse qui passe par cet homme… ?
La journée se déroule bras et jambes nues. Une grande première ! Les grecs sont accueillants et ma première impression du pays est très favorable. Je m’y sens bien. Beaucoup de gens me saluent au passage. Le mécanicien vélo m’offre même une banane : « c’est bon pour le cycliste ! », dit-il avec un grand sourire en me tendant les patins de freins que je viens de lui acheter, moitié moins cher qu’en France ou en Italie ! En traversant vers l’Est, je grimpe dans les montagnes, assez arides mais sans trop cependant. Je commence à chercher l’ombre et à craindre le coup de soleil, soleil qui réveille la vie, le désir, la pulsion. Il y a comme une quête automatique d’harmonie, une fusion macro-micro, une synergie soleil-pulsion. Je fais un bivouac de rêve, un peu avant le sommet. Seul, un chien de chasse portant clochette flaire ma présence et marque l’arrêt. Il repart bientôt, nez à terre, humant ici et là. Chacun son boulot !
Au matin, je pars sans me presser, sous le soleil, en cuissard et tee-shirt, heureux comme un pinson. Il y a de nombreux petits sanctuaires métalliques, érigés sur des tiges de fer, parsemés tout le long de la route. La lampe à huile de certains d’entre eux est allumée devant une ou plusieurs icônes et une réserve d’huile, simple bouteille plastique, est là, en secours, dans le sanctuaire-même. Efficacité avant tout : usage et non vitrine morte. Au sommet, un petit oratoire en dur, de très belle facture, est ouvert, librement accessible, avec icônes, fleurs, lampe à huile et sa réserve. Le tout parfaitement propre, rangé soigneusement. Le silence règne en maître que seuls interrompent le souffle du vent et quelques tintements lointains de cloches de vaches.
Ambiance Mont Athos…
La route, si elle est rude du fait du relief de haute montagne, est bien meilleure qu’en Italie. Il n’y a pas de nids-de-poule. Quelques chiens errants semble parfois surgir de nulle part mais ils ne sont pas agressifs pour autant (pour le moment en tout cas…). Il y a peu d’habitations, peu de villages. Je prends de l’eau au ruisseau avec le filtre MSR pour la première fois. Je trouve ensuite un bivouac bien caché à une vingtaine de kilomètres de Ioanina.
Au matin, devant mon maigre campement en désordre, une pensée monte, telle une évidence, un constat : « Je suis là, Seigneur, Seigneur de la lumière, lumière qu’on appelle Seigneur, lumière qui m’a touché, que je n’ai pu oublié, remplacé, catalogué, je suis là, avec toute ma pauvreté et ma misère d’homme ». Et je repars non sans avoir jeté un coup d’œil dans mon rétroviseur pour voir si Edmond est bien là… Edmond, béquille, bâton de vieillesse autant que de signalisation, repousse-chien, Edmond, je t’aime… !
Je fais les courses à Ioanina : la ville m’affole après toute cette solitude, cette beauté de la route, du silence, de l’itinérance. Il faut retrouver l’attitude de faire attention à tout : papiers, argent, vélo, affaires de vélo… Le temps est en train de changer, le vent souffle, froid, les sommets enneigés ne sont pas loin. Effet bénéfique, il rafraîchit les coups de soleil sur mes bras et cuisses mais, trop violent, il gâche l’ambiance et ne permet pas de savourer l’angélus du soir en ce nouveau bivouac du 31 mars qui ponctue deux mois passés avec Séraphin.
Trois mois d’itinérance passés sur ma Gazelle électrique, d’août à fin octobre dernier parcourant la France et la Hollande, deux sur le Koga, cela fait donc cinq mois que je suis, de pèlerin que j’étais, devenu cyclo-pèlerin !
Entre les deux, il m’a fallu attendre le nouveau vélo et oublier Maël… Le chemin me l’avait donnée, je croyais naïvement que c’était pour m’aider à dire la lumière. Je l’avais cru aussi avec la belle allemande aux lèvres inoubliables : « I don’t understand why there is no woman stuck with you ! », m’avait-elle dit.
Une femme à mes côtés… ?
Elle était partie elle aussi, donnant, par le fait, la réponse à sa question. Illusion, erreur, corollaire du désir, de l’attirance physique, de l’inévitable complétude toujours recherchée. La lumière se vit seul ! Et le désir de l’autre se vit à deux. La lumière peut-elle se vivre à deux ? Qui sait si et comment l’autre – chacun – est porteur de la lumière… ? Bref, joie d’être en solitude avec et par la lumière et joie d’être à deux si l’occasion en est donnée. Joie, joie, joie. Point final !
Le vent a soufflé en fortes rafales toute la nuit, le temps change. La journée s’annonce hasardeuse. Cispéo a passé la nuit avec Lascive. Ce n’est pas une blague de 1er avril, cela lui arrive souvent et il se félicite de l’aubaine inespérée dans une vie de balai. D’accord, cela mérite quelques explications…
Lascive, c’est la toile de mon fauteuil pliant que je range la nuit sur le porte-bagages arrière. Mais ce porte-bagages est aussi la résidence de Cispéo, la tête de balai. Et chaque nuit, en recouvrant la selle et le porte-bagages avec un sac Ikéa pour protéger de la rosée ou de la pluie, je rends ainsi aussi cachées et pudiques que possible les étreintes de Cispéo et Lascive. Cispéo est content à plus d’un titre car il troque ces nuits délicieuses contre un asservissement des plus vils : empêcher la béquille de Séraphin de s’enfoncer dans la terre trop meuble. Une boîte de coca passée sous un camion fait bien mieux l’affaire que lui et il est fort content que je m’en sois enfin aperçu. Cocagne !
Je remets le bonnet de ski de fond ce matin pour protéger mes oreilles de ce vent glacial, puis bientôt, ce sera le tour de la tenue de pluie complète. Grains, averses de grêlons, rafales de vent entre de très rares et courtes apparitions du soleil, tel est le menu du matin. Je suis incroyablement heureux et je ne voudrais pas être ailleurs. Je mange mon bol de riz quotidien, aux amandes et raisins, préparé la veille et ce sous un abri-bus en tôle rouillée qui fait chanter la pluie et, quelques instants plus tard, tambouriner les grêlons. Mes avant-bras sont « profiteroles », chaud-bouillant des coups de soleil des jours derniers dont le froid de la manche du ciré, trempé maintenant par la pluie et glacé par le vent, vient souligner le contraste.
Mais la suite du jour me réserve encore bien des surprises…
Le col est interminable qui passe à Metsovo, je n’arrête pas de monter. Et la neige réapparaît sur les bas-côtés de la route. J’ai les doigts des pieds et des mains gelés et je dois remettre mes gants d’hiver. Des rafales de vent, telles des « willivaws », ces vents qui dévalent les falaises de glace de l’Antarctique, descendent des sommets et me déséquilibrent, m’obligeant à m’arc-bouter sur le guidon. À ma droite, le précipice est en direct, sans vraiment de barrière efficace car cette dernière, si elle existe effectivement, est devenue trop basse à cause des travaux de réfection successifs de la route qui en ont élevé le niveau du revêtement. Près du sommet, le grésil fouette, sous l’effet du vent, mon visage à faire mal. Je n’y vois plus rien et ce que je discerne, je le dois à la visière de ma casquette qui, tête baissée, est ma seule protection.
Une cabane en tôle, providentielle et toute déglinguée me permet de m’abriter d’un grain encore plus violent, fort heureusement de courte durée. C’est alors qu’un homme surgit de nulle part ! Sorti en fait d’une voiture que je n’ai ni vue ni entendue : « Are you OK ? J’ai pris des photos de vous ! Je vous les envoie ! ». Je lui griffonne, dans le vent et la pluie, mon mail sur un bout de papier…
Quelle surprise ! Quelle ironie ! Je suis là, dans des conditions extrêmes, voire limites pour moi si elles devaient perdurer et une sorte de Zébulon tire de son chapeau la photo-souvenir ! A-t-il perdu ce bout de papier ? A-t-il négligé de faire l’envoi promis ? Est-il mort ? Je ne recevrai jamais rien… Dommage car un souvenir de ces conditions dantesques ne m’aurait pas déplu.
Je repars lors d’une accalmie et le grésil violent du sommet se transforme dans la descente en neige féerique rendant la route toute blanche. Je veux m’arrêter pour manger et dormir car je suis vidé mais il n’y a pas d’endroit propice. Enfin elle cesse, le soleil apparaît, dévoilant un nouveau paysage plus doux, plus sylvestre. Que de changement après le décor lunaire et fantomatique que je viens de traverser !
J’aperçois bientôt en bord de route un rassemblement de personnes : des jeunes qui jouent au foot, des jeunes filles qui saluent et sourient. Bonheur de la création : que c’est bon de vivre, passant… ! Je continue encore quelques temps, sous le soleil rasant, ayant retrouvé un peu de force puis j’établis le bivouac sur un nouveau sommet, moins enneigé. Il se met à pleuvoir sitôt la tente montée et je me couche, trop fatigué pour avoir faim et n’ayant ni l’envie ni la force de mettre en route la popote…
Rideau !
Seuls, les rayons du soleil matinal illuminant ma cathédrale de toile réussissent à me faire sortir de mes deux duvets. Je déjeune copieusement, je fais tout sécher, puis je m’occupe de Séraphin : changement des patins avant, nettoyage des freins arrière et de tout le vélo, entretien de la chaîne… Je lui refais la beauté que je peux et je le fais doucement. Il est 15 heures passées quand j’ai terminé, aussi je décide de rester une deuxième nuit sur place.
L’endroit est magnifique. C’est une prairie au milieu des bois avec vue sur les montagnes alentour qui font valoir, comme de nouvelles mariées, leurs sommets enneigés. Je pars chercher de l’eau, point délicat. Je ne trouve qu’une flaque, suffisante pour me laver les mains salies par la mécanique. Ce n’est pas grave, on fera à l’économie jusqu’à la prochaine source rencontrée. C’est un moment de solitude immobile, différent de celui des jours précédents que je goûte là. Il n’y a que le silence, le bruit du vent parfois et de temps à autre, au lointain, un moteur de tronçonneuse ou une rare voiture. Le temps est radieux, ciel sans nuage, l’air immobile.
C’est mon Athos à moi…
Un chien de chasse avec une clochette vient faire son déjeuner de mon étron matinal. Recyclage… Son promeneur de maître arrive après et m’adresse un salut, de loin, rompant ainsi mais si peu, cette complète solitude de deux jours. Je m’offre le luxe de prendre un bain de soleil intégral, là, au matin, sur ces hauteurs. Quel bonheur, quel pied de fixer ainsi la vitamine D ! Bien sûr, la caresse du soleil éveille la pensée vagabonde…
Ne rêve pas, crétin !
En descendant le col, je trouve bien vite une fontaine puis je fais un détour par un village qui se trouve sur la route, Kipourio. À l’entrée, sur le chemin même, deux hommes sont là, chapelet à la main, qui parlent et prient ou prient et parlent, je ne sais lequel des deux verbes il faut mettre en premier. Bref, ils prient en parlant ou parlent en priant. Peu importe. Au milieu du village, en plein sur la route, une quinzaine de personnes âgées, habillées de sombre, discutent âprement devant le seul lieu de convivialité ouvert, le café du village. Une femme toute en noir et toute en rides est assise sur une chaise. Je n’ose m’arrêter, barrière de la langue et timidité coutumière obligent. Dans ces cas-là, comme dans bien d’autres, j’aimerais être deux, pour profiter de la force ou de l’élan de l’autre.
Une femme, debout à son balcon, me salue. Plus loin, un homme klaxonne en m’adressant un grand bonjour. J’aime cette Grèce des montagnes, sa simplicité, sa rudesse, ses étendues inhabitées, son accueil, son silence. À Grevena, je fais les courses nécessaires. Au supermarché, le caissier m’offre le chocolat qu’il a vu me faire envie, une sorte de très gros Ferrero rocher ; à la boulangerie, la jeune femme arrondit le prix, me voyant chercher maladroitement la monnaie et, calée dans un coin de la devanture, me regarde partir, intensément… Le voyage ou le voyageur fait naître des rêves dans les yeux de ceux qui le regardent passer, eux qui restent immobiles.
Je trouve une gomme neuve, sur une route de pleine campagne. Que fait-elle là ? Je ramasse, bien sûr ! Loublie, c’est son nom de baptême, rejoint illico, dans la sacoche de guidon, les deux boutons neufs trouvés à Matera. Je n’ai nul besoin d’une gomme, pas plus que des boutons mais elle, elle a besoin de moi. C’est sûr ! Quel avenir pour elle sur la route sinon des pneus assassins qui la souilleront ?
Nous sommes donc désormais sept à bord, trois couples et un solitaire : Nadège et Séraphin, étroitement soudés l’un à l’autre comme un bidon à son vélo ; Lascive et Cispéo, dont les amours torrides défraient quotidiennement la gazette locale et rendent fou le solitaire de la bande ; Edmond et Loublie, à jamais liés l’un à l’autre par un incompréhensible coup de foudre platonique, lui toujours sentinelle à l’arrière comme un bâton de signalisation se doit de l’être et elle plantée à l’avant, prête à effacer ce qui se doit de l’être également ! Devinez qui reste sur le carreau, esseulé et jaloux… ?
Le paysage change. Perdant de l’altitude, les montagnes sont plus douces qui semblent de loin complètement chauves, pelées. Elles sont en fait revêtues d’une maigre végétation d’épineux ou de résineux de basse taille. Le bivouac devient plus difficile à trouver, moins intime et je mets longtemps à me décider. Ce sera à l’entrée d’un champ. Je monte la tente à la nuit, entre l’ancienne route nationale dont je longe le tracé et l’autoroute au loin dont j’entends le tintouin. Je dors mal, j’ai vu un pick-up passer lentement, probablement le paysan, propriétaire du champ. Peut-être bien que je me fais le film… mais ce simple fait, ce supposé regard observateur me dérange et me met mal à l’aise.
Pourquoi ?
Je ressens à nouveau ce soir cette insécurité de l’errant, éprouvée avec acuité en Italie et que j’avais oubliée ici, en Grèce. Et la nuit n’est pas vraiment sereine. Le paysage a changé trop vite, me faisant quitter, comme à regret et en trop peu de temps, ces montagnes perçues comme idylliques. Elle est de plus très froide, il gèle vraiment alors qu’ayant perdu de l’altitude je croyais profiter de températures plus clémentes. De plus, hier soir en fin de journée, j’ai eu pour la première fois une alerte au genou droit. Je repense à l’homme qui m’a accueilli à Igoumenitsa : « Passe l’été ici, après tu verras… ». Plus qu’un bon mot, il y avait de la sagesse dans son propos.
Je suis sur le vélo au lever du jour, frigorifié et il me faut longtemps pour me réchauffer. Je profite d’une halte, du soleil revenu pour faire tout sécher et même me raser. J’ai trop attendu pour me couper les cheveux moi-même, plus de deux mois. Dommage ! Il me faudra une aide. J’arrache Lascive à ses rêveries de la nuit et je la remets dans le droit chemin, c’est à dire sur l’armature du fauteuil pliant et c’est avec un brin de joie sadique que je pose mes fesses dessus. Au plein soleil de midi, je savoure ainsi le déjeuner qui me redonne des forces.
La route court maintenant le long de plaines monotones puis se faufile, coquine, dans la moiteur de beaux mamelons dénudés. J’y passe la nuit. Ô solitude que pour rien au monde je ne quitterais, tu as parfois des ardeurs autres ! C’est ainsi et c’est bien ainsi. Il me vient parfois comme une angoisse, pourtant : vais-je avoir la force de continuer ? Au matin, l’orchestre des oiseaux est là qui me réveille et redonne confiance. Je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir et je me suis découvert des forces incroyables. Le périple déjà accompli n’était pas de tout repos par le relief et les conditions climatiques. Il en aurait rebuté plus d’un. Mais je suis parti pour mourir en chemin, quelque chose lâchera et je ne dois pas m’alarmer d’une insuffisance. C’est dans l’ordre des choses.
Où… ? Quand… ?
Comme en réponse, c’est à une véritable étape de montagne que je suis convié. Le mamelon où j’ai dormi en cachait un autre, plus altier. Et au sommet, je fais la connaissance de Tzellos, un cycliste grec, le premier que je vois, ils sont très rares, me dit-il, le pays étant trop chaud la plupart du temps pour la pratique d’un tel sport. Il habite Kozani et est professeur d’économie. Il m’offre son sandwich, que je ne peux refuser sans risquer de froisser. Belle rencontre ! Il m’apprend que les sanctuaires, disposés ça et là tout au long des routes, sont en fait des mémoriels d’accident. Ce qui explique que parfois il y en ait deux ou trois, à côté l’un de l’autre. Je me dis que j’aurais du peut-être faire un bout de route avec lui, tant était grande sa gentillesse, en l’accompagnant dans sa visite d’une église proche, pas tout à fait sur le chemin toutefois. De toute façon, il retournait en arrière ensuite.
Cela me fait goûter un peu de l’amertume que l’on ressent toujours face à l’incomplétude de ces rencontres fortes que l’on aimerait prolonger. Les échanges, toujours rares et brefs, sont l’essentiel de la vie d’itinérant. Ils restent esquisses inachevées. Savoir les apprécier pleinement dans leur éphémère durée est un apprentissage. On y laisse toujours un peu de soi.
En le quittant, à partir de là, je ne connais plus que descente et terrain plat ! J’ai mis, depuis deux jours, la pédale douce, essayant d’écouter mon corps et ses signes de fatigue. La rencontre, chaleureuse, me fait du bien. Je prends conscience que je n’ai parlé avec personne depuis ma traversée sur le ferry avec les deux jeunes gens, une semaine plus tôt. Ainsi s’expliquent probablement les délires que j’ai tenu sur les couples qui se sont formés à mon bord et à mon insu…
J’apprends à flâner un peu à Veria, kebab, courses et, dans la foulée, l’esprit relâché, peut-être trop, je perds mes gants spécial vélo, acquis en cours de route dans un quelconque Décathlon italien. Je fais demi-tour mais je ne trouve rien. Et de trois, cela fait trois gants de perdus depuis le départ ! Je considère que leur perte signifie que je n’en ai pas besoin.
Le soir est paisible, sans un souffle. Angelus…
Bivouac dans un champ d’arbres fruitiers. J’entends des chants, c’est le jeudi saint de la Pâques orthodoxe. Un tracteur travaille derrière une haie, au loin. Je coupe en deux et sans hésitation aucune mon premier scorpion, plutôt que de le retrouver dans le sac de couchage et je m’endors, bercé par les chants. Au matin, il pleut et il n’est pas huit heures que je suis déjà sur le vélo, selon la dure loi du bivouac. Je n’étais pas dans une friche, un territoire libre comme la nuit dernière, mais dans une plantation et je ne peux me permettre de traîner. Tout est bien. J’éclate mon premier moustique gorgé de mon sang, le salopard ! Puis je fais le yoga matinal en m’habillant et en rangeant tout le matériel, à quatre pattes sous la tente.
Gymnastique quotidienne et obligée…
Il pleut faiblement, la route est plate à présent et je suis content de pédaler sans trop d’effort. Je passe à Chalcédoine, nom qui m’évoque ce lieu où les hommes ont débattu avec passion de la nature vraie de l’homme de Nazareth. Si c’est bien ici, l’endroit a perdu toute trace de la hauteur des débats. Il est quelconque. Vérification ultérieure faite sur Internet, Chalcédoine était un quartier de Constantinople, devenu Istanbul, en Turquie.
À Thessalonique, je m’arrête et prends le temps de me faire raser le crâne. Il fait trop chaud. Au moment de payer, le patron qui s’est lui-même occupé de moi me dit : « C’est pour la maison ! ». Incroyable ! Il m’a rasé, lavé les cheveux, massé le crâne avec de la pommade. Une cliente, à l’écoute sur le fauteuil d’à côté pendant toute l’opération, me demande combien de temps je reste à Thessalonique : « Je ne fais que passer », lui dis-je. Une autre réponse, plus diplomatique et plus maligne donc, aurait certainement engendré une invitation à dîner. Elle et son mari, absent pour le moment, auraient été ravis d’entendre le récit de mon épopée, dit-elle. Ces grecs sont vraiment des gens simples et hospitaliers. Mon impression première est confirmée.
Plus loin, je vois sur la devanture d’une salle de gym : « Fit is not a destination, it’s a way of life ». Et l’idée me traverse immédiatement de remplacer « Fit » par « Cycling ». Oui, l’errance en vélo est un mode de vie…
Avec le crâne rasé, je ressemble maintenant à un véritable bonze, j’entre en religion, celle du nomade pour qui l’entretien de sa personne doit être minimal. Je ne trouve, quittant Thessalonique à la nuit tombée, qu’un squat à l’arrière d’un bâtiment commercial abandonné et, dans ce décor lugubre de quartier en déshérence, je fais un repas du soir somptueux avec moussaka et bol de riz au chocolat !
Et revient la question : où aller ? Continuer sur Istanbul ? Descendre sur Athènes et flâner en Grèce ? Ce pourrait être la voie médiane, aller au Mont Athos dont je découvre, rendu où je suis à présent, la proximité. Cela me permettrait de prendre le bord de mer que j’espère plus plat. Je suis usé par tous ces dénivelés traversés. La nuit a été pluvieuse et je n’ai été que partiellement protégé de l’eau qui dégoulinait du toit. Quel changement d’ambiance radical : du salon de coiffure bon chic bon genre au squat sordide !
À Exochi, un petit village au-dessus de Thessalonique, alors que je suis en plein effort dans une côte, un homme m’interpelle de sa place de serveur dans un snack : « Where do you from ? – France ! – Come in ! ». Interpelé ainsi, je ne peux que m’exécuter et Georges – c’est son nom – m’offre un pain puis une, puis deux, puis trois parts de feuilletés divers… Il ne s’arrête pas ! Il est admiratif mais il me prend quand même pour un « crazy », un fou et il me le dit !
Au sortir du village, la descente est longue et raide. J’aime la vitesse, je freine rarement en descente si la route le permet. Je suis confiant en mon matériel. Je n’ai pas lésiné sur le prix et j’ai acheté le meilleur, tant pour le vélo que pour l’équipement. Privilège de l’âge, d’une vie qui se termine. Un peu plus tard, roulant à allure normale sur le plat, j’entends comme un clic. Je baisse les yeux et constate avec stupeur que la sacoche avant droite commence à s’arracher. Une des trois vis de fixation de l’attache supérieure manque. Le clic, c’est le bruit qu’elle a fait en tombant sur les rayons puis sur la route. Je m’arrête et retourne en arrière. J’invoque saint-Antoine et l’incroyable se produit : je retrouve la petite vis quelque cent mètres plus haut !
Je n’avais pas pensé à invoquer le saint pour les gants. Dommage ! Il doit rigoler… Je répare, ne pouvant m’empêcher de penser que si la sacoche s’était arrachée dans la grande descente, c’était le vol plané terminal assuré ! J’étais pourtant absolument confiant dans mon équipement et sa réputation. Il me faudra mettre un point de colle ou vérifier souvent le serrage des vis de fixation.
J’arrive enfin au bord de l’eau, en mer Egée, à Nea Kallikratia, station balnéaire classique. C’est bon de retrouver le soleil, l’eau, la brise marine, les gens qui déambulent. Au soir paisible, je fais halte dans un champ d’oliviers. Angelus… Mais les moustiques passent à l’attaque ! Pour me protéger d’eux, je rentre vite dans la tente, confiant Lascive à Edmond et bonne nuit !
Je m’interroge…
Je passe maintenant pas mal de temps à écrire, tous les soirs ou presque ce journal. Est-il prière ? S’il ne l’est pas, il n’est rien. J’ai vu ce jour, du coin de l’œil, un homme, au look reconnaissable de prêtre orthodoxe, qui allumait les lampes dans un des sanctuaires placés en bord de route. C’est sa prière ? Sa fonction ? Peut-être les deux, je l’espère pour lui. Ma fonction est de passer. Point final. C’est ma prière aussi.
« Laissez-vous traverser par Dieu », écrivaient les sœurs de Bethléem dans leur dernière lettre de Noël que j’avais reçue à Paris cet hiver. C’est fait, la lumière m’a traversé et de quelle manière ! Il ne me reste plus à présent qu’à traverser moi-même. Traverser quoi ? La vie, le temps. Comment ? En traversant l’espace. Devenir passant, nomade, c’est la seule issue pour moi, la seule réponse possible.
Car c’est bien dans l’enceinte du monastère du Thoronet que la foudre est tombée. C’est bien là, le samedi 17 avril 1999, vers six heures du soir, avachi sur une chaise dans les tribunes du fond de l’église désertée, les yeux fermés, c’est bien là que ça s’est produit. Ça… ? Le rond de lumière dans ma poitrine, l’homme qui marche dans cette lumière, dans un paysage désertique mais réel. Est-ce Dieu qui a traversé, pour reprendre l’actuel message des soeurs ? J’étais revenu sur les lieux une quinzaine de jours après. Sans idée, sans but. Perdu, hébété, encore sonné, KO debout. Le monastère était fermé, j’étais là devant la grille close, hagard, déboussolé. J’étais là, je revenais sur les lieux, comme un assassin sur ceux de son crime. Soeur Brunnen, cette moniale que j’aurais tant aimé comme compagne mystique tant sa beauté et son accueil m’avaient bouleversé, était alors mystérieusement apparue. Elle me fit entrer dans l’enceinte monastique et là, sous les oliviers de l’entrée, je lui fis part de ce qui m’était arrivé. La supérieure du monastère, est survenue à ce moment-là. Je me suis senti obligé de répéter. Ni l’une ni l’autre n’ont su quoi dire. Mon chemin reste incompris et solitaire. Même elles qui ont consacré leur vie à l’ailleurs ne peuvent ni comprendre ni admettre. Leur silence est éloquent. Il est la seule réponse. Mais cette parole, ce secret échangé ce jour-là a laissé en moi comme une attente, le sentiment d’une impossibilité d’être stérile…
Depuis le 19 mars, à Pompéi, je n’ai pas pris de douche ni lavé mes vêtements. Il me faudra chercher un camping. En attendant, je bivouaque et trouve au menu de la nuit : bruits de voitures, coups de fusil et feu d’artifice. Car à minuit, Christ est ressuscité ! Telle est ma nuit de cette Pâques orthodoxe en Grèce. Ma pensée, au matin, est biblique : « Donne-moi une aide, Seigneur, sinon je n’y arrive pas ! ». Pour l’heure, je fais face à une attaque frontale de moustiques très agressifs, je monte le bivouac et je mange tout ce qui me reste : cinq barres de céréales trempées dans du Mérenda, le Nutella grec.
Et rideau !
Le lendemain, à Marmaras, je peux enfin faire quelques courses chez des commerçants bougons. On est loin de l’accueil des grecs de l’intérieur. Comme partout dans le monde certainement, les commerçants des lieux touristiques n’attendent que l’argent du client. Leur sourire coûte cher. J’ose, poussé par la faim, m’attabler dans un restaurant face à la mer et goûter une délicieuse assiette de kebab. La serveuse parle français, ce qui facilite les choses. Je fais néanmoins usage des trois mots essentiels de grec appris avec soin avec Tzellos : « kalimera, eufraristo et yassas » (bonjour, merci, au revoir).
Puis je trouve, après quelques essais infructueux un bivouac de rêve, en bord de mer, dans une toute petite crique, en face du Mont Athos. Une mare proche me donne d’entendre grenouilles et crapauds qui s’en donnent à cœur joie. En face de moi, séparés par un bras de mer, trois mille moines orthodoxes prient sur le monde. Ils ont sans cesse la prière du cœur aux lèvres. C’est celle que j’exprime dans l’effort de mes jours. Inscrite dans mon souffle, je lui donne ce sens si particulier : « Fais de moi ce que tu es ! ». Suis-je parjure ou au cœur du cœur ?
Peu importe, je suis…
Le mont Athos, vu du bivouac, ressemble à la proue d’un navire. Son sommet de plus de deux mille mètres est étrave face à la mer. Il semble tête de pont vers l’au-delà, cet ailleurs dont les moines se tiennent prêts à partir à l’abordage. C’est beau de voir cela. Le timon de la grande ourse est pointé sur l’Athos, comme un repère de plus. Plus tard dans la nuit, un bruit de navire – deux sons de cloche – me pousse à mettre le nez hors de la tente et, juste à ce moment-là, une superbe étoile file en direction de l’Athos ! Ces deux signes du ciel semble désigner l’Athos comme étant signe lui-même…
Au matin, farniente et bain de soleil intégral pour fixer partout la vitamine D. Possible que je sois dans l’erreur, intégrale elle aussi… Je ne pars pas à l’abordage, je suis. L’ailleurs n’est autre que moi-même, d’où le farniente, le laissez-faire, le laisser-être.
Je n’ai pas fait, comme les moines, vœu de pauvreté. Ce serait faire injure au système économique qui m’a permis de vivre et qui, par le biais du régime des retraites, me permet de pouvoir accomplir l’itinérance.
Je n’ai pas fait vœu de chasteté, ce serait faire injure à la moitié de l’humanité (facile, d’accord !). J’aime le mystère que représente la complétude homme-femme. Il m’attire. J’aime les femmes. Se peut-il que ce soit dans la négation de la pulsion sexuelle que réside la solution, la pureté de l’élan vers l’ailleurs ? Ce serait alors comme sauter une classe, être précoce, en avance dans le grand devenir de l’évolution vers l’homme-lumière. Je ne suis pas surdoué. Les errements visibles et maintenant trop connus dus à cette position poussent à l’humilité et à l’acceptation sans fard du désir et de la pulsion sexuelle. Il se peut aussi que la chasteté ne soit que refus d’obstacle et qu’au contraire le chemin de l’évolution soit de tendre vers l’harmonie de cette complétude des regards masculin et féminin. Vaste sujet…
Je n’ai pas fait vœu d’obéissance, sinon à ce qui me guide : la lumière. Folie que de penser et d’écrire tout cela, ce soir, sous ma cathédrale de toile et sur mon téléphone portable.
Folie oui, mais que c’est bon d’être fou…
Je me gave de soleil après tout ce temps passé dans le froid et l’effort. Mon errance n’a pas de but autre que celui d’errer, d’attendre la mort, debout, d’espérer, sans le précipiter pour autant, le passage, la joie. Je continue le tour de la péninsule qui, loin d’être une partie tranquille de manivelles, constitue encore une étape de montagne. En comparaison, cela à voir avec la Corse. Ça monte et descend en permanence !
Cette région de Grèce est une région touristique. Même endormie en début de saison, j’y suis comme un intrus. Je ne suis pas touriste, je ne voyage pas, je ne visite pas. Cette péninsule de rêve n’est pas mon itinérance. Seul le besoin de souffler m’a poussé à passer par ce bord de mer que j’imaginais plus plat. Je ne regrette rien. Dormir dans une crique déserte en face du mont Athos est une expérience. Pour ce qui est de souffler, j’ai soufflé, oui, mais dans l’effort ! Peu importe, je retrouve maintenant la Grèce de l’intérieur et avec elle le sourire des commerçants.
Une pensée me vient : jamais je n’ai autant mérité le nom d’homme. Non, bien sûr, pour l’exploit physique ! Pour cela, je remercie seulement la vie de me donner la force musculaire et mentale d’accomplir ce périple. Mais le nom d’homme se mérite par sa proximité avec le divin. Je n’ai rien d’autre à me préoccuper que de cela. Je me suis allégé au maximum, du moins le maximum de l’instant présent. Folie du propos bien sûr, ne pouvant être tenu qu’à l’intime…
À un sommet, je trouve un oratoire, avec table et fontaine. J’en profite pour faire une halte : repas, lessive et brin de toilette après trop de jours d’abstinence. Je m’assoie à l’intérieur de l’oratoire. La bougie est allumée, un parfum d’encens flotte. L’environnement favorise la plongée au profond de soi. Mais je ressens le même appel au-dehors. Je pédale autant dans la constance des profondeurs que sur la route. L’effort est prière, la vie est prière. Le soir est paisible, angelus. Merci ! Eufraristo !
Être l’homme eucharistique, l’homme qui remercie…
Avant de partir, j’avais lu « l’idiot » de Dostowieski, par identification avais-je dit à la libraire qui me questionnait sur mon intérêt pour ce livre. J’en ai retiré une prescription, une leçon d’être : ne jamais se départir de sa bienveillance. Et je veille à me le rappeler chaque jour. Ce n’est pas gagné d’avance, compte tenu de ma personnalité, parfois plutôt rêche et rugueuse. Mon regard sur le monde, sur les gens est-il assez bienveillant ? Il faut reconnaître la difficulté de la bienveillance : être prudent comme un serpent, candide comme une colombe et ce, dans une humeur égale, souriante où « il est poli d’être gai »… De plus, il faut tenir à distance ce que l’on veut pour soi-même, se garder de toute manipulation de l’autre, de tout égoïsme. La bienveillance, si elle s’applique à soi, est avant tout pour l’autre. Bien veiller : avoir le regard, le geste et la parole juste. Si j’ai cette attitude alors soi et l’autre deviennent identiques. Alors « je est un autre ». C’est en somme toute la difficulté du « bien » vivre dans le monde…
Le soleil illumine ma cathédrale et il est temps de vivre, nez dans le guidon, prière au souffle. Vivre le jour tel le papillon de nuit, sans cesse attiré par la lampe qui brille… Mais ce ne sont pas des papillons qui m’accompagnent ce sont des petites mouches attirées par la sueur qui perle de ma peau. Pour éviter ce désagrément, j’en suis réduit à utiliser la moustiquaire de tête. Dans l’après-midi, je rejoins la côte et sa route plate qui file vers Alexandroupoli, dernière ville grecque avant la frontière.
J’établis mon bivouac en bord de mer, au coucher du soleil, parmi les marguerites et les coquelicots. L’endroit semble de rêve ! Je suis heureux. Hélas, il faut des troubles-fêtes et il y en a : les moustiques, les rusés moustiques et aussi les chiens, les stupides chiens ! Ils aboieront toute la nuit, rendant celle-ci difficile et agitée. Et au tout petit matin, cerise sur le gâteau avant que le soleil ne se lève, des pêcheurs viennent bruyamment poser leurs filets juste devant l’emplacement que j’avais dit de rêve : depuis quand, bon sang, les marguerites et les coquelicots servent-ils d’amer ? A moins que ce ne soit la tente ou moi-même qui remplisse ce rôle ? Bref, le teuf-teuf des moteurs diesels et les échanges entre pêcheurs me réveillent nauséeux. L’alarme qui a sonné une grande partie de la nuit parachève l’affaire et range définitivement la nuit dans le grand livre des « Nuits à oublier » !
La journée qui suit est terne, sans rien : ni beaucoup de prière, ni beaucoup d’énergie. Un fait remarquable cependant : j’ai l’occasion, très rare en Grèce, de saluer quelques cyclistes et de voir mes premiers baigneurs du côté de Kavala, en bord de mer. Beaucoup de moustiques encore au bivouac ! Nuit pleine, lourde du sommeil à rattraper de la précédente.
Au matin, départ de bonne heure avec un constat : je vis comme si je n’avais pas le droit de vivre ! Je n’ai pas de moment de relâchement dans ma quête. Elle a pris la forme d’un pédalage effréné. Pourquoi ne puis-je pas rester, comme un sage qui a vu la lumière, immobile et tranquille, aidant les autres, si cela est donné, par sa seule présence et immobilité ? Est-ce un leurre que cet image d’Épinal du sage assis tel un Bouddha ou simplement un stade que je n’ai pas atteint, une réalisation qui n’est pas pour moi ? Je me demande même si finir dans une maison de retraite ne serait pas faire acte d’humilité : un pauvre parmi les autres.
La journée est longue, la route facile. Le paysage change, plus aride. Au soir, je mets du temps à trouver un bivouac et, après un essai infructueux pour cause de tracteur travaillant dans les champs avec les phares allumés, je me remets en route et ne m’arrête qu’à la nuit noire, en bordure d’un champ de blé. Le jour n’est pas levé que j’entends la première prière musulmane de la journée qu’amplifient des haut-parleurs. Je suis râpé, décapé. La folie et l’âpreté de ma démarche me dénude.
Je me mets en route et je fonce, sans plus penser…
Il arrive qu’une tortue traverse la route ou bien se prélasse sur le goudron chaud. Des bergers gardent les troupeaux de moutons ou de chèvres, parfois père et fils, le métier se transmet. Un fort vent de face m’attend sur la route qui mène à Alexandroupoli, au grand dam de mes bras et jambes. C’est un dimanche, ce 15 avril. Je m’installe au camping municipal pour attendre demain l’ouverture des banques afin de me procurer quelques livres turques, avant le passage de la frontière.
Je retrouve là l’usage de la parole avec deux jeunes allemands, Stephie et Dominik, en camping-car, qui me prêtent un accu portable. Je peux recharger, pour la première fois depuis trois semaines, téléphone et batterie et ce, confortablement installé sous la tente. Leur gentillesse m’évite d’avoir à faire le guet devant les toilettes, seul endroit à posséder des prises électriques. Et je prends enfin ma seule douche grecque…
Le matin, je repars avec un fort vent de face qui dure toute la journée ! Je n’ai pu faire de change à la banque, ils n’ont pas eux-mêmes de livre turque et je ne pourrais obtenir de la monnaie locale que dans le pays lui-même. Les temps changent. C’était autrefois une précaution à prendre que de se munir de devises avant de rentrer dans un pays. Alors que je me repose sous un abri-bus, une femme s’arrête, baisse la vitre et m’offre une banane : « Eufraristo – Parakalo ». Merci ! De rien ! Merci, merci, merci… Quelle merveille dans la simplicité !
Pas belle, la vie ?
Un homme vient vers moi. Il a obtenu, hier, son brevet des deux cents kilomètres en vélo. Il en est tout fier ! Il me demande mon parcours, mon âge et me félicite, me souhaitant : « a safe trip ! », un bon voyage. C’est vrai qu’ils sont nombreux à klaxonner pour saluer, nombreux à me croiser, pouce levé ou même pour l’un d’eux applaudissant carrément des deux mains au-dessus du volant, alors que je sue sang et eau dans une montée. C’est sympathique mais ce n’est pas l’essentiel pour moi, je ne fais pas un exploit, je ne relève pas un défi : je ne sais pas ce que je fais. Voilà le fait.
Je suis en errance.
3-4/ Turquie
Je suis maintenant rendu à la frontière turque.
Et j’attends patiemment dans une file de véhicules. Je connais à nouveau ce que j’ai déjà vécu dans mon enfance pour aller en Espagne ou en Andorre : les postes-frontières. Douane grecque, police grecque, no man’s land, police turque, douane turque. C’est bon, je suis passé ! Me voilà sorti de l’Europe, du moins de l’Union Européenne…
Un tracteur me dépasse, tirant une charrette. Il y a deux jeunes adolescents assis derrière, les jambes dans le vide. L’un d’eux fait mine de me lancer une pierre…
Au soir, je m’arrête à la nuit, en bordure de route. Je crois être tranquille, assez bien dissimulé et voilà un troupeau de moutons, surgi de nulle part, qui déboule à trois mètres de moi. Les bêtes sont surprises, moi aussi et le berger qui arrive de même. Quelques mots, un sourire et ils vont leur chemin…
Le lendemain, ce sont des kilomètres d’une route droite mais bosselée qui m’attendent. Ça monte et descend sans cesse. Je m’arrête à Tekirdag pour retirer de l’argent directement au distributeur. Merveille, le distributeur communique en français ! Ainsi donc, je m’étais fait inutilement une montagne du fait d’obtenir des livres turques. C’est en voyageant qu’on apprend à voyager…
Je circule au hasard dans les vieux quartiers de la ville et j’entre dans un boui-boui prendre un kebab avec un coca. L’employé est sympathique, curieux de mon périple et il dit m’offrir le thé mais, au moment de payer, c’est le patron, méfiant et hostile, qui passe derrière la caisse. Il me rend la monnaie et comptabilise le thé. Il n’y a pas de quoi s’offusquer. Il m’avait demandé auparavant, suspicieux et revêche, combien coûtait ma bicyclette et j’ai bien l’impression qu’il a hésité à m’arnaquer davantage en me rendant la monnaie mais que, sous le regard de son employé, il s’est ravisé.
Plus loin, je me repose près d’une maison en chantier. Deux ouvriers en sortent et m’invitent à prendre le thé : un grec de trente-neuf ans, un syrien de trente et un ans et moi, français, vieil homme. Mis dans le même sac que les américains pour leur action en Syrie dans la lutte contre Daesh, je comprends vite n’avoir pas bonne presse ici, en tant que français. Étrangers les uns aux autres, nous sommes réunis sur les abords de ce chantier…
Aujourd’hui, 17 avril 2018, dix-neuf ans jour pour jour après la vision, à l’heure près, je reçois ce signe fort de la fraternité. Le voilà, clair, simple, brut : être ensemble, se sentir d’un même bateau. Voilà ce que nous ressentons confusément tous les trois. Avant de prendre le thé, je vois le Syrien, tourné vers la Mecque, faire ses prières. La barrière de la langue empêche la communication. Pas de mauvais anglais possible, ne reste que la langue des signes, des sourires, des regards. Je n’ai jamais été doué pour comprendre et pratiquer le langage des signes. Mais le sourire ne connait pas de frontières.
Ces hommes sont bons, ils ont le regard clair, limpide, sans malice. Ai-je été à leur hauteur ? Non. Ai-je été suffisamment bienveillant ? Non. Je ne pense pas avoir été à la hauteur de la situation. J’aurai voulu mieux exprimer ma fraternité, mieux dire la lumière que nous sommes tous, musulman ou chrétien. J’aurais voulu que cesse la guerre pour que le Syrien retourne dans son pays dont il a manifestement la nostalgie. J’aurais voulu… sauver le monde. J’ai mal au monde.
Ce n’est pas une bicyclette que j’ai, c’est un vélo certes mais aussi une maison pliante et surtout un mode de vie. Voilà la réponse à faire face à la demande de son prix. Ce faisant, j’habite le monde avec peu, le strict nécessaire et je rencontre mes frères. Comment puis-je mieux exprimer la fraternité que par ma démarche ? J’avoue ne pas m’être posé la question avant ce jour. Ma démarche n’a pas ce but. Elle n’en a pas, elle est ce qu’elle est. Mais aujourd’hui, la rencontre m’interpèle.
Citoyen riche d’un pays riche, j’ai la liberté de circuler et, dans cette liberté, le pouvoir de rencontrer un homme jeune, pauvre, ligoté, immobilisé, coupé des siens, chassé de son pays par la guerre. Et sa misère a à voir, que je le veuille ou non, avec ma richesse. La politique internationale est une politique d’hommes dont je suis. C’est un plongeon dans la réalité du monde que la halte provoque. J’ai cessé, depuis longtemps déjà, d’essayer de lire dans le jeu des puissants. Par conviction. Toute diplomatie comporte sa part d’hypocrisie. Elle est par définition au service avant tout des intérêts propres du pays qu’elle sert. Elle est nécessairement datée, transitoire, éphémère, utilitaire. La fraternité reste, quant à elle, intemporelle, indispensable, vitale, consubstantielle à la nature humaine. En cette veille du 18 avril où j’arrive sur Istanbul, par ces rencontres, je me trouve donc immergé, plongé dans le chaudron du monde alors que je l’ai quitté. Je ne l’ai pas fait pour le fuir en quelque manière que ce soit. Je reste citoyen, inséré, respectueux des règles mais à distance. Le monde moderne le permet, j’en use. Le jeune homme syrien est parti contraint, forcé par la guerre qui est l’échec de la diplomatie. Je suis parti libre. Je suis parti sous le seul aiguillon de la lumière. Sans elle, jamais je n’aurais eu ni l’idée ni la force d’accomplir ce que fais. Je suis parti pour vivre un amour. Dans celui-ci qui sans cesse m’attire il y a comme une envie d’arriver dans des bras. Je ne sais ce qu’ils sont, ces bras, je ne connais que leur attrait. Cet attrait est celui du définitif, du port, de l’absolu : absolu de l’amour dont l’instant de lumière m’a donné le goût.
Celui qui part éprouve nécessairement le malaise, l’inconfort physique et moral de tout voyageur qui quitte sa bulle et ce, depuis la nuit des temps. Je l’éprouve avec acuité dans cette rencontre. Paradoxalement, cet inconfort me renforce dans la conscience que l’absolu est dans le monde. L’absolu est en formation. Je suis parti pour aimer, acceptant de mourir. Là, aujourd’hui, avec ces deux jeunes hommes, la lumière qui m’a frappé il y a presque vingt ans se rappelle à moi et m’indique la seule voie possible pour l’aider, elle, dans son devenir : la fraternité, la seule fraternité humaine, balbutiante, muette, incomplète, dérisoire mais vitale. Vitale ?
Vitale pour elle, la lumière.
Constat. Constat dérangeant. Car je voudrais pouvoir faire plus. Mais cette tentation est orgueil… Une chose immense se joue dont j’ai conscience et dont je suis partie. Je prends part à ce qui se trame mais je n’ai pourtant d’autre action possible que de ne pas entraver la sienne. C’est elle qui est aux commandes et la fraternité est la condition de son développement. Ma seule action possible est de lui permettre d’être. Laisser être : mon histoire me dépasse, notre histoire nous dépasse. Patience. Leçon de vie, d’humilité, d’impuissance créatrice. « Small is beautiful !», seule la fraternité est nécessaire :je reçoislà mon cadeau d’anniversaire…
Au matin, je pars sur Istanbul pour une journée de folie. Tout n’est qu’agglomération, urbanisation, circulation dense, très intense à l’approche de l’aéroport. Je m’arrête en chemin pour acheter une portion de riz à un marchand de rue qui, en bord de cette route poussiéreuse, a installé sa toute petite carriole. Une simple vitre coulissante tente de protéger la nourriture des mouches et de la pollution. On parle autant qu’on peut se comprendre. Il écrit son âge sur sa main : soixante-six ans et me demande le mien. Égalité ! Au moment de le régler, il refuse. C’est lui, le pauvre marchand ambulant des rues qui offre au riche européen son repas d’anniversaire ! Turquie ! Fraternité ! Merveille !
Ainsi ce pays me laisse-t-il une impression mitigée entre jet simulé de pierre, suspicion et grands signes de fraternité. Je garde au coeur ces derniers.
L’entrée d’Istanbul se fait par une autoroute à trois voies, sans cesse montante et descendante et où j’essaye malgré tout de survivre tant il y a de la circulation. À l’aéroport d’Ataturk Airport, je déshabille le vélo pour passer le premier contrôle d’entrée. Déshabiller le vélo, c’est le débarrasser des sacoches arrières et du rack-pack, le sac fixé sur le porte-bagages. C’est aussi enlever toutes les autres : avant, guidon et selle. C’est de fait déranger Edmond dans ses habitude et fonction : il redevient simple bâton, gênant à trimballer ! Lors de ce premier contrôle donc, j’attire l’attention du chef de la sécurité. Curieux de mon allure, il se rapproche et me demande d’où je viens, où je vais, mon âge puis ceci fait, il me tend la main, admiratif. Il a l’âge d’être mon fils.
Il va m’être bientôt d’un grand secours…
Je démonte Séraphin en pièces détachées pour pouvoir le mettre en soute dans l’avion. Il me faut pour cela enlever les pédales, la selle, la roue avant ainsi que le guidon papillon. Ce qui suppose de démonter les commandes de freins et du Rolhoff puis de les fixer au cadre avec du rouleau adhésif. Pour ce faire, j’utilise diverses clés ainsi que mon Opinel.
J’en suis là de mon travail, assis à même le sol et très concentré sur la tâche que j’accomplis lorsque je sens derrière moi une présence. Je tourne légèrement la tête et j’aperçois… un canon de mitraillette. Je laisse remonter mon regard le long de l’arme et le tableau se dessine : deux militaires pointent le couteau et me reprochent vivement de le posséder. Mauvaise donne…
J’explique ou plutôt je tente d’expliquer mais c’est peu dire que le courant ne passe pas entre les deux soldats et moi ! C’est alors que le chef de la sécurité a la bonne, l’excellente idée de déambuler dans les parages juste à ce moment-là. Ayant vu la scène, il vient et, sans prononcer un mot, congédie les gardes en me serrant ostensiblement la main comme on fait à un vieil ami !
Les sbires se regardent, tout décontenancés, ne comprenant manifestement plus rien aux consignes de sécurité qu’ils ont la charge de faire respecter. Je parachève mon œuvre et range vite l’Opinel, objet du litige. Je jure de me souvenir de la leçon…
Je fais filmer ensuite Séraphin dans du plastique à l’aide d’une machine ad hoc puis je jette un oeil au panneau d’affichage des vols en partance. Il y a un avion pour Bangkok dans un peu plus d’une heure…
Soit !
Il n’est pas loin de minuit et il reste un seul guichet ouvert à la clientèle. L’homme se met en quatre pour m’obtenir un billet. Il m’accompagne même pour faire les formalités d’embarquement auprès d’un autre poste de la compagnie car le temps presse et de plus il me fait gagner, je ne sais trop comment, de l’argent sur le prix de départ annoncé pour le transport du vélo…
Je laisse tout ce qui me reste de monnaie turque à cet employé si serviable. C’est peu de choses mais il est bien content. Et moi aussi ! J’embarque.
Bye, bye Turquie !
3-5/ Thaïlande
Huit heures de vol puis atterrissage à Bangkok…
Je remets Séraphin en ordre de marche puis, ceci fait, je prends la photo d’une statue, remarquable, qui se trouve dans le hall d’arrivée et je l’envoie à Fabien. Familier des lieux il la reconnaît mais, incrédule, me demande où je suis… Je n’ai prévenu personne de ma destination, ne sachant pas moi-même où j’allais avant d’y aller…
À la confirmation que je suis bien à Bangkok, il n’en revient pas et me prie instamment de prendre un taxi pour le rejoindre.
Mais j’ai remis Séraphin en ordre de marche et je ne me vois pas le démonter à nouveau pour pouvoir le faire rentrer dans le coffre d’un taxi. Il insiste pour me convaincre car il me voit franchir la distance qui sépare l’aéroport de son domicile soit une bonne trentaine de kilomètres avec beaucoup d’appréhension. Il tente de me ramener à la raison et ses arguments ne manquent pas de poids : c’est la nuit, la conduite est à gauche et je n’y suis pas habitué, les thaïlandais conduisent comme des thaïlandais, c’est à dire aux yeux d’un européen, comme des fous, il fait chaud, moite, étouffant…
Je persiste dans ma décision de le rejoindre en vélo, tout en écoutant deux très précieux conseils qu’il me donne, à savoir acheter une carte SIM thaïlandaise qui nous permettra de rester en communication téléphonique pendant tout le trajet et me munir d’une grande bouteille d’eau car même au soir tombé il fait encore très chaud. Il me faut plus de deux bonnes heures pour le rejoindre et le trouver m’attendant dans la rue, au pied de son immeuble. Ce n’est qu’en le voyant ainsi que je mesure tout le souci qu’il a pu se faire…
Une anecdote : lorsque je me rapproche du but, mon GPS n’a pas encore repéré son immeuble et il essaye de me guider par téléphone. Il me demande de lui décrire mon environnement. Je me trouve devant un magasin qui s’appelle « Seven Eleven ». Peut-être le connait-il ? Il éclate de rire et me dit que cela ne l’aide pas beaucoup ! Des « Seven Eleven », il y en a à tous les coins de rue, c’est une enseigne de drugstore très connue dans le pays…
Nos retrouvailles sont un moment fort du voyage.
J’ai l’occasion de visiter Bangkok, ses marchés, ses temples. Je me rends, en pirogue à moteur, dans ce curieux quartier de la ville où, non loin d’immeubles ultra-modernes, on se trouve pourtant déjà en pleine jungle.
En soirée, nous avons ensemble une très belle discussion, hautement philosophique. Sa question me laisse coi : « Qu’est-ce qui est premier : les mathématiques ou l’univers ? ». Que répondre ? Je reconnais que la question est bonne ! Je pense que l’univers préexiste et que les lois mathématiques énoncées peu à peu par les hommes arrivent à l’expliquer. Mais le raisonnement est réversible ! Il est possible aussi que les lois mathématiques préexistent, que les hommes les découvrent peu à peu et que l’univers se soit formé selon ces lois. Les mathématiques sont-elles une découverte ou une invention ? « Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible », rien n’est caché qui ne sera connu. L’univers se prouvera et l’amour qui l’irrigue se prouvera aussi…
Bref !
Le lendemain je suis à nouveau en selle. Je sors de Bangkok. Un étudiant népalais me prend en charge, au soir tombé alors que je cherche un coin d’herbe pour planter ma tente. Le gazon d’un campus universitaire m’a fait de l’oeil. Il m’offre le repas et je mange au milieu des étudiants et de leurs professeurs. Puis je passe la nuit dans une chambre universitaire avec douche et climatisation. Cette dernière fonctionne bruyamment et mal, je dors de même…
Le lendemain, je suis envahi de torpeur. La chaleur m’enveloppe. Faire du vélo en Asie est une expérience autre. J’ai décidé de remonter vers le Nord, l’idée générale étant de rejoindre Cheng Maï. La nuit suivante, je bivouaque sur ce qui ressemble à une aire de parking désaffecté, ayant déplié la seule chambre de la tente sans installer le double toit. La toile entièrement fermée à cause des moustiques, je m’endors, nu sur le matelas, ruisselant de sueur.
Lors d’un long temps de pause, assis sur mon fauteuil à l’ombre d’un palétuvier en bord de route, un jeune thaï vient faire la conversation. Il est tout heureux de découvrir d’où je viens car il apprend le français à l’école !
Trouver sa route en Thaïlande est difficile si on veut éviter les grands axes. Je m’égare dans des voies étroites, bordées de rizières et difficilement praticables. À un croisement de chemin, je suis un peu perdu quand survient un jeune homme. Il me déconseille fortement d’aller plus avant dans ma tentative et me remet, d’autorité, sur la route principale.
Soit !
Chaleur étouffante, poussière, pollution des moteurs diesel de camions multicolores qui crachent du noir, difficulté à respirer, jambes molles, pauses fauteuil ou street-food fréquentes, j’avance péniblement, kilomètre après par kilomètre. Je fais bien mes quelques cinquante bornes par jour mais c’est très éprouvant. Je sens que cela est au-delà de mes forces sur la durée. Pourquoi continuerais-je ? Telle est la question que je me pose. J’ai pris l’avion pour venir jusqu’ici, en Thaïlande. Je décide de prendre le train ! Les voyages forment la jeunesse, à condition d’expérimenter tous les modes de transport…
On se fait le film qu’on peut !
Je pars à la nuit ce 26 avril et je vais vers Chan Sen. En chemin, je m’arrête dans un food-street. Décontenancée de ne pouvoir m’expliquer tout ce qu’elle peut me proposer la patronne téléphone à sa fille, en la réveillant d’ailleurs. Puis elle me tend le combiné. Et me voilà en train de passer commande au téléphone, en anglais, à une jeune fille à la voix encore toute ensommeillée ! Je ne sais pas trop ce que je choisis mais je fais comme si… La mère enregistre ce que lui rapporte sa fille et, au final, je déguste une soupe délicieuse, un riz qui ne l’est pas moins et une mangue, en cadeau de bienvenue.
De cette halte dans la Thaïlande profonde peu habituée à voir passer des étrangers en vélo, j’emporte toutefois un souvenir dont je me serais bien passé : une invasion massive et agressive, dans ma sacoche avant gauche, de grosses fourmis volantes dont j’ai bien du mal à me défaire.
J’ai aussi l’occasion de voir un iguane, sorte de crocodile de plus de trois mètres de long, barrant presque toute la route. Il ne bouge pas et semble mort. Le tableau est surprenant. Mais l’effort à faire pour m’arrêter, sortir le téléphone, pourtant à portée de main dans la sacoche de guidon et prendre une photo est trop grand pour moi. La chaleur humide et étouffante annihile tout : jambes et volonté. Je le regrette, car c’était vraiment impressionnant ! C’était même peut-être LA photo du voyage !
C’est ainsi, c’est l’Asie !
Peu après, c’est un plus petit iguane, dans les cent-vingt centimètres, bien vivant cette fois, qui tente de traverser sous mes roues ! La route est bordée d’eau, à droite comme à gauche et les bas-côtés constituent un fouillis inextricable de végétation. Me voyant arriver, l’iguane renonce à traverser et retourne dans les hautes herbes.
Je pars à l’aventure, sans trop me soucier des dangers potentiels, spécifiques à cette région du monde. Je suis là par le hasard de l’itinérance. La route serpente entre fleuve et cours d’eau. Je croise des moines, parfois seul ou bien à deux, qui marchent pieds nus et mendient leur nourriture. Ils ouvrent leur sac et présentent leurs bols devant les street-food. Ils sont exaucés, on les nourrit. J’ai l’étonnement d’entendre, alors qu’il n’y a personne alentour, de la musique et des voix. Hallucination ? Non ! Elles sortent en fait de hauts-parleurs disposés ça et là dans les arbres et reliés à l’un de ces nombreux temples bouddhistes disséminés un peu partout sur le chemin.
Je loupe Chan Sen et vais jusqu’à Ban Takhli en espérant de toutes les forces qui me restent que prendre un train sera possible. À partir de dix heures du matin, la chaleur m’enveloppe, la torpeur me saisit et j’ai les jambes en guimauve. Je dois m’arrêter fréquemment. Je garde mon siège à disposition, sur le porte-bagages arrière. De cette façon, je passe rapidement et fréquemment de la selle au fauteuil en fournissant le moindre effort… Avec mon paquetage, je fais ainsi concurrence aux Thaïs, experts en chargements improbables sur leurs charrettes ou leurs cyclomoteurs !
Vers midi, j’arrive à la gare de Ban Takhli…
L’enregistrement du vélo est pittoresque. Je passe dans le bureau du chef de gare qui enregistre, de façon manuscrite et sur une liasse en trois exemplaires, le transport exceptionnel. Séraphin est ensuite hissé dans le compartiment réservé aux bagages par une fenêtre du wagon. C’est dire la gesticulation à entreprendre pour ce faire.
Je préfère fermer les yeux…
Pouvant enfin faire un brin de toilettes et me changer dans les commodités, à la propreté douteuse d’ailleurs, de la gare, je me découvre plein de petits boutons rouges sur les avant-bras et le ventre, du moins pour ce que je peux apercevoir de mon corps. Est-ce dû aux fourmis volantes qui m’ont assailli après ma pause au street-food, à l’absence chronique d’hygiène, à une intoxication alimentaire ou à la trop forte chaleur qui perturbe la circulation veineuse ? On verra bien et peu m’importe au fond car, avant tout, je suis heureux de ne plus avoir à pédaler ! Trop, c’est trop ! L’Asie, à cette saison, à mon âge et en vélo, est un défi qu’il serait ridicule de relever sans motivation profonde. Or je n’en ai pas. Je voyage donc en train pour sortir de l’impasse. Et prendre le train en Thaïlande se révèle être une aventure haute en couleurs et, somme toute, assez poétique ! Je me sens comme projeté dans un des premiers films en couleur des années mille neuf cents trente. Le train est bondé. Toutes les fenêtres sont ouvertes, ce qui a pour effet de servir à la fois de ventilation tiède et de désodorisant ; les gens étalent des nattes sous les sièges et s’allongent dessus ou bien encore s’assoient en lotus sur les fauteuils.
Je prends place dans un espace à quatre, en face à face, espace occupé par deux femmes, peu enclines d’ailleurs à abandonner leurs aises mais il faut bien que je m’assoie quelque part… Elles ne sont pas très accortes face à l’étranger venu les déranger mais une autre, dans la rangée voisine, a vécu vingt ans aux USA et m’adresse la parole. Dommage que je ne maîtrise pas assez bien l’anglais ! Elle soigne mes boutons avec une lotion, la « Lala lotion » qu’elle sort de ses bagages et me dit de me méfier des moustiques dans les montagnes car ils sont vecteurs de maladie. Elle va à Chang Maï pour suivre les travaux d’une maison qu’elle fait construire. De retour des USA, elle aurait bien aimé s’installer à Bangkok mais les prix ont augmenté en flèche dans cette ville et elle a donc choisi de venir au nord de la Thaïlande, encore plus abordable. De plus, elle a perdu contact avec toutes ses anciennes connaissances. Elle le regrette. Difficulté de suivre son époque, de renouer avec sa vie d’avant…
Le train arrive au petit matin à Chang Maï. Je récupère le vélo avec le chainglider, ce carter plastique qui protège la chaîne, en morceaux et je passe pas mal de temps à le remettre en état. C’est le seul dégât occasionné par ce transport hasardeux et il n’est pas grave. Mais ce sont là, pour moi, des signes. De plus je dois payer, malgré la liasse de papiers remplie à Ben Takhli et le paiement officiel dûment enregistré, un pourboire non prévu pour le récupérer ! Les circonstances sont trop tentantes pour le préposé et pour moi elles m’interrogent : que fais-je en Thaïlande ?
J’ai pu voir mon fils qui vit ici et c’est un bonheur. Mais la chaleur décourage tout effort physique soutenu. Il y a beaucoup de scooters ou autres engins à moteur mais très peu de vélo, à compter sur les doigts d’une main et aucun cyclotouriste comme moi, lourdement chargé. Et puis je ne suis pas là pour faire du tourisme, quel qu’il soit. Cela ne m’intéresse pas. Je suis parti pour mourir, debout, en chemin, courant vers tes bras et aussi cru que cela sonne à mes propres oreilles, c’est ainsi.
Je décide donc de prendre demain, samedi 28 avril, ici à Cheng Maï un avion pour Bangkok. De là, je m’envolerai pour Séoul. Tel est le plan à court terme qui germe dans mon esprit.
D’ailleurs, Cheng Maï me déçoit.
Comme dans tous les lieux touristiques, les sourires sont absents ou surfaits. La différence est sensible avec la Thaïlande de l’intérieur que mon périple souffreteux m’a permis d’approcher. Je profite du confort de l’auberge et de sa piscine pour me détendre. J’y croise un groupe de quatre françaises, femmes dans la quarantaine qui ont laissé maris et enfants pour s’éclater pendant une semaine de vacances entre filles. Intriguées par l’attelage, curieuses de mon périple et ses motivations, je leur communique la vidéo.
Puis la journée s’accélère.
Je me rends à l’aéroport de Chang Maï où je démonte Séraphin puis le donne à conditionner pour être mis en soute. Deux jeunes préposés le font, sans trop de précautions mais avec beaucoup d’entrain, à l’aide de leur machine tournante qui l’emmaillote de plastique. Je ne réagis pas assez vite pour les tempérer et c’est l’incident : deux craquements secs, sinistres me déchirent tout à la fois le coeur et les tympans ! Des rayons de la roue, le garde-boue, tout autre pièce : qui a cédé sous la pression ? Il me faudra attendre pour le constater et désormais j’angoisse pour les transports à venir…
Cet incident me décide à ne plus envisager d’aller en Corée. J’aurai pris plaisir à revoir et surprendre Bernard en lui rendant inopinément visite. Mais c’est trop de transports aériens et de risques corrélatifs pour Séraphin. Je décide de me rendre directement aux Canada. Une fois sur place, j’en aurai pour un bon moment à pédaler…
Je prends donc, de Cheng Maï, un vol pour Bangkok et de là, je réserve un billet pour Vancouver. J’établis sur mon smartphone la demande d’entrée sur le territoire canadien : l’ESTA. À quatre heures du matin, ce 29 avril, je m’envole pour Hong-Kong, escale obligée au cours de laquelle la douanière chinoise me « vole », avec un culot de garce, le Coca-Cola en boite acheté en duty free. Quelques heures plus tard, je m’envole pour Vancouver où j’arrive, merveille du décalage horaire, toujours le 29 avril, vers 14 heures.
3-6/ Amériques : aperçu et photos du parcours
Hello Amériques !
3-7/ Atterrissage
J’atterris à Vancouver…
Le contrôle à la douane s’éternise, je ne sais pourquoi… je suis un peu inquiet… j’ai hâte de découvrir les dégâts sur Séraphin…
Je reste le dernier dans le hall de contrôle.
Mon passeport est entre leurs mains… je soupçonne que quelque chose cloche… j’ai la conscience tranquille… personne ne m’attend… je m’assoupis… le douanier me réveille… il me secoue… me fait enlever les lunettes… « You look différent »…
Il s’en retourne dans son bureau et je le vois à travers la vitre pianoter frénétiquement sur son ordinateur.
Quand il revient vers moi, malgré une demande pressante, il ne me donne pas la permission d’aller aux toilettes, sans la refuser explicitement toutefois. Il me fait subir un interrogatoire serré avant de me demander si je veux un interprète…
Oh oui… !
Il reste incrédule devant ce que je raconte et n’en croit manifestement pas un traître mot. Il veut des preuves et me demande si j’ai des photos de tout mon parcours et spécialement de mon passage en Turquie. Je les lui montre. Il prend d’autorité mon téléphone et regarde, indiscret, absolument tout.
Quand je peux enfin aller aux toilettes, je demande les raisons d’une telle suspicion au douanier-interprète qui m’accompagne. Il me répond que j’ai le profil parfait du passeur de drogue : un passage en Turquie puis un autre en Thailande et enfin une entrée subite au Canada. Effectivement, j’ai demandé l’Esta, l’autorisation électronique d’entrée sur le territoire, à l’aéroport de Bangkok, juste avant de prendre l’avion, donc ce même jour, le 29 avril. Or il se trouve que c’est la nouvelle technique des trafiquants : un voyage éclair, avec une demande d’autorisation d’entrée à la dernière minute.
Banco !
Contrôle et interrogatoire reprennent. Pourquoi ai-je été en Thailande ? Quand je lui dis que mon fils travaille là-bas, il frémit, semble très intéressé et me demande ce qu’il y fait. Il semble prêt à alerter Interpol, pour vérifications sur place. Mais tout en parlant, il déballe et fouille minutieusement le contenu des sacoches. Et soudain, il reste interdit, incrédule et dégoûté devant un flacon plastique entouré d’un scotch rouge dont je lui explique, à sa demande, l’usage : il sert à me soulager la nuit, sans sortir de la tente…
La tête qu’il fait est impayable !
Cela me ravit et il en oublie heureusement la piste thaïlandaise d’autant qu’il est ensuite complètement suffoqué par l’odeur de mes chaussures qu’il déballe de leur sac plastique. Il a pris la précaution de mettre des gants en latex et mène toute son inquisition du bout des doigts, avec un air pincé. Mais il frétille encore, il est sûr de tenir son affaire.
Il fait demander à l’interprète si j’ai de l’argent, combien j’en ai, d’où je tire mes revenus, où ils sont placés… Il ne lui est absolument pas possible de croire que je suis ce que je dis : un vieux professeur retraité, un peu cinglé. Il me questionne sur le montant de ma pension, me demande si j’ai une assurance, si je peux en fournir la preuve. Je lui montre ma carte Vitale. Il abandonne, incapable de vérifier quoi que ce soit. Il veut savoir mon programme or je n’en ai pas, sauf celui de traverser son pays, ce qui le fait halluciner.
S’ensuit un dialogue un peu surréaliste :
« – Vous savez combien il y a de kilomètres ? »
« – Oui, plus de six mille… »
« – Combien de temps vous faut-il ? »
« – Trois mois ou davantage… »
« – Où allez-vous dormir ce soir ? »
« – Je ne sais pas, quelque part, au bord de la route… »
Il me regarde ahuri, incrédule. Il fait toutes les vérifications électroniques en son pouvoir sur le passeport qu’il croit falsifié. Il me fait, une fois encore, enlever les lunettes en fin d’interrogatoire : « You look différent », persiste-t-il.
Il me laisse partir, mais vraiment à regret. Il était sûr de son coup, de son flair. Il pensait bien démasquer une nouvelle « French connection » : récolte de drogue en Turquie et Thaïlande puis revente de celle-ci en Amérique du Nord. Le tout en empruntant un circuit de distribution original et inédit à savoir une livraison à domicile par courtier à bicyclette…
Il me reste à tout remettre en ordre dans les sacoches et ce n’est pas rien. Tout a été extrait et étalé n’importe comment sur leur comptoir pour vérification. Chaque chose doit maintenant retrouver sa place et pas une autre.
Bref, parti ce dimanche 29 avril à quatre heures du matin de Bangkok, arrivé vers douze heures à Hong-Kong, reparti à seize heures et ayant atterri à Vancouver, toujours ce dimanche 29 avril, à quatorze heures, je ne quitterai l’aéroport que vers vingt heures, épuisé par le voyage, le décalage horaire et les combats techniques et administratifs depuis Chang Maï.
Je prends la direction plein Est et trouve vite un emplacement tranquille, au creux d’un échangeur routier, entre les deux bras d’un fleuve.
N’en déplaise à mon douanier favori…
Et le lendemain, lundi 30 avril 2018, je pars à la découverte du Canada ! La première province à traverser est la Colombie Britannique.
3-8/ Colombie Britannique
Je retrouve le froid…
Douze degrés au lieu des trente-cinq auxquels m’avait habitué la Thaïlande ! Je retrouve aussi la pluie et je découvre l’odeur de résine, la senteur de bois qui imprègne ici toute l’atmosphère. Cela surprend, agréablement ! Je retrouve les montées, les descentes et les fast-food… J’essaye tout ce qui se présente : Good-food, Subway, Starbucks, MacDonald… et je regrette déjà la street-food de Thaïlande, très bonne, pratique et peu chère !
Je constate que je ne peux recharger mon téléphone, les prises électriques n’étant pas les mêmes qu’en Europe. J’achète un chargeur spécial mais je ne trouve pas de gaz pour le réchaud. Les pas de vis sont différents.
On verra bien…
Je passe ma deuxième nuit canadienne sur un ponton entre fleuve, voir ferrée et route. Les trains passent, interminables. J’ai le temps de compter : près de deux cents wagons et trois ou quatre motrices disséminées dans le convoi. Au passage à niveau, la locomotive siffle puissamment : deux longs, un court, un long. En morse, cela doit vouloir dire : « Attention, j’arrive ! ».
Far West… !
Ce premier jour du mois de Mai est original : je remplis ma déclaration d’impôts, à partir de mon smartphone, entre rivière et voie ferrée, dans un paysage grandiose. Seul au monde, je me crois tranquille. Je suis dérangé par un convoi ferroviaire interminable qui, en plus du bruit, provoque des courants d’air glacials et fragilise ma nécessaire et difficile concentration. Cela fait, je reprends la route ; elle est belle, large, droite. C’est la highway 3, la « Crownest highway », au sigle du corbeau. Je suis heureux, content de pédaler. J’établis un nouveau bivouac en bord de fleuve, dans un paysage de montagnes recouvertes de forêts de sapins.
Le lendemain est sans énergie. C’est pourtant une véritable étape de montagne qui m’attend. Je ne m’y étais pas préparé, je ne m’étais préparé à rien d’ailleurs ! Je m’endors, épuisé, peu après le sommet du col. Je flirte à nouveau avec la neige. Le contraste avec l’Asie est brutal et saisissant mais ici au moins je peux appuyer sur les pédales, je n’ai pas cette torpeur, cette mollesse qui m’avait saisi là-bas. Le matin est pantagruélique, pour refaire le plein d’énergie.
Reste la solitude, la vie intérieure au cœur de ces immenses espaces.
Le lendemain, je m’arrête au milieu d’un territoire couvert de sapins dans une aire aménagée et touristique. Ce doit être, en hiver, une station de ski. Restaurant, magasin de souvenirs, commodités et tables de pique-nique sont au rendez-vous. Et là, je fais la connaissance d’un canadien, Jean-Roch, québécois, qui me laisse sa carte et m’invite à passer le voir quand et si j’arrive à Montréal…
Je fais aussi connaissance d’un chinois, amateur de vélo, qui voyage avec sa femme et sa soeur qui vit en Amérique. L’homme souhaite rester en lien afin de pratiquer ensemble le cyclotourisme. Il ne parle pas un mot d’anglais. Comment communiquer ? Pas de problèmes me signifie-t-il : il sort son téléphone et pointe, tout fier, Google translator… !
Je ne passe pas assez de temps avec une vieille dame qui est venue faire ses mots croisés à côté de moi. Elle me montre une photo de marmotte, dont elle est très fière. Elle me dit attendre sa fille qui, peut-être, ne viendra pas… Elle venait là, avant, avec son mari, au restaurant qui est très bon, dit-elle. Elle a une solitude à combler, c’est évident. Ai-je été assez bienveillant ? On ne l’est jamais assez. Je m’arrête assez tôt, entre route et rivière et je finis ce que j’avais commencé à l’aire de repos, avant d’être interrompu par toutes ces rencontres : me raser barbe et cheveux. Le bivouac est superbe et quelques moustiques s’invitent…
Au cœur de la Colombie britannique que je traverse, je ne cesse de monter, entouré de montagnes encore recouvertes de neige. Et une fois arrivé à un sommet joliment nommé « Sunday Summit », à près de mille trois cents mètres, je dévale comme un fou une longue descente rectiligne, vertigineuse. Décidément, tout est grand ici ! À Princeton, je trouve gaz pour le réchaud et bombe à ours aussi. Ça y est, je suis équipé pour le grand Nord ! J’emprunte une petite route qui passe de l’autre côté de la rivière que longe la Crownest Highway. C’est sauvage et magique : le fleuve puissant charrie et chante, la route serpente, m’enchante. Tout est bien, ce matin où je suis tôt en route. Je suis heureux, je rends grâce, je remercie. Matin qui donne envie de murmurer, non de hurler sa joie : soleil, descente, vent arrière, paysage sublime, légèreté de l’âme. Les kilomètres défilent, le paysage se fait plus aride, toujours grandiose. Je suis au plus haut et comme souvent en ces occasions une petite alarme se met à vibrer : « Tu es au plus haut, tu ne peux que descendre… ».
Cela ne tarde pas !
À l’occasion d’une pause, je vérifie le serrage de la visserie : roues, porte-bagages, sacoches. La roue arrière me semble desserrée, je ne l’ai peut-être pas vérifiée depuis la crevaison en Italie ou bien j’ai pris de la force. C’est possible. En tout cas, je resserre l’axe et je le resserre trop, car il casse ! Clac, en deux morceaux ! Le moral chute avec. Je réussis à faire une réparation de fortune car, ayant cassé près du boulon, l’axe supporte encore la roue, sans la serrer cependant. De toute façon, ce sont les étriers qui la maintiennent, l’axe n’assure que le serrage. Il me faut cependant en trouver un rapidement. J’avais hésité à en prendre un de secours mais, devant les choix draconiens à faire pour ne pas s’alourdir en excès, je n’avais pris en surplus que le seul axe avant parce qu’il me sert d’écarteur de fourche dans les transports aériens.
Et me voilà dans la panade !
Cela ne m’empêche pas de trouver un bivouac sauvage et superbe au sommet du col. Le lendemain, pourtant un dimanche, je trouve à Osoyoos un magasin de vélo par bonheur entrouvert ! Le gars me dépanne. De plus, tout à côté du magasin, se trouve un fast-food équipé de prises USB, un Tim Hortons.
Ça roule !
Au sommet suivant, je discute avec de sympathiques canadiens, originaires d’Italie, Giancarlo et sa cousine, Olvina. Nous sommes au point de vue d’Oossoyos et cela me fait du bien de contempler, de souffler, de parler, d’être en compagnie. Plus loin, lors d’une halte, un homme, Mike, vient vers moi, discute un brin puis me donne sa carte en m’invitant pour manger le lendemain dans sa pizzeria, quelques soixante kilomètres plus loin.
Incroyable mais vrai !
Devant un supermarché, à Midway, un canadien de quatre-vingt ans, descendant de Laurence Olivier, le célèbre acteur britannique, par sa mère et de James Watt, inventeur de la machine à vapeur, par son père, descendant lointain des vikings aussi et ayant hérité d’eux une forme de main ronde, comme toujours soudée à la rame et qui donc ne peut s’ouvrir pour saluer, ce qu’il pallie en frottant poing fermé contre poing fermé, comme les jeunes, cet homme donc, terriblement volubile et affable, m’explique tout sur le pays qu’il habite depuis vingt-cinq ans, les terres qu’il possède, la création familiale du Family Foods devant lequel nous sommes, interpellant au passage telle ou telle cliente et la mêlant à la conversation, parfois pour entonner avec elle, qui se met à danser, une chanson du folklore canadien… Il se préoccupe, de plus, de ma sécurité et ne me laisse partir qu’avec un dernier conseil : « Call 911 in emergency ! ».
Pour le moment, je joue au Robinson, au trappeur, nu dans un bivouac de rêve près de la rivière. Ce n’est pas sensuel, c’est primitif, premier presque. Je me résous pour la première fois à suspendre mon sac de nourriture dans un arbre, à une centaine de mètres de la tente, comme il est prudent de le faire dans tout le Canada. L’odeur de victuaille attire les ours.
Parvenu à Grand Forks, je mange, offert par la maison, un énorme plat de lasagnes arrosé d’un coca. Mike n’est pas là, mais il a donné les consignes, je peux prendre et emporter tout ce que je veux ! Merveille de l’accueil, de l’ouverture qui fait prendre conscience, par l’exemple et avec acuité, de l’erreur que peut constituer le repli sur soi.
Puissé-je m’en souvenir !
Le lendemain, aux abords de Christina Lake, je renoue avec quelque chose d’oublié : la pluie. Et c’est le cas de le dire, je suis cueilli à froid : je retrouve la neige en bord de route, le vent glacial, les averses, dans le « Paulson Summit », à plus de quinze cents mètres d’altitude. Je suis encore en tenue d’été, cuissard et tee-shirt, tant je ne peux croire au contraste avec la veille, écrasante de chaleur, brûlante de soleil, comme tous les jours précédents. Très vite, mes chaussures deviennent de véritables bassines où je macère. Au sommet, je suis frigorifié, malgré l’effort fourni et je m’habille enfin en conséquence.
J’arrive à Castlegar en hypothermie et hypoglycémie. Je m’engouffre dans un supermarché, toujours revêtu de ma tenue de pluie, tel quel, tel un martien ou une abeille mutante : veste de ciré jaune, pantalon noir, chaussons jaunes ! Épuisé et hagard, je trouve à me chauffer et restaurer : nuggets de poulet trempés dans du chocolat chaud ! Le soir, dans un no man’s land en bord de route, la douceur du soir me comble.
Angélus après tempête.
Le lendemain se passe dans une alternance de pluie et de soleil. Même topo : monter et descendre. La Colombie britannique est un vaste territoire montagneux, couvert de magnifiques forêts, parcouru de rivières tumultueuses en cette saison de fonte des neiges. On peut faire plus de cent kilomètres sans voir une habitation et même s’il y a quelques voitures et camions, toujours magnifiques entre parenthèses, avec leurs pots d’échappement altiers, tels des étendards, leur fières calandres et leurs feulements si rauques et caractéristiques, c’est grandiose et merveilleux !
La Crowsnest Highway qui suit grosso modo la frontière avec les USA est une belle route, large et très bien entretenue. Ce qui fait qu’une fois au sommet, je me laisse aller et je dévale des pentes vertigineuses sans toucher aux freins. Seul le froid qui me paralyse peut me pousser à ralentir !
Je réalise la différence avec la montagne telle que je la connais, telle qu’elle est en Europe. Il n’y a pas ici de lacets, de virages en épingles à cheveux, de routes étroites. Non, ce ne sont que larges et longues lignes droites à 7 ou 8% de pente, parfois quelques courbes douces. Mais presque toujours, la route trace un chemin rectiligne à travers les montagnes. « Straight down ! » devient ma maxime, je fonce tout droit.
Mais il y a une ombre au tableau…
Depuis deux jours, en fait depuis Christina Lake, la chaîne saute et parfois elle déraille. Elle est trop étirée. Il me faut supprimer un maillon mais je ne peux techniquement n’en enlever que deux à la fois pour les remplacer par une attache rapide. Je ne sais pas la retendre, il doit pourtant y avoir un moyen avec l’excentrique du moyeu du pédalier. J’avais demandé son fonctionnement au revendeur de Paris mais il m’avait avoué son ignorance. Dépositaire de la marque hollandaise, il était quelque peu dépassé lui-même par la technicité du véloqu’il me vendait. Je n’avais pas prévu cela. Bref, la chaine saute, c’est désagréable, énervant même et après moultes essais et réglages divers, je trouve la solution, radicale : j’enlève le chainglider. C’est un carter de protection mais il entrave maintenant le libre fonctionnement de la chaîne. Dès lors, elle pendouille, certes lamentablement, mais elle ne saute plus.
C’est l’essentiel.
Je franchis un col à près de dix huit cents mètres mètres. Je refuse la proposition du conducteur d’un truck de monter à son bord. Pourquoi aller plus vite ? Il y a, au sommet et dans les couloirs signalés d’avalanche qui parsèment la route, des congères de plus de trois mètres de haut. Impressionnant ! Qu’est-ce que cela doit être en hiver ! Cela ne me donne absolument pas l’envie de m’y trouver ! J’arrive enfin à Creston après cette longue journée de montagne dans l’alternance de montée au soleil et de descente sous la pluie. Je fais les courses puis je cuisine dans la douceur du soir et angélus, contemplation…
Tout est bien.
Après Creston, la route devient moins difficile, elle suit une large vallée entre les montagnes. Je m’arrête à Cranbrook pour essayer de trouver une chaîne neuve. On est dimanche, la boutique est fermée et il me faut attendre le lendemain. Je fais donc une grande halte au Mac’do, au surplus équipé de prises électriques. C’est notable ! Car il faut bien dire que si les fast-food sont légions ici, rares sont ceux qui sont équipés pour satisfaire le nomade que je suis. Recharger un téléphone n’est pas un problème pour les canadiens, ils ont tout ce qu’il faut dans leurs superbes « trucks » et beaucoup de fast-food sont démunis de prises. Il y a peu ou pas de fous comme moi, ayant un tel besoin. Je trouve ensuite un lieu de bivouac près d’un lac proche de la ville. C’est moins isolé que les bivouacs habituels mais l’endroit est beau, très « carte postale » ! Le soir est doux, priant. Tout est bien, sauf les moustiques qui passent à l’attaque !
Je m’enferme et bonne nuit !
Au matin, le soleil se lève sur le lac et met le monde en grande forme ! Je trouve à réparer Séraphin dans le magasin repéré la veille, boutique bien achalandée et au personnel sympathique et compétent. J’apprends à me servir de l’excentrique de chaîne pour la tendre. L’employé en a simplement cherché et trouvé le fonctionnement sur Internet ! Ce n’est finalement pas compliqué et je peux bientôt reprendre la route. Il m’arrive de faire la course avec des cervidés qui broutent le long de la voie et qui, apeurés et surpris de ma soudaine présence, se mettent à fuir droit devant eux et donc, droit devant moi. Le paysage est merveilleux, large vallée encadrée de sommets enneigés qui semblent s’extraire du vert des sapins pour s’élancer, tout parés de blanc, vers le bleu du ciel.
Le soir bien avancé, je m’arrête sur le premier terrain plat que je trouve. Un homme arrive peu après, en vélo tout terrain, avec ses enfants. Il s’appelle Martin et m’invite à passer plus tard chez lui. J’essaye de trouver sa maison une fois la tente montée mais il n’y a personne, seulement des chiens qui aboient. Je suis fourbu. J’ai fait, en la seule après-midi, ce que je parcours d’habitude dans la journée. Et malgré cela, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Le corps tiraille, chauffé à blanc, doré à point, exposé toute la journée au soleil. Le désir est là, toujours là, ce printemps après presque soixante-dix autres. Pourquoi donc ? Quel haut et pur mystère se cache sous cette tension ? La solitude me comble, je ne voudrais pas être ailleurs. Je voudrais seulement pouvoir la partager et entraîner avec moi vers le plus haut. Cela sans abandonner l’effort solitaire qui, tout le long du jour, n’est que prière…
Chimère…
La réparation du vélo, la rencontre surprise d’un cycliste québécois sur ma route, le campement et l’invitation de Martin ont secoué ma solitude, mon isolement quasi-total des jours derniers. Secoué et perturbé aussi. Je mesure la déconnexion dans laquelle je commence à m’installer. Un autre fait en témoigne. L’étudiant qui m’avait servi de mentor en Thaïlande m’avoue par mail ses difficultés financières qu’il essaye de résoudre en mettant en vente son vélo. Pour un cyclotouriste, jeune de surcroît, c’est un sacrifice sinon un drame. Évoquant un possible voyage au Népal, je me propose de le lui racheter. Seule, l’absence de reconnaissance des codes bancaires européens par son pays empêche le versement.
Seul… sous ma tente… sur ma bicyclette… tout le monde il est beau… tout le monde il est gentil… et je voudrais… quoi…?… sauver le monde… et encore… ?… je commence à perdre pied… c’est tout… à perdre le sens des réalités… à perdre les pédales… !
Cela me met mal à l’aise.
La complète solitude est plus pure. Bref ! Avant de partir, j’essaye de voir Martin sans plus de succès. Tant pis ! « On the road again ! ».
Je me remets en selle.
À Sparwood, je rencontre un cycliste québécois de cinquante ans qui voyage léger, vélo de course et sac à dos de vingt-cinq litres seulement avec tout le matos de camping. Un mois de travail, je n’ai pas bien compris ce qu’il fait comme boulot, un mois de vélo, tel est son rythme, je l’inspire pour le futur, me dit-il en partant, regardant mon vélo équipé pour le long cours et pour toute saison.
Je profite de la halte pour me faire raser les cheveux et je complète la mise à jour du bonhomme par une toilette complète en bord de rivière. Quel bonheur d’être propre ! Lessive et bain de soleil, nu bien sûr ! Si la vitamine D n’est pas fixée, je rends mon tablier, mon cuissard en l’espèce ! Je suis heureux, primitif, prêt à disparaître et pourtant amoureux fou de cette vie.
Je flemmarde au soleil du matin, j’étends tout, du duvet aux vêtements et à la peau elle-même. C’est bon ! Je vais reprendre la route, la longue route.
J’aime.
Quoi ? La route ? Oui, mais pas seulement. J’aime le soleil, le vent, le bruit de l’eau, les «scones au blueberry », les papillons, les rochers qui semblent dessiner une tête de mort, j’en ai un sous les yeux, il me fait de l’oeil, les préoccupations, les déconnexions, le passé, le présent, l’avenir, j’aime tout, nu au soleil, un papillon posé sur mon épaule, je t’aime, Seigneur de la Vie, vie sous-jacente, omniprésente.
Aujourd’hui, 16 Mai 2018, je dépasse Crowsnest lake et…
3-9/ Alberta
J’entre en Alberta !
Rapidement, le paysage change. Je quitte les montagnes, les cimes enneigées et l’odeur des sapins pour trouver de larges plaines agricoles, bosselées, semées d’éoliennes, battues par les vents. Les champs sont clôturés et il devient plus difficile de trouver les lieux de bivouac. L’odeur, résolument agricole, dépayse après celle, ravigotante, des montagnes.
L’angélus du soir reste…
Une nuit d’orage, de vent, de pluie. Au matin, un temps gris sur fond de platitude, d’odeurs, de bruits d’étables. Il devient plus difficile de dire : « J’aime ». Je suis sur le vélo de bonne heure, dans le froid, sous la pluie, vent de face, sur une route droite, mamelonnée, sans attrait. L’entrée en Alberta manque résolument de charme. Je me réchauffe et me restaure dans un fast food trouvé par bonheur sur la route. Ils ne sont pas légion par ici. J’achète de l’essence pour le réchaud. En fait, non, je ne l’achète pas car un automobiliste a pitié de moi : il me voit peiner à comprendre le fonctionnement de l’automate et remplit d’autorité ma réserve.
Merci !
« On the road again ! » : route droite, monotone, vent favorable parfois, pénalisant en d’autres occasions, toujours dans le froid et la petite pluie. Première traversée d’une grande ville, Lethbridge, dans la circulation et la grisaille. L’horreur retrouvée ! Je continue, pas d’endroit pour dormir, j’échoue dans un Mac’do, tel un bateau ivre. Je trouve enfin un coin potable après une centaine de kilomètres, dans un chantier, dans la gadoue. Cela me rappelle ma mésaventure en Italie, dont j’étais sorti avec chaque étrier de frein de Séraphin porteur de part et d’autre d’un beau petit ballon de boue argileuse. Je cuisine quand même, sous l’auvent de la tente, sous la pluie. Il faut restaurer le bonhomme.
Que dire ?
Les jours se ressemblent, la route est monotone, le vent traversier. J’avale les kilomètres, ayant un large couloir de circulation pour moi tout seul. Le revêtement est excellent. Le bivouac, par contre, est moins intéressant, plus difficile à trouver. Mais bon, c’est la route. Une curiosité en Alberta : quelques puits de pétrole balancent interminablement leurs bras articulés, pompant le fameux liquide…
Paradoxalement, ce n’est pas du pétrole qui surgit mais des idées…
Elles viennent rompre la vacuité que la monotonie de mes tours de pédales et du paysage engendrent… Elles tournent autour de « L’homme révolté » de Camus, sujet d’une discussion récente tenue en Thaïlande…
« L’homme refuse le monde tel qu’il est, et pourtant, il n’accepte pas de lui échapper. En fait les hommes tiennent au monde, et dans leur immense majorité, ils ne désirent pas le quitter. Loin de vouloir le quitter, ils souffrent au contraire de ne pas le posséder assez, étranges citoyens du monde, exilés dans leur propre patrie.
Sauf aux instants fulgurants de la plénitude, toute réalité est pour eux inachevée. »
Comme cela fait écho ! Dire « oui » au monde.
J’ai connu cet instant fulgurant, j’ai vu toute réalité achevée, j’ai vu l’archétype de l’homme : l’homme-lumière.
Ô bien sûr je sais que ce n’est pas cela qui est dans les propos de Camus qui développe sa pensée à partir de son vécu propre mais combien l’expression « instant fulgurant de la plénitude » résonne ! Un tel instant résout une fois pour toute la tension entre l’absurde et la révolte. Un tel instant me fait dire un grand « OUI » au monde tel qu’il est.
Je mouline ces mots qui font écho à ma propre expérience.
« Nous désirons que l’amour dure, et nous savons qu’il ne dure pas. Si même, par miracle, il devait durer toute une vie, il serait encore inachevé… »
C’est une douleur mais c’est ainsi. Tout amour est inachevé. Il y a toujours dans l’infini un infini plus grand.
« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc… »
Cette citation est cruelle, criante d’exigence !
Un arc trop tendu est impropre à son usage mais un arc au repos devient un objet mort. Enrichir la vie tout en lui restant indifférent constitue tout à la fois la difficulté et le propre de l’humain. L’obsession d’avancer est le coeur vivant du monde et à juste titre.
Nous nous croyons acteur et nous le sommes. Mais nous sommes essentiellement aussi spectateur de ce qui se passe. Spectateur au sens le plus noble : non celui qui s’avachit et abdique mais celui qui laisse être.
Dire que l’homme est lumière c’est l’obsession de la moisson. Rester indifférent à sa propre histoire, à celle de ses contemporains, prédécesseurs et successeurs c’est laisser-faire la lumière. C’est abolir le temps, la flèche du temps. Plus de flèche et donc plus d’arc : reste le seul « instant fulgurant de plénitude ».
Reste ce qui est.
Jusqu’à l’obsession d’être.
« Si le temps de l’histoire en effet n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part. Qui se donne à cette histoire ne se donne à rien et à son tour n’est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau. Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi. Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète. Mais la vraie vie est présente au coeur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure…»
C’est beau, c’est noble et vrai ce qui est écrit là.
Vivre debout, ne pas passer le temps, ne pas être le jouet de l’histoire mais l’acteur de sa vie. Par contagion, c’est défendre la dignité des vivants, celle de tous.
Pour Camus, la lumière vient des volcans, donc de la terre, du monde, des hommes. J’ai connu l’instant de foudre. La foudre vient du ciel. Dans les deux cas, il reste la moisson.
Le volcan de lumière, c’est la fraternité en actes aussi exténuante et frustrante que puisse être cette simple, pauvre, difficile et indispensable mesure.
L’or de la foudre n’est qu’un instant, le volcan perdure et dort et se réveille.
L’or de la foudre n’est rien sans celui du volcan qui le continue mais l’or du volcan est vain sans l’éclair de lumière.
Je pédale et ma rencontre avec les jeunes hommes exilés sur le chantier en Turquie s’invite en Alberta, humble prémices de moisson…
3-10/ Saskatchewan
Le vent arrière me propulse dans le Saskatchewan…
Je croise un couple de cyclistes québécois, Louise et Yves, qui rejoignent Québec en roulant tour à tour une centaine de kilomètres chacun, l’un en vélo, l’autre en voiture.
Le lendemain le vent a hélas tourné, il est contraire et je dois subir une attaque de petits moustiques. Je m’arrête donc pour me protéger d’eux : pantalon long et « manchières » de ma fabrication, manches coupées dans un vieux tee-shirt. Cet accoutrement a un autre bénéfice : me protéger du soleil. Je profite de la halte pour me restaurer…
Un camion passe à toute allure sans s’écarter et Séraphin est déséquilibré par l’appel d’air. Il tremble sur sa béquille et fait mine de tomber… Je le rattrape, tout empêtré que je suis dans des habits à moitié enfilés. Le bol de riz est ouvert, en équilibre sur le sac, à l’arrière. Il glisse ; je le rattrape au vol. J’en perds mais pas trop car par bonheur il est aussi compact que délicieux mon riz au miel et chocolat, il colle au bol et moi, je hurle ! Je me regarde excédé par cette pourtant bien petite adversité du matin et je prends conscience que si cela m’irrite tant c’est parce que je commence à être moi-même bien « entamé »…
Seuls me restent : une dernière portion de céréales, quelques tranches de pain Wasa, un ruban interminable de kilomètres à ingurgiter, un soleil brûlant, une nuée de petits moustiques et un vent contraire pour compagnons.
J’aperçois et ce n’est pas un mirage, le « M » sauveur : je rejoins la civilisation et des courses sont possibles ! Mais Swift Current Creek est une trop grande ville avec de trop grands magasins et je suis perdu ! Tout est excessif ici et passe du rien aux grandes cités dans lesquelles il faut plonger au cœur des entrailles de ces centres commerciaux trop bien connus. Et que je n’aime pas, c’est le moins qu’on puisse dire ! Mais les routes dans le Saskatchewan, droites et bosselées, traversent d’immenses plaines agricoles, les prairies et on peut faire des dizaines et des dizaines bien tassées de kilomètres sans rien voir d’autre ni trouver à manger ou à boire…
Il faut donc être prévoyant…
Voilà mon horizon : pas d’arbre, pas d’abri-bus, pas d’aire de repos, seulement la route, droite, la poussière, partout, le soleil, brûlant, le bruit des trucks qui jouent tous à être les « trucks than all others trucks want to be », selon une publicité partout présente. Ces « trucks » sont de puissantes voitures 4*4, pick-up que tous les pick-up veulent imiter et qui sont, bien sûr, inimitables !
Je m’effondre à un croisement, sur un bord de route rempli de grosses fourmis rouges dont je ne m’aperçois hélas que trop tard de la présence. De plus, je suis près d’un passage à niveau. Le train siffle souvent. En outre, comble d’ironie après tous ces grands et désertiques espaces traversés, je suis exposé aux regards des habitants d’une petite bourgade proche. L’un d’entre eux s’arrête même pour me demander si tout va bien alors que je n’ai qu’une hâte : celle de m’affaler ! Et, cerise sur le gâteau, un camion à bestiaux tombe en panne sur la route à quelques mètres de mon bivouac. Le remuement des bêtes affolées, le bruit de fond de la route, celui de la voie ferrée bercent ma nuit. Bref, le plus mauvais bivouac jusqu’à présent. Il en faut un.
Soit !
J’y reste allongé de sept heures du soir jusqu’à neuf heures du matin, suant à l’intérieur de ma tente close à cause des bestioles, sans la force de faire la cuisine, bricolant avec des expédients…
Je demande trop à mon corps, cent kilomètres par jour en moyenne.
Le lendemain, c’est un vent contraire qui me cueille. Je m’arrête en cours de route pour me reposer sur le fauteuil pliant et prends le temps de vivre, de cuisiner pour compenser de la veille…
Puis c’est l’urgence…
Un vent de folie se lève, l’orage menace et va se défouler. Je bivouaque en hâte dans le fossé…
Au matin, je flemmarde, peu pressé de reprendre la route. Encore sous la tente, j’aperçois par l’ouverture un cyclotouriste qui s’arrête et attend manifestement que je vienne à sa rencontre.
Je n’en crois pas mes yeux !
Je n’en ai pas croisé beaucoup, c’est seulement le deuxième en plus de trois semaines ! Je sors de mon fossé et je vais vers lui : Yann, québécois de quarante ans qui, languissant de sa femme et de ses deux enfants, avale les kilomètres à toute vitesse pour traverser le Canada, réalisant ainsi un rêve. Il se dépêche car il espère retrouver un autre cyclotouriste avant de traverser les forêts de l’Ontario. La route est étroite là-bas, me dit-il, les forêts immenses et il appréhende de le faire seul.
Je ne cherche plus de bivouac sympa. Je m’arrête en bord de route quand l’heure vient, quand je suis trop fatigué. Le fossé est large, il suffit qu’il soit plat et sec pour me satisfaire. Si la mort doit venir, elle sera radicale et rapide, sous les roues d’un truck au conducteur endormi.
Les villes où je peux m’approvisionner en nourriture sont rares, la gestion de la bouffe délicate, celle de l’eau difficile. Je suis parfois contraint d’acheter des bouteilles. C’est la troisième que je perds aujourd’hui ! Je les fixe sur le rackpack mais avec les cahots, elles s’échappent de sous le tendeur. À quatre euros la bouteille de un litre et demi je vis sur un grand pied !
Traverser le Canada est une vraie gageure. Je suis rétamé, vidé. J’avance par automatisme. Si le vent est portant, ça va comme sur un tapis roulant. S’il est traversier ou de face c’est dur, très dur. C’est une entreprise de longue haleine, un vrai trip de traverser ainsi le continent d’Ouest en Est. Je me sens comme un asticot perforant peu à peu une énorme meule de fromage ou comme un ver grignotant une poutre immense. Le fromage est rassis, compact et la poutre de chêne, durs à pénétrer l’un comme l’autre. Mais ce grignotage est prière dans l’effort : « Yeshoua, fais de moi ce que tu es », puis plus rien, rien que le souffle.
Tout va bien.
Au soir du 25 Mai, je rencontre Mike, cyclotouriste canadien d’une cinquantaine d’années qui m’entraîne, alors que je m’apprête à bivouaquer en bord de route, dans un « campground », un camping. Il marchande la nuit pour dix dollars chacun. C’est la première fois depuis une éternité que je paye pour dormir. Puis il téléphone, comme tous les soirs, à sa femme, Michèle, québécoise parlant français et celle-ci demande à entendre ma voix. Elle est contente, je crois, de ne pas savoir son mari seul. Elle me pose des tas de questions et va jusqu’à me demander mon nom, me le faisant épeler. J’apprendrai plus tard qu’elle a passé sa carrière dans la gendarmerie et l’a finie à Interpol. Certainement un peu inquiète de savoir son mari parti à l’aventure sur les routes, elle tient à obtenir le plus de renseignements possibles sur sa progression et ses rencontres afin sans doute, déformation professionnelle ou sage précaution d’épouse aimante oblige, de pouvoir remonter le fil en cas de pépin. Je m’y prête de bonne grâce.
Il y a là aussi Sylvain, un paumé québécois tatoué de partout, dans un vieux van Wolkswagen, flanqué d’un horrible chien tueur à quatre mille dollars dont il est très, très fier. Je peux prendre une douche, la première au Canada et ce n’est pas du luxe. Mike démarre de bonne heure au matin, tout fringant, brûlant d’avaler les kilomètres tandis que je prends mon temps au camping. Je ne suis pas le moins du monde fringant.
J’ai commis une erreur d’appréciation : je ne dévore pas le Canada, c’est lui qui me dévore ! Je suis rétamé, vidé. Je paye cash la fatigue accumulée au long de ces quatre mois de vélo, de vie spartiate, d’inconfort.
Je fais peu de kilomètres mais je fixe une antenne de radio ramassée sur le bas-côté de la route à la superbe pelle à barbecue que j’ai trouvée en Colombie Britannique il y a quelques temps déjà et qui me sert à prolonger, à présent, mon porte-bagages.
Pourquoi faire cela ?
C’est inexplicable. Cela ne sert strictement à rien. Je suis, par nature, ramasse-merde. Cispéo, le balai, ne doit ses amours avec Lascive, la toile du fauteuil, qu’à ma manie. Il en est de même pour Loublie… Ramasse-merde et entremetteur… L’antenne est belle, abandonnée sur le bord de la route, je la ramasse, sans me poser de question puis je lui trouve un usage. C’est simple, non ? Là, je l’accouple avec la pelle à barbecue. Ainsi, je suis relié, vraiment relié, physiquement relié ! Une antenne, ça sert à ça, non ? A émettre et recevoir. Le soir venu, j’établis mon bivouac au pied d’une autre antenne, une vraie cette fois, immense antenne-relais téléphonique. Je mets illico en service la mienne, jeune pousse vélocipédique itinérante. Elle teste, en ce premier soir de sa nouvelle vie, toute l’avenir de son possible sous le patronage de son aîné.
Je déraisonne. Soit !
Le lendemain, un oiseau jaune qui semble comme un canari, vient se poser sur la pédale de Séraphin. J’aime sa familiarité. Je suis comme lui, heureux, léger ; la pression des jours passés s’allège. Je fais les courses à Moosomin et je repars pour trouver un bivouac dans un champ un peu à l’écart. Là, dans la tranquillité du soir qui tombe, je fais de la couture pour réparer mon filet à provision, fort utile pour faire les courses mais aussi pour retenir les choses qu’occasionnellement je peux fixer en sur-bagage à l’arrière. J’ose espérer qu’ainsi je ne perdrai plus à l’avenir de bouteilles d’eau…
Ce soir du 28 Mai j’ai deux mille trente-quatre kilomètres au compteur selon l’estimation de l’application ! Soit, si je compte ce que je vais grignoter demain pour faire trente jours tout rond depuis Vancouver, environ deux mille cents kilomètres. Ce qui confirme l’estimation d’une moyenne de soixante-dix kilomètres par jour.
Mais à vrai dire, de cela, je me moque…
3-11/ Manitoba
Il est bien pauvre celui qui ne peut pas promettre…
J’avais prévu de faire l’ordinaire des jours, c’est-à-dire à peu près ma moyenne journalière. Mal m’en prend ! En selle à l’aube, je me découvre à l’agonie ce 29 Mai, jour où j’entre au Manitoba.
La devise inscrite sur le grand panneau qui signale l’entrée de cette nouvelle province est : « Spirited energy ». Vibrant d’énergie ! Je ne suis pas « vibrant d’énergie » du tout, mais alors pas du tout : maux de tête, tension oculaire très forte à l’œil gauche, reniflements…
Que se passe-t-il… ?
Alors qu’il n’y a pas seulement une heure que je circule, vent de face bien sûr, je m’immobilise. Je fais une pause monumentale à l’entrée même du Manitoba, près du panneau portant cette si belle devise et je m’endors à même la bâche étendue à l’ombre d’un arbre. Depuis que j’ai quitté la Colombie Britannique les arbres se font rares et c’est le premier bosquet que je rencontre en bord de route depuis des lustres. Je cuisine un peu pour me redonner des forces.
Mais l’énergie de repartir ne revient pas…
Il faut dire que j’ai mal dormi la nuit dernière, énervé sans doute par un yaourt framboise et café que j’avais acheté à Moosomin. Il m’en faut peu, vraiment ! Je ne prends plus le moindre café depuis des années et cela a du jouer sur mes excitation et insomnie. Mais pourquoi rajouter du café dans du fromage blanc ? Quelle idée saugrenue ! Et pourquoi, surtout, avoir acheté une telle bizarrerie ?
Je regarde passer les camions et je compte le nombre de leurs roues. C’est hypnotique. Jusqu’à trente-quatre ou même trente-huit pour les plus gros, huit ou neuf essieux de quatre roues plus les deux à l’avant du camion ! Certains transportent une maison, un immense mobil-home !
Le spectacle m’endort…
L’après-midi vient et avec elle, l’orage. Je monte la tente. Je dors encore puis, le soir venu, je mange à nouveau. Et je m’interroge. Et si mon corps calait ? Et si je n’étais pas capable d’aller au bout ? Me revient en tête l’idée première, celle du départ : je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir, je suis parti pour mourir, debout, en route.
La nuit se passe. Elle efface la plus courte journée de mon périple : treize kilomètres !
Au matin, la forme semble revenir peu à peu, je pédale doucement en faisant attention de ne pas trop forcer. Je deviens, au fil des kilomètres, expert en décompte de roues de camion et de systèmes d’attache des remorques. J’ai vu aujourd’hui un truck à douze essieux de quatre roues, soit cinquante roues ce qui fait quand même, si je ne m’abuse, cinquante pneus ! Pour les renouveler, bonjour l’addition !
La Highway 3 que je longe depuis le départ est en fait une autoroute à deux voies plus une : celle que j’emprunte. C’est confortable. Le terre-plein central herbeux est large d’une soixantaine de mètres et j’ai tout le temps d’observer les camions qui me dépassent et ceux qui me croisent. Ils sont tous beaux, majestueux, longs parfois comme deux wagons, tous équipés d’une vaste cabine aménagée pour dormir derrière le poste de conduite. J’aime.
Si je n’avais Séraphin, si j’étais beau et jeune, je traverserais le Canada en camion, en écoutant Dylan, Johnny Cash, Joan Baez. J’aurais une passagère, blonde, belle, qui porterait comme moi le regard vers devant, fille du Nord, « girl from the North country side »…
Pédale !
Le pays se traverse en ligne droite, sans avoir à utiliser les freins ni à prendre de virage. On y observe camions et trains démesurés, énormes. L’étonnement vient aussi des voitures, des camping-cars, des caravanes ! En fait, les voitures sont ici le plus souvent des gros 4*4 avec quatre vraies places et une grande benne ouverte à l’arrière. Ce sont ces fameux trucks, petits camions ou grosses voitures dénommés « pick-up ». L’espace arrière, la benne, peut se voir recouverte par une cellule transformant ainsi la voiture en mini camping-car. Mais cela c’est du déjà vu.
La nouveauté vient d’ailleurs.
La benne peut recevoir aussi une attache, type attache de semi-remorque de camion. La caravane qui vient se poser dessus est imposante, énorme, très haute, très longue, bombée, colorée, peinturlurée, à soufflets, je veux dire par là que la cuisine ou la salle de bain sort et se rétracte à volonté, comme une aile d’oiseaux… Caravanes gonflées aux amphétamines…
Voilà pour les trucks !
Mais il y a aussi les campings-car qui provoquent mon étonnement. J’en ai vu certains gros comme des autobus avec, accroché derrière et roulant sur ses quatre roues, le 4*4 familial et derrière le 4*4, un bateau à moteur de taille plus que respectable ! Bonjour les manœuvres mais ici on ne manœuvre pas, on va tout droit !
J’observe tout cela et voilà qu’un véhicule carrossé tel le casque de Dark Vador me dépasse. J’hallucine ? Non, vrai de vrai ! Je suis drogué au kilomètre mais à rien d’autre !
Tout ceci fait diversion et m’aide à mouliner, mouliner sans cesse…
Fin de la revue automobile !
Ce 31 Mai à Brandon, Manitoba, en pose Mac’do très prolongée, je suis bien obligé de constater que je suis rétamé, vidé, profondément épuisé. Je mesure tout l’enjeu de l’itinérance et de l’aventure. Aporie là aussi ! Pourquoi ? Pourquoi m’imposer un tel effort ? Pourquoi vivre cela ?
Avant de partir du Mac’do, je veux faire le plein d’eau car je n’en ai pas trouvé sur la route. Trouver de l’eau facilement, de l’eau librement accessible, cela devient rare. Je demande donc à une serveuse s’il est possible d’en avoir. Pressée par le service, elle me lance un « Yes » tout en m’indiquant du geste la fontaine de Nestea. Je ne comprends pas bien ce qu’elle veut me signifier…
Le Nestea est-il considéré ici comme étant de l’eau… ?
Bref, nécessité faisant loi, je me sers et je prends du Nestea à la fontaine qui est, comme toutes les autres sodas, en libre accès gratuit. Et c’est ainsi que je repars avec six litres de Nestea dans mes bouteilles ! J’épuise totalement la fontaine et plus rien ne coule du distributeur. Je me comporte là comme un goujat et je n’en suis pas fier mais je sais que si je repars sans liquide à boire cela me posera très vite de très gros problèmes ! Je ne sais absolument pas quand et où je pourrais faire à nouveau le plein. Je fixe mes bouteilles comme je peux à l’arrière…
Ça colle…
Mains, bouteilles et rackpack sont poisseux… Cela attirera probablement les fourmis mais j’ai à boire. Je remonte en selle et continue quelque temps avant de trouver un bivouac entre route et bois.
Tout est bien.
Quand je m’éveille, au matin de ce 1er juin, il pleut et il y a un fort vent contraire. Je n’ai pas envie de bouger. Je reste avachi sous la tente et sous la pluie.
Que faire… ?
Il me faut bien manger et boire pendant ce jour d’arrêt, de repos forcé, repos tout à la fois imposé par ma fatigue et contraint par le temps déplorable. Je bois donc du Nestea, me félicitant de ma prévoyance de la veille ! Le boire, c’est bien quoique fortement et bien trop sucré à mon goût.
Mais comment faire pour cuisiner ?
Nécessité fait loi : je fais cuire mes pâtes dans le même breuvage. Le résultat est mangeable à défaut de délicieux. Mais, dans ces conditions, que ne trouverais-je pas bon ? Du moment que je peux me restaurer, peu m’importe en fait ce que je mange…
Et ce n’est qu’au matin du 2 juin que je trouve enfin la force de repartir. Je suis donc resté plus de trente-six heures, allongé dans ma cathédrale de toile, sous la pluie et dans le vent, à dormir et méditer.
Méditer ?
Je ne sais plus ce que le mot veut dire. Il n’y a plus de différence entre vivre et méditer, entre manger des flocons d’avoine trempés dans du Nestea et méditer. Tout est poisseux, collant, sale de crasse accumulée, écoeurant d’odeur de pisse, de sueur et de méditation. C’est là que je dois être. Je suis heureux bien qu’épuisé. Si épuisé que je me demande si je ne vais pas y rester, dans ce ventre mou du Canada… !
Je reprends la route.
Je revêts la tenue de pluie car il crachine encore.
Je suis morose.
Je constate que je n’ai plus de joie à m’émerveiller des trucks que je croise.
À ce propos, un souvenir effleure à ma mémoire, celui d’une amie qui rétorquait un jour à un écrivain, philosophe médiatique en exhibition narcissique devant un public naïvement conquis, qu’il y avait trop de « je » dans ses propos sur la joie.
Et c’était vrai !
Le rhéteur l’avait mouchée facilement, du haut de son talent oratoire. Il se moqua, disant qu’il allait donner, comme le roi Louis, du « nous » et non du « je ». La réplique avait mis les rieurs de son côté, ce qui n’est jamais bon signe. Il avait tort. Il y avait bien trop de « je » dans ses propos.
La joie existe, elle est là, elle fait vibrer ou pas. Je peux être triste, la joie est là. Elle n’est pas un sentiment mais une réalité, une présence. Peut-être devrais-je mettre des majuscules à ces deux derniers mots… ? Tout devrait avoir des majuscules, alors je n’en mets pas. La joie n’a pas besoin de « je », elle est cadeau, cadeau d’une constante présence, cadeau d’une réalité, cadeau omniprésent, intemporel. Elle est. Même s’il n’y a personne pour l’éprouver, la joie est là. Cela va loin : où réside, où se cache la joie dans l’univers ? Quel est son berceau, son écrin ? Je ne sais mais je sais qu’elle y est.
Il ne s’agit, pour moi, que de dire « Merci ! ». Merci est l’indispensable, l’inévitable, le co-naturel écho de la joie.
Alors que je prends une pause sur mon fauteuil, désormais sans cesse rapidement disponible sur la pelle à barbecue rajoutée à mon porte-bagages, j’écarquille grands les yeux en voyant passer un camion à dix essieux. J’ai bien le temps de les compter, ainsi arrêté, ainsi au repos : dix essieux soit quarante-deux pneus au total !
Gymnastique mentale devenue pavlovienne…
Terminé, me dis-je, je ne veux plus éprouver de joie de cet ordre. Et juste au moment où j’écris cela je vois un camion, uniquement la motrice sans remorque, qui en tire un autre, inversé, monté par l’arrière sur le premier, les roues avant, normalement motrices donc, sur la chaussée, en roue libre. Une bête à deux têtes !
Je décide d’en finir.
Noter ces futilités est ridicule et puéril.
Une voiture me dépasse, s’arrête sur la bande de roulement où je circule, tous feux « warnings » allumés. Un homme marche à ma rencontre, avenant, le sourire aux lèvres. Il engage la conversation, me demande si je suis croyant et me donne un dépliant émanant d’une église pour les « pires pécheurs »…
Bigre, il a l’oeil affuté !
C’est la deuxième fois que cela m’arrive d’être interpelé ainsi. La première fois, c’était une femme témoin de Jehovah qui, dans le drive-in où je m’étais arrêté, était venue me faire un prêche pour que je rejoigne son église. Mon périple, pensait-elle, aurait ainsi porté son fruit…
Je bivouaque dans un champ et au matin, c’est un grand soleil et un fort vent favorable qui me réveillent. C’est bon, très bon le moral en début de journée !
Les trains n’ont pas cessé et ne cessent de passer, de faire trembler la terre. Trains, interminables chenilles, qui n’en finissent pas, monstres sadiques, de m’écraser dans un bruit d’enfer la nuit durant ; trains dont la tentation est trop grande le jour de jouer à compter les wagons, faisant concurrence aux trucks ; trains qui sifflent à chaque passage à niveau – 2 longs, 1 court, 1 long – ; trains qui avalent goulûment la transcanadienne que je grignote difficilement ; trains qui me narguent de leur puissance ; trains qui serpentent et m’assourdissent de leurs bruits de ferraille ! Train… train…
J’arrive à Winnipeg, où je voudrais m’arrêter, ce 3 juin, sous le soleil et un fort vent arrière. Vancouver est derrière moi à deux mille trois cent cinquante kilomètres ; Montréal est devant à deux mille trois cent quatre-vingt kilomètres ! Winnipeg est au centre : c’est l’occasion de se poser, de faire le point…
Mais je n’en ai pas envie !
L’urgent est la lessive, peut-être ? La toilette alors ? Ce ne sera rien de tout cela, ni lessive, ni toilette, ni réflexion profonde et peut-être salutaire mais seulement la traversée épuisante d’une grande ville…
Les routes sont en travaux. Je manque de très peu de casser la roue avant dans une rigole profonde d’une vingtaine de centimètres que je n’aperçois qu’au dernier moment. Je vois mes premiers immeubles en dur à plus de dix étages. Je rebondis de Mac’do en Mac’do…
Je finis quand même par m’interroger sur ma conduite…
J’ai envie de foncer pour arriver au Québec. J’ai envie d’une compagne. Mais comment trouver quelqu’un qui puisse me suivre dans ma folie ? Et celle-ci est la plus forte. Je sais que si je m’arrête, je tombe dans la pâte molle, l’informe, le non-sens, l’apathie, le creux, le rien. Je n’ai pas le droit de m’arrêter ! C’est terrible à dire, terrible à vivre, mais c’est ainsi. La joie simple, simplement humaine, dont je voudrais me délecter me reste inaccessible.
Après cette journée vent arrière pendant laquelle je parcours plus de cent quarante kilomètres c’est un autre jour que le suivant : vent de face et grande fatigue, dégoût, envie de rien sinon de mourir sur place ou de trouver une épaule, un sein.
Je décide même de ne plus tenir mon journal.
Mais le soir-même, j’écris ! Je fais escale au camping de Falcon Lake, premier lac que je rencontre sur ma route depuis longtemps et premier camping où je vais me poser, délibérément.
Ce que je viens de traverser du Manitoba est boisé, moins monotone que le Saskatchewan, du moins pour ce j’en connais, c’est-à-dire le Sud et la Highway 1. Car le centre et le Nord sont, paraît-il, recouverts de forêts et le Saskatchewan est le premier producteur de moutarde au monde (tous ces renseignements, je les tiens de Jean-Roch). C’est normal donc, me dis-je, que la moutarde me soit montée au nez en le traversant, usé que je suis jusqu’à la moelle par ces interminables lignes droites, sans un seul arbre pour se mettre à l’ombre et sans la moindre aire de repos.
Au « campground », je fais une toilette complète et une non moins indispensable lessive : le bonhomme est requinqué ! Le lendemain, c’est au tour de Séraphin : vérifier les vis, les freins, huiler et retendre la chaîne. L’idée me titille de ne pas repartir et de passer une deuxième nuit. Pourquoi pas ? Souffler, reposer mes muscles qui me rendent là un service incroyable, faire le tour du lac à pied, jouer au touriste quoi ! Oublier ma quête, si quête il y a et il n’y en a pas, pas plus que de fuite.
Je ne cherche rien, je ne fuis pas, je cours vers des bras…
Si tant est que la lumière ait des bras…
Pour le moment, il y a des mouches ! Des grosses mouches qui piquent à travers les vêtements et me réveillent de ma sieste, tout étendu et détendu que je suis sur ma bâche, à l’ombre !
Aujourd’hui, repos ; demain Ontario !
3-12/ Ontario
Colombie britannique, Alberta, Saskatchewan, Manitoba, Ontario : la transcanadienne déroule son tapis sous les roues de Séraphin…
Elle devient la Highway 17 et ce n’est plus une autoroute mais seulement une route normale, à double sens de circulation, sans terre-plein central. J’ai toujours ma voie particulière, alors tout va bien !
Le paysage devient plus varié, rocheux, complètement recouvert de forêts de sapins et parsemé de lacs. Je trouve havre et repos au Mac’do de Kenora où je continue d’user et abuser de la « fontaine » ! Comme suite à un retard dans l’exécution de ma commande passée à la borne le gérant offre spontanément un Big Mac et des frites ! Mon bonheur est total. Je ne hurlerai jamais assez fort le cri du coeur de l’itinérant : vive Mac’do !
Je prends l’habitude de remettre mon gobelet, non dans la poubelle ad hoc, mais à l’un ou l’autre de ces nombreux « vieux » (vieux, oui, mais de mon âge… !), fidèles habitués et vrais piliers du lieu qui s’empressent tout en me remerciant de prélever le coupon collé dessus pour le rajouter sur leur carte-fidélité. Ils auront ainsi bientôt une boisson gratuite…
Je bivouaque en bord de lac sur de l’herbe fraîchement tondue. Je suis certainement dans une propriété privée bien que je n’aperçoive pas de constructions. J’ai vu un panneau portant l’inscription « resort » mais je ne connais pas la traduction exacte de ce terme, certainement lotissement ou quelque chose d’approchant. Je suis dans la banlieue résidentielle de Kenora et tout le bord du lac est truffé de ces maisons en bois de plain-pied qui sont légion au Canada. Au matin, je plie bagages assez tôt et je reprends doucement la route.
Et voilà que Séraphin se met à chasser sournoisement de l’arrière… !
Le pneu est-il dégonflé ? Crevé ? En vérifiant la pression, avant-hier, la valve s’était démise. L’ai-je mal remontée ? C’est possible. Je m’arrête et avant tout chose, je déjeune copieusement. Je porte la tenue de pluie complète, ciré, pantalon et chaussons, moustiquaire de tête sur la capuche du ciré car une armée de putains de moustiques est passée à l’attaque. Et c’est dans cette tenue que je vais tenter, dans un premier temps, de regonfler le pneu. Ça a l’air de tenir… Je roule et un peu plus tard, je fais une pause. Je dois bien reconnaître que je suis ivre de fatigue. Mes muscles ne récupèrent plus, la fatigue est trop profonde.
Je m’allonge par terre…
Une femme passe en voiture et me voit, étendu. Je suis carapacé dans ma tenue de pluie alors qu’il fait très chaud… Intriguée, elle s’arrête, me parle avec sollicitude, me propose de l’eau. J’accepte. Elle repart, retourne chez elle et revient une heure plus tard avec un litre d’essence pour mon réchaud et mes deux bouteilles remplies d’eau. Je la remercie, elle s’éloigne. Quatre mois d’itinérance et je suis là, en bord de route, des larmes dans les yeux. Sa tendresse a fait fondre la carapace que je me suis donnée pour lutter.
Je n’ai plus la force de prévoir et quand j’arrive dans les villes, je suis perdu, tourneboulé par le bruit, les gens, la chaleur. Hier, à Kenora, je n’ai eu que la force du Mac’do. Je n’ai pas pris d’essence pour le réchaud, ni fait de provisions. Je n’y ai même pas pensé. Or je ne sais absolument pas à quelle distance se trouve la prochaine ville. Je ne m’en préoccupe pas. Comportement irrationnel ? Je suis irrationnel. Je suis au bord de l’effondrement. Est-il prière ?
C’est la seule question.
Je m’arrête assez tôt et je trouve un bivouac idéal, à l’écart de la route, sans bestioles, ce qui est très rare. Je laisse le vent et le soleil caresser ma peau nue. C’est bon. Je monte le bivouac, un arceau casse. C’est moins bon.
Je glisse un corps épuisé dans une tente à son image : ridée, flappie, sans aucune tenue. La cathédrale devient cercueil… Et mon esprit va à vau-l’eau, assailli de petites phrases, celles qui ont marqué ma vie.
« Suivre nu le Christ nu ! », lue dans Jean-Yves Leloup. Je la vis cette phrase, au sens littéral, premier, entier. Je suis l’homme-lumière, je prie, j’implore, par ma quête folle, d’être ce qu’il est. Seule la nudité l’approche, tout le reste est bla-bla. Est-ce folie ?
Mieux vaut être fou, vivant, que raisonnable et mort.
« Quelle souffrance vous imposez à votre corps ! », phrase du médecin éveillé qui a aidé à mon propre éveil, à propos de l’abstinence sexuelle qui s’était imposée, de soi, pendant les années qui ont suivi mon expérience mystique. N’est-ce pas une autre souffrance du même ordre que j’impose à mon corps dans ces années d’errance ? Mais une expérience comme celle qu’il m’a été donnée de vivre ne peut laisser un homme intact. On peut me dire tout ce qu’on veut, pour moi, ce n’est pas possible. Il y a, paraît-il, des sages. Je ne le suis pas, je n’aspire pas à l’être, je n’aspire à rien. Je suis tel quel.
L’important est d’être soi : je suis chaviré.
« Qu’est-ce qu’une vie avec le Seigneur ? ». Plus que ma question c’est le petit rire étouffé de Soeur Brunnen, en réponse à ma demande, qui me poursuit encore après tant d’années. J’ai du bouleverser sa vie, sa foi et être dans ses prières longtemps. Comme elle a habité ma vie. Elle l’habite encore. J’aimerais la revoir, parler en vérité. Est-ce possible ? A quoi cela servirait-il ? Elle est dans les ordres et moi dans le désordre. La foudre n’est tombée qu’à mes yeux, aucun autre regard ne l’a perçue. Le tonnerre suit toujours l’éclair de foudre et donne à entendre pour qui n’a pas vu. Attendre que le tonnerre vienne d’un autre que moi est illusion.
Tonnerre et éclair sont unis.
Le soleil est déjà haut quand je repars le lendemain, sans force ni entrain, pour peu de kilomètres. Je suis exténué. Le mot fait écho et la constatation s’impose : ce n’est pas l’exténuante intransigeance de la mesure que j’éprouve mais celle de la démesure !
Démesure de mon errance et démesure de l’évènement du 17 avril 1999. L’une répond à l’autre. Au final, la mesure, la modération je n’aurai jamais trop bien su ce qu’elle étaient, ce qu’elles avaient – peut-être – à me dire. Peut-être, car il est possible que sans la démesure je n’eus pas été moi-même. Car la démesure que j’éprouve, celle que je vis est la démesure de l’amour. Bref ! A chacun de voir où et à quoi il veut s’alimenter.
À chacun de voir ce pour quoi il est né.
Pour l’heure, la mesure de ma démesure révèle qu’au soir du 8 juin, une tique en a pincé pour mon aisselle gauche ! Salope ! Je les crains ces bestioles, de par les conséquences possibles et graves de leur attachement non désiré ! De plus, je suis dévoré par les puces et toutes sortes de bêtes urticantes. Je me gratte de partout. Tu parles d’un coin sans bestioles hier, il ne faut jamais jurer de rien.
Ça m’apprendra à philosopher…
Je répare l’arceau de la tente comme je peux, avec ce que j’ai trouvé en bord de route au cours de la journée. Au matin, deux cervidés en folie au sortir du sous-bois foncent droit sur moi, virent au dernier moment et s’enfuient, tout surpris de trouver un intrus sur leur territoire. Je décampe le plus vite possible de cet endroit inhospitalier et je file : il faut que j’avance, que je m’en sorte. Je fais une journée potable, soixante kilomètres, vent de face. Peu importe d’ailleurs les kilomètres, « j’affermis ma face », je fonce. Il faut en sortir ou y rester.
Je t’aime.
Les journées qui se succèdent vent dans la pipe sont éprouvantes. C’est dur de traîner soixante kilogrammes « séraphinesques » plus son propre poids par la route écrasée de soleil, à la force des mollets, du corps tout entier et surtout celle de la volonté. Au Subway d’Ignace, je trouve tout à la fois gentillesse du personnel et oreilles attentives. Aldo-Lucien, australien, vient à ma table pour me questionner sur le voyage qui est le mien. Je lui raconte mon périple et à sa demande, la raison d’être de celui-ci. Un autre, africain qui parle français, se joint à nous. Mon histoire, mon voyage peut intéresser les gens de leur génération, je devrais les partager, disent-ils. Je repense à la « moisson », à « l’histoire »… Ils prennent en photo le texte-résumé en anglais avec mention de la vidéo. Un autre groupe de jeunes est là, dont une fille, québécoise, un peu paumée. Nous avons ensemble une discussion, au moment de partir, devant le Subway. Aussi, l’énergie remonte-t-elle ! La seule chose qui en soit cause, c’est le partage, le fait de dire la lumière. Merci !
Un corbeau, véhément, me réveille le lendemain alors que le soleil est déjà haut. L’oiseau siffleur, l’oiseau à trois notes, toujours les mêmes, me serine patiemment sa certitude : « C’est vrai, je t’aime, c’est vrai, je t’aime, c’est vrai, je t’aime, c’est vrai, je t’aime… ».
Je ne m’en lasse pas…
Ce n’est pas qu’il m’aime qui soit vrai, il n’est qu’un interprète. Ce qui est vrai c’est qu’une lumière d’amour inonde le monde : l’oiseau le sait et se fait son héraut. Il le confirme sans se lasser.
Aujourd’hui, 11 juin, je me dis que c’est peut-être mon dernier jour…
Plus prosaïquement, c’est le troisième jour consécutif de vent de face ! Je ne cuisine plus, trop de lassitude et je me contente d’expédients. Mes wraps banane-chocolat sont excellents, mes flocons d’avoine, raisins secs, amandes, chocolat en poudre délicieux ! Je ne me soucie plus de fixer la vitamine D, je couvre autant que possible et en permanence toutes les parties de mon corps avec les habits légers achetés en Thaïlande que je mets par-dessus ma tenue de cycliste. J’y inclue la cagoule rouge et bleue que j’ai découpée à ma façon et qui me protège les oreilles et le cou. Le look est « strange » : j’apparais tel un bédouin-à-deux-roues… mais peu importe ! Protection du soleil et des insectes oblige !
Dans l’après-midi, le vent se renforce et il devient difficile de progresser, la fatigue aidant. Je m’arrête souvent, installe le fauteuil et mange un peu ou écris. Écrire pour transmettre ? La conversation d’hier, les nombreux échanges passés m’y poussent. Je vais m’y atteler, c’est déjà commencé d’ailleurs par ce journal et je n’ai pas d’autre ambition que d’en soigner un peu la mise en forme. Pour l’heure, j’écris à l’ombre d’une de ces grandes poubelles métalliques au couvercle anti-effraction en protection contre l’avidité gloutonne des ours. Cette poubelle constitue pour moi la seule petite ombre accessible sur la highway 17 qui trace sa route vers l’est à travers d’immenses forêts de sapins, parsemées de lacs. Rien d’autre que des arbres et le long ruban de bitume. Entre Ignace et Upsala, la ville suivante, plus de cent kilomètres sans la moindre habitation !
Je dors dans le fossé.
C’est dangereux, mais cela garantit au moins une mort rapide, par voiture ou camion erratique, au conducteur endormi. Je suis heureux ainsi, épuisé. Je cuisine. Je râle contre les insectes : moustiques, moucherons, mouches de toutes sortes, araignées et autres bestioles inconnues mais hélas familières qui, sournoisement, attendent de se délecter du festin que j’offre. Proie certaine, j’amuse aussi la galerie, mettant involontairement en scène un spectacle improbable dans la pénombre qui s’installe. Les conducteurs qui passent à vive allure découvrent, ahuris et de manière furtive, les simagrées d’un saltimbanque à vélo qui érige un campement dans le fossé, au mépris du danger que constituent les bêtes sauvages et les véhicules à moteur…
Mais le soir tombe, l’eau bout et je suis à bout…
Facile, c’est pour le fun, le moral mais c’est aussi très vrai. Le titre de mon journal sera : « Errance », sous-titre : « Journal 7/9/2016 – ???? ».
Bonne nuit !
Elle a été bonne, aucune voiture ou camion ne s’est pris de folie. Un peu de pluie et au matin, « struggle for life » à nouveau ! Tenue de pluie vite enfilée, non parce qu’il pleut mais en protection contre les moustiques et c’est ainsi, coiffé en outre du filet moustiquaire de tête, que je sors du fossé et que je m’enfuis. À chaque halte, ce sera désormais la tenue de rigueur ! Et c’est pénible de la revêtir, cela accroît l’énervement dû à la fatigue, à l’épuisement.
Je commence à comprendre pourquoi les personnes que je rencontre puissent trouver « amazing », étonnant, ce que je fais ; je comprends les pouces levés que je croise. C’est dur, physiquement et mentalement. Faut tenir. Les bestioles sont la cerise sur le gâteau, la goutte d’eau qui va faire exploser le vase. Mais quel autre lieu pour mieux prier, quel autre lieu pour être plus près de la lumière, de son souvenir, de la façon dont elle a orienté ma vie ?
Quel autre lieu ?
Aucun. Je suis là avec elle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous filons le parfait amour. Ultréïa ! Et je hurle ma joie dans les premiers kilomètres, je lance des « je t’aime ! » à tue-tête, à la forêt, au ciel, à la route. Route qui est devenue étroite depuis l’entrée en Ontario, je n’ai plus mon propre couloir de circulation et avec le vent et tous les camions, je dois être plus attentif. Je réponds aux oiseaux-trois-notes qui saluent, toujours avec déférence, mon passage : « C’est vrai, je t’aime, puisque je te dis que c’est vrai, je t’aime…». On est poli ou on ne l’est pas. Je le suis. Je réponds.
Je réponds à la lumière. Je dis : « Merci ! ».
La petite pluie de cette nuit a arrêté le vent et je roule bien. J’enlève la tenue en goretex mais je garde une cagoule sous la casquette, hanté il faut bien le dire par la crainte de me retrouver comme c’est arrivé ces jours derniers avec une tique dans le cuir chevelu (si peu qu’il le soit à présent !). Tout le corps me démange, surtout les chevilles et les avant-bras et j’ai la crainte, le soir venu, de devoir planter la tente dans les hautes herbes, trop peuplées d’habitants hostiles. Je privilégie désormais les sols durs, l’herbe rase même si le lieu est moins poétique, moins isolé.
J’ai trouvé un gadget, en même temps déflecteur à l’emblème du Canada, à mettre en haut de mon antenne. Avec les chutes en carbone que j’ai récupérées le long de la route et qui débordent d’un bon mètre en attendant d’être coupées pour se substituer à l’arceau défaillant de la tente, Séraphin ressemble plus à une moto qu’à un vélo. Il est le premier et fier prototype d’un nouveau concept à deux roues : le « Koga-Davidson » ! Je n’ai besoin de personne… ?
Tais-toi !
Dès que je suis à l’arrêt, je vis en tenue de pluie complète. Je macère là-dedans mais comment faire autrement ? Je ne peux l’enlever qu’à l’intérieur de la tente, sauf à être criblé en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Et je ne sors qu’ainsi costumé. Je suis traumatisé par ces bestioles agressives, stigmatisé, marqué. Je me gratte de partout ! J’ai beau vaporiser Muskol et Johnson, mes frères protecteurs ou censés l’être, flacons de répulsifs pour moustiques, rien n’y fait ! Bon, ce n’est pas grave, changeons de sujet, c’est bien connu, la misère gratte, la vie au plus près de la nature n’est pas si idyllique qu’on veut bien le dire.
Elle met au rang des espèces concurrentes.
Je vois un caribou en bord de route ce matin, il vaque à l’orée du bois, tranquille. J’en avais déjà aperçu un, en décomposition dans le fossé, alerté par l’odeur pestilentielle. Ils sont signalés comme danger de nuit, ils aiment alors à traverser la route et ils se font heurter par les véhicules. Pourvu que, la nuit, ils ne manquent pas leur saut par-dessus le fossé et enjambent ma tente sans dommage, je ne leur en demande pas plus…
Je fais une pause monumentale au Mac’do de Thunder Bay et en bon marin, je fais le point. On est le 13 juin. Toujours d’après l’application trois mille cinquante et un kilomètres parcourus depuis Vancouver.
Et devant… ?
Mille cinq cent soixante-quinze kilomètres restant à parcourir jusqu’à Montréal en passant par le Nord : highway 11 puis 66.
Si je choisis l’option Sud, une centaine de plus. La highway 17 me fera traverser Sault Sainte Marie, North Bay et Ottawa avant de toucher Montréal.
Et après Montréal ?
S’il s’agit de toucher l’océan à Halifax, il en reste. Si je veux arriver à Saint John’s de Terre-neuve, point le plus à l’Est du Canada, il faut en rajouter davantage et prendre un bateau…
Appel de la mer…
C’est tentant, mais peu importe en fait, il s’agit de te toucher, toi, lumière, à chaque instant, maintenant comme demain.
Si demain est donné…
J’en suis là de mon examen de conscience quand la conversation s’engage avec une chinoise qui déguste des frites en essayant toutes les sauces possibles et qui m’invite à sa table pour ne parler, entre deux sourds, qu’un mauvais anglais de part et d’autre.
Je coupe court, après un temps cependant assez long…
Une pensée me vient : mourir subitement, la tête dans les frites, marinant dans le coca renversé… !
Ce serait une belle mort…
Pour l’heure, j’engage la lutte pour survivre, avant de me soumettre.
J’achète une bombe anti-punaises de lit, une grosse bombe domestique, au format familial et je l’ai vidée. Je noie tout de produit : tente, tapis de sol, duvet, matelas, vêtements. La guerre totale est déclarée. La nature est hégémonique à l’égard de l’homme si l’homme ne l’est à son égard. Constatation, vécu, expérience. « Struggle for life », c’est bien un combat pour la vie qui est engagé.
C’est eux ou moi… !
Oubliée l’écologie, vive l’industrie chimique et bravo aux hommes de l’avoir mise sur pied ! J’achète une veste moustiquaire et une crème à placer sur les mains, Muskol lotion. Elles sont un terrain d’atterrissage de choix, prisé par l’ennemi. J’établis le bivouac sur du gravier plutôt que sur un sol herbeux, le temps clément me le permet et ainsi, je ne plante qu’une seule sardine, celle de l’auvent. La chambre, auto-portante, peut s’en passer…
Les insectes me laissent relativement tranquille aujourd’hui. Peut-être est-ce le temps orageux d’hier qui les a rendus si agressifs ? Un endroit particulièrement propice au cœur de ces immenses forêts ?
Je ne sais…
Le lendemain, je coupe mes trouvailles de route avec une petite lame de scie achetée à Thunder Bay et je fabrique ainsi un arceau de secours pouvant être utilisé dans le cas où la réparation de fortune effectuée sur celui d’origine ne tiendrait pas. Séraphin retrouve ainsi des allure et largeur hors-tout plus raisonnables car, ramassés tels quels au long du parcours, ces bouts de carbone lui donnaient pas mal d’embonpoint. De plus, rouge vif, cet arceau de secours rehausse la visibilité d’Edmond auquel il est lié et qui, déjà bien visible, resplendit de tous ses feux à présent.
Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes…
Je rencontre Christophe, jeune cyclotouriste allemand, en tour du monde pour deux ans. C’est le premier que je croise à être, comme moi, en vadrouille pour longtemps et chargé en conséquence. Les quelques rares autres sont des canadiens qui traversent leur seul pays, le temps d’un été. On parle de l’Ouzbékistan, de la route des Pamirs, on s’y donne rendez-vous dans un sourire… Et, suprême bonheur, le soir, je trouve un bivouac en bord de rivière : toilette, bain de siège, lessive complète. Nirvana et angélus.
Et patatras… !
Il y a quelques nuages de mauvais aloi à l’horizon du couchant mais, gagné par l’optimisme, la torpeur et la douceur du soir, je ne monte pas le double toit. Je pose seulement la chambre de la tente sur le sol dur, sans sardines aucune. Toujours cette appréhension des bestioles qui me pousse à éviter les hautes herbes où elles pullulent…
Je fais là une erreur grossière…
Au petit matin, c’est la pluie battante et avec elle, la débandade ! Je me lève à la va-vite. C’est la déroute ! Je fourre tout en vrac, dégoulinant d’eau, dans le rack-pack et je décampe, n’ayant d’autre solution que la fuite…
Heureusement, un peu plus tard, le soleil et le vent réapparaissent, me permettant de tout faire sécher. Je fais des courses énormes car le ravitaillement va devenir encore plus rare et aléatoire…
Je me pose près d’un lac, juste après Nipigon, à côté d’une cabane abandonnée. Cabane d’un marginal, me semble-t-il, pour l’heure désertée.
C’est parfait pour le nomade que je suis.
De l’autre côté de la route, il y a une chapelle et un cimetière, quelques croix plantées en terre et aussi un buste, comme un épouvantail, un fantôme qui se dresse entre les croix. Je suis un peu surpris, je note tout cela du coin de l’œil, rapidement et j’oublie, je ne prends pas le temps d’analyser, le soir est là, j’ai peu et mal dormi la nuit dernière, je ressens la fatigue, le genou droit tiraille.
Je n’aspire qu’au repos.
Je me restaure puis m’attelle à la révision du journal prenant conscience de la singularité de la démarche retranscrite et de ses excès. Placer toute une vie sous la lumière d’un instant, fût-il lui-même de lumière, est étrange à observer avec cet œil nouveau, presque objectif (… ?) que me donne la relecture de ce que j’ai écrit au fil des jours. Puis je m’endors…
« Is there someone here ? »… !!!
Je suis tiré de mon profond sommeil par une voix forte. Je grommelle un borborygme… Nauséeux, je fais un violent effort de mémoire pour me rappeler où je suis.
Ah oui…, la cabane en bord de lac !
Plus rien ne se passe…
J’entends un moteur de voiture qui tourne au ralenti, très près, les phares éclairent la tente, sans être braqués dessus. Puis des bruits de bois cassé…
Je ne bouge pas et je me rendors sans attendre la suite des événements. Tant qu’on ne me demande rien, je n’ai rien d’autre à faire que de continuer ce à quoi je m’occupe : dormir.
Au matin, je constate que l’épouvantail-fantôme que j’avais remarqué du coin de l’œil dans le cimetière hier au soir a disparu ! J’en conclue qu’une blague de potaches a trouvé son épilogue au cours de la nuit, avec de vrais acteurs en uniforme ! Autour de cette vieille et belle église en bois, datant de 1877, dédiée à St Sylvestre, l’unique spectateur du lieu, endormi, n’a pas été très bon public.
Je note au passage, puisque cette nuit me rappelle dans son déroulement et son dérangement celle vécue à Taizé, que les policiers canadiens ont été plus perspicaces et discrets que les jeunes gens dans leur rôle de veilleurs de la communauté religieuse. Ils ne m’ont ni tiré hors de la tente, ni soupçonné d’être l’auteur d’un possible forfait pas. Ils n’ont pas, non plus, demandé à vérifier mon identité.
Je repars, tout en décidant de ralentir, de ne faire qu’une cinquantaine de kilomètres par jour. Il me faut durer. Je ne réalise pas un projet, comme les autres rares cyclotouristes rencontrés, je vis un état permanent.
Il faut que je le savoure et non pas que je le vive à l’arrache.
Je longe au matin Helen Lake, très beau, puis je pénètre dans d’immenses forêts. Le cap est plein Nord et la route devient plus étroite, moins fréquentée que la highway 17 mais plus dangereuse aussi car je n’ai plus de bande de roulement propre. J’ai l’impression de pénétrer « into the wild », au cœur du sauvage! Je prends mon temps, m’arrêtant souvent, en combinaison complète anti-moustiques hélas. J’hésite à utiliser la béquille pour tenir Séraphin. Il est bien lourd à présent avec ses dix litres d’eau (autonomie de trois jours), son riz, ses pâtes, ses flocons d’avoine (deux kilogrammes de chaque), ses amandes, raisins secs, chocolat en poudre, parmesan et ketchup ! Cinq bananes, dix wraps, quinze barres de céréales, quelques saucisses apéritives et un paquet de pain complètent le garde-à-manger !
Je devrais pouvoir tenir une semaine avec tout cela…
Un orage assez violent m’arrête vite dans l’après-midi. J’attends qu’il passe, assis sur mon fauteuil et enveloppé de la cape de pluie, m’étant frayé avec peine un tout petit espace à la lisière du sous-bois touffu et impénétrable qui borde la route.
Je prie, tranquille.
Prier pour moi, c’est être là, simplement là, sans pester, sans penser à autre chose qu’à ce moment de vie, sous l’orage et même lui je ne le pense pas, je le vis, paisible, ayant fait tout ce que je pouvais faire pour me protéger. J’attends une accalmie et lorsqu’elle survient je monte la tente sur place, dans le fossé et je m’allonge pour… une vingtaine d’heures !
Je ne voudrais pas être ailleurs.
Le plus dur, enfin ce qui se surajoute, c’est la lutte contre les bestioles. Je m’habille ou me déshabille entièrement dans la tente, chaussures comprises et je n’en sors ou n’y entre qu’entièrement revêtu de mon armure y compris la moustiquaire de tête. Cette dernière, je l’oublie à force de la porter et ainsi, il m’arrive de me moucher dedans ou de buter contre elle en portant quelque chose à la bouche. Je ne râle même pas. C’est comme ça.
Aujourd’hui et pour la première fois, un camion m’a volontairement serré de très très près et envoyé sur le bas-côté en klaxonnant comme un fou et ce, de très loin. « Killers on the road », chantait Jim Morrison, le leader des Doors. Il n’y avait que nous deux sur la route droite, à perte de vue.
Crime parfait, pas de témoins.
C’est rare (heureusement !), d’autres me dépassent avec prévenance, presque de la tendresse, tant ils ralentissent et arrondissent l’espace entre nous, entre eux et Séraphin.
Je vais me souvenir de ceux-là.
Je confectionne, avec les restes des trouvailles de route qui m’ont permis de fabriquer l’arceau de secours, une béquille avant efficace et très rapide à dégainer ainsi qu’à ranger.
Je fais aussi un rêve étrange : mon vieux zizi fripé et ses deux inséparables compagnes de misère et de joie sont à côté de moi, solitaires, rejetés, délaissés. Est-ce le fait de les contempler souvent, ces pitoyables attributs, agenouillé dans ma cathédrale de toile et comme en prière lorsque j’urine chaque nuit et souvent dans la nuit ? Ou bien est-ce prémonitoire ? Vais-je être débarrassé des contingences, désirs, joies et excès qui, immanquablement, les accompagnent ? Ou se plaignent-ils, par cette image, du non-usage que j’en fais ?
Bref !
Le temps est à la pluie et c’est un autre voyage qui commence : « Into the wild ! ».
Je bivouaque à Beardmore. Dans l’inculture de ma cervelle fatiguée, le nom évoque et inquiète : « encore plus d’ours... » ? Je suis près d’un transformateur où, par bonheur, se trouve une prise extérieure de courant qui fonctionne. J’en avais besoin. Ma vitesse maintenant ne permet guère à la dynamo de recharger la batterie du portable. Mais je n’ai pas vraiment l’usage de celui-ci, sauf pour écrire.
Je porte sans cesse l’armure anti-moustiques et c’est une gageure de manger, sans parler du fait de faire ses besoins. Éviter de se retrouver les fesses criblées de mille piqûres tient du miracle. Ce qui n’arrive pas. Je comprends toute l’utilité des appendices des chevaux ou des vaches et j’en imite le principe avec ma seule main. Par bonheur, la crème « Muskol lotion » est assez efficace pour protéger celles-ci, ce qui m’évite d’avoir à porter les gants d’hiver, première parade que j’ai trouvée. Sans toutes ces protections, leurs attaques, toujours surprises et pourtant incessantes, me mettent au bord de l’exaspération, de la crise de nerfs, état qui ne m’est pas coutumier. Une piqûre au tibia, d’araignée probablement, me fait toujours mal. Elle a occasionné une petite bosse que je gratte depuis plusieurs jours.
Je vais faire de l’eau à la « Blackriver » dont l’accès est facile. Ce qui n’est pas toujours le cas ! La rivière est bien nommée, car c’est vrai que l’eau est noire, couleur rouille foncée, comme souvent ici, d’ailleurs. Ce doit être la nature des roches sur lesquelles elle passe qui lui donne cette teinte. S’il y a de l’eau partout, elle est aussi difficile à approcher. Les abords des lacs ne sont pas aménagés, c’est la nature la plus sauvage qui soit et je m’enfonce plus avant dans l’encore plus sauvage.
Des grosses mouches, comme des taons, sont la nouveauté du jour. Je complète ma tenue de cycliste avec la « bug jacket », la veste-moustiquaire, achetée récemment. Ainsi, au lieu de fixer voluptueusement dans la journée la vitamine D en cuissard et teeshirt, je porte toute une panoplie : pantalon de pluie en goretex, teeshirt mérinos à manches longues, sweet thaïlandais, casquette et veste moustiquaire.
Mais je suis emprisonné avec cette dernière, il n’y a pas d’ouverture facile et je suis aussi à l’aise que si j’avais revêtu un scaphandre ! Impossible de manger. Donc, dès que je m’arrête, je l’enlève et je revêts mon ciré en goretex que je complète avec la seule casquette coiffée de la moustiquaire de tête qui, amovible, me permet en la soulevant de porter quelque chose à la bouche, à boire ou manger.
J’enfile en outre les chaussons de pluie jaune fluo, efficaces pour protéger mes chevilles des rampants, araignées et autres réjouissantes et charmantes petites bestioles qui m’aiment à la folie.
Amour non partagé…
Je marine ainsi dans une étuve, mal commode à mettre, difficile à endurer au long du jour sous le soleil, sans parler du look qu’elle donne ! Je ne me voie pas et l’essentiel est que ce soit efficace. Ce semble l’être… mais ils réussissent quand même leur coup, ces salopards, la moindre faille et hop…
Piqûre !
Je hurle d’exaspération en ce bord de lac idyllique baigné d’un couchant magnifique ! Je hurle, je pleure, les voyant tourner sans relâche devant mon grillage dans leurs sinistres bourdonnements. Il me faut au final m’enfermer dans la tente pour manger car dès que je soulève la moustiquaire pour une rapide bouchée, je suis assailli. Tant pis pour la contemplation du lieu.
Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…
Tout est bien…
Au matin, je risque une tête, nue, hors de la tente, juste pour voir le lever du soleil. Quelle beauté !
Piqûre !
Aussitôt, il faut se grillager…
Je repars. Je mors le bas-côté : deux camions se croisent en arrivant à ma hauteur et je préfère dégager de moi-même. Je n’ai sur cette route 11 qu’une bande goudron de quarante centimètres environ, à droite de la ligne latérale blanche qui délimite le couloir de circulation des voitures. Quarante centimètres, ce n’est même pas la largeur de Séraphin et le bas-côté est en tout-venant, gravier mêlé de sable, instable sous les roues et dangereusement en dévers.
Je suis forcé de garder un œil dans le rétroviseur en permanence. D’ailleurs, je dois le garder en permanence sur tout. Je n’osais y penser, mais c’est arrivé : une petite mouche noire, carnivore, a pris mon appendice comme terrain d’atterrissage alors que j’étais en train de pisser, cadenassé de partout sauf de là bien sûr. C’est infernal, ces bestioles à l’affût de la moindre faille dans l’armure. Certes, elles rongeront un jour mon corps et ce sont elles qui, au final, gagneront la lutte. Mais pour le moment, je m’en défends.
Revanche : l’incinération transforme leur victoire en défaite.
Exit et la nique aux bestioles… !
Bivouac près d’une antenne relais, une dizaine de kilomètres après Longeac. Comme d’habitude, il y a une prise de courant extérieure accessible…
Au matin, je sors, grillagé de partout pour faire mes besoins.
J’en ressors meurtri.
Malgré la technique de la « queue-de-vacheval », balayant l’espace de mes arrières, plusieurs piqûres aux endroits sensibles me sont infligées.
Mieux vaut en rire ; pour le moment, j’en hurle.
Tout cela ne me met pas d’excellente humeur matinale…
Le temps est gris, le vent glacial, de face et fort. Un panneau annonce : pas de station service pendant deux cent onze kilomètres ! Rien sauf des forêts à perte de vue, aucune habitation avant Hearst.
Je pédale et j’invente, tout en moulinant, un WC portatif en utilisant l’armature du fauteuil comme siège et la cape de pluie en protection des moustiques. Reste à empêcher le vent de rabattre tout ça au mauvais moment et au mauvais endroit. Ce qui, bien sûr, se produit au premier essai ! Les restes d’une trouvaille de route servent à lester la cape pour parer le problème.
Au bivouac, alors que je vaque à mes occupations, je constate avec effarement qu’un rongeur a grignoté mes tranches de pain aux raisins, pourtant sous plastique, pourtant placées dans la sacoche avant. Ceci sans que je ne m’aperçoive de rien…
La vigilance doit être de tous les instants.
Je t’aime.
Le soir, je mets toute la nourriture dans les sacs Ikea et je l’éloigne de la tente. Au matin du 21 juin, dans ma cathédrale plantée au cœur de ces immenses forêts de l’Ontario, effrayé de l’hostilité qui m’attend dehors et devant l’urgence, je m’organise pour faire mes besoins complets sous la tente ! Ceci fait et bien fait, reculant devant l’effort d’affronter la nuée de bestioles que j’entends bourdonner agressivement au dehors, je m’accorde une grasse matinée.
J’essaie de tout transformer, de tout vivre en prière.
Je m’arrête, près d’une antenne-relais, cela devient une habitude, une fréquentation assidue de ce que j’appelle désormais ma chaîne de bivouac favorite. On y trouve terrain plat, herbe pas trop haute et prise de courant.
Que demander de plus ?
Cela me permet de me reposer, d’attendre le couchant, d’écrire, de réviser le journal, de vivre l’angélus. Et de me gratter aussi là où les moustiques que je baptise « SSS », Salopards Sournois en Série, ont trouvé une faille dans mes pauvres défenses. Pour l’heure, c’est la partie supérieure de l’oreille qui, en contact direct avec la moustiquaire, constitue pour eux une cible de choix. Ils passent à travers ! Il me faut trouver une parade. Elle est triple : je superpose casquette et chapeau et moustiquaire de tête. La visière de la casquette protège l’avant du visage, le chapeau les oreilles.
Le lendemain, alors que je sue sang et eau dans ma tenue goretex tout en montant une côte, enveloppée d’un nuage de grosses mouches qui sont désormais mes plus fidèles supporters, une voiture ralentit et son conducteur se penche pour m’offrir, par la vitre ouverte, une bouteille d’eau glacée.
Comme au tour de France !
Je quitte la route pour bivouaquer à Hart Lake, un endroit indiqué par Mike, superbe lac dans les sapins. Je me baigne dans une eau claire et tempérée. Hélas, comme toujours, les bestioles gâtent la fête. Je les fuis en faisant le sous-marin. Mais dès que je sors la tête de l’eau je les entends bourdonner autour de moi. Sans lunettes, je ne vois rien, j’entends seulement. Ambiance oppressante de l’encerclement ! Mais quel bonheur tout de même de pouvoir nager et se laver aussi ! Le couchant est magnifique, posé sur l’eau turquoise et le vert des sapins. Le matin est moins idyllique, la pluie est au rendez-vous. Je reste sous la tente et décide de petit-déjeuner au lit. Je confonds les flacons et arrose le muesli avec mes urines de la nuit ! Bonheur de bivouac ! Il pleut, il fait froid, je t’aime.
Mike m’avait dit qu’il y avait ici un lieu de camping gratuit. Je m’attendais donc, avec ma mentalité d’européen, à voir du monde. Comme je me retrouve seul, je pense que le « free campground » doit être tout près mais que je ne l’ai pas trouvé hier. Après une recherche infructueuse du lieu qui, je finis par l’admettre, est bien là où je me trouve, je plante la tente à cinquante mètres de l’emplacement de la nuit dernière !
Puis repos, écriture et angélus…
Cette deuxième nuit à Hart Lake m’insuffle la pensée que si je suis enclin à réviser mon journal de voyage, à donner forme à ce que j’écris au fil des jours, il y a peut-être une raison : l’éditer à compte d’auteur. Si je vis cette itinérance c’est pour en rendre compte. Le support du message est l’itinérance elle-même. Sans elle, le message reste vide, orphelin. Et le mot de Victorine résonne à mes oreilles : « Quel apostolat vous faites ! ». Quelque part, Benoît Labre sourit… Écrire pour mettre ensuite le livre à disposition, gratuitement, avec les tableaux.
Mais où…. ?
Au matin, le soleil est revenu sur Hart Lake et je quitte le lac ce dimanche 23 juin vers onze heures. Quand je pars, comme un fait exprès, il n’y a plus ni mouches ni moustiques et l’eau limpide donne envie de s’y baigner. Mais le vent est froid, le soleil n’est ni haut ni chaud et je me contente de remplir les bouteilles en filtrant l’eau du lac. Ceci fait, je reprends la route vers Hearst. Le pneu arrière se dégonfle à nouveau et il me faut faire une séance de gonflette. Il n’est pas crevé mais perd de la valve. À propos de gonflette, je constate que mes muscles des cuisses et des fesses s’atrophient, diminuent de volume.
C’est curieux…
Depuis les courses à Nipigon, se sont écoulés huit jours. Autonomie complète. Je pourrais avec ce qui me reste tenir de manière deux jours de plus. Huit jours pour parcourir le no man’s land entre Nipigon et Hearst : j’ai drôlement ralenti la cadence ! À trente kilomètres par jour, je ne suis pas encore arrivé ! Cette baisse de moyenne a-t-elle un rapport avec l’atrophie de mes muscles, le manque de vrai repas, la fatigue de cinq mois d’itinérance ?
Je bivouaque près d’un cimetière, très simple et beau, au calme. Le couchant est paisible et surtout, les bestioles semblent être parties ailleurs ! Je peux rester dehors, mettre les nu-pieds et manger sans la moustiquaire. C’est inespéré et tellement bienvenu, tellement appréciable ! Depuis une quinzaine, c’est la lutte sans merci, portant sans cesse la cuirasse.
Je fais aussi un énorme repas…
Mon habitude est de manger un bol de riz et un autre de pâtes chaque jour. Ce n’est pas assez et cela doit expliquer une part de la baisse de régime. J’arrive dans des régions plus habitées et je vais pouvoir me nourrir plus richement. Il faut que je fasse attention, car j’ai une forte tendance à ne pas m’alimenter correctement.
Je revois le journal et parfois je doute : est-ce bien cela que j’ai à faire ?
Au Tim Hortonss de Kapuskising, il y a une dizaine de bonnes femmes qui papotent et qui rient à la table d’à côté. L’une d’elles se lève pour vider les plateaux et je ne sais trop pourquoi, débarrasse aussi ma table. Je m’accroche aux serviettes que j’avais mis de côté, comme je le fais toujours et je réussis à les sauver mais je dois faire le deuil, douloureux, des sachets de sel et de poivre. On rit et elle s’assoit en face de moi. Elle s’appelle Madeleine. On discute bien, elle veut écrire le livre de sa vie, difficile, je lui fais mention de la vidéo et nous échangeons nos mails. Elle parle français, avec l’accent d’ici ! On se serre dans les bras, c’est bon puis on se quitte.
Je fais de l’essence pour mon réchaud et j’enchaine avec une autre pose monumentale, au Mac’do cette fois ! J’use et abuse de la fontaine et je bois des litres de coca ! Je trouve à acheter de la lotion Muskol mais je ne pense pas à acheter une deuxième veste moustiquaire, car une seule ne suffit pas. Ils passent à travers, ces putains de SSS et il me faut épaissir et complexifier la carapace !
Je reprends la route.
Je bivouaque dans un chemin qui ne semble mener vers nulle habitation. Le soir est paisible. J’envoie un mail de remerciement à Madeleine ainsi que des idées pour débuter le livre qu’elle rêve d’écrire.
Angélus…
Mais la nuit n’est pas bonne, il y a de l’eau à proximité, j’ai trop bu de coca et le chant des batraciens, incroyablement lancinant, résonne, assourdit et me tient éveillé.
Au matin, je fais retour sur Kapuskasing…
J’ai un rencard : je vais retrouver Mado au Macdo ! Nous nous sommes donnés rendez-vous à midi. Que me réserve ce retour en arrière ? Je n’en suis pas coutumier, d’habitude je vais de l’avant, je ne fais que passer. La dernière fois qu’il m’est arrivé de revenir sur mes pas, c’était le jour de Noël dernier. L’auberge sur laquelle je comptais était fermée et j’avais dû retourner quatre kilomètres en arrière…
Je complète mes achats : une deuxième veste moustiquaire et des gants où le bout des doigts se découvre. C’est exactement ce qu’il me fallait pour me protéger des moustiques tout en pouvant continuer à pianoter sur le téléphone.
Je retrouve Mado pour un temps agréable. Elle se confie, comme un exutoire : elle n’a jamais bougé d’ici, sa vie est plate, plate comme la route, plate comme le paysage. Mais cette platitude est traversée de souffrances fortes, enfance bousculée, fidélité bafouée, traces qu’elle veut expurger et écrire, comme une thérapie…
Je reprends la route.
Au soir, je suis tellement léthargique que je tarde à monter la toile. Cela enfin réalisé, je n’ai plus la force ni le courage de gonfler le matelas. Je m’endors à même le tapis de sol et ce n’est que tard dans la nuit, sous l’inconfort de la dureté de la terre, que je me résous enfin à le faire.
Le lendemain, je décide d’abandonner la tenue de pluie, trop malcommode à porter sous le soleil. Tout ceci est trop démoralisant et j’ai besoin de me remonter le moral ! Hauts les cœurs ! Il me semble que l’agressivité des insectes diminue.
Je décide de reprendre du plaisir à rouler…
Je n’ai bientôt plus sur moi que le cuissard, jambes nues donc et le torse recouvert de la veste moustiquaire. La tenue est aérée, presque érotique et tout guilleret, je roule avec joie. J’aperçois sur la route, en sens opposé, une postière qui relève le courrier à une boite aux lettres de particulier. Elle me voit arriver, écarquille les yeux et, elle à l’arrêt, moi toujours roulant, nous avons une conversation surréaliste : « Why are you doing this ? – I’m crazy ! I’m french ! – Incredible ! – Loooove ! ».
Et c’est fini, je suis passé…
Je sue sous l’effort, ça monte, je ventile, j’expectore, comme tout cycliste. J’oublie que je porte la moustiquaire et je crache dedans ! Ça ajoute à mon bonheur, ma rage, ma stupidité. Je n’en vois pas le bout, de ma stupidité et je ne le verrai jamais, mais je voudrais bien voir le bout de la route, je voudrais une halte, un repos du guerrier. Et je n’ai rien, ne vois rien venir que des kilomètres de bitume…
À Cochrane, je trouve un pantalon moustiquaire. C’est déjà ça ! J’en avais vu au début de mon périple en Colombie britannique et j’avais rigolé, hilare, peinant à croire qu’une telle chose, un tel vêtement puisse exister ! J’aurais l’air fin là-dedans et puis en vieillissant, m’étais-je dit, les moustiques me piquent moins.
Tiens donc, idiot !
Mon rire a viré jaune et a pris la couleur des pleurs de rage et la teinte des crises de nerfs ! Itinérance, tu as voulue, itinérance tu as eue. Tu n’as rien à attendre, tu vas vers ton destin, vers sa fin et la tienne.
Corrige le journal, mets-le en forme et meurs.
Au Tim Hortons de Cochrane, je reste des heures. Je bée bêtement à la vue d’une femme qui entre. Jeune, blonde, belle, elle a des jambières en cuir, un peu comme les cows-boys en portent dans les films. Je réalise plus tard que ce n’est pas une tenue érotique qu’elle porte mais l’habit usuel des motards…
Désert…
Je m’arrache enfin à l’Eden et je parcours peu de kilomètres. Je constate qu’en descendant vers le Sud, il y a moins de bestioles. Prudence, ne crions pas victoire trop vite…
Dernier jour du mois, deux mois de route déjà au Canada, il pleut…
Une voiture de police s’approche à ma hauteur et, par la vitre baissée, le policier me reproche gentiment de zigzaguer. La route est mauvaise, je suis fatigué et ma trajectoire est certes loin d’être parfaite. Un peu plus tard, je m’arrête, j’installe le fauteuil et je me repose. Quelques temps après, la même voiture de police revient et stoppe, se rangeant à mes côtés. Cordialement, le policier s’inquiète de mon parcours, demande d’où je viens, pourquoi je fais cela, combien de temps j’ai mis depuis Vancouver, combien il m’en reste pour atteindre l’East Cost, mon âge, etc… Il me dit qu’il n’en a jamais vu d’autre comme moi. Avant de partir, il me demande la permission de me prendre en photo ! « C’est pour un post ! », dit-il…
Je suis interrogé par la relecture de mon journal…
C’est le journal d’un fou. « Amazing ! » a dit le policier hier. C’est plus que cela. Se laisser conduire par les rêves, croire que ce sont eux qui guident, qui indiquent la voie à suivre est folie.
J’en suis là de mes pensées que je chasse de mes prières lorsque je vois une voiture arrêtée sur le bas-côté et un homme qui semble m’attendre. J’arrive à sa hauteur et il me tend une bouteille d’eau. Sa femme descend, elle voit mes bouteilles vides accrochées sur le rack-pack et me propose de les remplir. Pour eux, ce n’est rien, me disent-ils, ils ont la bonbonne de vingt litres ou plus dans la voiture ainsi qu’un nombre impressionnant de packs de petites bouteilles. Pour moi c’est beaucoup, c’est un petit miracle ! Je n’avais plus rien et j’espérais vivement voir venir le prochain lac accessible. C’est quand même formidable ces signes de la providence ! Ils signifient que je suis bien à ma place, là, sur le vélo, suant sang et eau, par cette chaude journée orageuse. Du moins, j’interprète cela ainsi.
Plus loin, je vois un auto-stoppeur…
C’est assez rare pour que je m’arrête. C’est un jeune homme qui travaille dans la prospection, me dit-il, une sorte de trappeur moderne en quelque sorte. Il a « perdu » son permis, délicat euphémisme, c’est pour cette raison qu’il fait du stop. Il me dit que quand l’hélicoptère vient le chercher en pleine forêt, il est hélitreuillé dans un nuage si compact de moustiques qu’il n’y voit plus rien ! Il fait un grand geste significatif et rigole. Il n’y a rien à faire, me dit-il dans un grand sourire, c’est comme cela ! J’admire.
J’hésite…
La route 66 croise la 11. Laquelle prendre ? La 66 me tente, je ne sais trop pourquoi. Elle est plus Nord peut-être et j’arrive directement chez Jean-Roch. Elle a mon âge aussi, c’est donc ma route, en quelque sorte ! J’en suis là de mon soliloque, cherchant l’ombre à l’orée du sous-bois quand une voiture s’arrête. Sa conductrice me demande si tout est OK. Je lui fais part de ma préoccupation et j’interprète ce qu’elle me dit en faveur de la 11. Elle me dit aussi de faire attention aux ours (« il y en a partout ! ») et attention aussi aux orignals (le mari de sa fille en a percuté un ce matin, au petit jour).
Je crois aux signes donc j’écoute…
Elle emporte la décision. Je prends donc la 11 vers le Sud, vers North Bay. Bien m’en prend ! Je trouve un bivouac de rêve à l’extrémité d’une aire de repos. La rivière est accessible et accueillante. Je m’ébroue comme un ours, je me récure de fond en comble, fais la lessive, mange, et tout cela sans moustiques ! Quel bonheur ! Enfin un soir où je me repose les nerfs. Car c’est cela : depuis trois semaines je suis usé nerveusement par la guerre contre les bestioles, sans trêve ni repos, en plus de la fatigue physique. Or, en descendant vers le Sud et en avançant aussi vers la fin du mois de juin, elles deviennent moins nombreuses et moins agressives.
Premier juillet 2018…
Le bivouac de ce soir se situe à deux cents kilomètres de North Bay et je fais un rêve. Je suis dans un village en fête. Je fais un numéro d’équilibriste longeant une très étroite corniche le long d’un mur de bâtisse, en me tenant à un fil de fer. Une femme, parmi les officiels, me donne un regard de confiance et d’assentiment. Au moment de m’engager à nouveau, je m’aperçois que j’ai oublié mes lunettes. Je ne peux pas avancer, je m’affole… puis je m’éveille.
Ne vois-je pas une situation avec assez d’acuité, de perspicacité ? La situation va-t-elle devenir plus difficile qu’elle ne l’est ? Est-ce que je vis une expérience qui me met en danger ? Que fait la femme ? En roulant, la signification m’apparaît : c’est un rêve d’apocalypse et la fin approche. Je suis sur un fil, une corniche : ma voie est difficile, ma vie ne tient qu’à un fil. Je n’y vois plus : je n’ai plus d’aide, je ne sais pas où je vais. Une femme me regarde dans un regard d’assentiment. Qui ? Peu importe, ce seul regard de femme suffit. Il est plein de douceur, de confiance et de force.
Cela me rappelle un rêve fait il y a longtemps aussi, que je n’ai pas relu dans le journal, ce devait donc être avant le 7 septembre 2016. Une femme, dans ce rêve, me regardait avec un regard d’une profondeur incroyable…
Alors que je suis au Tim Hortons d’Englehart, Chris, jeune homme d’une quarantaine d’années vient me demander si je n’ai besoin de rien car son camion est très bien outillé… C’est sympa ! Il est intrigué par mon périple et nous parlons vrai. Personne ne traverse le Canada pour le seul tourisme, il n’y a rien à visiter comme en Europe, il le sait, il y est allé, me dit-il. Il a le même étonnement que le policier : « amazing ! ».. Il rajoute que, probablement, le plus dur est maintenant derrière moi : Alberta, Manitoba, Saskatchewan, Ontario. Il prend en photo le message et veut regarder la vidéo. Il comprend le français.
Je revois mon journal…
Une virgule à rajouter ici, un mot à enlever là mais certains jours, je n’ai pris de notes que de façon lapidaire ou rien noté du tout et pourtant un souvenir précis remonte à la surface. Il me faut le noter. La relecture me fait constater mon évolution et suivre à la trace ma fidélité à la lumière et à l’exigence que par soi elle implique. Exigence qui fait que je suis là, à pédaler comme un fou, tout droit à travers un vaste continent. Je vois la compréhension progressive de mes rêves, leurs possibilités d’interprétations multiples.
Je reste trois heures au Tim Hortons ce 2 juillet…
Il y a des prises électriques. J’étais en manque… Je savoure, ça s’arrose : deux thés et trois plombes ! Et beaucoup d’écriture, de relecture.
Angélus de plein midi…
Le temps aussi de regarder deux femmes obèses, de les trouver belles, de leur sourire et de voir le leur en retour.
J’aime.
Quoi ? Les deux femmes ? Les femmes ? J’aime tout. J’aime la vie.
Et ce qui me ravit ainsi, c’est aussi que la forêt relâche quelque peu son étreinte. Elle enserre moins la route qu’elle donnait l’impression d’étouffer ces jours derniers. Il y a maintenant de l’espace défriché entre les deux. Ça respire davantage et moi de même. Je sors de tous ces jours de combat, j’en vois l’issue et j’apprécie. Il y a davantage d’habitations, plus de petites bourgades.
Je repars de chez Tim…
Au bout de quelques kilomètres, même pas le temps d’être fatigué, je tombe nez à nez sur le « M » magique, à New Liskeard. Ça s’arrose : fontaine de coca et salade géante, j’ai besoin de frais. Deux arrêts de courtoisie, un chez Tim, un autre chez Mac dans la même journée, c’est trop bon pour ne pas être apprécié à sa juste valeur…
Je repars et, tout en pédalant, je parodie à tue-tête Jacques Brel : « De Tim Hortons en Mac Donalds, je vais Monsieur…, de Tim Hortons en Mac Donalds, j’arrive… ! Mais qu’est-ce que j’aurais bien aimer encore une fois tomber amoureux…, j’arrive… ! »
Avec la civilisation, les risques changent ou se surajoutent. Beaucoup de circulation, de camions. Danger ! Je dégage sur le bas-côté à plusieurs reprises.
Numéro d’équilibriste ?
Peu importe, il y a ce regard confiant de femme.
Qui ?
Je le saurai un jour ou l’autre.
Les rêves n’ont que faire du temps. Les aires d’autoroute deviennent des lieux de rendez-vous. Je dégage. Je trouve un bivouac à l’écart dans une carrière abandonnée. Un homme en quad survient, s’arrête : François, arrière petit-fils d’un français venu s’installer là. On discute bien : pêche à la truite et chasse à l’orignal.
Si aujourd’hui j’ai vu un moustique – que j’ai explosé d’ailleurs avant tout forfait – et une mouche qui est venue me tourner autour dans une montée, c’est le maximum. Quel changement ! Je pédale en cuissard et coupe-vent léger, sans manche, ouvert sur le poitrail. Quel bonheur ! Je retrouve du goût, je reviens à la vie !
J’aime le Canada parce que je peux faire de longues distances sans tracas de frontière, sauf ceux du début, bien sûr ! C’est un pays de même culture que la mienne, un pays ami, surtout dans cette région du Nord de l’Ontario où j’entends parler français. Je ne sais si je pourrais faire un tel périple en pays de culture et tradition différentes de la mienne… Le problème ne se pose pas d’ailleurs et ne se posera pas. L’important est d’être relié en permanence et ce où que je sois et je suis ici.
C’est l’efficacité de l’errance…
Elle permet de se donner sans réserve. Les problèmes matériels et de survie, l’effort sont suffisamment prégnants pour ne pas aller chercher davantage de complications. Ce que j’aurais fait, au final, en prenant plus Nord, par la route 66. Tout est bien. Trop de problèmes parasite l’angélus, sauf à les offrir, les vivre comme tel. Ce n’est pas si facile. Et ce soir est paisible, en tenue de soirée tout de même mais tranquille. Par tenue de soirée, j’entends que je porte mon pyjama : pantalon et veste moustiquaire. Elle est érotique, cette tenue, mais personne n’est là pour me voir ou se moquer. La lotion Muskol sur les pieds et les mains, je me repose et je mange, dehors sur le fauteuil.
Pas belle la vie… ?
Je dors peu, trop de caféine dans le coca. C’est l’inconvénient du Mac’do, on ne peut pas tout avoir. Avantage, je mets à jour le journal. J’essaye de m’y reconnaître, de trouver une logique dans mes destinations. Il n’y en a pas. C’est une valse, une errance sans queue ni tête : des redoublements, des boucles inachevées. Une logique dans ma pensée ? Pas davantage ! Elle se réduit à une suite de rêves extravagants que je tente de démêler au fil des jours tel un fil d’ariane. Journal de fou. Je ne croyais pas, pourtant. Mais la caractéristique même du fou est bien de ne pas croire à sa folie.
Je plie la tente et je prends mon déjeuner, nu au soleil. Depuis combien de temps n’ai-je pas fait cela ? Depuis la Colombie britannique, je crois. C’est bon, très bon ! Vitamine D, garde-à-vous ! Un autre bout d’arceau de la tente a rendu l’âme, il faut que je bricole. Je scie un manchon dans le tube en aluminium acheté récemment dans un « Canadian Tire » et ce, en prévision d’une telle éventualité. C’est long à faire avec le tout petit bout de lame de scie dont je dispose. Alors que j’ai presque fini un taon me pique à la jambe !
Je hurle, je plie, je pars.
La journée est chaude, très chaude. Je mets la tenue thaïlandaise pour me protéger du soleil. Je n’ai pas beaucoup d’énergie, j’ai trop peu dormi et le vent souffle fort, de face bien entendu. Merde ! Il fait aussi très chaud. Au Subway de Temagami où je fais halte, ce trois juillet caniculaire, je fais mention de la vidéo à un couple de motards qui vient discuter à ma table. L’homme me parle d’un québécois qui a marché pendant onze ans et écrit un livre : « L’homme qui marche ». Le titre me plait. Il me représente bien, on me l’a déjà dit d’ailleurs. En partant, la femme revient vers moi, seule cette fois : « Je suis admirative de ce que vous faites ! ». Je commence à comprendre la singularité de ma démarche. Je reste des heures, n’ayant pas l’énergie de repartir dans cette chaleur et ce vent contraire. Je reste là, spectateur de ma propre apathie. Enfin je me résous à me lever et, dans l’indécision à aller plus avant, je vais, poussant poussivement Séraphin, découvrir les abords aménagés du lac et voir si je peux y trouver un coin où me blottir.
Une femme se baigne et sort de l’eau…
Nous échangeons quelques mots puis nous nous baignons ensemble et au sortir du bain, je me penche sur elle et je l’embrasse. Elle est, à n’en pas douter, la femme du rêve qui donne force et courage.
La tente retrouve des allures de bohème.
Je suis un peu dans la panade avec ces arceaux qui flanchent. Par mauvais temps, ce serait vraiment gênant. Je trouve un gars sympa, dans une sorte de station service, qui scie pour moi deux manchons dans le tube que je possède. Plus loin, je pique au bord de la route, à défaut de pouvoir l’acheter et nécessité faisant loi, un fanion de signalisation qui pourra me servir d’arceau. Si je ne le fais pas, je risque de déchirer très vite le double toit. Alors, sans vergogne aucune mais avec beaucoup de gratitude, je coupe le morceau qui m’intéresse et laisse l’autre bout sur place. Ceci fait, je reprends la route. Merci infiniment et mille excuses au propriétaire !
Aujourd’hui, c’est la journée des caravanes ! Une première est arrêtée en bord de route, sans voiture pour la tracter et gardée par une femme assise dans un fauteuil de camping, en train de lire. Je m’arrête et je fais un brin de causette, à l’ombre de la caravane ! Une deuxième ensuite, dont le pneu a éclaté et que j’aide à changer. Le monsieur, avec un ventre énorme, n’arrive pas à se baisser et il souffle comme une forge et souffre comme un boeuf à la peine.
La journée est très chaude, le trafic, la route dangereux. Je n’en peux plus, il n’y a pas d’aire où s’arrêter, pas d’ombre accessible. J’en cherche en vain. J’en vois enfin un peu, en contrebas de ce qui a du être un chantier de route, à proximité d’une zone de marécages.
Je me dépêche vers la terre promise…
En me rapprochant, le sol de l’endroit me semble bizarre. Alerté, je stoppe et laisse tomber le vélo sur ce qui est encore du gravier mais je ne peux m’empêcher de m’élancer vers la zone d’ombre.
Mes pieds s’enfoncent et vite et profond…
Sans réfléchir ni comprendre, je hurle : « Non, non et non ! » et, tout en m’encourageant de la sorte, j’amorce sur l’élan une courbe pour revenir en terrain ferme et m’étaler de tout mon long…
Le cri me sauve !
La vitesse, l’élan aussi. Plus statique, j’y restais. Si j’avais continué vers l’ombre avec le vélo, c’était terminé. Lourd comme il est, il s’enfonçait et je ne pouvais l’en sortir seul, ni même à plusieurs d’ailleurs. Je ne sais pas la profondeur de ces sables mouvants mais la boue avait, en trois pas, pénétré l’intérieur de mes chaussures pourtant montantes.
Ma vie ne tient qu’à un fil, disait le rêve…
Cette mésaventure me rappelle celle de l’Italie où je m’étais retrouvé avec des ballons de glaise collante de part et d’autre de chaque frein. La leçon n’a pas été assez retenue et comprise : se méfier des chantiers ! Là, cela aurait pu être beaucoup plus grave, cela aurait pu, en fait, être la fin du périple ou même la fin tout court.
Le rêve disait aussi qu’il y avait une femme…
Quelques kilomètres plus loin, le téléphone sonne : elle m’invite à passer le week-end chez elle ! Elle viendra, vendredi soir, me chercher à North Bay. Pas belle la vie ? Comment ne pas croire aux rêves ?
Merci ! Angélus.
Au bivouac, un renard, très fin, très beau vient manger avec moi. Je m’en méfie depuis la mésaventure que j’ai connue avec celui du Mont Aigoual, mais celui-là est correct. Il part sans rien voler, se contentant seulement des deux bouts de pain que je lui offre. La nuit est impressionnante, faite d’un silence sonore plein du bruit de fond de la forêt et soudain le craquement sec d’une branche… Au matin, c’est celle de mes lunettes qui casse. À l’aide de ma paire de secours, je constate que la branche est seulement démise. Ouf ! Les lunettes, le rêve…
Journée caniculaire encore, vent toujours de face, j’avance péniblement. Un camion me dépasse et klaxonne. Je sursaute, comme chaque fois que cela arrive et je ne peux m’empêcher de crier toutes les injures du capitaine Haddock et d’avoir même sa gestuelle. C’est rare, quatre ou cinq fois peut-être depuis Vancouver, sans compter le killer…
À North Bay, j’essaye pour la première fois le réseau Warmshowers pour laisser Séraphin en sécurité pendant ces deux jours d’infidélité que je vais lui faire sans aucun remords. Je ne trouve personne mais les deux magasins de vélo de la ville, contactés, peuvent me le garder. J’ai donc une solution.
Je continue un peu vers l’Est jusqu’à trouver une plage publique. C’est trop rare et trop bon. Je me baigne puis j’établis le bivouac. Le lieu est dénommé : « Portage la Vase ». Le nom dit tout et je comprends que la mésaventure que j’ai évitée hier est arrivée à d’autres et ce, bien avant moi ! La vase est bien un réel danger de la région. Les pionniers craignaient ces passages où ils devaient quitter le fleuve à cause des rapides et porter leurs embarcations à travers ces marécages, assaillis par des nuées de bestioles agressives dont ils se protégeaient en mélangeant boue et pisse de mouflettes, mélange qu’ils étalaient ensuite sur leur peau à nu.
Bonjour l’odeur !
Ce vendredi 6 juillet est un jour de repos et d’écriture. Je reviens sur le Tim de North Bay pour attendre la femme « de rêve », sortie de l’eau. J’ai du temps devant moi et j’en profite pour me faire raser la tête. « Like a bowl ? », demande la coiffeuse. J’acquiesce : coupe au bol puis j’attends. Elle vient me « pick-up-hé ! » ce soir vers vingt heures. Peut-être, dit-elle, mettrons-nous Séraphin dans son truck ? Nous le faisons. Il ne reste qu’à passer un week-end délicieux. Quel bonheur de vivre son désir profond ! Le dimanche après-midi, elle me ramène au Portage la Vase, nous nous baignons une fois encore…
Le rêve est devenu réalité.
Belle réalité !
Et je reprends la route, « on the road again !». Ce week-end, dans mon aller-retour, j’ai pris conscience de la folie de voyager en vélo sur la transcanadienne, route prévue pour le trafic et la vitesse. Je réalise l’étrangeté d’une telle entreprise. En selle sur Séraphin, j’ai tendance à me trouver parfaitement normal… Assis dans une voiture, je traite de cinglé celui qui s’aventure ainsi, au pas de l’escargot, sur ces interminables lignes droites qui montent et descendent sans cesse. Au soir, je bivouaque près d’un lac. Il y a un camping-cariste. Il est chauffeur de bus scolaire en British Colombia et a traversé tout le Canada jusqu’à la côte Est. À présent, il s’en retourne chez lui. Il me raconte sa dernière mésaventure : il s’est enfoncé dans un chemin de boue jusqu’au trois-quarts des roues ! Cela lui a coûté quelques milliers de dollars pour se faire sortir de là. Tiens, tiens… Quelle galère j’ai, de peu, évitée !
Un orage arrive, je me baigne, nu, sous la pluie. La nuit se passe, tranquille. Au matin, je profite du site, de la table qui est là pour faire les grands travaux : énième réparation des arceaux de tente, confection d’une nouvelle béquille avant car, hier, j’ai égaré l’ancienne. Puis je fais le plein d’eau dans le lac avant de m’y baigner et hop : « On the road again » !Tout cela m’a pris du temps, de l’énergie. Je fais peu de kilomètres et je m’arrête tôt, toujours au bord d’un lac. Je me baigne encore et laisse le soir tomber. C’est bon.
Au matin, nouveau plein d’eau dans le lac, nouvelle baignade. J’ai une fatigue, une lassitude profonde. De tels efforts sur la durée sont-ils raisonnables ? Mais qu’ai-je à faire de la raison ? La lumière qui touche un homme est-elle raisonnable ? Sa raison n’est pas mienne. Et pourtant… Et pourtant, en écrivant cela, il me semble que je l’épouse. Que je suis elle. Une seule et même raison.
Bref.
J’ai rêvé de Siren cette nuit, que je revenais vers elle. Peut-être reviendrais-je passer un mois cet hiver, dans une cabane, pas trop loin d’elle. J’écrirais le livre de mon itinérance. Ce ne serait pas l’arrêter, mais seulement faire halte. Comme ce dernier week-end. Halte d’amour et d’écriture dans, pour et par la lumière.
Pourquoi pas… ?
Je me suis entendu dire à l’aube de ce jour en pliant les affaires : « Je suis cuit, Seigneur, je n’arriverai pas à Ottawa. »
Je passe deux bonnes heures au Tim de Deep River. Je récupère et mange correctement tout en relisant et en organisant mon journal. Et je retrouve la pêche.
Ça roule bien, sans vent, sans bestioles, en cuissard et coupe-vent léger, jambes et bras nus. C’est comme si c’était des vacances après tous ces jours d’effort, de peine et d’hystérie « bugophobe », de lutte permanente contre les insectes dans le ventre mou du Canada.
Je sens l’arrivée sur Ottawa, Montréal se rapproche. Des invitations m’attendent, puis les provinces maritimes, l’air du large. La route est toujours étroite, ne me laissant souvent au mieux qu’une étroite bande de vingt centimètres à droite de la ligne blanche pour circuler. Il m’arrive de dégager dans le bas-côté instable et d’avoir à me motiver pour ne pas perdre l’équilibre et rattraper ensuite l’asphalte. Hier, j’ai entendu derrière moi un grand crissement de pneus. Une voiture semble ne m’avoir vu qu’au dernier moment, elle a freiné brutalement puis klaxonné tout en me dépassant. Le conducteur avait du s’endormir, du moins somnoler, à moins que ce ne soit moi qui ne soit pas aussi irréprochable que je crois l’être…
J’avais posé des questions à propos des boîtes à aiguilles placées dans beaucoup des toilettes publiques que je trouve ici et là maintenant sur la route. C’est bien pour la drogue. Le surprenant pour moi, c’est que ces boîtes soient placées sur la route et ne soient pas seulement cantonnées dans les villes. Mais les distances sont tellement longues et les canadiens passent tant d’heures au volant que finalement il apparaît presque normal de penser que certains en profitent pour se shooter. Alors, autant le faire dans de bonnes conditions ! C’est pour le cycliste empruntant les mêmes voies peu rassurant… Mais à chacun sa drogue, n’est-ce-pas ? En tout cas, signe de l’importance et de l’attention portées à la route, les toilettes publiques que l’on trouve à intervalles réguliers sont souvent très propres avec du papier-toilette à disposition et parfois même du gel bactéricide. C’est appréciable et ce, d’autant plus pour le voyageur précaire !
Le vent est légèrement favorable, la route descendante. Tout s’allège et suffit à mon bonheur. À un moment, camions et voitures sont arrêtés par des travaux et je remonte la longue file avec jubilation ! Une vitre se baisse, un homme et son fils me font signe et engagent la conversation. Je dis brièvement mon périple et rapporte la rafale de leurs questions : vous campez ? Pas peur des ours ? Depuis combien de temps vous n’avez pas touché une femme ? Vous avez un pistolet ?
Je trouve, ce 11 juillet, un drapeau canadien. Je l’installe et ainsi j’arbore un drapeau du Canada, un déflecteur avec en son centre la feuille d’érable rouge, emblème du pays, tous les deux fixés sur une antenne de voiture, elle-même disposée sur une pelle à barbecue, le tout sur le porte-bagages arrière de Séraphin.
Pas belle, la vie ?
Cette pelle à barbecue, ramassée quelque part en Colombie Britannique, s’avère finalement fort utile. Elle supporte, outre Edmond, mes trouvailles de route destinées à devenir possibles arceaux, une serviette de bain récupérée et mon précieux fauteuil pliant Hélinox. Voici un inventaire à la Prévert de ce qui fait de Séraphin un vélo au look unique !
Au final, je fais plus de cent kilomètres, ce jour ! J’arrive le soir en bord de lac et vite, je me baigne. C’est le premier soir depuis une éternité où je ne me trouve pas dans un endroit isolé mais dans une ville, Coldben. Il y a une cale, des familles mettent à l’eau leurs embarcations et partent à la pêche, femmes et enfants en figure de proue, l’homme aux commandes. C’est le passe-temps favori ici, avec la chasse.
Le paysage s’ouvre, s’aère…
Bien sûr, la civilisation rappelle ses contraintes, immuables. La débroussailleuse vrombit quand la chaleur du jour tombe, le riverain s’approche pour essayer de cerner ce que peut bien être le vagabond… Je m’écarte un peu et m’installe dans un parc public, sans monter la tente, avec seulement le duvet et la housse de sac sur la bâche étendue. Le soir est paisible, Jacques Brel est là : « je suis un soir d’été » ! Angélus ponctué de cris de mouettes.
La nuit est bonne et je vois le lever du soleil sur le lac, avantage de l’inconfort. C’est un exploit de pouvoir rester dehors sans trop de crainte. C’est devenu une hantise, une réaction viscérale qui commence à s’estomper. J’ai quand même dormi avec la moustiquaire de tête, nécessaire, car ils étaient bien là, ces putains de « SSS », ces Salopards Sournois en Série.
Ottawa n’est plus qu’à cent trente kilomètres ce matin du 12 juillet.
Je souffle, je respire.
Je suis heureux.
Les cinquante premiers kilomètres sont éprouvants, aucun espace à droite de la ligne blanche, beaucoup de circulation. Je dégage, excédé mais contraint, sur le bas-côté instable de nombreuses fois. Puis la route devient autoroute à deux voies et je retrouve mon propre couloir de circulation, royal, comme dans les prairies du Saskatchewan ou du Manitoba.
Mais très vite, un problème apparait : c’est interdit d’y circuler ! Un policier me le rappelle gentiment, comme à regret et, après m’avoir fort obligeamment montré sur son portable le réseau routier, il me demande de sortir à la prochaine bretelle. Ce que je fais, je suis presque arrivé et par bonheur la sortie est proche d’un Tim où bien entendu je fais halte, profondément reconnaissant. J’ai comme l’impression que le policier sait d’où je viens. La photo prise il y a quelques temps déjà par son confrère curieux de mon périple, « pour un post » avait-il dit, a du circuler sur leur réseau…
Je trouve un bivouac en bord de rivière, sans tente ce soir aussi, après m’être baigné à Britannia Bay et avoir discuté avec Alain, un québécois en voyage et aussi un peu en dérive, me semble-t-il. Il solutionne une question que je m’étais posée : où couchent les camping-caristes qui ne vont pas en campground ? Les aires de repos placées sur la route n’autorisent pas le camping. Sa réponse me surprend : sur les parkings des magasins Walmart ! La chaîne autorise en effet le stationnement des camping-cars. Elle a compris qu’un camping-cariste est un client potentiel à fidéliser. Je retrouve la civilisation, la grande ville, les voitures normales, à l’européenne. Il n’y a plus, ici, l’omniprésence de ces « trucks than all others trucks want to be ». Je ne sais si je vais être tranquille cette nuit et je ne le crois pas car le coin où je me suis arrêté semble fréquenté : un arbre mort sert de banc, il y a des canettes vides par terre et déjà du passage. Mais c’est tout ce que j’ai trouvé après cent dix kilomètres parcourus et l’endroit a son charme.
Tel le cheval qui sent l’écurie, j’ai accéléré ces deux derniers jours et je suis fourbu. M’extraire du ventre du Canada a été une épreuve, un lent et difficile parcours, un état de guerre, « a struggle for life », une volonté de survivre accompagné d’une tension quasi-permanente.
Il y faut une bonne dose d’inconscience…
Demain, j’entre au Québec, ce n’est plus pareil, c’est autre chose, je suis dans une province française. Un autre voyage commence, en tout cas dans ma tête. Je reprends souffle. Je ne traverse plus, je suis presque chez moi, je promène, je respire.
Où est la prière dans cet état de combat permanent ?
Où est la prière dans ma rencontre avec Siren ?
Sortie du contexte, celui de l’errance, elle n’est pas. Trop de préoccupation à survivre, à faire le nécessaire pour avancer d’un côté, trop d’amour et de douceur à donner et recevoir de l’autre. Mais ces « trop » font partie de l’errance et dès lors sont prière. Formalisé ou pas, le cri du cœur qui est mon second souffle en appelle à Yeshoua, l’homme-lumière qui a ouvert la voie.
3-13/ Québec
Je trouve en bord de route un drapeau français…
Juste au moment où j’y entre, la province du Québec me fait, ce 13 juillet, un signe que je ne peux négliger… Aussi je me propose de faire demain comme sur un bateau : arborer pavillon national et pavillon de courtoisie ! Je suis heureux. Non du drapeau bien sûr mais d’être là.
Et je rebondis de Tim en Mac…
À Gatineau, une femme chinoise m’appelle Superman et me prend en photo pour ses amis. Puis je fais connaissance avec Richard, natif du lieu, avec qui je partage un bout de route, par les raccourcis qu’il connaît. Plus tard, grosse surprise : un cyclotouriste arrive à ma hauteur et j’en sursaute ! C’est le premier depuis la Colombie Britannique à me surprendre ainsi. Il est sud-africain, la trentaine et il rejoint Halifax en étant parti de Victoria, sur l’île de Vancouver. Le tout en vélo de course électrique et en dormant chaque nuit à l’hôtel. Au soir, je bivouaque en bord de la rivière des Outaouais. Toilette rapide dans une eau trop vaseuse et sans fond suffisant pour pouvoir s’immerger. Intendance du soir suivie d’angélus. Bonheur.
J’arbore ma trouvaille ce 14 juillet !
Cela me vaut de rencontrer à Papineauville (quel joli nom !) un cycliste de soixante-treize ans qui va tourner les manivelles pendant quatre-vingt kilomètres avec un groupe d’amis. Puis je parle avec un couple d’immigrants, douzième génération, elle, Pierrette, lui, André, quatre-vingt ans, ancien de la marine qui prend mon nom par écrit et cogne par deux fois son poing contre le mien. Leurs ancêtres étaient originaires de Saint Malo, ils y sont allés l’an dernier et ont été reçus à bras ouverts.
Je longe la rivière des Outaouais, puis celle du Nord par une jolie petite route bordée de maisons résidentielles. Quel changement d’ambiance ! Je retrouve des paysages organisés, urbanisés. Finies les immenses forêts sauvages qui enserrent la route et finissent par oppresser le cycliste. Je croise des collègues à deux roues, l’un d’eux me dépasse et j’essaye, tout chargé que je suis, de lui prendre la roue… C’est dire la forme, la joie d’être là, sur le vélo, ici au Québec.
J’arrive à Saint Placide, jolie station balnéaire assez chic, seulement quatorze kilomètres avant Oka. Je me baigne et paresse au soleil déclinant. Peut-être devrais-je chercher et trouver à Montréal un magasin de vélo pour faire vidanger le Rolhoff ?
Je trouve des toilettes publiques avec robinet d’eau. Un robinet, j’avais oublié que ça existait ! Je fais donc le plein d’eau, très heureux de le faire. Le goût de celle pompée dans la rivière des Outaouais était « bizarro-vaseux ». Je vide donc mes réserves et les remplis à nouveau ! Je dors dans le parc public, étendu sur la seule bâche. Je me mouche dans les étoiles et la cime des arbres. Et qu’est-ce-qui apparaît ?
Qui joue à cache-cache ?
La Croix du cygne ! Elle dévoile sa tête. Tout d’abord ahuri, je souris et beau joueur, je jubile et envoie mille pensées à ma compagne marine qui me cligne de l’étoile… Plus tard, une filante insiste, entraînant toujours dans son sillage le même vœu : te suivre, toi l’homme-lumière.
Au milieu de la nuit, la pluie !
Merde alors, je ne l’ai pas vue venir cette fois ! Je me réfugie en toute hâte sous un chapiteau de toile, disposé à demeure dans ce jardin public où le « flânage » est interdit de vingt-deux heures à huit heures du matin. Mais je ne flâne pas, moi, je récupère, du moins j’essaye ! Le sol est en béton. Trop dur à mes os, il me faut gonfler le matelas. Au matin, de bonne heure bien sûr pour ne pas être pris en flag, je file vers Montréal sur des pistes cyclables traversant des parcs naturels aérés. En comparaison des très denses forêts de l’Ontario, cela semble les jardins de Versailles !
Je croise à présent beaucoup de cyclistes. Deux cyclotouristes débutants qui viennent de passer leur première nuit dehors et émergent de leur campement tiennent à me prendre en photo avec eux. Puis je pose sur un pont avec une dame de quatre-vingt ans passés et enfin un jeune couple m’interpelle alors que j’arrive devant leur maison. Ils sont pratiquants du vélo bien sûr. La femme me donne deux morceaux de gâteau, « faits avec amour », dit-elle, me serrant dans ses bras ! Peu après, je rencontre Nathalie, la quarantaine, fervente cyclotouriste et on parle pendant un long moment. Elle m’indique un lieu pour bichonner Séraphin, « La Cordée ».
Joli nom !
Le magasin est ouvert lorsque j’y arrive. Je trouve manchons MSR pour réparer les arceaux de tente, kit Rolhoff et je prends rendez-vous pour la révision le lendemain. En sortant de la boutique, j’ai une grande discussion avec Denis, un cycliste québécois puis avec Marie-Denise. Elle a simplement garé sa voiture devant mon équipage, engage la conversation puis m’invite au restaurant ! Quel accueil ! La France a gagné la coupe du monde de football et mon drapeau me vaut quelques bons coups de klaxon. Je suis un peu tourneboulé par toute cette agitation. Je me réfugie dans un bois, au Mont Royal, en plein cœur de Montréal et je m’effondre. La nuit dernière, sous les étoiles et sous la pluie, a été trop courte.
Bertrand effectue la vidange du Rolhoff, ce lundi 16 juillet. Devant le magasin, je ne fais que parler, interpellé par les passants. Les québécois sont vraiment sympas, simples et directs, intéressés par mon voyage. Lucile a passé six ans en Chine et rêve de voyages à vélo. Je fais mention de la vidéo à tour de bras puis je suis content de reprendre la route. J’ai choisi la rive Sud pour monter à Québec, la route 132, sur les conseils de Denis. Au soir, alors que je fais cuire les pâtes, deux hommes en promenade viennent discuter. Ils me tracent le parcours jusqu’à Saint John’s et ce qu’ils en disent donne l’eau à la bouche…
Dans l’affolement de Montréal, je perds Cispéo, mon fidèle balai trouvé en Italie, les deux seules épingles à linge en ma possession, le bouchon de ma petite trousse à outils et pour finir (j’espère… !) le drapeau canadien ! Je n’avais rien perdu jusque-là sauf trois gants, en Italie.
Ce relâchement est signe de désordre.
Lascive est folle de désespoir. Je ne résiste pas, après tous ces jours passés en solitude et dans l’effort, à l’agitation et au bouillonnement de la ville. Je suis tourneboulé ! En quittant Montréal, je croise Marc, équipé tour du monde, anglais, qui tourne en Amérique depuis deux ans, tout en passant l’hiver chez lui, au chaud.
Je m’attendais à souffler à Montréal, à répondre aux diverses invitations que j’avais. Cela ne s’est pas passé ainsi. Les agendas n’ont pas correspondu et permis les rencontres. Cela se fera plus tard. Il me faut reprendre le voyage sans m’arrêter. Il me faut retrouver la solitude, l’idée première : partir, courir vers toi avant de n’avoir plus de forces.
Je t’aime.
La route est plate, facile. Le paysage amical, connu. Un fleuve, des cultures, du maïs, des maisons, un complexe sidérurgique impressionnant, des boîtes aux lettres, des containers poubelles en bord de route, tout cet environnement familier allège jusqu’à l’effacer la nécessité de se battre, de survivre. La pression que j’ai éprouvée dans les territoires plus sauvages m’a quitté. Je m’amollis. Le maelström de Montréal m’a déstabilisé.
Je titube.
Au matin, je déjeune au Mac’do de Nicolet. Il y a des retraités qui prennent le café. Ils m’interrogent, je deviens le sujet de conversation de tout le Mac et je me surprends en train de raconter mon histoire à la cantonade ! Je n’ai pas fait quelque chose d’anodin en traversant le Canada, voilà ce qu’ils me me disent et en les quittant, j’entends « Vive la France ! »…
À Saint-Pierre-les-Becquets, ce 18 juillet, je rencontre B’yauling Toni, jeune homme de dix-sept ans, originaire du Saskatchewan, parti depuis dix-huit jours pour un tour du monde de sept ou huit mois. D’Halifax, il doit rejoindre le Portugal pour traverser l’Europe puis la Russie, la Chine, la Mongolie, avant de rejoindre l’Australie, la Nouvelle-Zélande pour enfin retrouver Vancouver. Sa moyenne journalière est impressionnante : plus de deux cents kilomètres par jour ! Il est équipé en ultra-léger, sans sacoche latérale. Et il est sympathique comme tout ! Cinquante ans de différence et trois fois plus rapide que moi mais autour du monde tous les deux ! Il fait une séquence de notre rencontre dans la vidéo de son voyage qu’il met périodiquement en ligne.
J’ai une grosse appréhension, pour ne pas dire plus, en traversant le pont de Québec, vieil ouvrage métallique ne laissant aux vélos qu’un étroit couloir à peine suffisant pour la largeur hors normes de Séraphin. C’est un tunnel de ferraille, semblable à un gros manège de fête foraine, dans lequel je me faufile, enveloppé d’un bruit infernal, sur un sol qui ondule et le tout à une centaine de mètres environ au-dessus des eaux tumultueuses du Saint Laurent.
Indiana Jones, à toi de jouer… !
Je visite Québec et je fais l’effort de monter le vélo jusqu’aux plaines d’Abraham, toutes en chantier. Je rencontre Diane et Danielle, intriguées, à qui je mentionne la vidéo. Puis je file rapidement vers l’est par la route 138. La ville est chaude, poussiéreuse, bruyante, en travaux de partout. Je préfère les paysages plus naturels.
Au sortir de Québec par la rive Nord, je retrouve les bosses, sérieuses, accentuées. Je rencontre deux jeunes cyclotouristes anglais, un homme et une femme. Ensemble ? La femme va à St John’s. L’homme n’a que six semaines de vacances, dit-il. Je ne comprends pas bien la situation. Est-ce un couple ? Une rencontre en chemin ? Je ne sais… En tout cas, la rencontre de B’yauling me dope et j’aligne maintenant des journées à plus de cent kilomètres. C’est bon à prendre, c’est bon de se sentir en forme.
Soyons réaliste : le vent me pousse…
Mais ça ne dure pas et la route est raide qui monte à sept cent quarante mètres d’altitude avant de descendre vers la baie Saint-Paul. Les pourcentages sont impressionnants : jusqu’à 10%. Elle traverse d’immenses forêts mais les tient à distance par un large no man’s land. Ce qui fait que je ne me sens pas cerné, étouffé. Il y a même ici, sur de nombreux kilomètres, une clôture pour empêcher les élans, les fameux « mooses » de traverser inopinément la route avec le risque corrélatif de provoquer des accidents.
Je recharge homme et batteries au Mac’do de la baie St-Paul. Quand je reprends la route un vent de folie s’est levé, en sens contraire du mien. Les côtes à 10% plus le vent dans la pipe, c’est trop pour moi !
Je mets pied-à-terre et pousse le vélo…
Mais même ainsi, c’est très difficile et je m’arrête souvent pour souffler. J’arrive à Saint Irénée « profondé ». Je me baigne mais l’eau est très froide, salée aussi et le soleil décline. Puis je me restaure, face à la mer, sur un banc public. Il me faut maintenant trouver un lieu pour dormir. Alors que je pousse lentement Séraphin dans cette petite station balnéaire, je croise deux couples d’âge mûr. Belle discussion, ils sont tentés par l’aventure cyclotouriste. Puis j’établis le bivouac à l’arrière d’un bâtiment communal, en front de mer.
Au lever du jour, j’entame la sortie de Saint Irénée qui s’avère phénoméno-dantesque ! Des pentes à 9% en moyenne, un maximum annoncé de 15% ! Plus raide que l’Alpes d’Huez ! Pendant que je pousse le vélo dans une côte terrifiante, une femme tout en balayant la terrasse de sa maison prononce la phrase juste, alors que je lui dis, pour plaisanter mais à peine, que son pays est inhumain : « Monsieur, tout ce qui monte, descend ! ». Je souris, tant la phrase est pertinente et fort à propos. Mais en attendant, je suis à la peine. J’arrive à la Malbaie, trop tôt pour faire des courses mais à l’heure du Mac’do !
Il y a là une jeune femme…
Nous nous étions croisés hier au soir dans un village appelé Les Éboulements. Je l’avais vue entrer dans le bâtiment public dans lequel se trouvait un complexe sportif avec des toilettes ouvertes à tous. Je venais d’en profiter. Vu son allure sportive, j’avais pensé qu’elle était la prof de sport du village venue faire quelque préparation sportive ou administrative ! Et j’avais repris la route, espérant pouvoir me baigner en cette fin de très chaude journée.
En fait, elle est en vacances et fait des randonnées, tout en couchant dans sa voiture. Nous nous racontons un peu et une interrogation s’invite : pourquoi la vie en couple est-elle si difficile ? Pourquoi les couples ne durent pas ? Pourquoi la quête de l’âme sœur reste-t-elle chimère ? Je tente une réponse. Elle part d’une harmonique, celle de l’univers… Vibrer chacun au son de celle-ci est déjà projet ambitieux. S’unir à l’unisson devient gageure.
La réponse est dans le vent…
Peu après avoir quitté le Mac’do un homme me stoppe en plein effort. Il surgit devant moi tel un zébulon hors de sa boite. Il tâte les muscles de mes cuisses et en conclut que j’en ai moins que lui ! Il me demande où je trouve la force de faire tout ça… Je pointe mon doigt vers le front et, en même temps, je lui indique la vidéo : le moteur n’est pas ailleurs que dans ce que je raconte.
Un peu plus loin, dans une station service où je m’arrête pour acheter du boeuf séché et fumé, source de protéines, produit que l’on trouve partout ici, je croise un couple de motards. Elle, Marie-Caroline, française de Haute-Savoie, s’est exilée ici après un divorce douloureux. Nous avons une belle discussion. Je lui indique aussi la vidéo. Mais à part cela, la route reste toujours aussi dantesque !
J’arrive à Saint-Siméon-Port-au-Persil. Joli nom s’il en est et anse magnifique, paysage typique ! Une rivière se déverse en cascade sur les rochers, ménageant ainsi des trous d’eau qui deviennent autant de bassins de baignade. Avant de choisir le mien, je croise une famille avec une fillette d’une dizaine d’années qui est handicapée. Je discute longtemps avec la mère et finis par lui indiquer la vidéo.
Je me baigne, en profitant pour faire une toilette complète. Puis je me prélasse au soleil. Cinquante kilomètres suffiront aujourd’hui dans cette région si rude aux jambes de cycliste : la Charlevoix.
À chaque jour suffit sa peine…
Alors que je remonte de la baignade, je discute avec un homme de soixante-dix ans, sa femme et ses deux petites-filles. L’homme parle de cette eau qui coule sur les rochers depuis des millénaires, de la vie que nous menons sans en connaître le sens. Je raconte un peu et je mentionne une nouvelle fois la vidéo. Peu après, un jeune père de famille vient me serrer la main : « Respect ! », dit-il. La mère de la fillette lui a parlé de mon périple…
Je descends sur la jetée pour donner un coup d’œil à la jolie chapelle sur la rive du Saint Laurent et chercher où dormir. Une femme m’aborde gentiment et m’invite à s’asseoir. Elle, Hélène, et son mari, Germain, sont cyclotouristes bien sûr et de plus amateurs de bateau à voile ! Ils rentrent d’une virée à vélo en France et d’une croisière en Grèce. Nous prenons l’apéro dans des fauteuils en bois disposés sur la jetée de cet endroit magique qu’est Saint-Siméon-Port-au-Persil, face au fleuve. Leur chaleureuse invitation me permet ensuite de passer, dans un chalet de famille situé sur les hauteurs du village, une soirée très agréable.
Et je dors, luxe suprême, dans un vrai lit !
Le matin, je reprends la route sans entrain. On s’est couché tard et, désaccoutumé du confort, je n’ai pas très bien su en profiter : je me suis levé à l’aube et j’ai contemplé le rose du jour déteindre magiquement sur l’eau du fleuve. Les dénivelés sont trop casse-pattes pour que j’éprouve du plaisir. De plus, le vent est de face. À une halte, je deviens l’attraction d’un groupe de chinois qui entourent le vélo et mitraillent à tout-va. Je m’endors un moment à même le sol, à côté de Séraphin.
J’arrive complètement en lambeaux.
À Tadoussac, je fais des courses de survie : tablette de chocolat entière, litre de chocolat protéiné « Monsieur Muscle ». Je les dévore : cela va mieux ! Sur la jetée, un canadien de rencontre me dit que les cyclistes québécois choisissent rarement de passer par la rive Nord : la Charlevoix est difficile.
Il aurait pu le dire avant…
Je quitte Tadoussac, joli village certes mais trop animé pour moi et j’établis le bivouac à une vingtaine de kilomètres seulement des Escoumins, m’arrêtant quand il commence à pleuvoir.
Il me tarde de quitter cette rive Nord, trop dure aux mollets.
Au matin, je suis réveillé par un bruit que je n’identifie pas de suite. Ce n’est pas le sifflement d’un train, ce n’est pas un avertisseur de camion, ça y est, j’y suis… c’est la corne de brume d’un bateau…
Le fleuve est proche !
Le temps a changé, il est à la pluie, au brouillard. Je remets le ciré. J’arrive à l’embarcadère des Escoumins où le traversier doit me permettre de rejoindre les Trois Pistoles, sur la rive Sud du Saint Laurent. J’en suis là, à attendre le bateau, quand un couple en camping-car vient à ma rencontre et m’invite à passer les voir à Montréal, au retour de mon périple !
L’accueil, l’ouverture, l’hospitalité des québécois n’est pas un vain mot !
La traversée se passe et au sortir du bateau, une jeune femme, bretonne habitant Paris, au visage rayonnant parce qu’elle est amoureuse de son amie, vient me trouver : je lui dis qu’elle est lumineuse, je l’embrasse et je lui fais mention de la vidéo.
La route est plate, facile, roulante, aux odeurs agricoles sur cette rive Sud du Saint Laurent. Au Tim Hortons de Ramouski, je nous recharge. Quand je dis nous, c’est le téléphone et moi. Cent mètres plus loin, je complète le travail au Mac’do !
Qu’est-ce donc sinon du courage ?
C’est récupération active après la Charlevoix et j’en ai bien besoin. Je vais vers Matapédia, ne faisant pas le tour de la tête de baleine que dessine la côte de la Gaspésie, comme un instant j’avais pu l’envisager. Je coupe par la route directe. Ce que j’ai entendu dire du relief, semblable à celui de la Charlevoix, m’apparait trop dissuasif. Et je bats des records de « flânage » : parvenu à Mont Joli, je réitère le doublé Tim – Mac’do !
Je suis en roue libre, corps et esprit.
Peu après, je trouve une aire de repos avec accès à une rivière. Je ne supporte plus mon odeur et je risque bientôt de me voir refuser l’entrée aux « Ti-Mac » pour cause de nuisance pestilentielle cyclotouriste étrangère. L’heure vient d’un grand nettoyage…
Exécution immédiate : je lessive tout… !
Quelle joie de s’arrêter tôt et de « flâner » ainsi, sans craindre les bestioles ! La région de la Gaspésie est touristique. Beaucoup de québécois sont en vacances, ce sont les « vacances de la construction ». Tout ce secteur économique est en effet en congé pendant ces quinze jours. Il y a du monde mais il y a aussi de l’espace.
Si les aires d’autoroutes dans ces régions précédemment traversées interdisent le camping, il ne semble pas en être de même au Québec. Je ne suis pas seul sur l’aire où je me trouve, il y a aussi deux ou trois campings-cars qui stationnent pour la nuit. Je m’installe à l’écart. Un chemin continue encore plus loin et au soir, déjà endormi, je suis réveillé par des voix jeunes et éméchées. J’ai oublié, après tous ces bivouacs en complète solitude, qu’il faut se méfier des lieux fréquentés…
Au lever du jour, j’ai le croassement des corbeaux, comme souvent, en réveille-matin. Il me faut aussi enlever la toile d’araignée autour du guidon que, quasi-immanquablement, la nuit produit. Il m’est arrivé de trouver un nids de ces bestioles sur un rayon de roue !
« On the road again… ! »
Le paysage est vallonné, il est beau. Surprise, il y a des fleurs dans les près, sur le bord de la route. Du violet, du jaune, j’en suis tout émerveillé !
En pause au Mac d’Anquim, je rencontre au moment d’en partir deux jeunes cyclistes de haut niveau, Marielle et Vincent. Marielle est entraîneuse de l’équipe féminine de ski alpin canadienne. La discussion s’engage avec ce couple vif et intelligent. Marielle me demande mon plus beau moment du voyage. Je pense au dernier lieu enchanteur, Port-au-Persil mais le meilleur temps est celui des rencontres. Et sans conteste, mon arrivée à Bangkok est l’instant fort du voyage. Je ne lui en dis pas plus mais je pense aussi à Siren. Marielle me demande quel est le point d’arrivée de mon voyage. Aucun, lui dis-je, je voudrais avoir la force de ne pas m’arrêter. M’arrêter serait faillir. « S’asseoir dans la facilité », renchérit son compagnon qui a tout compris.
Ce soir, bivouac en bord de rivière…
Je me baigne et je me fais sécher sur le fauteuil. Surviennent deux couples de jeunes gens qui viennent pour se détendre et se baigner.
Je croyais être seul…
C’est au tour d’un pêcheur de se pointer. Je suis trop fatigué pour repartir et d’ailleurs ce sont eux qui, bientôt, quittent les lieux. Je m’aperçois, une fois au repos, que j’ai une douleur assez vive au genou droit.
Ai-je trop forcé ?
La journée a été dure certes, le vent favorable dans la matinée étant devenu contraire ensuite. Mais c’est l’ordinaire des jours. Jour normal donc, sans excès de kilomètres parcourus. J’ai bien constaté au Mac’do que j’étais cintré, presque grognon mais la discussion avec les jeunes gens m’avait ensuite vivifié et redonné courage. Je prends au sérieux l’avertissement toutefois. Ce serait frustrant de ne pas arriver, si près de l’océan. J’ai d’ailleurs un bouton de fièvre à la lèvre qui se manifeste, signe évident que j’ai tiré sur la corde et trop puisé dans mes ressources.
Le lendemain, il pleut.
Il ne m’en faut pas plus : je reste. Je ne gêne personne et personne ne me voit, sauf d’éventuels baigneurs ou pêcheurs bien sûr. Je suis installé dans un chemin qui ne mène qu’à la rivière. Je prends le petit déjeuner au lit. Au menu : chocolat chaud, croustade de pommes en barres énergétiques, flocons d’avoine au cacao et beurre de cacahuètes avec quelques fruits secs. Quel bonheur ! Je fais, nécessité oblige, mes besoins à l’intérieur avec toute l’aisance que m’a forgée la traversée du continent. Rien n’est jamais inutile : toutes ces techniques de guerre apprises dans l’urgence augmentent maintenant mon confort !
Je me moque de la pluie et j’écris mon journal du jour bien à l’abri…
Ce faisant, je révise aussi celui de mon itinérance passée. Marielle, comme beaucoup sur le chemin, m’a parlé de l’intérêt de cette transmission. Écrire un journal, un carnet de voyage est différent de la tenue d’un blog où l’on écrit surtout pour donner des nouvelles aux autres. Ce serait pour moi une contrainte et même un contre-sens. J’écris pour moi, je décris ce que je vis pour le vivre davantage. J’en ferais profiter, le cas échéant, les autres. Ce seront alors complètes intimité et vérité partagées. Au risque de l’impudeur.
Cela ne compte pas.
Je reste ainsi, allongé sous la tente ou assis dehors lors d’une accalmie toute la journée. Un fils qui vient pêcher, un père qui le rejoint, me parle l’espace d’un instant ; un autre pêcheur, le même que celui d’hier soir, c’est tout. Repos, silence, tambourinement de la pluie sur la toile de tente. Angélus. Au soir, baignade car la pluie a cessé. Je prends l’eau de la rivière pour remplir mes bouteilles et puis rideau. Bonne nuit !
Quatre heures du matin…
Le pêcheur revient. C’est un vrai, un passionné, un homme silencieux, pensif, penché sur le cours de l’eau. Je l’observe et je me dis que tout est vain. Je somnole à nouveau non sans avoir pris ensuite un copieux petit déjeuner ainsi allongé.
J’aime !
Quelle quiétude de pouvoir regarder, par la tente ouverte, l’eau de la rivière s’écouler, emportant dans son cours poissons et pensées : « Tout est vain », « J’aime ». Deux pensées antinomiques, contradictoires. Et pourtant je viens de les écrire. Ce n’est que reliées par le seul abandon qu’elles prennent sens.
Tout ce que je fais est vain. Tout ce que je dis est vain. Mais il y a l’amour. Non pas l’amour de la vanité, non pas l’amour humain, encore qu’il y touche ou peut y toucher mais cet amour sous-jacent, vivant, porteur d’intention, impalpable mais qui transforme tout.
L’eau qui s’écoule est un courant d’amour.
Je plie. La tente et mes pensées… Et je longe la rivière de la Matapédia, rivière à saumons dont les permis journaliers peuvent aller jusqu’à huit cents dollars ! Le plus ordinaire coûte autour de cinquante dollars. Cela dépend de l’emplacement, du guide, du bateau… Tout cela, je le tiens d’une femme qui habite ici et qui me le raconte.
Et au soir, muni de ce précieux savoir, je quitte le Québec pour entrer dans le Nouveau Brunswick…
3-14/ Nouveau Brunswick
Rivière Restigouche, Pointe-à-La-Croix, Miramichi…
Je m’arrête au Tim de Campbellton. Deux jeunes québécois sont là. Ils viennent de Vancouver en fixie, ces vélos à un seul pignon et sans roue libre. Cent quarante kilomètres en moyenne par jour ! Ils viennent du tour de la Gaspésie. Ils ont calé, tout jeunes qu’ils soient ! Je ne regrette absolument pas de ne pas m’être mesuré à la tête de baleine que dessine la Gaspésie, aussi belle puisse-t-elle être…
Je suis donc dans les « Maritimes ». Et je me sens bien, l’air marin m’a toujours convenu. J’essaye de me baigner mais le fond est trop vaseux. Je renonce et je me lave sous la pluie qui vient.
Bonheur simple, vrai bonheur.
Je vide mes pensées. Je suis parti pour mourir et je suis plein de vie. Le voyageur intrigue, attire.La lumière m’a séduite et fait de moi son captif. Je suis parti pour mourir et j’ai plein de projets : un voyage en groupe au Népal, un livre à écrire cet hiver ici au Canada, une itinérance à travers l’Europe, l’Ouzbékistan, la Nouvelle Zélande… Comme si la proximité de la mort aiguisait la vie, le bonheur d’être en vie.
Un seul mot : MERCI !
Je suis incroyablement heureux, plein de plénitude. La lumière est mon seul amour. La compagne de chair, une halte dans la quête éperdue. Une halte, une brise, un reflet, un miracle. Miracle et réalité de la totalité, de l’unité. Une seule et même chose. Bref !
Prie, imbécile, pédale, crétin !
La route est facile qui longe l’eau. Ce sont presque des vacances après tous ces combats menés. C’est curieux, je suis toujours dans le même pays et pourtant la langue parlée change et rechange. J’ai à peine eu le temps de m’adapter au français, retrouvé au Québec, qu’il me faut à nouveau baragouiner dans mon abominable anglais.
Une guêpe est entrée dans le coupe-vent, sans que je m’en aperçoive. La pression du vent l’a affolée et elle m’a piqué à l’abdomen. L’embêtant avec ces bestioles, moustiques, mouches ou guêpes c’est qu’en roulant, elles me distraient de la conduite et occasionnent des écarts bien plus risqués que le danger qu’elles représentent en elles-mêmes.
Au Tim de Dalhousie j’entre en conversation avec un couple âgé, Bénédicte et Raymond, habitant Montréal. Elle est native du lieu, ils y sont en vacances. Elle m’explique tout : le moulin à papier qui a fermé, laissant la ville en déshérence, l’isthme naturel unique au monde si ce n’est un frère jumeau au Japon (!), la réserve indienne, la fête de la musique au camping… Elle me demande mon âge et me dit en partant : « Dieu vous bénisse, Dominique ! ».
Dieu… ?
L’intelligence de la création n’est pas complète et elle est bien loin de l’être. Les scientifiques cherchent les origines de l’univers avec ténacité. Ils sont forcés à l’humilité. Les tenants des religions prétendent avoir cette intelligence et veulent la faire accroire. C’est la grandeur de l’homme d’essayer de comprendre et de s’exprimer en mots. La vérité de la religion est duale et statique : il y a Dieu et les hommes. La vérité scientifique se cherche et se renouvelle. Tout savoir n’est que temporaire et partiel. L’arrêt sur image est, dans le fil de la vie, erreur.
La création est une et elle est vibration.
Elle est un « repart », mot que j’invente. Elle est sans cesse départ, départ sans cesse renouvelé, éternel départ à nouveau. Elle existe et elle naît. Là est le paradoxe. La théorie de l’évolution, mise en évidence par l’intelligence des hommes, désigne et approxime ce « repart ». Car la finalité de l’évolution ne peut qu’être approchée. Elle ne peut qu’être frôlée par osmose, touchée par vibration à l’unisson, celle de soi-même avec la vibration fondamentale de l’univers.
Cette vibration n’est pas neutre : elle porte une intention.
Elle est chaude, elle est d’amour. C’est au delà des mots, avec le mot, tout se fausse, tout s’effondre. Un jour, il y a longtemps, mais c’était tout de même après la vision du disque d’or, j’ai vu l’intérieur de mon corps. Il était bleu-nuit, il y avait des cordes d’or qui vibraient. Je n’ai rien compris, pas plus hier qu’aujourd’hui d’ailleurs. Mais j’ai vibré et l’harmonique venait d’ailleurs. L’ennuyeux dans l’histoire c’est que je suis celui à qui arrive la chose, objet d’expérience donc et en même temps le sujet qui tente de l’interpréter. Et là ça coince !
Bof, peut-être pas, il suffit de vibrer…
Les hommes trouveront, finiront par trouver. L’amour n’a rien à cacher. Or la création est d’amour. C’est l’aventure de la conscience d’être. Ça plus ça plus ça plus… fait que je suis ici, face à l’estuaire, presque nu sur le fauteuil, sous la pluie qui commence, dans le soleil couchant, à délirer ainsi sur la création parce qu’une femme dans un café m’a béni, après m’avoir demandé mon âge et dit que si je n’étais pas très vieux, je n’étais pas non plus très jeune pour entreprendre un tel périple…
Il n’est pas six heures du matin ce dimanche 29 juillet, jour anniversaire de trois mois au Canada – quatre-vingt-onze jours exactement – et de six mois d’errance sur Séraphin, il n’est pas six heures donc que je pédale et chante sous la pluie, incroyablement heureux, incroyablement léger. Je m’arrête sur un banc, plus loin j’installe mon fauteuil et toujours, je révise mon journal : « c‘est ma prière », chantait Mike Brant dans ma jeunesse. Je ne me souviens plus de la sienne dans la chanson, une femme à aimer probablement. Quoi d’autre de meilleur ? Vibrer à deux.
Sans cette complémentarité, la création continue serait déjà arrêtée.
Cette partie du Nouveau Brunswick fait partie de l’Acadie, les poteaux télégraphiques sont souvent peints en bleu, blanc, rouge, avec une étoile jaune dans le bleu. De nombreuses maisons arborent ce drapeau. J’entends à nouveau parler ma langue, avec toutefois un accent dont mes oreilles ne sont pas familier ! L’Acadie est une ancienne colonie française du 17ème siècle, reprise par les anglais, au cours de bien des épisodes fratricides. L’histoire a laissé ses traces ici, elle est encore vivace, palpable à travers cette diaspora d’acadiens qui parlent français au milieu d’un pays qui reste anglophone.
Le temps est à l’errance et mon esprit vagabonde…
Incroyable mais vrai, tout en roulant je me surprends à tourner dans ma tête le sujet d’agrégation que je n’avais pas su traiter ! Pourquoi cela ? Je n’en sais fichtrement rien mais c’est ainsi.
Sujet donc : « L’économie sociale » !
Pendant les cinq heures de préparation, en « loge », je sèche. Je cherche désespérément ce que recouvre le terme. Rideau, impossible d’avoir le déclic ! Noir complet. Le jury essaye pendant quarante minutes de me tendre des perches, je voyais qu’ils étaient désolés et ne pouvaient se résoudre à me voir sécher de cette façon : pas un mot, rien, mémoire vide, effacée, trou noir.
Je ne vois absolument pas ce que le terme recouvre.
Dans la salle de préparation où nous sommes, la « loge », j’aperçois un exemplaires des « Cahiers Français » qui traite du sujet. Zut, trop tard, un autre candidat est plus rapide et le prend. Il le garde jalousement sous le coude jusqu’au bout. L’ironie du sort veut que ce document, je le posséde, je l’ai parcouru mais je ne l’ai pas amené. On a pourtant le droit de le faire. Je suis venu mains dans les poches par manque d’information et par bêtise. J’ai ce que je mérite.
Je suis tout penaud et tout à coup, dans les « cinq dernières minutes » du temps imparti, je bondis ! Je frappe, comme le célèbre commissaire Bourrel, mon poing gauche dans la paume de la main droite et m’exclame : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! ».
Les vannes s’ouvrent et je parle en rafale.
J’introduis le grand principe de l’économie sociale à savoir : « un homme, une voix », je donne les premiers exemples, je flirte avec les idées antiques, la notion d’entraide, les pionniers équitables, les phalanstères, les précurseurs : Owen, Fourrier, Saint Simon, Gaudin… J’enchaine avec la réalité de l’économie sociale à travers mutuelles, associations et coopératives d’aujourd’hui. Je donne quelques chiffres…
Je sens le jury ferré.
Ma phrase de transition redouble leur attention. Je pénètre le coeur. Je pose la question qui tue. L’économie sociale peut-elle être vrai renouveau de l’économie de marché ou bien est-elle condamnée à rester paravent, vitrine, voire alibi de celle-ci ?
Les yeux s’allument et je porte le coup de grâce.
Je cite Bernard Tapie qui, président de l’OM, assoit sa réputation de mécène sportif et sert ses intérêts politiques et affairistes… Tout est mêlé, indissociable… oui et pourtant de l’écheveau surgit… un avenir radieux !
Déterminé, je ravale l’économie à son rang d’intendance, rang qu’elle n’aurait jamais du quitter et l’« homo oeconomicus » devient enfinl’Homme, l’homme avec un grand H !
Devant le jury médusé, subjugué et transporté, j’entame « Blowin’in the Wind » de Dylan : « Combien de routes un garçon doit-il faire avant de mériter le nom d’Homme ? ».
Ils se lèvent, ils applaudissent, ils chantent à l’unisson !
Des hourras, des bravos, l’un d’eux a amené un klaxon. Il l’actionne à tout va… ! Un souffle puissant m’emporte et… me déporte sur… le bas-côté de la route… !
Le camion, oui, le camion me dépasse, avertisseur bloqué, me serrant de près. Il ne peut faire autrement celui-là, il n’a pas voulu me tuer, un autre vient en face ! Il faut que l’on se croise, eux, moi, Dylan, le jury… !
Je semble délirer, je délire c’est vrai, mais c’est exactement comme cela que ça s’est passé. Tout peut s’arrêter, à tout moment. Je n’ai pas envie, j’ai celle de vivre. Je suis heureux. Ce n’est pas bon d’être dans les souvenirs. C’est signe de vieillesse, de page qui se tourne, de dernier tour de piste ! C’est ainsi !
Tout est bien.
Cette journée, propice aux souvenirs, le fut aussi pour la distance parcourue, plus de cent vingt kilomètres. Beau temps, route facile, légèrement descendante sans trop de bosses casse-pattes et large couloir de circulation ! De plus, « le vent m’a pris par les épaules comme une voile de barque », selon les mots de Giono et ce, pendant toute la journée ! Ce qui fait que je ne suis qu’à une bonne centaine de kilomètres de l’île du Prince Édouard. Repère sur la carte qui me paraissait pourtant bien lointain il y a peu…
Évoquer tous ces souvenirs, les écrire m’interroge.
Est-cela que j’ai à faire ? Je pense à la devise de B’yoling Toni : « Dors, mange et pédale ! », Cette simplicité est celle d’un garçon de dix-sept ans. Elle peut rester celle de toute une vie. Une devise en appelant une autre, me revient celle des ermites : « Fuge, Tace, Quiesce ! » c’est à dire : « Fuis, tais-toi et contemple ». Contempler signifie : « Acquiers la paix du cœur ». La première devise peut engendrer l’autre, sans pour autant disparaître. C’est mon état ! Je mange, je dors, je pédale et je suis en paix. C’est vrai aussi que je fuis le monde et que je me tais le plus souvent possible. Il m’apparaît maintenant qu’éditer ce carnet de voyage est nécessaire.
L’écrire est ma prière, ma contemplation.
Au Tim, tanière de retraités, club du troisième âge, comme le sont tous les « Ti-Mac » du Canada, un homme me demande quel est mon périple. Avant de quitter l’établissement, un autre s’exclame à la cantonade : « Vive la France ! ». Le vent est moins favorable aujourd’hui, j’ai bien fait d’en profiter hier. Mais mes jambes s’en souviennent… Pour la première fois depuis le début du voyage, je me demande ce que je fais là, dans un énième « Ti-Mac ». J’écris certes, parfois même pas. Je me repose. Je mange toujours le même wrap, les mêmes frites même si elles ne sont pas tout à fait identiques du « Ti » au « Mac ». Je vois les mêmes retraités, la même curiosité de leur part ou la même indifférence.
Je m’arrête dans un village car j’entends de la musique qui me plait, genre folk-song. Un homme et une femme dans un jardin public chantent, plutôt bien. Ce moment-là, j’aimerais le partager. Bon sang, je décroche. Merde.
Je suis à trente-huit kilomètres du pont qui mène à l’île du prince Édouard ce 31 juillet au soir. J’ai trouvé le bivouac tard, en bord de bois, dans l’herbe haute. La zone est marécageuse. Elle est pleine de moustiques. Je suis épuisé. Trop de kilomètres par jour, quatre-vingt-dix aujourd’hui, hier cent-vingt. La route sent le homard cuisiné à plein nez, le revêtement est jonché de débris de carapaces de pattes de crustacés. Il y a tout près une usine de transformation du produit phare de la région. Je monte la tente à l’envers, l’ouverture du double-toit ne correspondant pas à celle de la chambre. Cela ne m’était pas arrivé depuis Cancale, au tout début. C’est dire l’état dans lequel je me trouve. Merde. Je m’éveille tard, neuf heures, c’est un record ! Je transforme la tente en cabinet de toilette, je range tout et je sors, prêt à me battre. Ils sont encore là les « SSS », mais moins virulents qu’hier soir. Je comprends mieux maintenant les phobies, les traumatismes.
Rien de tel que l’expérience !
J’en suis là, le moindre bourdonnement, le plus petit picotement sur ma peau déclenchent des réactions exagérées. Je me baffe à tout va, au risque parfois d’achever mes lunettes. Et, soyons juste, il n’y a pas que les insectes qui soient causes de picotements, la sueur, la poussière de la route, la crasse accumulée au fil des jours le sont tout autant. Mon hygiène brille par son absence.
Et mes rêves sont toujours les mêmes…
3-15/ Île du Prince Édouard
Je traverse en bus le bras de mer qui me sépare de l’île du Prince Édouard. Les vélos sont interdits sur le pont qui relie les deux terres. L’ouvrage d’art, très long, est aussi très sensible au vent. Il y a avec moi Noah, étudiant en psychologie qui habite l’Ontario. Il est parti de Vancouver le 13 juin et va aussi sur St John’s.
A peine débarqué, je vois, assise à l’ombre, une belle femme aux cheveux aussi courts que les miens c’est à dire rasés. Elle caresse son petit chien, pelotonné sur ses genoux.
« Je voudrais bien être le chien ! », tel est ce qui me traverse…
C’est réminiscence d’une classique répartie adolescente.Je me borne à le constater. Je m’assois à l’autre bout du banc. Elle s’appelle Céline. Les cheveux ras sont rarement signe de coquetterie chez une femme. Ils signifient plutôt un poids de vie. Et une belle maturité, me semble-t-il, d’après les quelques mots que j’échange avec elle. Mots qui, très vite, touchent juste et sonnent vrais. Elle est du Québec, en vacances avec son compagnon, Pierre. La discussion s’approfondit et je leur mentionne la vidéo.
Puis Gordon, un cycliste local s’arrête à ma hauteur. Il me trace la route vers Victoria. Suivant ses conseils, je longe le bord de mer et j’arrive dans un petit endroit magnifique, chaleureux et intime. Une jetée, quelques bateaux à l’amarre : je n’hésite pas, je me baigne. Puis je déguste une assiette de homard-burger-salade au resto du port qui ne désemplit pas. Excellent, cela me change des « Ti-Mac » et c’est bon pour le moral ! C’est mon premier extra du voyage, du moins au Canada.
Je bivouaque peu après, en front de mer. Le temps change, le ciel est fardé : « Ciel pommelé est comme femme fardée, le beau temps ne va pas durer ! », dit le dicton marin. Nous verrons bien demain. La dépression est là, front chaud, il pleut par intermittence. Je croise Simon, enseignant québécois, parti de Vancouver le 7 juin, en route lui aussi pour St John’s. Il doit reprendre le métier à la mi-août aussi va-t-il au plus court. Quatre cents kilomètres nous séparent encore du port d’embarquement. Il restera alors à choisir la destination : Argentia ou Port-aux-Basques. Simon prendra vers Argentia et sera dès lors tout près de Saint John’s. Je choisirai l’autre option : traversée nautique courte suivie de huit cents kilomètres à travers Terre-Neuve.
Pour l’heure, il faut que je m’oblige à écrire l’environnement des expériences de lumière. Je reporte sans cesse.
Ai-je à le faire… ?
Le journal me fatigue. Tout me fatigue. Je suis las. Le soleil ne brille pas, je sais que cela influe sur mon moral. Il en a toujours été ainsi. Je suis au « Tim » de Charlotteville. Trois femmes : la plus jeune enseigne le français aux deux autres. « Il ne faut pas laver la vaisselle. Je suis malade parce que j’ai trop mangé de chocolat ! ». Les autres répètent, répondent. La leçon terminée, l’enseignante demande, comme travail à faire pour la semaine prochaine, de tenir un journal relatant en français son quotidien. La situation est trop fortuite, trop à propos. Je souris, élève attentif et je continue mon propre journal. L’institutrice a demandé de faire ses devoirs : j’obéis !
Les expériences de lumière, donc !
Comment sont-elles arrivées, si du moins leur cheminement reste possible à appréhender et demeure explicable ? La prise d’une année sabbatique m’avait déstabilisé professionnellement, bien sûr, mais aussi affectivement. Divorce, nouvelle union, deux enfants qui apparaissent, nouvelle séparation, crise de la quarantaine donc, crise existentielle, grave. J’ai voulu comprendre comment j’en étais arrivé là et quel était le sens de tout cela, s’il y en avait un.
Ma vie était en lambeaux.
Elle était telle un puzzle éclaté, éparpillé. Pouvait-il être reconstitué, ce puzzle et révéler une image qui, au final, serait capable de trouver une cohérence ? J’ai pris du recul par rapport à la vie légère, sociale et festive qui était la mienne jusqu’alors. Je me suis isolé et rapproché un temps de l’église.
Qu’avait-elle à me dire ?
L’aveu de ma vie erratique à un prêtre, un 19 mars, m’a lavé, blanchi, mis à neuf. Retournement, crise de larmes, vertu de la confession. Malgré le souhait du religieux, je n’ai pas fait une habitude des rites. J’ai essayé. C’est devenu routine, sécheresse.
J’ai cherché plus avant.
Je me retire une semaine, en silence et solitude dans une cabane de chantier qui sert de lieu d’accueil, perdu au milieu des bois de l’abbaye du Thoronet, dans le Var. Je suis les offices des petites sœurs de Bethléem et, dans le silence de l’algéco, je me plonge dans la lecture des Évangiles et la méditation. Les jours sont rythmés par les offices et les promenades dans la garrigue environnante.
Voilà le contexte.
Au terme de la semaine, le samedi 17 avril 1999, vers 18 heures, je sors de mon algéco et je fais quelques pas dehors pour me détendre. Je me rends dans l’église une dernière fois puisque je pars le lendemain. Elle est déserte, vide, sans personne. Et c’est là, avachi au fond des tribunes que je suis « foudroyé ». Je reçois le disque d’or en pleine poitrine. Je reçois, je vois, je suis empli de, je suis envahi, je ne suis plus que… : je ne sais comment exprimer mieux ce qui est arrivé.
Dans ce halo de lumière, un homme que je vois de dos marche sur un chemin. Devant lui il y a un embranchement qui se profile. La vision dure. Je ne peux pas quantifier ce temps, cette durée. Je sors de l’église effrayé, littéralement stupéfié. « Au secours ! », tel est le seul cri que je ne peux, d’ailleurs, articuler.
Un homme jeune vient, avec son fils, il me demande mon parcours. Il a vu le vélo devant le Tim. Ils me serrent la main et repartent. Je reprends le fil.
Le lendemain de la vision, jour de mon départ donc, je griffonne quelques mots sur un bout de cahier pour dire ce qui est arrivé. Ce papier, je l’ai jeté à la poubelle lors d’un déménagement tant le souvenir de cette vision que je ne comprenais pas me hantait.
En me débarrassant du papier, je souhaitais me débarrasser de la vision.
Mais je me souviens des premiers mots écrits : «Baigné des doux rayons trinitaires… ». Ces mots témoignent du « conditionnement » dans lequel je me trouvais alors. Chaque jour en effet j’assiste, pour entrecouper la solitude de l’algéco, à la liturgie chantée par les sœurs, liturgie qui s’articule autour du dogme trinitaire chrétien.
Cela explique ces mots dont j’ai le souvenir.
Mais la vision est réelle, venue d’ailleurs, je ne sais comment, ni d’où. La vision est intérieure : ce que j’ai vu était en moi, non à l’extérieur. Quand j’écris cela, j’ai encore du mal à l’admettre, presque vingt ans après. Ce n’est pas une hallucination, quelque chose que j’aurais créé ou cherché à créer. Voilà pour le contexte de la première expérience.
Bonjour, merci, débrouille-toi avec ça, mon vieux !
Six mois plus tard, toujours déstabilisé et toujours en recherche, je m’inscris à une session de méditation conduite par un dominicain qui, après des années de ferveur au sein de son ordre, renouvelle sa foi par la pratique du zazen, la méditation assise, sans objet.
Rien, le vide, le souffle nu : place nette !
C’était dans un vieil édifice, religieux lui aussi, situé au cœur de la ville de Montpellier. Là, au cours d’une de ces demi-heures de méditation entrecoupées de marches méditatives, je suis percé par le sommet du crâne comme l’ouvre-boîte perfore le couvercle de la boîte de conserve. Une chaleur incroyable se déverse alors partout en moi jusqu’aux bouts des ongles des pieds et des mains. Cela dure longtemps, tout le temps de la méditation. Je crains de mettre le feu à mes voisins, je crains qu’ils ne brûlent de ma propre chaleur. Je reste pleinement conscient. La méditation finie, impossible de parler, de dire quoi que ce soit.
Là encore, bonjour, merci !
Voilà pourquoi, vingt ans plus tard, je suis sur les routes. Avec un vélo dans la tête et un autre entre les jambes ! Je raconte, si cela vient dans la rencontre, pas plus. L’environnement religieux est donc le berceau de mes expériences de lumière.
Seraient-elles arrivées ailleurs ?
La question est judicieuse mais presque indécente. On ne décide pas de ces expériences. On ne sait pas où la foudre va tomber. On ne maîtrise pas la lumière. C’est elle qui maîtrise. Cela me porte néanmoins à penser que la religion instituée détient une part de la vérité mais qu’elle l’a réduite voire éteinte en la traduisant en dogmes, institutions et règles. Croire pouvoir dire et affirmer quelque chose sur l’au-delà, – sauf qu’il existe et qu’il est lumière -, peut confiner à l’orgueil. Bien sûr, c’est la grandeur de l’homme que de chercher à comprendre. Mais la mise en mots qui s’ensuit s’avère forcément réductrice et sert le plus souvent à diriger et conduire les consciences plutôt que de s’accepter balbutiante…
Quelques âmes exceptionnelles surnagent probablement avec facilité et en vérité dans cet environnement institutionnel qui est par essence en porte-à-faux avec le message qui le fonde et qu’il porte. Et donc pour moi la question subsiste : comment peut-on rester immobile quand on a été frappé et mis en mouvement par une telle force ? Comment être stable quand on est amoureux de l’inaccessible qui, par sa nature même, est toujours là, à portée mais toujours s’éloigne, hors de portée et vers lequel, sans trêve, on tend ?
Le risque est grand, restant au chaud, ayant gite et couvert et sécurité, de se scléroser par habitude, de se perdre par routine, en résumé de « s‘asseoir dans la facilité ! »… Il existe un élan immobile, une reconnaissance qu’il n’y a rien à y faire et donc une quiétude, une paix, rationnelle et raisonnée. Je connais cette paix mais je ne sais pas avoir cette sagesse.
Elle me devient vite fausse.
Question de caractère sans doute. La réponse appartient à chacun. Pas de « copier-coller ». L’important est d’être soi. Pour moi, nulle autre issue sauf la fuite, l’errance. À défaut, « je m’assoie dans la facilité… ». Je ne suis pas religieux mais relié. Je suis amoureux. De la lumière. Dans la lumière, de la vie. Bonheur.
« On the road again… » !
Je prends mon temps sur l’île du Prince Édouard, je flâne, je flemmarde, je récupère. « De Tim Hortons en Mac Donald, je vais Monsieur… » et je ne suis pas prêt d’arriver… ! Au soir, je n’ai parcouru que peu de kilomètres, mais peu importe, je chante. Il y a bien deux jours que je n’ai pas allumé le réchaud, me nourrissant uniquement aux « Ti-Mac ». Il y a pas mal de personnes obèses au Canada, je comprends pourquoi. Le fast-food est le principe, les fontaines de boissons sucrées le corollaire. Je m’en suis écœuré, je ne prends plus que du thé, payant quant à lui, des salades et aussi des wraps, quelquefois des frites. Mais finis les cocas, les sprites et autres Nestea. Pour le moment, le risque d’obésité n’est pas le premier que j’encours. Je trouve un bivouac entre eau, église et cimetière. Calme, magnifique. Angélus. Le vent se lève, fort. Il siffle dans les cimes mais je suis bien abrité. Au matin, la bonne du curé vient faire le ménage dans l’église. Elle ne me voit pas, la tente est planquée entre les arbres.
Quelques kilomètres seulement après ma mise en route, une femme qui sort sa poubelle m’envoie un grand bonjour. Je m’arrête et on engage la conversation. Suzie, c’est son nom, m’invite à l’intérieur de sa superbe maison avec accès direct à l’estuaire pour canoter. Pour m’encourager, elle me fait cadeau d’une barre énergétique à vingt grammes de protéines, me donne de l’eau et deux avocats ! La journée commence bien. Elle finira de même. Alors que j’attends le ferry pour traverser jusqu’à la Nouvelle Ecosse, tout en faisant un brin de toilette et de lessive sommaire, trois personnes m’abordent et viennent discuter. Elle, Jakky, musicienne, chanteuse de folk-song, m’invite tout bonnement à partager leur repas et rester pour la nuit !
Elle m’offre même un de ses CD…
3-16/ Nouvelle Ecosse
La Nouvelle Ecosse, neuvième province que je traverse.
Ce n’est pas la grande forme au matin. La soirée s’est prolongée tard hier soir, dans la fumée et les petits verres. Je me suis retrouvé trente ans en arrière, dans la convivialité des soirées entre amis…
Je traîne au Mac d’Antigonish…
Il reste deux cents kilomètres avant l’embarquement. Je fais des courses, il menace de pleuvoir, je traîne, je traîne… Je trouve un second souffle après une barre vitaminée à dix grammes de protéines et un demi-litre de lait chocolaté. Au final, je fais plus de cent kilomètres avant de dresser un bivouac en bord de route, juste avant la grosse pluie.
Le lendemain, au premier « Tim » rencontrésur ma route, à Aulds Cove, je rencontre un français expatrié, Yvon, qui m’aide à comprendre ce que la serveuse veut me proposer quand elle n’a plus de « hashbrown », c’est à dire debeignets de pommes de terre. Il travaille dans une compagnie maritime et fait la desserte Halifax – Saint Pierre et Miquelon. Il me donne son numéro de téléphone pour que je le contacte quand je serai rendu là-bas…
Avant cela, il me conseille de faire le Cabot Trail. Mais c’est comme la Charlevoix ou le tour de Gaspésie : un relief de malade et c’est définitivement non, une fois suffit ! Je ne fais pas du tourisme, je ne voyage pas, je ne visite pas, je prie. Un seul désir : être comme lui, l’homme de Nazareth. Être lumière, le savoir, le désirer.
Ardemment et sans cesse.
Sur la péninsule menant au cap Breton, alors que les kilomètres défilent, je décide de quitter la highway pour prendre une route moins fréquentée. Je me retrouve vite sur une piste en gravier puis sur un chemin de terre étroit où la végétation a repris ses droits ! Un détour assez long et difficile me permet enfin de récupérer une route goudronnée qui me mène, au soir, en bord de baie. Alors que je lorgne un coin d’herbe pour bivouaquer, j’entends de grands cris…
Je me retourne…
Un homme dévale la pente dans ma direction, entouré d’une nuée d’enfants. Que se passe-t-il ? Ils se ruent tous vers moi avec force gestes et interpellations ! Je m’arrête et soudain, je le reconnais. Cet homme est celui qui, au Tim de l’île du Prince Edouard il y a trois jours, est venu interrompre le fil que je déroulais avec mes souvenirs devant l’institutrice qui enseignait le français. Il était venu me serrer la main avec son petit garçon, intrigués par l’attelage garé devant le « Tim ».
Et maintenant il est là, devant moi !
C’est le petit garçon qui, m’ayant vu passer, a alerté son père, Mike. Sa nombreuse famille fait un feu de camp, lui et sa femme jouent de la guitare. Elle est enseignante et lui photographe. Une de ses sœurs a sept enfants, lui trois, ce qui explique toute la ribambelle de gamins aperçue. Je plante la tente, en bord de mer, à l’endroit que j’avais lorgné et qui leur appartient.
Coïncidence étrange !
Mike me rapporte qu’il s’était juré que, s’il revoyait le vélo, il inviterait chez lui celui qu’il devinait parti pour un « long trip ». Voilà qui est fait ! Au matin, je me baigne dans le lac Bras d’Or, l’eau est tiède, calme, claire. Dommage que j’aperçoive des méduses rouges, celles qui piquent, a prévenu la petite fille hier soir. Charmante, elle suivait la conversation que j’avais en anglais avec son père. Elle aidait dans notre compréhension réciproque. Si Mike est anglophone, sa mère est acadienne et donc s’exprime aussi en français.
Ayant repris la route, je rencontre Jane qui me conseille d’éviter la montée phénoménale et dangereuse qui m’attend si je continue la route qui longe la côte. Et de plus, me dit-elle, il y a un marchand de glaces à ne pas manquer en empruntant un autre chemin qu’elle m’indique. Je suis les deux conseils dans leur intégralité et je m’en félicite.
J’arrive ainsi à North Sydney. Halte propreté, recharge de batteries au Mac’do, tel est bien sûr l’incontournable rituel. Nous sommes le lundi 6 août. Je me retrouve au bout le plus Est du continent, sauf à prendre le bateau et continuer vers Terre-Neuve. Quel est mon état ? Épuisé, vidé et questionné.
Que fais-je là au bout du monde ?
Que fais-je là ? La belle allemande ne comprenait pas pourquoi « there is no woman stuck with me ». Que fais-je là, seul, après tous ces efforts démesurés, « over the top ». Que fais-je là ?
Je suis là.
3-17/ Terre Neuve
J’embarque…
Le ferry-boat à destination de Port-aux-Basques part à vingt et une heures et je passe une nuit blanche. Je n’essaye pas de m’allonger par terre et de dormir, comme j’avais fait précédemment en traversant d’Italie vers la Grèce. Je reste assis dans un fauteuil, fixant hypnotiquement l’écran télé qui boucle sans fin sur la même stupidité.
Je vais au bout du monde.
Qu’est-ce que je fuis ? C’est une des premières phrases du journal. Je ne fuis pas. Je suis en bateau. Je suis là. Il me reste huit cent vingt-deux kilomètres avant de me jeter dans l’océan Atlantique avec Séraphin à Saint John’s.
La nuit se passe, le jour se lève, le bateau accoste.
J’apprends par le chef d’équipage que le port du casque est obligatoire en New Foundlands. Or je n’en ai pas, je n’ai rien à protéger… Il me dit que je peux en trouver un au Canadian Tires. Pour ce faire, il faut sortir du port. Or je ne suis pas autorisé à quitter le bateau sans un casque sur la tête.
La situation est kafkaïenne !
Je reste esseulé dans l’immense cale du navire pendant qu’ils réquisitionnent un bus qui doit me permettre de franchir les quelques deux cents mètres de la zone portuaire ! Ridicule, mais il a du y avoir un accident et ils ne prennent aucun risque, tel est du moins ce que j’imagine pour expliquer la situation…
Le bus arrive enfin…
Il comporte un accès handicapé à l’arrière, accès qui pourrait permettre d’embarquer Séraphin tel quel, sans rien démonter, mais le chauffeur me fait comprendre que je ne suis pas handicapé. Il n’est pas content d’avoir été réquisitionné par ma faute et je ne suis pas content d’avoir à faire à lui. Bref ! Je démonte ce qu’il faut, je charge Séraphin dans le bus qui parcourt les deux cents mètres stratégiques, je remonte ce que je viens de démonter et me voilà à pied d’oeuvre.
Je vais acheter un casque au Canadian Tire de Port-aux-Basques. J’ai plus de huit cents kilomètres à parcourir, il y a donc peu de chance que je ne croise pas la police. Je ne veux pas risquer d’ennui ou une amende. J’achète le moins cher. Celui en solde à quinze dollars, casque au look branché avec écouteurs intégrés fait l’affaire. Je le fixe à l’arrière de Séraphin, entre pelle à barbecue et antenne de radio…
La traversée nautique de nuit, le temps gris du matin, le crachin et la brume, le paysage marin, l’absence soudaine d’arbres, de tous ces sapins qui ont été mes compagnons de route pendant tant de kilomètres, tout cela me donne l’impression d’une page qui se tourne.
Une nouvelle est à écrire ici, en Terre-Neuve…
Je me rends sur le port et j’ai du baume au coeur. Il y a trois voiliers tour-du-mondistes dans les douze ou treize mètres, équipés de régulateur d’allure, éolienne, panneaux solaires, deux ancres à l’avant prêtes à être larguées, trinquette bômée, housses de voiles, échelons pliants au mât, radar, annexe rigide, bref tout ce qu’il faut pour naviguer dans ces régions inhospitalières.
Le paysage est tout de rochers couverts de végétation rase, entrecoupé d’eau, noyé de brume et de crachin. Volontairement, je reste encore un peu sur le village. Je m’acclimate. Je repose corps et esprit, après cette nuit blanche. Je me mets au diapason du paysage, dénudé, sauvage. Je reste au « Tim » longtemps puis, le quittant à regret pour me mettre en route, je m’apprête à franchir une ligne jaune quand j’aperçois une voiture arrêtée un peu plus loin. Ce ne peut être que la police. Je fais, l’air de rien, machine arrière. Caché à leur vue, je prends le temps de mettre le casque et je contourne ce qu’il se doit pour passer devant eux dans les règles.
Je fais peu de kilomètres.
Je n’ai pas de jambes et je tombe de sommeil. Si j’ai fermé l’œil deux heures cette nuit sur le bateau c’est bien le maximum. Il est difficile de trouver un coin pour bivouaquer à côté de la route. Le premier que je lorgne est le bon, peu importe que ce soit l’entrée d’un parc provincial. Je plante la tente en plein après-midi, mais je la monte à l’envers ! Décidément ! Deux fois en peu de temps, c’est insensé ! Énervé d’être si… malhabile, j’ai du mal à ne pas tout envoyer balader et transformer ma cathédrale en cerf-volant. Je me reprends avec peine. Puis je m’endors, au vu et au su de tous les terre-neuvas qui passent devant l’entrée du parc ! Il pleut beaucoup pendant la nuit et au matin, restent la brume et le crachin. C’est beau, Terre-Neuve. Des montagnes douces, recouvertes de forêts, un chapeau de brume au sommet, du vent.
J’aime.
Je fais un bout de route avec Alex, vingt et un ans, kinésithérapeute, habitant l’Ontario. Il est parti de Vittoria, sur l’île de Vancouver et se rend à Saint John’s. Puis Robert, cinquante et un ans, australien, me surprend alors que je suis en pleine pause « Hélinox ». Tourdumondiste chevronné, il est parti, quant à lui, du Yukon. Il a aussi parcouru beaucoup de pays en Europe. Il me fait rire, singeant le ventre et l’embonpoint de certains qui abusent ici des fast-foods. La route est belle, large, vallonée. Pas d’habitations, des forêts, mais qui respirent. Je m’arrête assez tôt, vers dix-sept heures.
Soixante-dix kilomètres suffisent.
Je constate que j’ai de plus en plus de mal à me lever le matin. Mes jambes restent lourdes malgré le repos de la nuit. Il y a des travaux sur la voie. Je dépasse avec peine une file de voitures, camions, motos qui roulent au ralenti.
La route monte et je suis à la peine.
Je ne sais si c’est la proximité de tout ce monde, l’effort à fournir, le jour qui commence ou la fatigue accumulée, toujours est-il qu’à ma propre surprise, je fonds en larmes. Mes yeux se voilent, je sens les larmes qui coulent sur mes joues. Je pleure, je pédale, je prie. Il me semble que Séraphin pèse des tonnes, qu’il traîne de lourdes casseroles en fonte invisibles. Je vérifie les freins pour voir s’ils ne frottent pas. Je suis prêt de l’effondrement.
La Terre Neuve sera-t-elle la dernière… ?
Enfin une station service au milieu de nulle part ! Je retrouve ici la difficulté d’approvisionnement, surtout en eau, difficulté que j’ai pu connaître avant le Québec et les maritimes qui sont des régions plus peuplées, moins sauvages, plus touristiques. Je m’attable et commande un petit déjeuner : deux œufs, des patates frites, du bacon et des toasts avec un thé. La gentillesse de la serveuse me fait monter à nouveau les larmes aux yeux. Je suis épuisé, j’en ai bien conscience. Je reprends un breakfast, le même que précédemment mais avec deux tranches de porc, cette fois. Et je sors enfin du havre. Un homme encore jeune vient me parler. Il me demande si je fume ; il me dit aussi qu’il cherche un boulot et une femme.
Je mesure ma chance et je reprends la route.
Cela va mieux. Je m’arrête au soir juste avant la pluie, timing parfait ! Sauf que je n’ai pas mangé. On verra bien si elle cesse. En attendant, je me repose et me viennent ces pensées…
Je suis parti pour mourir et je trouve l’amour.
Mon itinérance, aussi dure soit-elle, n’est pas une ascèse. L’ascèse n’a pas de sens en elle-même. Elle n’en a que comme moyen pour atteindre un but. Or je n’ai pas de but. Le but lui-même m’a percuté lorsque la lumière m’a trouvé et foudroyé.
Pourquoi suis-je en vie ?
Pour la raconter. Je n’ai pas d’ascèse à suivre. Je suis en errance. La lumière est une drogue, une mémoire, ineffaçable, indélébile, une mémoire active. Je m’offre. L’errance s’offre. Tout devient don. Tout est cadeau. Tout est : « Merci ! ».
Au matin, il pleut encore et je n’ai toujours pas mangé, sauf le corned-beef, froid. J’ai planté la tente hier au soir sur un sol argileux. Je l’avais remarqué mais je prends ce que je trouve, content de le trouver. Ce n’est pas idéal comme emplacement quand le temps est à la pluie car ce type de sol retient l’eau. Au milieu de la nuit, j’ouvre la toile et bras tendu, je vide mon flacon de pisse.
Crétin tu es, crétin tu restes et resteras !
La pisse, elle aussi, reste stagnante sur l’argile puis s’écoule sous le tapis de sol. Tout est imprégné maintenant. Bonjour l’odeur de six mois d’errance, de sueur, de crasse, d’urine, odeur cosmopolite, tous pays mêlés, odeur de maison de retraite qui se néglige…
Je n’ai pas de jambes…
C’est beau, noyé de brume, mais dur comme relief, toujours montant et descendant. Les pourcentages ne sont pas énormes mais la fatigue l’est. Je me demande si je trouverais la force d’atteindre Saint John’s. Il y a des averses violentes. Je suis en tenue de pluie complète, pour la première fois depuis longtemps. Je m’arrête pour faire cuire des pâtes.
Je suis vidé, sans ressort ni énergie.
Avancer est une croix. J’ai pourtant le vent favorable. Je m’arrête une nouvelle fois dans un resto providentiel. Fish and chips au menu ! En plus de deux cents kilomètres parcourus depuis Port-aux-Basques, je n’ai vu que la station service où j’ai double-déjeuné et ce petit resto familial. Sinon rien, aucune habitation, des forêts et de l’eau, lac, étang ou rivière. Et en quittant le resto, surprise ! Je vois arriver un cyclotouriste que j’ai déjà croisé. C’était après Québec, il y a trois semaines déjà ! Il était avec une jeune femme et je m’étais demandé s’ils étaient ensemble. Il me montre sa « wife » qui, derrière lui, arrive… ! Et effectivement elle arrive, radieuse comme une femme qui connaît l’amour. Bonheur de la route, du vélo, des rencontres… Quelques mots et je repars pour rencontrer « Ti-mac », en l’occurence le Mac de Corner Brook.
On a les rencontres qu’on peut…
Le lendemain, à Deer Lake, je fais des courses conséquentes. Je fais aussi une pause monumentale au « Tim ». La route devient plus facile, globalement descendante avec un bon vent arrière, force quatre à cinq. Au final, je parcours plus de cent trente kilomètres. La forme semble revenue, les jambes sont là, sans plus mais correctes. Je crois que je suis retombé dans mon penchant naturel ces jours derniers : négliger de me nourrir correctement. Je fais rarement de vrai repas et au bout du compte, je finis par payer cash. Hier, je me suis bien alimenté et aujourd’hui, cela va mieux. La nuit blanche sur le ferry et le relief montagneux de ces premiers jours avaient fini par me faire douter. Mais tout est bien maintenant.
Hauts les cœurs !
Le lendemain, bien sûr, je suis occis ! Myxomatose aux yeux, jambes molles, lèvres fiévreuses. Trop de kilomètres hier et malgré le vent favorable ce matin, je me traîne à nouveau. Providence, je trouve bientôt un resto routier. L’occasion est trop belle et je m’explose magnifiquement avec un plat typique « New Foundland » ! Cuisse de poulet, patates, carottes, potiron, plein de boules de je ne sais pas quoi… Bref, un vrai repas, bien bourratif ! J’ajoute un esquimau glacé pour traîner encore davantage plus que par faim ou gourmandise. Je m’embourgeoise et, comme à mon habitude, je le fais à outrance.
Dans un village que je traverse ensuite, il y a un Robbin’s, fast-food similaire et concurrent de mes préférés. La journée est chaude. Je ne résiste pas et je m’arrête à nouveau. Je prends un cornet glacé avec un coca pendant que se recharge mon téléphone. Sur ce, je fais un aller-retour aux toilettes. Deux jeunes filles d’une dizaine d’années, ravissantes jumelles, me semble-t-il, à l’air vif et espiègle, peut-être même déluré, se sont installées, l’une dans mon fauteuil, l’autre en face. Elles ont des téléphones et celle qui est à ma place tient à la main mon chargeur. Je suis obligé de préciser les choses : elle s’est assise à ma place et elle est en train de prendre quelque chose qui ne lui appartient pas !
Leçon : je prends des risques énormes et inconsidérés en laissant téléphone et chargeur sans surveillance. Pourtant j’ai pris l’habitude de le faire, jugeant la clientèle des « Ti-Mac » respectable : retraités du coin le plus souvent. Trop de confiance m’a gagné. Le risque est trop gros et je décide d’en finir avec cette habitude. Perdre mon téléphone pour gagner quelques pourcentages de charge est idiot. Jamais je n’aurais soupçonné des enfants, en halte-voiture, d’avoir subtilisé mon chargeur ! Je suis à moins de cinq cents kilomètres de Saint John’s. Dans cinq jours, j’aurais fini mon odyssée. Si tout va bien. Tout peut s’arrêter avant, à tout moment.
Je t’aime.
La route est davantage roulante maintenant, le « vent me prend par les épaules comme une voile de barque ». Il rafraîchit et pousse. C’est un bonheur. Je peux tirer sans effort les plus gros développements, souvent même le plus grand, l’aigle de la poignée sur le chiffre fétiche, le quatorze. Quatorze, c’était le numéro de ma patrouille de scouts. Sans le scoutisme, aurais-je eu cet amour immodéré de la nature ? D’ailleurs, ici, au Canada, la chaîne des Tim Hortons a créé une fondation pour permettre à tous les jeunes d’avoir l’occasion de pratiquer ce qui s’apparente chez nous au scoutisme : la vie en groupe au plus près de la nature. Le fast-food a mis en place, de ce côté-ci de l’Atlantique, la même chose que la religion a fait de l’autre, à savoir les camps de plein air.
Je roule, heureux, chantant, articulant à haute voix les phrases anglaises des panneaux publicitaires ou de signalisation que je croise. Je les dédicace à celle qui m’a donné le jour, je les lui chante, les hurle, les épelle à l’oreille. Je suis heureux d’être en vie, d’être vivant. Seuls les « Mac » ou les « Tim » m’arrêtent. Je ne peux refuser, brûler la politesse. Ils m’ont procuré tant de joies et de réconfort. C’est presque dommage car le vent est plein vent arrière, force cinq à six ! Et me vient une idée bizarre : bricoler une voile. Le petit sac à dos comme harnais, les arceaux de secours comme mature et la serviette de bain en guise de voile. Un vélo à gréement aurique en quelque sorte…
Arrête de délirer, vieux débile !
Et en parlant de serviette, je ferai bien de faire le ménage. Je suis parti avec une toute petite serviette de toilette et je me retrouve avec un grand drap de bain, deux serviettes ordinaires et un trop joli torchon éponge publicitaire. Ramasse-tout, je ne peux me changer… J’ai résisté à la constitution, avec tout ce que la route sait offrir, d’une véritable caisse à outils : marteau, assortiment de clés, pinces de toutes sortes, cutter… J’ai eu un mal de chien à ne ramasser qu’une cuillère ! C’est fou ce qu’on trouve au bord de l’asphalte. Mais mon rack-pack est trop bourré maintenant, difficile à fermer même ! Les tenues anti-moustiques ne me servent plus de même que la cape de pluie. Deux rouleaux de sopalin restent dans leur emballage, les serviettes soigneusement récupérées dans les « Ti-Mac » étant suffisantes à mes besoins. La bombe familiale anti-punaises de lit est toujours là, bien que presque vide. La bombe anti-bugs et celle anti-ours aussi. Sans compter le kilo de flocons d’avoine en réserve, acheté en prévision du no man’s land newfoundlais. Je n’en aurais pas besoin, il y a quand même des villes, même si elles obligent à un détour.
Bref, trop de choses, toujours trop !
Le vent semble tourner, il n’est plus vent arrière ou bien est-ce la route qui s’infléchit ? En tout cas, ce n’est pas le même tabac et je repense à mon idée saugrenue de marin à vélo. J’aurais l’air malin maintenant avec ma voile, à « pédalo-naviguer » vent de face ! Je m’arrête une nouvelle fois. C’est comme cela que j’écris. S’arrêter possède une double vertu, le repos et l’écriture. Je repars et je refais… Avignon ! Pourquoi ? Allez donc savoir ce qui peut conduire le fil des idées quand se relâche justement l’idée-fixe, le phare, la prière : être comme toi, l’homme de Nazareth. Mais comme c’est quête chaotique, voilà Avignon qui se rejoue en Terre-Neuve.
Trouver une salle, un théâtre n’avait pas été simple. Franc-tireur, je n’y connaissais rien et je n’avais pas de réseau. Un pasteur me loue à prix d’or une salle puis décrète, sans rien m’en dire, que le spectacle que je propose est gratuit pour ses paroissiens. Je l’apprends quand une personne se présente à l’entrée en disant élégamment : « je viens parce c’est gratuit ! ». Je n’ai pas l’humour de la situation… Bref, coupons court aux idées négatives. Je suis heureux d’avoir fait Avignon, d’avoir plongé dans ce maelström d’énergie débordante avec la foi, l’enthousiasme et l’inconscience du naïf. Heureux mais une fois suffit.
Ce qui est fait n’est plus à faire.
J’admire les camions, les Kenworth. Ils sont plus courts par ici, pas de remorques, les routes ne sont plus aussi droites que dans les prairies. Mais ils ont des protèges-calandres qui leur donnent une allure de camions-tampons. J’adore ! Ce doit être prévu pour prévenir des embrassades involontaires avec les « mooses », les élans, appelés ici orignals. En parlant d’eux, je suis à trois cent cinquante kilomètres de Saint John’s et je n’en ai pas encore vu en Terre-Neuve, réputée pourtant pour en compter davantage que d’habitants ! Je ne m’en plains pas, ils ont mauvaise presse, plus même que les ours, à cause des accidents qu’ils provoquent en franchissant les routes et parce qu’aussi, ayant l’instinct de territoire, ils sont capables de charger les promeneurs, en les embrochant de leurs bois. Il est vrai que je ne me suis pas beaucoup écarté de la transcanadienne. Et j’aurais été au final beaucoup plus ennuyé par les petites bêtes que par les grosses. Beaucoup, beaucoup plus ! Sauf surprise, toujours possible, il ne faut jamais vendre la peau de l’ours…
Et en parlant de grosses bêtes me remonte le souvenir de cette nuit passée dehors, alors que je traversais le centre de la France il y a bien des années maintenant. C’était après le disque d’or. Je cherchais à comprendre. J’avais, je ne sais plus trop comment ni pourquoi, participé à un stage de chant au titre alléchant : « Chanter comme un soleil ». Enfin si, je sais pourquoi, j’avais lu quelque part que « celui qui aime chante ».
Je m’étais donc inscrit.
Au tout début, il fallait chanter devant les autres. Ne sachant que faire j’ai, sur une inspiration subite, improvisé et récité tout l’alphabet sur l’air de « Ô Sole mio ». Par timidité ou par réflexe, je ferme les yeux et je vois des cordes d’or qui vibrent à l’intérieur de moi, tout de fonds bleu-nuit. Quelle expérience ! Si c’est cela chanter, je veux bien renouveler le bail, m’étais-je dit ! Je m’inscris pour un stage d’été dans le centre de la France. Là, je constate rapidement, ne sachant pas déchiffrer une partition, que je ne suis pas à ma place et je comprends aussi que les cordes ne réapparaîtront jamais.
J’abandonne le stage.
Et je fais ce que je sais faire : marcher. Je regagne mon domicile, sac au dos, par les GR. Je n’ai pas de tente et je couche dans un duvet à même le sol. Un soir, je n’arrive pas à trouver un coin qui me convienne. Je m’arrête finalement, en désespoir de cause, en bord d’un champ de chaume. Au loin, un bois, à droite, un autre. Au milieu de la nuit, je m’éveille. Ou plutôt, des grognements m’éveillent. Je me mets sur un coude et j’observe la pénombre. Une horde de sangliers, de l’ordre d’une vingtaine, remonte du fond du champ en fouillant la terre de leur groin. Ils ne sont plus qu’à une trentaine de mètres. Soudain, ils s’arrêtent et relèvent le museau, alertés.
Le temps s’immobilise.
Je suis cloué sur place, dans mon duvet, appuyé sur un coude. On se fixe, interdits, un moment qui semble interminable. Puis d’un coup, ils font demi-tour et s’en retournent d’où ils viennent. Tous sauf un : gros, énorme, probablement le chef de horde ou un vieux solitaire, un à qui on ne la fait pas et qui reste un long moment à scruter dans ma direction. Je ne bouge pas. Je ne peux d’ailleurs pas, je suis figé. Cela dure. Puis il fait demi-tour lui aussi et rejoint les autres.
Soulagement !
Je me rendors, tant bien que mal et, peu de temps après, je bondis tout empaqueté que je sois dans mon duvet. Je lévite, allongé à l’horizontale. J’ai la sensation d’être projeté ainsi à un mètre de haut puis de retomber lourdement. Pourquoi ? Un cerf, un cerf qui brame et brame et brame… tout près, à une vingtaine de mètres de moi seulement, dans le bois, sur ma droite, cette fois. Je ne le vois pas, je ne fais que l’entendre. Puissance rauque, fascinante, inquiétante, effrayante à entendre de si près. Je me lève, je me fais tout petit, je fourre tout dans mon sac et je me blottis derrière, dérisoire rempart. Je m’assois derrière un arbuste tout frêle à peine plus gros qu’une canne à pêche mais c’est, avec mon sac à dos serré sur les genoux, la seule protection dont je dispose. Je ne me rendors pas. J’attends l’aube, ainsi recroquevillé.
Elle vient, fidèle et me sauve…
Les kilomètres semblent dérouler le parchemin de mes souvenirs. Hier, j’ai essayé un nouveau sandwich au Mac : crêpes, saucisses et œufs. Horrible, j’ai mal au ventre tout au long du jour et j’incrimine cet affreux mélange d’être la cause des hoquets mémoriels. Les énormes panneaux de mise en garde contre les élans y contribuent. Ils convoquent leurs congénères à ma mémoire…
En pose Mac à Gander, je croise une troisième fois le couple anglais, Richard et Monica ! Je regarde ses mains alors qu’elle me parle. Elle porte bien alliance…
Elle me révèle ce qu’elle vient d’apprendre : comment trouver de l’eau dans un Mac’do ? Il y a un tout petit carré, un petit bouton presque invisible à dénicher puis à presser. Ce sésame discret est situé en bas et à gauche du gros bouton poussoir de la fontaine de… Nestea !!! Je suis comblé car j’ai tout : la clé de l’énigme et le souvenir impérissable de pâtes cuisinées au Nestea !
Je revois aussi Alex qui a fait un long détour pour visiter un fjord remarquable, fjord que moi aussi j’ai pu voir car un couple américain, croisé hier et tout fier de l’avoir admiré, m’en a montré les photos. Je trouve un bivouac en bord de rivière. Le pied ! Baignade et lessive élémentaire. La dernière toilette datait de chez Jakki ! Au matin, bien que levé avec le soleil, je n’arrive pas à partir. Je flemmarde sur le banc installé là en mémoire de Franck et Eileen par leurs quatorze enfants, en face de la rivière qui s’écoule imperturbable, imperméable au temps, à la durée. Rivière que Frank et Eileen ont du bien souvent, au cours de leur vie, venir contempler et aimer…
Le vent est contraire aujourd’hui et ce n’est plus le même tabac ! La route s’infléchit au Sud-Sud-Ouest. Je trouve un rouleau de scotch d’électricien. Pas de rapport avec la route qui s’infléchit. Je m’arrête et je le ramasse. Je n’en ai absolument pas besoin, j’en ai déjà un. Un peu plus loin, après un soliloque véhément avec moi-même, je m’arrête à nouveau et je le repose au sol… C’est très dur aujourd’hui car si les jambes ne sont pas trop au rendez-vous, le vent quant à lui est là et bien là, fort et dans le nez ! Je mets pied à terre dans les côtes, la route monte et descend de nouveau, sévèrement parfois. Merde ! C’est dur. Je n’ai plus d’eau. Merde à nouveau. Je n’aime pas la route qui s’infléchit au Sud-Sud-Ouest !
Une femme est un continent à elle seule.
Non tant par ce qu’elle représente en elle-même mais pour ce que son union symbolise, peut atteindre. Je parle de l’amour physique. Le divin s’y cache. C’est lui qui arrache le cri. Fusion, unité. Qu’est-ce qui me prends… ? C’est hautement iconoclaste ce que j’écris là ! Amoureux ? Fou ? C’est écrit. Je laisse.
J’aurais pu faire de l’eau ce matin à la rivière, avant de partir. Je n’y ai même pas pensé. Je baisse la garde, je fais des prévisions d’arrivée : trois ou quatre jours. Peut-être pour le 18 août…
Pas un « Ti-Mac », pas un resto familial, je suis perdu au milieu de nulle part. Rien ! Jamais peut-être je n’ai autant espéré le « M » magique. Mais combien de fois n’ai-je pas dit ou pensé cela ! Merde, merde et merde. Je n’ai plus de jambes et le vent ne faiblit pas, lui, bien au contraire. Je sors de la highway et je trouve une petite rivière. Je me baigne puis je fais la réserve d’eau. Tout va bien, je peux voir venir… Je décide d’en rester là, c’est assez pour aujourd’hui, je n’en peux plus de lutter contre le vent avec ce vélo dont le fardage, accentué par les grosses sacoches avant, est énorme. Cinquante kilomètres suffisent. Je ne suis pas pressé, le temps n’a pas d’importance. Mais ça va être difficile de monter la tente ! C’est un endroit public, semi-aménagé et il y a du passage.
Il n’est que seize heures. Je farniente, j’écris. Des enfants avec leurs dodues mamans viennent se baigner. Ils pépient, elles se déshabillent, en combinaisons mauve et bleue, c’est beau ! Tout la famille arrive peu à peu et entoure avec prévenance la doyenne. Elle, seule, se lève au bout d’un temps et vient parler à l’étranger : elle est fière de sa famille, elle me le dit. J’aurais dû être plus bavard, lui demander combien elle avait d’enfants, etc… Cela ne m’est pas venu. J’ai simplement acquiescé, souriant, balbutiant je ne sais trop quoi dans mon mauvais anglais. En fait, son geste m’a surpris, je me préparais à partir chercher un autre endroit, sentant venir la pluie. C’est probablement une de ses dernières sorties, elle est très âgée. Une jeune fille de la famille s’approche qui parle français et se propose comme interprète. Elle est contente de pouvoir échanger.
Ce matin, j’étais assis sur un banc érigé par des enfants reconnaissants envers leurs parents (la dédicace était celle-ci : « loving memory from Frank et Eileen »). Ce soir, c’est une aïeule qui est fière de sa descendance. Fierté d’avoir fondé une famille nombreuse et soudée ? Fierté d’appartenir à un pays jeune, un pays de pionniers ? C’est beau ! Partout on peut écrire des épaisseurs de vie. Je n’aurai pas connu cette fierté. C’est ainsi. J’en aurai connu une autre. Celle d’appartenir, conscient, à la lumière. Fierté ? Est-ce vraiment le mot ? Reconnaissance ? Attachement ? Amour ? Amour fou. Voilà.
Amour de tout et de tous.
La dépression est là, il commence à pleuvoir. Je monte la tente dans un terrain de chantier, à proximité. J’ai remarqué un beau petit torchon en éponge sur la table de l’aire de baignade. Il me tente. Au matin, je ne résiste pas et je le prends puis, après examen de conscience douloureux, je le repose, bien plié. Petite pluie a arrêté grand vent et je retrouve des conditions normales et maniables. À treize heures, j’aperçois enfin le « M » magique. Je stoppe bien sûr, trop content de le faire.
Je suis à Clarenville, à cent quatre-vingt kilomètres de Saint John’s. Je fais quelques courses avant de m’arrêter à nouveau pour rendre visite à « Tim » et ce, afin d’éviter toute scène de jalousie intempestive. La pluie, la vraie, continue et mouillée, se met à tomber et m’immobilise là, derrière la vitre. Je ne sors plus, je suis rivé au « Tim », rechargeant les batteries, regardant les pleurs du ciel. Au « Mac », il faisait encore beau, j’avais pris une glace. Au « Tim », l’ambiance est au Muffin, chocolat chaud ! Chacun sa spécialité, chacun ses atouts ! Rien à foutre finalement de ce que je mange. Je suis heureux, j’arrive au bout de la terre et je me dis que j’ai envie de rester au Canada. J’aime bien ce pays.
Ta vie est finie, connard !
Il pleut toujours et je suis en cuissard, tongs et débardeur, bloqué là, sous la clim du « Tim ». Je n’ai pas chaud mais il est trop téméraire d’aller chercher quoi que ce soit sur le vélo, à l’extérieur. De toute façon, je ne veux et ne peux aller plus loin.
J’attends…
Je discute avec un québécois de mon âge qui a quitté sa femme pour les vacances, ainsi qu’il en a l’habitude depuis des années. Il part l’été vivre avec, par et sur sa moto. Il est allé au Labrador, a pris des chemins de terre, est tombé et a dû attendre le passage d’un camion pour que le conducteur puisse l’aider à relever son engin. C’est une très grosse cylindrée et seul, il ne le peut. Il dort dans les motels et me souhaite bon courage pour la suite. Je patiente et pour cela, je prends un chili en guise de soupe du soir. Il est excellent. Je me décide enfin à remettre mes chaussures pour sortir du « Tim » et procéder ensuite à ce qui est devenu indispensable : revêtir la tenue de pluie et chercher un coin où dormir. Tout cet harnachement, je le fais en plein vent, sous une petite avancée de toiture. Ceci fait, je trouve mon bonheur assez vite en bord de route. Je m’installe et j’écoute ensuite la pluie tambouriner sur la toile, rythmée par le chuintement des pneus sur l’asphalte mouillé. Je suis bien. Je suis là. Bonne nuit.
Au matin, il pleut encore mais faiblement. Je déjeune au lit, suprême luxe. Puis je plie tout et je pars. Je n’ai pas fait cinq cent mètres qu’au sortir de Clarenville, un autre « Tim » me fait de l’œil. Je n’hésite qu’une seconde, lui chuchotant à l’oreille que, s’il continue ses entreprises de séduction, je ne vais pas avancer beaucoup. Je m’arrache du « Tim » dans un méritoire sursaut. C’est beau, le paysage sous la brume. Je retrouve les couleurs marines, le grand Nord. Je suis heureux. Quel privilège que l’âge ! La disponibilité, le tour de vie achevé, tout est surplus, tout est cadeau, tout est beau. Et c’est là, sur la ligne d’arrivée, que je trompe mes amours, que je commets l’irréparable, que je réitère l’affront suprême : je m’arrête chez Robin’s, le concurrent pourtant bien pâle. C’est ainsi, je cherche le moindre prétexte.
J’arrive bientôt à Saint John’s.
C’est grisant. Parti sans but, Saint John’s en est, peu à peu, devenu un. J’ai traversé le Canada d’Ouest en Est. Ce n’est pas fini. Tout peut se terminer en sortant du Robin’s sous le courroux, ô combien justifié, de « Ti-Mac ». Je suis léger, heureux. Chaque jour ou presque, je fais ma séance de marteau-piqueur. La bande blanche qui délimite le côté droit de la route est souvent doublée d’une bande de roulement où un engin à chenilles a gravé ses traces dans le goudron. Ce doit être une précaution pour éviter que les conducteurs ne s’endorment. Sûr que ça marche ! Lorsque je fais un écart – et ce n’est pas si rare que cela – je tressaute comme si j’avais en main non plus un guidon mais un marteau-piqueur.
Il fait froid.
Cette nuit, j’ai utilisé les deux duvets et aujourd’hui, j’ai remis le tee-shirt à manches longues, la tenue de pluie complète et, même avec tout cela, je n’ai pas bien chaud. Je pédale longtemps, ne trouvant un bivouac qu’au soir, près d’un transformateur, sur un sol en gravier. Peu importe, il suffit d’égaliser l’ensemble et de veiller à ce qu’il n’y ait pas de cailloux pointu pouvant crever le matelas. Une pensée pour Cispéo, perdu à Montréal, qui m’aurait été fort utile pour ce faire ! Je suis à moins de cent kilomètres de Saint John’s.
J’y serai demain, 18 août.
C’est une bonne date. J’y serais… peut-être… La nuit a été tranquille, le réveil difficile. Trop de kilomètres hier ! Tout se paye ! J’ai mal à la tête, aux yeux. Je prends le temps de tout faire sécher avant de partir. Le vent se lève mais il devrait m’être plutôt favorable. La route monte et descend sans cesse, j’en ai marre et marre et marre !!! Je ne sais si c’est la fatigue ou la proximité de l’arrivée mais je suis las. Parce que je sais que l’errance est finie ? Ce n’est plus une errance. Traverser le Canada est devenu, petit à petit, un but, un challenge à relever.
Au premier « Tim », une automobiliste remonte dans sa voiture alors que je descends de ma monture. Elle me dit que je suis « ambitious », vu les collines d’ici. Je lui réponds que je ne suis pas ambitieux mais « crazy » ! Une autre qui a entendu le récit que je fais à deux jeunes hommes du lieu, curieux de mon périple, vient m’exprimer ses « congratulations ». Je suis « completely out », épuisé, j’ai très mal à la tête, même après m’être restauré. Au moins ai-je pu me raser dans les toilettes à défaut d’avoir pu retrouver une santé.
Au bout de presque deux heures, je sors enfin de ce « Tim » et là, alors qu’assis sur la margelle du trottoir j’enlève mes tongs et remets mes chaussures comme un prisonnier son boulet, arrive un anglais de mon âge, Bob, parti le vingt-cinq avril de Vancouver, puis un jeune homme, anglais lui aussi, qui voyage avec une remorque, et encore un jeune couple de cyclotouristes de l’Ontario. Surprise supplémentaire, je vois arriver la belle barbe rousse d’Alex, qui a posé le vélo trois jours et fait du tourisme avec des amis en voiture. Une véritable concentration de cyclotouristes comme je n’en ai jamais vue depuis le départ ! J’ai peine à croire ce que je vois, autant de compagnons d’aventure rassemblés mais il y a une explication à cela. Le ferry en provenance d’Argentia arrive tout près d’ici et les deux routes, celle en provenance d’Argentia et celle de Port-aux-Basques se croisent en ce point stratégique.
On repart ensemble, avec Alex, pour une trentaine de kilomètres et cela me redonne du courage et des jambes. Mais je me mettrais dans le rouge si, comme lui, je voulais absolument arriver à Saint John’s ce soir. D’autant que, pédalant de concert, je roule plus vite que d’habitude. Et il reste encore une cinquantaine de kilomètres. Lui, il est jeune et plein de forces. Donc ce sera pour demain et c’est très bien ainsi ! Je trouve un bivouac à l’écart, intime, beau et bien caché. J’écris, je prie, je respire, je me repose.
Angélus.
Au matin, la pluie tambourine, fort. Je reste allongé, attendant. Attendant quoi ? Qu’elle cesse bien sûr ! Mais plus encore… j’attends de me rendormir. Ce que je fais jusqu’à midi. La pluie cesse peu à peu. Je plie, je pars. Il est 14 heures. Elle reprend vite et le vent m’est contraire. C’est pour fêter la dernière étape ! J’arrive dans la banlieue de Saint John’s vers dix-sept heures, ce dix-neuf août. Je m’arrête bien sûr au premier « Tim » rencontré. Trempé et affamé, je suis l’attraction de deux femmes souriantes qui me regardent poser Séraphin et ôter ma tenue de pluie devant le « Tim ». Une fois à l’intérieur, je leur dis quelques mots puis je m’installe pour me restaurer. Elles viennent à ma table. La conversation est difficile, leur accent n’aidant pas ma compréhension, déjà défaillante, de l’anglais.
Mais les sourires parlent…
Arrivé à Saint John’s, je suis pris en charge par un cycliste, Jeff. Il voudrait bien m’inviter chez lui mais sa compagne, contactée au téléphone, refuse. Je le dissuade de divorcer… Il me conduit à Signal Hill, la colline qui surplombe l’océan, après une montée courte mais très raide. Elle titre 19,5%, dit-il et c’est beaucoup trop alcoolisé à mon goût ! Mais comme il est devant, je fais l’effort de suivre. C’est la grimpette ultime. J’établis le bivouac dans le parc, derrière un mur reconstituant l’âtre d’une maison de pêcheur. Je m’imagine pionnier du début du siècle, de retour de la pêche à la morue, retrouvant la chaleur du foyer, faisant sécher les affaires trempées d’embruns… Le lieu est fort : Signal Hill est la colline où Marconi reçut la première transmission sans fil, en morse, depuis la Grande Bretagne en 1901. Plus de cent ans plus tard, l’invention d’hier est complètement banalisée. Chaque visiteur du lieu a son portable.
Bref, c’est un beau final que d’arriver ici.
Au matin, je monte jusqu’au sémaphore qui domine l’entrée Nord de la passe, la tour Cabot, du nom de celui qui a découvert Terre-Neuve, il y a plus de cinq cents ans et je contemple l’océan. La France est là, en face. J’aime cette vue, l’océan vu de la terre, d’un cap. Demain j’irai au phare, au cap Spear, point le plus à l’est du Canada. Dix-sept kilomètres encore de montées raides. Puis je continuerai. Saint John’s n’est qu’un but intermédiaire. Il me fallait un phare pour supporter l’effort. L’errance vraie, qui ne se connaît pas de but, est contraire à tout ce qu’est une vie humaine, tendue vers une forme, une structure.
Je revois Bob, l’anglais déjà croisé quelques jours plus tôt. Il a laissé ses affaires à l’hôtel et est allé faire un tour au phare. Quant à moi, je prends des forces au « Tim » qu’une bonne fée a une fois encore placé sur ma route. Muffins chocolat, thé et « iced capp », j’étais curieux de voir ce que c’était, ayant remarqué que beaucoup de monde en prenait. En fait, c’est du café glacé avec de la chantilly et des pépites de chocolat. C’est trop sucré à mon goût et le café me fait bondir ! Pourtant je reste collé, « stuck with me and Tim ! ». Si j’arrive à m’arracher, j’irais faire un tour sur le port avant de prendre la route du phare.
Je m’arrache et je peux voir l’autre côté de la passe d’entrée de ce port que constitue Saint John’s, presque un fjord, hyper protégé, à l’histoire navale copieuse : lutte entre français et anglais lors de l’époque des colonies aux 17 et 18ème siècles, endroit stratégique à défendre lors des deux guerres mondiales, théâtre d’innombrables fortunes de mer et autres incendies ravageurs. De plus, comme partout mais de façon peut-être plus marquée qu’ailleurs, l’histoire des hommes s’inscrit ici au creux d’une histoire plus grande, celle, géologique, de la planète que le ressac de l’eau rappelle, qui semble caresser la roche et qui en fait la mange, l’érode, la grignote petit à petit. Signal Hill était en effet, il y a longtemps, une montagne beaucoup plus haute et non une simple colline et il y avait une terre, une île encore plus à l’est, mais tout cela, c’était avant que l’eau ne finisse par tout dissoudre : terre et roche ! Bref un lieu fort, un lieu marin, un lieu dur. Comme je les aime. Et où je ne peux rester.
Je ne peux rester nulle part.
Comment s’inscrit l’éclair de lumière dans cette histoire longue ? Voilà la question qui me vient à l’esprit. Ai-je à y répondre ? Qui suis-je pour tenter d’y répondre ? Certes d’abord et avant tout celui qui a vu l’éclair. C’est d’ailleurs la seule raison qui tout à la fois m’autorise et m’intime d’en parler. Je vois une femme du lieu, en promenade elle aussi à la tour rouge, le fort Hamerst qui fait, au Sud de la passe, le pendant à la tour Cabot sur Signal Hill. J’aime, je trouve la femme belle et sympathique.
Voilà ma réponse à l’intensité de la question.
Elle a touché et actionné mon pouët-pouët, celui de Séraphin. Il n’y a que saine curiosité et sympathie dans notre échange. Je suis toujours hébété, foudroyé sain et sauf mais « allumé », tout à la fois perdu et trouvé. Voilà comment s’inscrit l’éclair de lumière dans cette histoire longue dont je fais, le temps d’une vie, partie. Insoutenable légèreté qui seule me permet de supporter la chose : le flash et sa mémoire.
En revenant de cette excursion sur le port, je croise à nouveau Alex, le jeune étudiant kinésithérapeute à la la belle barbe rousse, il va au cap Spear. C’est ce que fait, paraît-il, tout cyclotouriste qui traverse le Canada : il termine son parcours au point le plus Est. Un détour au « Tim » pour acheter et emporter un énième « wrap chicken bacon ranch » et je pars à sa suite sur la route ultime dans l’idée de bivouaquer face à l’océan. Arrivé à un premier sommet, je m’arrête pour souffler d’une part et me restaurer un brin ensuite.
Je repars…
Drôle d’impression, je regarde ma roue : le garde-boue arrière tremblote. J’ai perdu une vis de fixation, jamais vérifiée car inaccessible sans démonter la roue. Je continue.
Ça ne va toujours pas.
Je m’arrête à nouveau et constate : pneu arrière crevé ! Je descends du vélo et je le pousse, tout en marchant et ruminant aussi. J’avise un emplacement, je monte la tente, mange et m’endors. À chaque jour suffit sa peine. J’avais rencontré au matin un homme qui m’avait demandé le nombre de crevaisons que j’avais eues au cours de mon trajet…
Porte-poisse que de parler de ces choses !
Est-ce que le fait d’avoir l’intention de publier mon journal en change l’écriture ? Je ne crois pas. Je ne censure rien de mes pensées, aussi tortueuses et troubles puissent-elles être. Les dire me les fait affronter. Je laisse des mots, à la limite du correct parfois mais qui reflète mon état lors que je les ai écrits. La seule chose qui change et c’est heureux, c’est la plus grande attention que j’essaye de porter à la mise en forme générale.
Je reprends la question.
Quel rapport le rayon de lumière peut-il avoir avec l’évolution de la planète, l’érosion de Signal Hill, l’île engloutie, la caresse anthropophage du ressac sur la roche millénaire, la furie des batailles fratricides, le sourire et les paroles d’une femme ?
Quel rapport ?
La question est à approfondir, j’ai envie de l’éviter mais, inlassable, elle me tourne autour et se rappelle essentielle. Quel rapport entre le rayon de lumière et l’érosion de Signal Hill ? Pourquoi suis-je éperdu de reconnaissance envers celle qui m’a donné le jour ? Pourquoi une vie humaine peut-elle combler au-delà du visible même si elle reste emplie de tiraillements et de souffrances ?
Pourquoi ?
Parce qu’une force se joue dont nous ne serions qu’épiphénomène tout en étant pourtant composante essentielle ? Je le crois. C’est ma réponse. L’homme marche vers la lumière mais il n’est pas la forme achevée de la lumière qui elle-même n’est pas achevée sans lui.
L’évolution est en marche.
Nous n’en sommes pas le terme et peu importe notre sort individuel ou collectif. Nous ne faisons que participer, à notre insu ou consciemment, à l’évolution du monde qui au final se résume être identiquement celle de la lumière. « Et il se peut que quelque grande force se meuve à nos côtés », cette phrase de Rilke résume tout, il n’y a rien à rajouter, sauf l’assentiment.
Voilà pour cette satanée question.
Pour l’heure, je me lève tôt, déjeune et m’attaque à Séraphin. Je démonte la roue, le pneu, la chambre. Pas de trace de clous ! J’en conclue que ce doit être la valve qui a lâché. Elle m’a causé des ennuis depuis le début, la roue arrière s’étant dégonflée à plusieurs reprises. Je remonte tout et il m’est impossible de remettre en place la commande Rolhoff. J’essaye par tous les moyens et commence à m’inquiéter. Tout dépend d’elle tout à coup !
Fragilité de mon errance…
Je laisse tout en plan et je change d’activité : je démonte la tente. Un tel contretemps, après la crevaison elle-même, me fait doublement signe, comme un refus d’aller au cap. Je décide d’écouter le signe et de rebrousser chemin pour retourner à Saint John’s avec l’intention d’aller faire un petit tour à Saint-Pierre-et-Miquelon. Décision prise, je reprends la manip et aussitôt la commande se met en place ! Savoir renoncer est une victoire.
Je rebrousse chemin.
Arrivé au même « Tim » d’où j’étais parti, je me restaure à nouveau et je repars, cette fois en direction de l’aéroport. Je fais cent mètres et je m’arrête. Le pneu est à nouveau à plat ! Je me dirige poussant Séraphin qui décidément renâcle vers un marchand de cycle que m’avait montré Jeff, le cycliste natif du lieu rencontré à mon arrivée.
Là, je fais connaissance d’Iris, une cyclotouriste de Hong Kong, qui connaît le même problème que moi : une crevaison du pneu arrière sur une roue équipée aussi d’un Rolhoff. Le magasin est trop surbooké pour pouvoir nous aider. Il prête une pompe à pied et je répare une deuxième fois devant leur vitrine. Iris me rejoint et nous réparons ensemble son vélo et le mien. C’est la première cyclotouriste femme que je croise depuis le début de mon périple. Je gonfle, je remets les sacoches en place.
Boum, le pneu explose !
J’ai du pincer la chambre ! Merde, trois fois merde ! Je rentre dans la magasin pour acheter une bombe anti-crevaison afin de regagner l’aéroport. Ils n’en ont pas mais ils me proposent d’appeler un taxi. Sans réfléchir, j’accepte. Je laisse pourboire et casque au chauffeur, tout content de sa course.
Faire des heureux rend heureux, même dans son malheur.
À l’aéroport, je retrouve Alex. Nous passons la nuit à attendre, lui son avion pour Toronto, moi celui, hypothétique, pour Saint-Pierre. C’est un bon moment, il parle français et a l’esprit curieux et vif. Un coup d’œil au tableau d’affichage suivi d’une requête auprès des guichets des compagnies concernés me persuade que je n’irai pas à Saint-Pierre. Le premier avion n’est que vendredi prochain et il n’y a pas de ferry au départ de Saint John’s. Tant pis ! Je prends le premier vol pour Montréal, à cinq heures du matin. Je ne me sens ni de patienter à l’aéroport ni de retourner en ville avec Séraphin infirme. Il m’a dit et répété, par ses crevaisons successives en cette fin ultime de parcours :
« STOP, je suis crevé, c’est assez ! ».
En attendant mon vol, je pense à ce que je viens de vivre, à ce pays impressionnant. On y trouve un décalage horaire important selon les endroits où on se trouve et deux langues différentes y sont parlées. Quand il est sept heures à Saint John’s, il est cinq heures à Montréal et seulement deux heures du matin à Vancouver ! Je n’aurais pas vu d’ours ni beaucoup de « mooses », étant resté principalement sur la transcanadienne. J’aurais par contre vu et approché beaucoup de petites bêtes fort méchantes à mon égard. Elles m’ont fait éprouver dans ma chair et connaître jusqu’à la nausée le « struggle for life », le combat pour la vie. C’était elles ou moi, sans compromis possible. J’étais prêt pour le calumet de la paix mais elles ne l’étaient pas ! J’ai peine à imaginer ce qu’ont dû endurer les pionniers qui ont défriché le pays. Je n’ai pas rallongé ma route pour visiter les parcs nationaux. Le tour de la Gaspésie ou le Cabot Trail en Nouvelle Écosse sont réputés. Tout est grand et beau ici. Mais d’une part, je ne fais pas de tourisme et d’autre part le ruban de kilomètres est suffisamment long pour ne pas en rajouter.
En ai-je assez ?
Oui, c’est une longue traversée. J’ai connu des côtes terrifiantes, raides à faire peur, celle de tomber à la renverse. J’exagère, bien sûr, mais il y a de cela ! J’ai besoin de repos et de compagnie. Je ne suis pas un ascète. Ma captivité, car captivité il y a, est une captivité libre, un hymne à la vie. Mon geôlier est la lumière. C’est ainsi. Je profite des deux : captivité et liberté, lumière et vie. Elles sont synonymes.
Je suis heureux.
3-18/ Avant le décollage
Retour sur Montréal le mercredi 22 août…
Là, je laisse Séraphin se faire refaire une beauté, puis j’erre dans Montréal… Je n’ai plus à pédaler : je suis perdu. Je tombe de sommeil : je m’endors sur les marches d’un porche qui me protège de la pluie qui tombe.
Je ne sais où aller…
Je n’ai prévenu personne de mon arrivée avant d’être là. Je reste rétif à toute anticipation. J’envoie plusieurs mails et j’attends les réponses. Je prends une chambre dans un hôtel vieillot et je m’endors comme une masse.
Le lendemain, je ne sais toujours pas où aller…
Et, pour le coup, je me trouve vraiment en errance. Errance dans l’errance… Je suis mal à l’aise. Je fais une quinzaine de kilomètres à pieds pour trouver un motel pas cher qui se dérobe à moi. Je fais l’essuie-glace à plusieurs reprises sans le trouver. Incroyable à l’ère du GPS ! Je suis furieux contre moi-même !
La ville me rend fou.
Sans vélo je suis déstabilisé, furieux d’avoir à prévoir et non plus seulement à aller droit devant. L’atterrissage est dur de cette cavalcade de sept mois. Ne pas s’arrêter.
Est-ce possible… ?
Séraphin toujours en révision, je prends le car pour Sainte Adèle pour passer un week-end très chaleureux et amical avec Jean-Roch, rencontré en Colombie Britannique et Lorraine qui m’ouvrent leur maison et leur coeur. Lorraine, musicienne, compose même une chanson en mon honneur : « Le Français errant« , d’après un air traditionnel canadien ! On visite leur belle région, on se restaure en un endroit qui n’a rien d’un « Ti-mac », on passe des soirées entre amis.
Quel bonheur !
Le lundi suivant, ils me ramènent sur Montréal où je récupère Séraphin. Il a deux pneus neufs, deux chambres neuves et la protection intérieure de chaque roue a été changée et remplacée par une bande collée à la jante pour éviter les crevaisons de l’intérieur. La transmission reste à remplacer, Bertrand n’ayant pas reçu les pièces nécessaires : plateau et pignon. Je repars, heureux de retrouver Séraphin et de pédaler à nouveau. J’entreprends de remonter vers Québec, par la rive Nord cette fois. Je bivouaque en bord de route écoutant la pluie tambouriner sur la toile.
Le lendemain, je rencontre une cycliste, Monique, qui m’entraîne faire une halte rafraîchissante et sympathique chez son frère. J’ai ainsi l’occasion d’étrenner, avec un réel plaisir enfantin, ce qui est très courant ici, à savoir un salon d’extérieur monté sur rails et balancelle. Il permet, tout en devisant, de se bercer, tout en avançant et reculant sans fin…
Au Mac de Trois Rivière où, reprenant mes habitudes, je fais halte tout en laissant passer une forte averse, un homme, Michel, vient s’enquérir de mon périple. Il a soixante-quatorze ans et a descendu en canoë les fleuves jusqu’en Amérique, dans les années 1970. Sa femme est à Mazamet, dans la montagne noire, à l’heure où il me parle. Il me dit quelque chose à propos de l’apprentissage des langues : penser dans la langue que l’on veut apprendre. Cela fait écho et je me promets de penser en anglais à Siren que je vais retrouver bientôt.
Sur la route, plus loin, je croise Jean-Francois, jeune québécois, warmshower de Trois Rivière, pratiquant du cyclotourisme. Il me parle de la côte Ouest des USA, très belle et où on trouve dans les parcs nationaux des campings superbes à seulement cinq dollars. Il évoque un cyclotouriste qui, à partir du Canada est descendu jusqu’en Patagonie puis est remonté. L’aller-retour lui a pris deux ans et pourrait bien me donner des idées… Prendre le vélo au Népal, puis Thaïlande, Nouvelle-Zélande, Patagonie et de là remonter jusqu’à Vancouver… ? N’est-ce pas là justement ce qui me permettrait de ne pas s’arrêter ?
Je t’aime. Angélus.
Lors d’une halte dans une aire de repos, je rencontre Fabienne, femme de mon âge, habitant le village voisin dont elle n’a jamais bougé, de peur, dit-elle, d’affronter ses peurs ! La peur est le sujet du jour, Monique venait de m’en parler. Fabienne boit littéralement mes paroles et me dit, en me quittant, qu’elle n’a jamais été aussi loin que ce matin !
Je paresse, je prends le temps de faire tout bien sécher car j’atteins Québec où je vais retrouver Pierrot, mon vieux compagnon pèlerin, croisé sur les chemins de Compostelle, le chemin d’Arles pour être précis, il y a une dizaine d’années. Il est tombé en amour avec Lucie, une québécoise.
Une très belle histoire du chemin !
Jamais, dans ma vie, je crois que je n’ai été aussi spontané, aussi vrai dans mes relations. J’apparais tel que je suis, je ne joue aucun jeu, je suis moi-même. C’est un bonheur, un vrai bonheur d’être ainsi, dans le rayon de lumière, qui ricoche sur les êtres que je côtoie. Je suis heureux. Je remercie.
La vérité de mon désir apparaît aussi. J’aime. Les femmes, le soleil, les choses, les gens, la vie, les sirènes…
J’aime.
Je t’aime. Toi, le Rayon de lumière. Prends-moi, enveloppe-moi, fais-moi jouir au-delà du sens des mots, au-delà des sens, rends-moi comme tu es, prends-moi comme tu as fait, emporte-moi, comble-moi ! Je suis fou. Fou d’amour. Une chose m’ennuie de plus en plus tout de même : j’y vois de moins en moins. L’œil droit n’est plus que flou, très flou et je ne peux contempler la ligne précise des horizons féminins que je croise ou côtoie ! C’est embêtant… Plus que formes, ils sont pièces de puzzle, fragments de totalité à assembler. Et je souris en écrivant cela… je suis ivre de bonheur !
Allons voir Pierrot !
Je ne croie pas qu’il soit possible de trouver meilleure pâte d’homme que Pierrot : gouaille marseillaise, franc-parler, bon sens, humour, force phénoménale et coeur d’or réunis. Je quitte Québec, ce mercredi 5 septembre, après un bon temps d’amitié, passé avec lui et Lucie. Un jour, avec Pierrot, marchant sur le chemin bien avant que l’aube ne se lève, nous chantions à tue-tête le grand Jacques : « Rêver un impossible rêve, porter le chagrin des départs… ». Un tel moment constitue un souvenir inoubliable qui ne peut, je crois, que rester éternellement inscrit dans le temps et l’espace, participant ainsi au tissage géant de la trame du tissu de l’univers…
Rien de moins.
Très peu de temps après avoir quitté Québec pour retourner sur Montréal, je rencontre Norman et Hélène qui reviennent d’un voyage en tandem de deux ans, d’Ushuïa à Calgary ! Je les accompagne chez un warmshower et je passe une soirée sympathique, plantant la tente dans le jardin. Ils vont assister ensuite à une curiosité renommée : le festival Western de Saint Tite avec cow-boys, rodéo de folie et musique country. Je les y précède car ils font la grasse matinée et au final, ils ne s’y rendront que le lendemain. À Saint Tite, j’hallucine. C’est un petit village perdu au milieu de nulle part qui, le temps du festival, se transforme en Las Vegas ! Des énormes caravanes partout, des baraques foraines, du monde en quantité, de la musique à profusion. C’est trop pour moi, je passe…
Je fuis !
Aujourd’hui, 7 septembre 2018, est un jour d’anniversaire. Il y a deux ans, je quittais Toulouse, ma ville natale, pour parcourir plus de huit mille kilomètres à pied, sac au dos et quelques vingt mille en vélo. Bilan ?
Je ne voudrais pas ne pas l’avoir fait.
À une halte dans un « Ti-Mac », un américain vient s’asseoir en face de moi. Il est patron d’une boîte de consultants en ingénierie. Tout en me parlant, il reste pendu à son téléphone mais trouve le temps de me dire qu’au USA je ne pourrais pas coucher n’importe où, comme je le fais ici, sous peine d’avoir de très gros problèmes : tout le monde, là-bas, se méfie de tout le monde et tout le monde est armé…
Je dors dans les à-côtés d’un immense complexe métallurgique « Fer et Titane », en bordure de bois, à la sortie même de Sorel-Tracy. Au matin, alors que je prends mon petit déjeuner dans le soleil levant, j’entends un grand bruit de branches cassées, bruit qui se rapproche. Je m’attends à voir surgir un animal de belle taille : c’est un homme ! Il a coupé par les bois pour se rendre au village, me dit-il, en réponse à mon air ahuri…
Dans la banlieue de Montréal, je passe deux jours délicieux en compagnie de Suzanne et Robert, ce couple rencontré à l’embarcadère des Escoumins. L’hospitalité, l’ouverture, l’accueil des québécois n’est pas un vain mot. Nous visitons une ferme où nous cueillons des pommes puis nous nous rendons chez des amis à eux qui vivent au bord d’une rivière dans les Laurentides, endroit splendide et très isolé.
Bonheur des rencontres !
Je continue ensuite vers Ottawa. La route passe devant l’aéroport et le bourdon me prend. Je m’arrête près d’un stade, pas loin de l’aéroport et je passe une nuit horrible, la première depuis longtemps, presque sans sommeil.
Je suis dans la confusion.
Il me faut regarder plus loin que l’instant. Il me faut faire marcher ma tête plutôt que mes jambes. Une question principalement me turlupine, m’obsède : où laisser Séraphin pendant la visite que je vais rendre à Siren, au cœur de l’Ontario, trop loin donc pour m’y rendre avec lui ? À Ottawa ? À Montréal ? Si la question me pèse tant, c’est que je réalise que j’ai du mal à me séparer de lui. Comme si j’avais peur, sans lui, de ne plus être moi.
Bref, je suis agité, troublé et pour distraire ce malaise, je regarde les nouvelles du monde, des vidéos sur mon téléphone, ce que je n’avais jamais fait jusque-là. Le changement est brutal de mon état d’esprit : il n’est plus orienté vers l’errance pure, il est happé par le monde. Je redeviens le jouet d’un autre, je ne suis plus moi-même. Je crois bien que si je n’avais promis à Mike et Siren de venir les voir, j’aurais sauté dans le premier avion en partance. J’ai envie de les voir ces amis, bien sûr, mais toutes ces visites à organiser, ces paroles à échanger, ce confort retrouvé me déstabilisent. Je le constate, je sors de mon errance.
À Ottawa, du 12 au 16 septembre, je reste chez Mike et Michelle qui m’accueillent avec beaucoup d’amitié, de chaleur, de gentillesse. Mike vient à ma rencontre en vélo pour me conduire jusqu’à chez eux. Tous les soirs, nous allons écouter de la musique au festival folk annuel de la ville qui se tient juste à ce moment-là. Un vrai bonheur ! Au retour du festival, on se délasse dans le spa, sous les étoiles. Nous faisons une sortie kayak sur la rivière des Outaouais. Grande première : jambes au repos, bras au boulot !
Puis je reviens sur Montréal le lundi 17 septembre. Mike m’accompagne jusqu’au ferry à Cumberland et peu après avoir repris la route en solitaire, une jeune cyclotouriste allemande, Judith, arrive à ma hauteur et nous engageons la conversation. Partie de Toronto, elle vient de faire le tour des grands lacs pendant ses trois semaines de vacances. Elle retourne maintenant sur Montréal avant de prendre l’avion pour s’envoler vers l’Allemagne. Je suis le premier cyclotouriste tourdumondiste qu’elle rencontre dans son périple, ce qui explique sa joie et la mienne de pédaler de concert !
Je couche en bordure d’un champ de maïs après avoir parcouru une bonne centaine de kilomètres. Je suis bien, heureux de renouer avec tente et solitude. Il fait encore très chaud. Le lendemain, je retrouve Judith au Tim et nous rejoignons ensemble Montréal et ce, à vitesse soutenue : elle est jeune et a des cuisses d’acier. Elle joue le rôle de « windbreaker », de coupe-vent.
Elle a aussi, d’autorité, cherché et trouvé pour moi un warmshower, Jean-Pierre. Professeur, il rentre du boulot à neuf heures. Nous sommes juste parvenus devant son lieu d’habitation lorsqu’un vent glacial se lève et nous fait frissonner. Elle part de son côté rejoindre son hôte tandis que j’attends le mien au Tim le plus proche.
Ainsi, au lieu de prendre mon temps, de musarder pour rejoindre Montréal comme j’en avais l’intention, la rencontre de Julie m’y fait arriver très vite. Alors, tout en patientant, je laisse tourner dans ma tête un programme possible pour les jours, les mois, les années à venir… Le voici, tel qu’il tourneboule : Siren, France, Népal, Argentine, Patagonie, Amériques…
Si… si… si…
Mon warmshower se révèle très sympatique. Professeur d’histoire et de philosophie encore en activité, ayant exactement mon âge, nous avons d’intéressantes conversations. Il solutionne ce dont je m’étais fait une montagne : la garde de Séraphin pendant ma semaine d’infidélité à son égard. Je lui en suis grandement reconnaissant et je saute dans un bus qui me ramène au cœur de l’Ontario. Le voyage passe vite. Ma voisine de siège est une traductrice anglais-français au gouvernement fédéral d’Ottawa.
Je retrouve la sirène qui a traversé ma route alors que je peinais au coeur de ces immenses territoires : feu de bois dans le jardin le soir, sorties avec le chien, repos, douceur et tendresse partagées, ainsi vont les jours, délicieux… En promenade, je vois mon premier ours noir. Le premier et le dernier de ces cinq mois passés au Canada. Nous vivons une semaine d’harmonie et elle me confie que la prochaine fois c’est elle qui m’embrassera la première…
Quelle merveille cette simplicité !
Le vendredi 28 septembre peu avant minuit, je quitte ce havre pour rejoindre Montréal, via North Bay et Ottawa. J’attends quatre heures à Ottawa ma correspondance pour Montréal. Je déambule dans les rues. C’est un sas, l’heure d’un bilan. Je suis parti pour mourir, attiré par la lumière qui pour m’avoir touché m’a rendu fou et sans réel attrait pour les choses terrestres. Paradoxe éclatant : j’aime, j’aime follement tout cela, paysages et gens, je rencontre l’amitié, je rencontre l’amour.
Le 2 octobre, je m’envole pour la France. La boucle est bouclée, le tour du monde achevé. Déjà je pense à repartir. Ne pas s’arrêter, mourir en chemin, mourir debout.
Après une visite au belvédère du Mont-Royal qui surplombe la ville tout s’enchaîne très vite : démontage du vélo chez Jean-Pierre, embarquement dans un taxi, empaquetage à l’aéroport dans un grand sac fourni par Air Transat, appel soudain de mon nom au haut-parleur parce que j’ai cessé de couver du regard mes bagages et qu’un policier a commencé à les fouiller, dernières formalités d’enregistrement, ultime contrôle et envol…
Les voyages forment la jeunesse…
Poids des bagages en soute : vingt-trois kilogrammes pour les quatre sacoches latérales. Le vélo affiche quant à lui vingt-deux kilos et le bagage à main, à savoir le rack-pack contenant aussi la sacoche avant, dix. Soit au total cinquante-cinq kilos d’équipage à vide ! Je pense, fort de l’expérience turque, à mettre les couteaux et le cutter dans les bagages en soute, à l’abri de toute suspicion !
Bilan ! J’ai grignoté, roue après roue, le territoire du Canada et je flotte maintenant au-dessus de l’Atlantique. Tout s’entrechoque. M’en sortir, émerger telle a été la nécessité. Pour m’aider, je me suis fixé des objectifs : arriver à North Bay, à Montréal puis à Saint John’s. J’ai connu l’immense joie des rencontres et des invitations. Celle des surprises. Je les ai acceptées, autant que je l’ai pu.
Un seul mot : Merci !
L’errance n’est pas un canevas rigide, inflexible qui impose une conduite, fût-elle non-conduite, une vitesse, fût-elle lenteur, mais elle s’apparente à une envie, une envie sourde, une quête, une mémoire. Mémoire de la lumière.
Bref, je suis heureux.
Mais heureux aussi d’être sorti du cercle des rencontres. Je suis à la lumière, je suis donné. Elle m’appelle et veut ma solitude, tel est ce que j’apprends, au fil des kilomètres de temps, à apprendre…
L’avion qui me ramène en France est plein d’hommes et de femmes du quatrième âge. Je constate que je ne dépare pas.
Je suis plus vivant que jamais.
3-19/ France - Suisse - Allemagne
J’atterris à Mulhouse…
Un employé adepte du cyclotourisme contemple mon vélo, me montre le sien et veut absolument prendre une photo de nous deux. Il m’indique le moyen de sortir de l’aéroport par le côté français et je lui en sais gré. Par ignorance, je m’en allais chercher tracas douanier du côté Suisse !
Je flâne, retrouvant avec joie selle, pédales et habitudes. Cela fait un bail que je n’ai pas enfourché Séraphin. Depuis mon arrivée à Montréal avec Judith en fait ! Il ne m’en veut pas. C’est un brave vélo. Au soir, c’est donc avec délectation que je plante la tente en bordure de piste cyclable et que je laisse le crépuscule s’installer. Angélus. Depuis combien de temps n’ai-je pas pleinement vécu l’angélus ? Trop longtemps, trop de distractions.
Je t’aime.
Je me prépare à envoyer aux personnes que je connais un DVD sur le voyage effectué en Europe centrale par les cyclotouristes qui proposent le voyage au Népal. Ce sera ma façon de donner des nouvelles et aussi ma participation aux dons faits pour ce pays. Au matin, je prends tout mon temps. Un promeneur, ayant certainement reconnu l’emblème du Canada qu’arbore encore fièrement Séraphin, m’interpelle à travers la tente close avec l’accent canadien : « Oh boy ! Il est dix heures ! ». Je souris et continue de paresser. Lorsque je me lève enfin, un jogger interrompt son parcours pour venir discuter. Il rêve de voyages au long cours…
J’arrive chez le couple de cyclotouristes ce vendredi 5 octobre pour y passer le week-end et rencontrer, le dimanche, tous les participants à l’aventure népalaise. Au matin du dimanche, avant le repas, j’accompagne toute la famille pour suivre le culte, protestant, où ils se rendent. Nous y allons en voiture. Ancien pilote de rallye, le conducteur se comporte certes avec maestria mais comme s’il était en course. Nous sommes cinq à bord dont ses deux enfants. Je me laisse imprégner. Nous déjeunons ensuite avec tout le petit groupe de personnes intéressées par l’aventure. Je repars le lundi suivant, quelque peu assourdi et mal à l’aise aussi.
Une étape s’achève.
Deux ans d’errance. Un à pied, un à vélo. Quel est le programme pour l’avenir immédiat ?Pour l’heure, je bivouaque derrière le mur d’un cimetière de campagne. Insomnie : comme si la proximité des ossements voulait me pousser à prouver que je suis vivant. Je constate que j’ai du mal à dormir depuis mon retour en France. Je m’endors tôt, vers vingt heures puis je me réveille aux alentours de minuit. Est-ce le décalage horaire, la fatigue du voyage, le fait d’être rentré, d’avoir vu trop de monde ? Je ne sais.
Je suis dispersé dans ma tête et pas priant du tout.
À Besançon, Léonie Le Paon, la quarantaine, vient manger et discuter sur le banc sur lequel je suis assis. Plus jeune femme écrivaine de Franche-Comté, inventrice de mots nouveaux (par exemple « j’infinise » pour « je t’aime à l’infini ! »…), mots dont je dois me souvenir mais surtout ne jamais employer sous peine d’amende, me prévient-elle le plus sérieusement du monde, reçue à l’Elysée pour tout cela, elle imite à merveille le cri du paon, ce qu’elle fait en partant, après m’avoir chaleureusement serré la main. Besançon vaut le détour !
Je campe en bord de route.
Le Jura est magnifique en cette saison. Au matin, une femme me porte un petit sac en papier et me demande si je n’ai pas peur, avec tout ce qu’on entend ! Je lui réponds que je n’entends rien et que la peur est mauvaise conseillère. Elle sourit. Dans le sac, je trouve pain brioché, petit pot de cassis, jus d’orange et deux morceaux de comté. Excellent petit déjeuner ! Merci pour cette manne sortie droit de la brume qui recouvre tout et tarde à se lever.
Journée contre le vent en descendant vers Villefranche-sur-Saône. Au soir, je rencontre Julien qui rêve de tour du monde avec sa femme et ses trois enfants. Je lui promets le DVD, mais sur le point d’aller me coucher, je décline son invitation à venir boire un verre chez lui plus tard dans la soirée. Il doit d’abord aller chercher ses enfants. Au matin, c’est un couple âgé qui vient faire, avec moi, un brin de causette au soleil levant…
À quoi je pense ces jours-ci ?
Je pense que n’avoir qu’un vélo, une tente et de quoi subvenir à ses besoins est un grand privilège. Mais encore ? Je pense à traduire l’histoire que je raconte dans la vidéo en anglais avec l’aide de Siren. Ce serait formidable d’arriver à cela ! Parti sans projet, je me trouve comme à l’orée d’une nouvelle vie. L’errance pure se découvre pour moi un leurre, une vue de l’esprit. Je constate que, de l’errance, naissent les projets. Tout est bien ! Angélus !
Je passe le « col de l’Homme Mort »…
Cela ne s’invente pas ! À Ambert, j’ai envie de danser. Je pense trouver de la fourme, célèbre en la région et pour moi madeleine de Proust et je trouve… Macdo ! Occasion trop rare en ces régions reculées pour être dédaignée. Je viens juste de me restaurer, assis sur le pourtour de la fontaine municipale, mais tant pis, j’entre et j’en ressors fringant : lavé, rasé de près et rechargé. Sinon la région est très belle, montagneuse, dure aux jambes mais magnifique. J’ai quelques échanges avec des cyclistes de rencontre, épatés bien sûr de mon périple, eux qui font juste pour leur petit « soixante » hebdomadaire.
Dans la montée d’un col, ma casquette me gêne et je veux l’enlever pour l’accrocher au guidon, tout en pédalant. Une rafale me déséquilibre, me stoppe et je ne peux retenir le vélo qui tombe ! C’est la troisième fois dans le périple : la première dans la neige de Menton, la deuxième sur l’enfer des pavés d’une voie romaine en Italie, la troisième, ici, sur les montagnes d’Auvergne ! Je suis heureux. Heureux de pédaler, heureux de monter ma tente au soleil qui décline, heureux du soir qui tombe sur ces forêts perdues des monts d’Auvergne.
Remerciements, angélus.
Malgré la fatigue due aux kilomètres parcourus, peut-être à cause de la chaude journée ensoleillée au cours de laquelle je les ai parcourus, je ne trouve le sommeil que difficilement. Au milieu d’une forêt, sous ma cathédrale de toile, fourbu de kilomètres j’ai du mal à m’endormir ! Ironie ! Banalité ! Trivialité ! Je suis un homme. Et tous ces efforts, toute cette solitude, tout ce périple autour de la terre, tout cela ne sert de rien. Tout cela ne fait que pointer le désir, le manque, le souhait d’être deux.
Et me remonte un souvenir.
Un jeune homme se querelle dans la rue avec celle qui doit être sa compagne ou son ex-compagne. Il hurle à ses oreilles et à celles de toute la rue aussi, son manque : « J’ai besoin d’une femme ». Il exprime par là la violence, l’impétuosité, l’impératif du désir sexuel. Je l’avais presque plaint ; c’était l’époque où, délicieusement et pacifiquement rendu eunuque, bienheureux de l’être, sans contrainte ni effort, je planais, ravi, béat, amoureux, captif de celle qui m’avait pris dans ses filets. Cet état a duré huit ans et m’a permis, expérience singulière, d’expérimenter l’amour du corps entier avec le divin. Mais aujourd’hui, je hurle, avec le jeune homme, le même manque…
Tout est neuf chaque jour.
Je suis neuf ce matin. Un vent de folie s’est levé cette nuit, la journée s’annonce rude. Banco ! Merci le jour ! Elle est dure par le relief, le vent, la fatigue des jambes. Au soir, camping sous un auvent de buvette d’un stade : la pluie s’annonce derrière ce vent de folie qui vient du Sud. Elle sera là, le lendemain. Froid, vent furibard, violentes averses, col à près de mille trois cents mètres, tout y est, tout est retrouvé. Je ressors la tenue des grands jours. L’effort est violent mais le paysage magnifique et les couleurs de l’automne, de toute beauté, soeur jumelle de celles du Canada.
Arrivé à Aurillac, sous la pluie battante, je refuse le plan généreux d’une femme qui, habitant une seule pièce et donc ne pouvant, selon elle, par décence m’héberger, me propose de téléphoner à une de ses amies qui possède plus d’espace à vivre mais ne saurait par contre offrir de sécurité à Séraphin.
Impensable !
Je continue donc et je rends visite à mon ami pour lui demander conseil : il a toujours la solution. Requinqué lorsque je quitte Mac’do, il fait déjà nuit et il pleut toujours. Un premier endroit, chemin menant à des pâturages, après m’avoir tenté ne me convient pas au final : un passage de troupeaux est à craindre… Je retourne sur mes pas, continue un moment et finis par trouver un endroit qui me semble acceptable, entre route et piste cyclable. Il crachine toujours et c’est avec délice que je plonge enfin sous le havre de paix de ma cathédrale.
Séraphin sent l’écurie, le bercail mais le lendemain est dur, très dur ! Je fais une pause monumentale en rase campagne, incapable d’aller plus loin. Je fais sécher la tente, dévore tout ce qui me reste, y compris des pâtes que je prends le temps de faire cuire tout en goûtant une très, très longue pause fauteuil. Je suis bêtement tombé, en fait, en hypoglycémie.
Je suis « pro-fon-dé » !
Il me faut vraiment du repos. En attendant de le prendre, je remonte en selle. Devant un supermarché, un homme regarde avec étonnement Séraphin et s’exclame : « Mais il ne manque que la plaque d’immatriculation ! ». Il a raison ! Séraphin est remarquable, ainsi équipé pour le long cours. Je passe la nuit en bord de route : toujours un profond sommeil suivi d’une insomnie…
Ce retour, que me dit-il ?
Rien de bon. Le périple est fini, du moins suspendu. Il a duré près de neuf mois. Une gestation. Rien n’est changé ! Je suis toujours aussi con. Qui pourrait me suivre, m’accompagner, m’accepter dans cette folie ? Personne. Faut être logique, accepter la réalité, le fait d’être seul. J’ai entrepris une errance éperdue à la suite de la lumière et j’ai connu l’amour.
Merci, seul mot à dire.
Au final s’offre, si j’y mets du mien, la possibilité de faire traduire l’histoire du pèlerin en anglais, ce qui est, depuis longtemps, mon secret désir. Siren pourra la corriger. Peut-être même pourra-t-elle la dire, l’enregistrer… ? Rien n’interdit de rêver…
Je prie moins en fin de parcours qu’au début. Dans la traversée d’un village, une femme, ébahie, m’interpelle : « Vous faites le Tour de France ? – Non, le tour du monde… ! ». Ses yeux s’écarquillent, elle reste bouche bée, je passe, je ne fais que passer, c’est la seule chose que je sache faire, passer, content de le faire. Le temps est beau, le vent calmé, je suis bien, heureux d’arriver.
Mais pourquoi le retour est-t-il si difficile ces jours derniers ?
Parce que c’est un retour, une fin, quelque chose qui se termine ? Je sais que je repartirai. À cause du décalage horaire ? À cause de la journée de préparation au Népal avec ce culte mort, cette course folle en voiture et ce repas bruyant et vain d’avant expédition ? Repas qui n’a pas été sans faire resurgir un film vu pendant le vol au-dessus de l’Atlantique et dans lequel une expédition sur l’Everest se termine tragiquement. Cette soudaine réminiscence me semble mauvais présage. L’est-elle vraiment ? Peut-être… En tout cas, le malaise, peu à peu, s’installe et s’aggrave au sujet de cette aventure. Retour difficile donc mais pourquoi encore ? À cause du relief exigeant lors du trajet choisi, en ligne droite de Mulhouse à Toulouse, passant par le Jura, l’Auvergne, le Cantal, l’Aveyron, régions accidentées et dures aux mollets ? À cause du temps froid, pluvieux et du vent violent ? À cause des tiraillements de mon corps ? Corps habité de deux énergies l’une physique, l’autre sexuelle. L’épuisement de la première n’empêche pas l’autre. À cause, paradoxalement, de la richesse inattendue de communication tout au long de mon parcours ? Cette richesse est à confronter avec les temps d’angélus et d’extase. Résultat de la confrontation : l’errance lumineuse est un leurre. Elle est mais intermittente. Constatation incontournable de neuf mois de solitude et d’errance. Pas la peine de se la jouer ! Mais, pas la peine de se le cacher non plus, je suis heureux. Profondément.
À Laguépie, je croise Mauricette, dite « M7 » ou « M seven », comme l’indique le tatouage en soleil sur son bras gauche. Belge flamande, elle vit ici depuis quatre ans et est passionnée de vélo même si elle ne pratique pas à cause de son genou. Elle dévore la revue « Bahamontes » et me fait remarquer, malicieuse, qu’elle en connaît un rayon ! Elle pointe mes pédales : « Shimano ! », dit-elle. À propos de Bahamontes, la montée vers Cordes-sur-Ciel au sortir de Laguépie est bien digne du célèbre grimpeur espagnol !
Le soir, je suis à Cordes, où je me restaure sur la place publique. Au menu, lasagnes de boucher et fricandeau accompagnés d’un avocat et de fromage de chèvre. Pour mon dernier repas de voyage, c’est grandiose !Le soir est paisible, sans un souffle. Il me rappelle l’Italie, l’Ombrie, la région d’Assise. C’est mon dernier soir. Merci ! Angélus. Je t’aime. Il a plu pendant la nuit. Au matin, le soleil hésite, caressant les vignes. Je suis heureux de ces derniers kilomètres, même s’il me faut remettre la tenue de pluie ! Je monte la dernière bosse et rideau.
Nous sommes le 18 octobre 2018.
La boucle est bouclée de neuf mois d’itinérance, avec Séraphin, autour de la terre. Je clos le journal. Il est trop fou, trop intime et impudique pour que je songe à le partager. Mes héritiers le trouveront peut-être… Je traduis le texte de la vidéo en anglais et en confie la révision à Siren qui au final ne la fera pas. Mon expérience est trop incompréhensible pour elle, un océan et une langue nous séparent et les liens se distendent. C’est François qui s’en chargera. Il est habitué à ma pensée lui qui m’a accompagné dans la folle aventure d’Avignon. Merci fils !
Attendre davantage m’est impossible !
Quinze jours suffisent : je repars. Je déboucle la boucle et en entame une autre. Je suis heureux de retrouver Séraphin et de pédaler à nouveau. Je renoue, joyeux, avec ma diététique : chocolat chaud et frites de Mac’do ! Je retrouve la solidarité itinérante : un automobiliste ralentit à ma hauteur pour demander, par la vitre baissée : « Have you a place to stay ? ». Beauté du monde cyclotouriste : rien qu’en voyant un vélo et ses quatre sacoches, il connait le besoin de qui le chevauche, il me croit étranger et s’inquiète de savoir où je vais passer la nuit !
Je n’ai plus maintenant qu’une tente de substitution, légère, prévue pour l’été. La chambre est simple moustiquaire qui n’arrête pas l’air froid mais au contraire laisse pénétrer sable et poussière, soulevés par le vent tourbillonnant. J’ai renvoyé les arceaux défaillants de ma fidèle compagne pour un échange en garantie. Ce qui fait qu’au lieu de cathédrale je n’ai que simple abri.
J’arrive en Suisse sans trop m’en apercevoir. Deux jeunes gens, une jeune fille turque et un Belge flamand, que je rencontre dans un petit village, peu après Genève. Ils partent pour un bivouac dans les monts Jura. C’est courageux, il fait très froid. On parle un peu et la fille demande à noter coordonnées et références de la vidéo dont je leur parle. Je n’aurai jamais de nouvelles bien sûr. Mais peut-on en donner après avoir entendu ce que j’ai été amené à vivre puis à dire ? Je n’attends jamais de retour.
Et là, j’explose.
Dans le golfe du Morbihan, parce que mon errance s’est échouée ici, je hurle. Nous sommes le 15 janvier 2020, veille donc d’un autre anniversaire et je revois, corrige et amende le journal ; là donc, dans ce restaurant avec vue sur golfe inondé de lumière, endroit où je suis seul bien sûr en cette saison morte, là, sous un soleil revenu d’un hier d’apocalypse, de vent, de pluie, de froid, journée entièrement passée vautré dans mon van où désormais je réside, là, je suis en colère. En colère, oui et très en colère. Assez pour faire cette incidence, assez pour rompre la chronologie du journal. Pourquoi donc ? Et contre qui ? Je suis en colère contre la lumière. Et je le crie, je le hurle. C’est inhumain ce qu’elle a fait, insupportable ce qu’elle fait ! Elle m’a rendu fou, inapte au bonheur. Au bonheur à deux. Et le manque est là, béant. Dans tout ce récit que je relis il transparaît, il suinte, tel une plaie à vif. On dirait le journal d’un névrosé. Merde ! C’est de relire que la jeune fille turque, très intéressée par ma brève parole lors de notre rencontre, n’a pas ensuite donné de nouvelles, c’est cela je crois qui a provoqué cette réaction à vif, cette colère épidermique. Je n’ai rien contre elle bien sûr, je sais qu’il ne peut y avoir de retour mais pourquoi donc la lumière m’a-t-elle touché, pourquoi m’a-t-elle comme intimé de la dire si ce n’est pour rien, rien du tout, sauf à me faire passer pour fou aux yeux des autres et à mes propres yeux, sauf à faire de moi au final un être frustré de ne pas être deux ? Je crois entendre la femme, balayant son perron : « Monsieur, tout ce qui monte, descend ! ». Je suis monté, de fait, et monté très haut dans et par la lumière et je n’ai plus qu’à redescendre par moi-même, rien que moi-même, je n’ai plus qu’à rester tel un reclus, à manquer l’amour humain alors que, comme tous, je le désire au plus haut point. Mais je suis rendu inapte, incompréhensible à moi-même et aux autres, incapable de vivre avec ses vrais bonheurs et inévitables limites ce que chacun recherche. Je suis comme une merde déféquée des hauteurs et qui a chu, s’est écrasée, étalée et peine par soi-même à se relever. Une merde ne se relève pas, d’accord moi j’essaye alors je me débats. Merde, merde, trois fois merde. Fin de la parenthèse, de l’anachronisme, du regard sur ce qui s’est passé il y a vingt ans avec les yeux d’aujourd’hui, de celui que je suis devenu : un itinérant, un errant, un marginal, un pauvre mec, un pauvre con.
Il fait gris et très froid, un vent glacial, de face bien sûr, freine ma progression. J’ai le temps même si, passant par la Suisse, j’ai un objectif : voir ce pèlerin croisé sur la route de Sienne, au début de mon itinérance. Un jeune black, venant de New York, m’aborde devant une boulangerie. Il visite la Suisse où il a de la famille. Nous discutons bien, en anglais. Je regrette de n’avoir pas encore la traduction de l’histoire pour lui dire, en réponse à son étonnement, la motivation de ces deux ans d’errance. La nuit est glaciale, très ventée. L’air passe par la chambre qui n’est que moustiquaire. Je dors avec deux polaires dessus. Au matin, je me réveille en bordure d’un champ de lavande et j’ai le plus grand mal à plier la tente sans la donner en offrande au vent qui se déchaîne.
Je reçois un message de Siren et à sa demande, j’explicite mon attitude. Je lui dis qu’à la fin de ma vie je n’ai rien de mieux à faire que raconter ces expériences de lumière comme je le fais dans la vidéo ou au cours de mes rencontres. Je lui dis aussi que mon expérience est semblable à celle de l’homme de Nazareth. Ce qui est énorme à dire. Elle me répond qu’en vivant comme je vis, je me dégage des responsabilités que les connections humaines créent. Elle a raison, c’est vrai et je sais cela. Je le maîtrise mal, difficilement ou pas du tout et de moins en moins bien. Mais puis-je faire autrement ? J’en suis incapable. Je brûle d’un amour sans objet et si l’autre ne me permet pas de vibrer ainsi et ne vibre à l’unisson, je dépéris. L’expérience fondamentale de l’homme de Nazareth, à savoir être lumière, être divin, peut être l’expérience de tout homme. J’ai conscience de la force explosive du message. Il est fort, trop fort, trop fort pour tous comme pour moi et pourtant je tente de le porter. Cahin-caha… Plutôt caha !
Et je reprends la parenthèse, surpris par l’à-propos de ce moment du journal ! Je trouve dans ce paragraphe qui fait suite à l’insertion que je viens, excédé, de rajouter l’exacte preuve, l’exacte justification de ma colère ! Je perds Siren, comme j’ai perdu d’autres compagnes avant, comme j’en perdrai d’autres après. Est-ce juste ? Justifié ? Merde. Je vais, je ne vais pas tarder à me taire. Ce n’est pas abdication mais seulement moyen de survie. On ne peut vivre longtemps en état de colère, sans se gâter, se pourrir. Je comprends ceux – j’en ai rencontré – qui ont vécu des expériences autres et qui n’en parlent pas. Je comprends ceux – il y en a davantage – qui en parlent trop, en font un discours, une méthode, un moyen de vivre, un endoctrinement voire une institution. Ils affadissent l’expérience et ils en vivent. Il y a des sages. Je n’en suis pas. Point. Merde encore.
J’ai envie de tout abandonner.
Il fait froid, juste deux degrés. J’ai perdu la clé du cadenas de mon vélo que, stupidement, je m’obstine à protéger lorsque je m’arrête, en l’occurrence, ici, à un Lidl. Qui pourrait bien être tenté, qui pourrait être assez fou pour me voler dans ce froid, cette grisaille, ce vent, un tel harnachement ? Le grésil se transforme en neige. Je suis en errance. Abandonner ? La tentation est là. Pour aller où ? Sur un canapé ? Entre chien et chat ? Lire le journal, raconter des banalités. Je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir. Je suis parti pour mourir. Mourir en route, debout. Je mesure la folie, le déni de toute vieillesse, l’orgueil peut-être d’une telle attitude. Ma route ne saurait être valide que si elle est prière. Elle est donnée et je n’ai rien à prévoir, à espérer. Elle sera ce qu’elle sera.
Puissé-je avoir la force !
Je dors en bord du fleuve Aare, une nuit tranquille, sur un lit de feuilles mortes et je patiente longuement au Macdo de Trimbach, écrivant mon journal, attendant de faire les quelques kilomètres qui me séparent du lieu où habite le pèlerin rencontré en Italie. J’ai hâte d’arriver à Constance et j’envisage de rentrer, pour partie en train peut-être, à partir de Mulhouse. La tente est trop légère pour ces régions et peu adaptée à la saison. Elle aurait été très bien au Canada, à la saison chaude, contre les moustiques. Rien n’est parfait.
De plus, j’ai commis l’erreur de ne pas prendre le réchaud à essence et je ne trouve pas de cartouche de gaz adapté au mien. Si je ne peux plus rien faire chauffer, thé ou pâtes, c’est quand même pour le moins ennuyeux, par ces temps qui se maintiennent autour de zéro degré ! Mais je crois que c’est le froid qui ralentit la combustion et donne la fausse impression que la bouteille est proche d’être vide alors qu’en fait, elle ne l’est pas. Ce doit être cette habitude de prévoir que la vie, par nécessité, inculque qui me fait m’inquiéter. Revenons à l’essentiel : j’ai, par ce temps glacial, fait un rêve érotique cette nuit, comme cela, sans plus. Simple rêve de nudité féminine. Il est passé, je l’ai observé. C’est beau.
Le couple accueille le vagabond que je suis devenu avec beaucoup de chaleur et gentillesse. Ils m’intègrent, le temps d’une halte, dans leurs activités et quotidien. Ce ne doit pas être facile pour eux car, hormis ce que je porte, je n’ai qu’un sourire à offrir et pas grand chose à dire. Je ne suis pas cultivé et je ne suis pas au courant de l’actualité, ce qui me rend, de fait, peu doué pour les conversations de salon. Comme à tous ceux qui m’ont accueilli, je n’ai qu’un immense merci du fond du cœur à offrir.
Je repars vers Constance.
Et sur cette route, émerge une décision qui a peu à peu mûri au fil des kilomètres : celle de ne pas aller au Népal. C’est une décision difficile. Il faut que je m’explique. L’aventure se révèle ne pas être à la seule initiative de la famille de cyclotouristes, ce que je croyais, mais elle s’inscrit dans une mission d’église beaucoup plus large. C’est un pasteur local qui conduira le groupe en mal d’exotisme et d’aventure. Sans oublier d’apporter la Bonne Nouvelle, bible à la main. Cette dernière est la première chose à noter sur la check-list des choses à amener avec soi. Tout cela me met mal à l’aise.
Refuser, après l’avoir acceptée, une mission humanitaire parce qu’elle se révèle clairement missionnaire et explicitement chrétienne n’est pas facile. J’ai versé et laissé mon obole pour le voyage, à savoir en plus du prix du billet d’avion celui de trente DVD. J’ai aussi et surtout laissé le temps permettre de décanter l’information jusqu’à la conclusion inévitable : là n’est pas ma place. Dit de façon lapidaire : j’ai passé l’âge de jouer à l’église. Il y a un couac entre l’église et moi. Elle n’accueille pas mes expériences. Je ne reçois pas le message qu’elle transmet.
Me revient en mémoire ce rêve doublement prémonitoire fait justement au domicile des cyclotouristes lors de notre première rencontre : je quittais en marche une voiture folle et Maël me regardait partir, en pleurs…
J’arrive à Constance, chez Judith, la jeune femme rencontrée au Canada. Elle réside dans les locaux d’une église protestante. Le concours de circonstances est troublant. Je frôle à nouveau l’église, protestante encore. La question insiste, aigüe : ai-je la force de porter, seul et en dehors de toute église, le message de lumière adressé à chacun ?
Judith est une travailleuse sociale de trente-cinq ans. Nous visitons ensemble Constance, dans la grisaille hélas et un froid qui me glace. Constance dont les statues de prostituées callipyges rappellent le désir rémanent de tout homme, aussi grand soit-il, roi ou évêque. Je trouve câbles et kit de vidange pour le Rolhoff et je repars le samedi suivant par un temps magnifique.
La route est belle le long du lac sous le soleil. Elle est facile aussi et j’arrive au soir à Mulhouse, deux cent kilomètres plus loin. J’établis le bivouac sur une colline qui surplombe la ville, au pied d’un très vieux calvaire. C’est magnifique, éclairé par la lune. Je me crois tranquille mais vers minuit, une voiture arrive par ce chemin de terre et s’immobilise à trois mètres à peine de moi ! La disposition des lieux fait que ses occupants ne me voient pas. Moteur, musique forte, ce n’est pas un rendez-vous galant mais seulement deux garçons en désœuvrement. Au matin, je suis entouré de déchets « Macdo » et je deviens l’attraction de la foule de randonneurs qui passe par là !
Et je dis STOP !
J’arrête l’itinérance, trop dure en hiver avec cette tente. Les nouveaux arceaux sont arrivés, il me reste à aller les chercher puis à repartir. C’est dur parce que c’est la fin, je le sais, je le veux.
Je veux rester fidèle à la mémoire de la lumière.
3-20/ Patagonie
Le 1er décembre, je prends un train…
Après trois changements et autant d’acrobaties pour y ranger Séraphin, j’arrive à Barcelone. J’ai oublié Edmond. C’est un signe. Edmond porte en son sein toute l’expérience acquise et garde en ses entrailles tout ce qu’il faut pour réparer l’ossature d’une cathédrale. Compagnon inégalable, il n’a pas souhaité reprendre la route.
Je respecte son choix.
Compensation : je retrouve le fameux « chocolate » espagnol ! Je dors à l’aéroport, assez bien ma foi, sur le matelas que je prends la peine de gonfler, dans un coin d’ombre. Je suis réveillé à cinq heures du matin par la voix forte d’un gendarme. Réveil maussade, je suis las.
Je me demande ce que je fais là…
Santiago de Chili est à trois mille trois cents kilomètres d’Ushuaïa. Je tente d’y arriver et je rentre, j’abandonne l’errance. Je suis usé, c’est trop pour moi, cette course folle.
Voilà quel est mon état d’esprit !
Au moment de l’embarquement, le vélo ne passe pas au check-in et il me faut le mettre dans une boîte carton réglementaire. Elle est trop petite, bien sûr, pour contenir Séraphin ! Il me faut donc bricoler. Je donne un paquet de chocolat Toblerone à l’employée d’Iberia qui me prête gentiment des ciseaux pour me permettre de la rallonger. Cerise sur le gâteau, la fonctionnaire des douanes me confisque ensuite mon tube de Mixa bébé. Or c’est, souvent, ma seule toilette possible ! Le dédale de formalités et de couloirs enfin franchi, je m’effondre dans l’avion. Je dors déjà quand il décolle. Je ne m’en aperçois même pas ! Une jeune femme à côté de moi étale son manteau et m’en couvre les jambes. Elle vient d’Europe de l’Est, ne parle pas anglais.
Notre seul partage est celui du manteau.
Arrivé à Buenos Aires, je saute dans un taxi en direction de l’aéroport domestique d’où partent les avions pour Ushuaia. Le chauffeur aime les euros, qu’il met à parité avec le dollar, profitant de la situation et de mon imprévoyance : ni pesos ni dollars. Ceux que j’avais pris en précaution sont emprisonnés dans un bagage. Je paye cash les soixante-dix euros demandés pour quarante kilomètres parcourus. Le vol vers la Patagonie me coûte plus cher que celui qui m’a permis de traverser l’Atlantique.
Il me vaut aussi quelques tracas…
Dans l’avion, je suis à côté de deux brésiliennes dont l’une parle français. On papote et je finis par leur faire mention de mon histoire enregistrée. À l’arrivée, le vélo est bien là mais pas les sacoches ! Heureusement, j’ai pris une photo des bagages. À l’aéroport ils ne m’ont laissé aucune preuve de leur enregistrement. Sans photos, point de recours ! Mais je peux les montrer. Le responsable de l’aéroport d’Ushuaia fait bien son travail et m’annonce le soir même par mail un peu avant minuit, c’est dire sa diligence, que les sacoches arriveront demain.
Tout est bien.
Je dors dans la première auberge trouvée, sympathique établissement. Un écossais, Steve, est là aussi, en carafe. Il attend son vélo qui est parti par erreur au Brésil ! Un Suisse, Marc, part se balader pour trois mois en Argentine et Chili avec une machine étonnante de modernité : boîte à vitesse au pédalier, du jamais vu ! Emmanuel, jeune français arrivé avec sa compagne par le même avion que moi, a pour ambition de remonter jusqu’en Alaska. Tel est son projet. Je n’en aurai pas de nouvelles. Une jeune femme, Anaïs, en longue exploration de l’Amérique latine travaille dans l’auberge. Elle est se propose de m’aider si les sacoches n’arrivent pas. Je lui fais mention de la vidéo.
Le 5 décembre, je quitte Ushuaia pour dormir au point le plus Sud, au bout du bout de la route dans le parc national. Après cinq kilomètres de piste poussiéreuse, je tombe sur un poste de péage : quatre cent quatre-vingt-dix pesos, beaucoup de monde, des cars entiers de touristes aussi je rebrousse vite chemin. Bien m’en prend ! J’ai crevé de la roue arrière : un clou fin de deux centimètres de long.
Quel début !
Les sacoches qui ne veulent pas arriver, Séraphin qui crie, dès le départ : « NON ! N’y allons pas, je suis crevé ! », Edmond qui m’abandonne…
Mauvais présages que tout cela !
Je suis là, peinant à croire ce que pourtant je dis : « l’homme crée Dieu au présent ». L’homme, c’est Dieu en formation. Dieu qui pourtant existe. Dieu qui est lumière.
Je suis fou.
Le 6 décembre, je n’y tiens plus et je prends la route. Sans attendre Steve et Emmanuel qui, sans se connaître, partent tous les deux le lendemain. Je les retrouverais peut-être sur la route, ils me rattraperont, ils sont plus jeunes, plus costauds.
Devant une boutique d’Ushuaia, faisant les dernières courses, je parle avec un jeune couple, Andy, américain et Simone, allemande. Ils vivent à Paris. Devant leur intérêt, je leur fais aussi mention de la vidéo. Et enfin, au sortir d’un supermarché où je fais d’ultimes achats, je rencontre un loup de mer qui, après avoir fait du cyclotourisme, accomplit maintenant le tour des Amériques en voilier de dix mètres…
Parcours inverse du mien, j’ai commencé en bateau, je finis en vélo !
Je trouve un bivouac en haut d’un col, le col Garibaldi. Les sommets sont recouverts de plaques de neige. Les oiseaux chantent et se répondent… C’est beau. Angélus. Je suis heureux. Je retrouve ma cathédrale avec ses arceaux neufs. Ce qui me déboussole c’est que, extrait en peu de temps de l’hiver européen et de ses longues nuits, je me retrouve subitement en été et ce sont les jours qui n’en finissent pas. Je préfère et de beaucoup. Mais si c’est bien la saison estivale, je porte tout de même des affaires d’hiver !
Les arbres ont comme des cheveux blancs, beaucoup ne sont que des troncs morts qui se dressent tels des squelettes effarés ou bien s’avouent vaincus, carrément à terre, déracinés. Et bientôt plus rien ! Paysage lunaire que la pampa argentine.
La Terre de feu mérite son nom !
Elle me baptise dans l’effort, le trop, l’excès. J’aime. La mesure n’a pas ici de sens. La route est dure, très dure à cause du vent de face, force sept à huit établi. Ça décape ! Parfois je m’arrête et pousse le vélo sur quelques mètres.
Les bivouacs deviennent difficiles à trouver. Il n’y a bientôt plus aucun abri, pas d’arbres, pas de dénivelé de terrain qui permette de monter facilement la tente à l’abri du vent. Je me réfugie dans un fossé. Il n’y a pas d’eau, la terre est sèche. Une autre fois, je me cale dans la dérisoire protection d’un ancien oratoire délabré. J’aperçois un renard, plus timide que ceux du Canada ou de France. Ici il est gris. Il ne me demande rien et ne me vole rien. Il ne porte pas non plus de veste coupe-vent, offerte par un lointain cousin européen…
Le désir est toujours là, violent, malgré l’épuisement…
Il me faudra trois nuits et quatre jours pour rejoindre Rio Grande que j’atteins sans plus de provisions. J’ai manqué d’eau et j’ai du en quémander à un poste de police ! J’en ai obtenu et avec un sourire, en plus ! Les lamas remplacent les orignaux pour traverser la route et ils y laissent parfois leur cadavre en offrande. Sinon des troupeaux de vaches, de lamas, de moutons, par ci par là, dans une lande désertique.
Je fais la queue pendant plus d’une heure pour payer mes courses au Carrefour de Rio Grande ! Déjà, à Ushuaia, c’était bien long… Les gens semblent ici en avoir l’habitude. J’expérimente un Subway, pâle consolation de l’absence de « Mac » ou de « Tim » ! J’atteins le poste frontière de San Sebastián en plein orage. La pluie est froide, le vent violent, le paysage désertique.
C’est nu, brutal, beau, très beau.
Je ne lève que rarement la tête, courbé par l’effort. Ma visière réduit mon champ de vision. Le bitume m’avale. J’avale le bitume. Un rapide regard en avant m’émerveille tant que j’en stoppe. Les nuages dessinent dans le bleu d’une tête immense deux yeux bienveillants, comme ceux d’un père Noël qui semble sourire…
Je m’arrête pour écrire quelques mots avec un stylo sur la carte générale du Chili que j’ai achetée. J’économise la batterie du téléphone et je ne m’en sers que le soir, pour faire le point sur l’application et marquer mon lieu de bivouac. Ma vitesse, trop lente, ne permet pas de recharger la batterie avec la dynamo.
J’envoie ceci au pèlerin suisse pour continuer la conversation engagée : « Je pédale parce que l’homme crée Dieu. Il le crée certes en tant qu’image, idole, idée, institution mais tout cela n’est qu’enfantillage. Il le crée vraiment. Dieu est en formation par et à travers l’homme. Et pourtant il existe, il est déjà. Là est l’aporie. Ne parlons pas de Dieu, je ne sais pas ce que le mot recouvre. Parlons de la lumière. Je l’ai vue, de mes yeux vue, yeux intérieurs, j’en ai fait l’expérience. Je sais qu’elle existe et cherche à faire de l’homme ce qu’elle-même est. Là est le sens de l’évolution. Là est aussi l’origine de ma folie. Voilà pourquoi je pédale sans fin autour du monde comme le papillon de nuit volète en tous sens autour de la lampe qui brûle. Jusqu’à se niquer les ailes. Jusqu’à mourir debout. Une bouillabaisse, vite ! J’en ai marre de pédaler dans la choucroute ! ».
Sous la pluie, dans le vent, je hurle à la lande désolée : « des seins, des mains, des bouches ! ». C’est dire mon état. Garder cela écrit dans le journal, sans censure est obscène mais c’est ainsi.
Je l’ai écrit.
Désert. Des éclairs zèbrent le ciel. Je porte ma veste jaune et je pense que mourir en Terre de feu, un « arbre d’or entre les deux épaules » aurait de la gueule… Ce soir, lundi 10 décembre, j’arrive au poste frontière de San Sebastian frigorifié, épuisé et trempé. Et là, devant le poste, il y a deux vélos : un couple d’anglais, en tour du monde, partis de Cancún. Ils m’apprennent qu’on peut dormir au poste, gratuitement. C’est pour moi une aubaine : pas de tente à monter sous ce déluge ! Ce sont des toilettes-douches publiques et il y a un espace chauffé avec cuisine où on peut s’allonger pour dormir.
Quel bonheur !
Ils me demandent ce que je fais pour Noël : « un jour comme les autres… », leur dis-je. Angelus Silésius, médecin, mystique, allemand si je ne me trompe du 18ème siècle, a raison de dire que si le Christ ne naît pas en soi chaque jour, c’est en vain qu’il est né. La barrière de la langue m’empêche d’aller plus loin. Leur question me renvoie à ce que je suis étant où je suis. Je ne suis plus, au sens où eux le sont, « chrétien ». Je suis en Patagonie et non pas au Népal. La décision de ne pas faire le voyage me positionne clairement hors de l’église. Les fêtes de Noël m’intéressent peu et ce, depuis longtemps. Je suis plus convaincu de leur routine festive que de leur sens profond. Il reste qu’elles ont leur utilité, moment fort de convivialité. C’est beaucoup. Ne crachons pas dans la soupe même si nous n’en avons plus le goût.
Au matin, la jeune femme sort un calendrier de l’Avent…
Je décide de leur montrer le mot, le message de Fatima traduit en anglais. Ce que je fais juste avant le départ. J’ajoute que c’est trop fort, que je suis faible, que ce que je leur montre, ce que j’ai écrit est trop fort, trop fort pour moi, trop fort pour eux, trop fort pour nous tous. Je ne sais pas ce qu’ils comprennent de mon charabia… On se quitte et on part, eux vent arrière vers Ushuaia, utilisant les vents dominants, moi vent debout, vers le Nord, triple imbécile inconscient et inepte qui va à contre-courant, vent dans la pipe.
Il est de face, force huit à neuf établi.
Le front froid passe après la pluie d’hier. C’est démentiel ! Je ne réfléchis pas, il est trop tard, je pars, bille en tête. Je traverse un no man’s land sur une piste en « ripio », terre mêlée au gravier et ce jusqu’au poste frontière chilien. À un moment, une rafale me stoppe et me renverse.
Je chute.
Lourdement, sur l’épaule droite. Les sacoches amortissent par bonheur beaucoup le choc. D’ailleurs, j’ai déjà les muscles des épaules et des bras tout endoloris à force de me cramponner au guidon et d’essayer de garder l’équilibre. Un peu plus, un peu moins, cela ne change pas grand-chose… Et me voici au Chili, formalités administratives et paperassières dûment accomplies. Je continue, parfois sur le vélo, parfois le poussant, jusqu’à trouver une cabane de chantier providentielle. Il me serait impossible de monter la tente en plein vent. J’entre dans la cabane de tôle ondulée et je me restaure. Je ne sais pas exactement l’heure à laquelle je suis parti du poste argentin, mais en gros, en plus de six heures, j’ai parcouru à peine une vingtaine de kilomètres !
Peu importe. Je suis en errance.
Je m’endors illico sur l’un des deux lits en bois que comporte la cabane. Le vent continue de se déchaîner, au dehors. Quel bonheur, cet abri !
Au matin, il souffle moins fort. Je progresse pendant une trentaine de kilomètres jusqu’à un arrêt de bus qui sert aussi de refuge pour cyclotouristes, situé à quatre-vingt-quinze kilomètres de Porvenir. Je m’arrête et je me fais chauffer un « maté », le thé local. Je prends aussi le temps de lire quelques inscriptions, gravées dans le bois, par quelques « tourdumondistes » avides de laisser une trace de leurs passages. Certaines prêtent à sourire.
« Ma grande vadrouille », « Notre petite folie »...
Le vent se relève, moins rageur toutefois que la veille. La région est sauvage, désertique, battue et rebattue par les vents d’Ouest.
La Patagonie, la Terre de Feu se mérite.
Un berger à cheval ramène avec l’aide de ses deux chiens qui courent en tous sens et à perdre haleine un troupeau de vaches et lamas mêlés. Image étonnante, comme sortie d’un film. C’est beau. J’aperçois un renard qui traverse la piste devant moi. Il est blanc et brun, assez petit, comme ceux d’ici, maigres comme l’est la végétation. J’ai aperçu, hier ou avant-hier, je ne sais plus tant je perds la notion du temps, deux trucks qui m’ont dépassé portant chacun un vélo… Steve, l’écossais ? Emmanuel le français ? Ils étaient deux possibles compagnons de route au départ d’Ushuaia. Si je les avais attendus, j’aurais été tenté du subterfuge moi aussi tant le baptême de la Terre de Feu et des vents qui la fouettent est brutal.
Mais pourquoi aller plus vite ?
Pourquoi ne pas accepter délibérément cette violence ? C’est courant ici pour ceux – les moins nombreux d’ailleurs, tant c’est irrationnel – qui prennent le chemin à l’envers, du Sud vers le Nord, de s’économiser quelques centaines de kilomètres contre le vent. La majorité des cyclistes partent du Nord pour progresser vers le Sud en profitant des vents dominants qui leur sont favorables. Ceux qui empruntent le chemin inverse se font parfois « pick-upés » : ils montent, eux et leur vélo, dans un véhicule qui les aide à traverser ces régions de la Terra d’El Fuego. Je ne regrette pas de le faire ainsi, du Sud vers le Nord, aussi dur et décapant cela soit-il.
La Patagonie parle, la solitude permet d’entendre…
Solitude et effort, violents tous les deux, poussent à la démesure. Je hurle comme un fou : « L’homme marche dans la lumière et va vers la lumière. La lumière l’empliiit. Il est plein de lumièèèèrrre ». Le vent emporte mes paroles et le voilà complice de ma folie. Il colporte mes mots et témoigne lui aussi ! Comme la terre est ronde ici comme ailleurs, ce vent démentiel des quarantièmes rugissants fait le tour du globe, revient, repart, revient, repart, repart et revient sans cesse, hurle sans mollir, devient mon allié, mon ami, mon amplificateur, mon complice. J’ai bien besoin d’en avoir un ! Il met « le Feu sur la Terre… de Feu ! ». Oui, définitivement oui… la réponse est dans le vent !
Je suis heureux, ce soir, allongé sur l’herbe grasse d’un bivouac magnifique, face à la lande, l’eau et les montagnes lointaines du Sud Antarctique.
Je rêve…
Gros plan sur sexes en action et je me réveille tout joyeux en criant : « C’est le mien ! C’est le mien ! ». Je suis fou. J’assume ces extrêmes, du plus haut au plus bas. Ils sont miens. Peut-être aussi ont-ils à se parler…?
Je t’aime. Angélus.
Une interrogation me vient : dois-je faire part de ma décision d’abandonner le voyage au Népal à tous les membres du groupe avec qui je devais partir ? Dans l’affirmative, je dirais ceci : « Nous nous sommes rencontrés, je devais partir avec vous et pourtant, je ne pars pas. Je me dois de vous dire pourquoi. L’aventure se révèle mission d’église et non simple initiative d’audacieux cyclotouristes. Elle sera conduite par un pasteur. L’aventure est belle, utile pour les uns et les autres. Mais je ne m’y sentirai pas à l’aise. Mon parcours de vie m’a mis en marge de l’église. C’est un fait que j’ai peu à peu intégré et que j’assume d’autant plus aujourd’hui par cette décision. Mon histoire est désormais sur « Youtube Message d’un pèlerin ». Elle donne à entendre la motivation de mon itinérance. L’interrompre pour une mission d’église ne me semble pas juste. C’est ainsi. Je souhaite sincèrement à tous et à chacun une très belle aventure ».
Au matin, je décide de ne rien dire.
La Terre de feu a parlé : le silence est roi. Je vis ce qu’ont dit les pères de l’église : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». L’église le sait, elle se le cache. C’est trop explosif et d’abord pour elle-même ! L’accepter et le dire c’est se saborder. Exit l’église, ne reste que chacun, au plus haut de lui-même. Donc, elle préfère raconter des fadaises. Qu’elle s’en arrange, qu’elle s’en débrouille !
C’est son problème et pas le mien.
Aujourd’hui je dis : « Dieu se fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Au présent, toujours, ici et maintenant, en tout homme. Et non une fois pour toute, en Jésus-le-Christ. Cela pourrait faire croire que la primauté du Christ est dépassée. Il n’en est rien. C’est, tel que la tradition le rapporte, l’homme qui a vécu le plus intensément cela.
Un goéland marin, avec le dessus des ailes d’un noir outremer, m’accompagne et vole lui aussi à ma hauteur, à ras de terre pour jouer au mieux avec le vent qui souffle force 7 établi. Il m’accompagne pour me donner la force d’assumer la route et ma pensée. J’aime à croire cela. Il se veut compagnon et se joint pour un temps à la bande des trois.
Les trois… ?
Les trois sont des mots. D’abord discrets et subliminaux, ils m’accompagnent depuis que je me suis mis en marche le 7 septembre 2016. Puis ils s’incarnent, prennent chair au cours des jours et des rencontres. Indissociables, intriqués, indispensables l’un à l’autre, ils se nomment lumière, fraternité, désir et deviennent synonymes. La fraternité est lumière, le désir est lumière, la lumière est désir, le désir est fraternité…
Ils disent que tout est un, foi de goéland !
C’est dantesque de progresser ainsi, sur une piste en terre et graviers, en utilisant quasiment tout le temps le plus petit développement, celui réservé normalement aux côtes démentielles. Et ici, c’est tout plat, aplati par le vent ! Dans un abri, des inscriptions de cyclotouristes. L’un d’eux a dessiné son fantasme, une femme nue.
Je l’embrasse…
Au loin, un mini-bus arrêté : le chauffeur change une roue, crevée. La conversation s’engage avec une jeune femme qui parle français. Elle demande qui, parmi les passagers, a de l’eau. Une autre m’offre sa bouteille d’eau gazeuse. Je n’avais presque plus rien, quelle aubaine ! Au moment de partir, un homme me tend son cappuccino en boîte, un autre son sandwich. Je n’ai rien demandé. Quelle générosité ! Avant de partir, la femme me décharge de ma poubelle. Je reprends ma lutte contre le vent jusqu’au soir où je m’effondre, épuisé. J’ai un herpès qui pousse à la lèvre. Cela faisait longtemps ! L’effort est très violent, de par le vent. La route est magnifique, peut-être la plus belle jamais rencontrée jusqu’ici : désertique, longeant un bras de mer qui doit être l’océan pacifique, bordée de fleurs jaunes, une merveille.
Presque personne, un bonheur…
Au matin, le vent a encore repris, si c’est possible et ça l’est toujours, de la force. La tente est exposée. Je la plie avec difficulté avant de me mettre en selle ! Je suis las, décapé. Plus loin, deux couples de jeunes gens, un hollandais l’autre iranien, ont arrêté leur voiture et déjeunent dans une cabane de pêcheurs. On parle et ils me donnent de quoi remplir un de mes bidons d’eau.
Je n’ai presque plus rien à nouveau…
J’arrive enfin à Porvenir, petite ville de baraques aux couleurs vives, en bord de baie. Je ne m’arrête pas et je vais jusqu’à l’embarcadère, cinq kilomètres plus loin, pour voir s’il y a un bateau en partance pour Puentas Arenas. Il y en a un à six heures. Il est près de treize heures. Je m’abrite dans le hall d’attente et je mange, quelque peu hagard, le bol de riz qui me reste. Puis je patiente : je n’ai plus envie de rien, même pas celle d’écrire.
Je suis rétamé, vidé, KO debout.
Ce matin, je me réveille avec en-tête la stupidité de ma démarche : faire un tour du monde en solo puis envoyer des nouvelles avec l’annonce d’un voyage en groupe au Népal.
Pour nada ! Pour rien !
Pour ne rien en faire ensuite. Quelle bêtise ! J’en avais le pressentiment et je ne voulais rien envoyer. Ce n’est pas mon style. Je communique rarement et ne donne que très peu de nouvelles. Il faut que je m’y force, cela ne m’est pas naturel. Je m’y suis obligé. J’ai foncé et patatras : pas de Népal ! Résultat des courses : j’ai répandu de fausses nouvelles à trente de mes connaissances, françaises et canadiennes.
J’examine : pourquoi avais-je accepté cette invitation reçue par WhatsApp alors que j’étais en Italie ? Peut-être que je craignais que l’errance ne me devienne trop lourde ? L’acceptation me fournissait un but : arriver jusqu’à l’hiver. Puis poser le vélo et partir, non plus seul mais avec d’autres. Cela m’allait, me permettait de souffler mais j’ignorais que c’était mission d’église et qu’on devait partir, bible à la main ! Et me voilà renvoyé à l’errance, à pédaler comme un malade !
Je suis vidé, la Terre de Feu m’a baptisé.
Le vendredi 14 décembre, je prends le ferry qui traverse le détroit de Magellan et, de Porvenir, m’emmène jusqu’à Puerto Natalès. Je ne sais pourquoi, mais l’application ne me localise plus et je n’arrive pas facilement à trouver d’auberge. Comme toujours, arriver dans une ville après tout un temps de solitude me tourneboule et, sitôt arrivé au port pourtant tant espéré, je n’ai plus qu’une envie, le fuir ! Je fais le plein de nourriture, d’eau, d’essence pour le réchaud et me voilà reparti à la nuit tombante. Devant une enceinte d’usine ou de campement militaire, je ne sais, j’aperçois un immense mobil-home monté sur une remorque au plateau assez haut.
Je plante la tente dessous.
Le lendemain, un vent de folie, plus de soixante noeuds, m’empêche d’aller bien loin. Je trouve refuge dans un parc public en bord de mer où, à l’abri des arbres, je peux établir le bivouac. Il y a des toilettes en dur. À l’intérieur, je peux allumer le réchaud, le vent interdisant tout autre tentative ! Procéder à cette opération en plein vent est impossible et, sous la tente, suicidaire.
Je me repose, épuisé par ces huit premiers jours de traversée de la Terra del Fuego contre le vent. Dans l’après-midi, je descends sur la grève. Je trempe mes mains dans l’eau du Pacifique, la contemple, joue avec les graviers, mains sous l’eau qui se touchent et une scène se rejoue dans le miroir de sa surface. À l’embarcadère de Porvenir, une femme engage la conversation. Elle est jeune, petite, belle et avenante, divorcée deux fois, avec une petite Sophie de trois ans environ qui tourne dans ses jupes. Son amie me désigne, lui disant en riant : « troisième mari, jusqu’à la tombe ! ». Le tout en espagnol bien sûr, mais bien compréhensible, appuyé par les gestes et le regard. Hébété, sonné par le round joué sur le ring de la Terre de Feu, j’assiste à l’échange plus comme spectateur niais que comme acteur, partie prenante. J’aurais du l’épouser… Pourquoi pas au fond ?
Je voudrais être deux.
Je remonte de la grève jusqu’à mon campement, je soigne Séraphin et je m’endors. Le lendemain je reprends la route, le vent semble avoir faibli mais je constate rapidement qu’il n’en est rien. Une flamme de torchère de raffinerie est là qui en témoigne, à l’horizontale. Les rafales sont terribles et l’une d’elles me déporte sur le bas-côté. Cherchant à reprendre la route, j’attaque trop de biais le rebord du revêtement, la roue avant ripe et c’est la chute, brutale, sur le goudron. Là encore, les sacoches et le guidon papillon amortissent bien le choc.
Je trouve refuge dans une cabane en tôle, en bord de route. Il y a un lit défoncé avec une moitié de matelas en caoutchouc. Cela fera l’affaire, bienheureux de trouver un abri. Le vent se renforce au soir et je suis incapable d’aller plus loin. Il y a, à l’intérieur de la cabane, un nid d’oiseaux. Je les entends, véhéments, protester au dehors contre l’intrusion et l’intrus. Il va falloir cohabiter… Je vais peut-être mourir en Patagonie. C’est très dur. L’effort est violent.
Merci mon corps !
Me revient en mémoire la rencontre de cet allemand, la quarantaine, à deux ou trois jours d’Ushuaia. Il venait d’Alaska, après un périple de dix-huit mois et n’avait qu’une hâte, celle de rattraper deux cyclotouristes québécoises, à un ou deux jours devant lui.
Désir, quand tu nous tiens…
La reconnaissance brute de son désir, son exigence implacable vaut-elle moins que l’autosatisfaction proclamée en public d’une « assez belle chasteté », ainsi que je l’avais entendu dire par un de ceux qui en font voeu ? Qu’en est-il pour moi ? J’ai connu une période d’abstinence « divine » et tout autour, une vie de déboires. C’est ainsi…
Peu importe.
Nous sommes lundi 17 décembre et la cabane gémit, tremble de toutes ses tôles. Ici, c’est la latitude des quarantièmes rugissants, redoutée des marins. Le vent rugit, mord, détruit, nettoie, aseptise… Je reste là, je dors, je mange. Mon esprit est vide. Je vais mourir.
Tout est bien.
L’inconvénient des jours de repos, c’est que le stock d’eau et de nourriture descend sans que n’avancent les kilomètres. Reste l’espoir que les forces se reconstituent et que le vent faiblisse. Le lendemain, le jour n’est pas levé que je m’éveille en sursaut, en alerte. Je sens qu’il se passe quelque chose d’anormal. Et ce qui l’est, c’est qu’il n’y a plus de bruit, plus aucun gémissement ! Le silence est total et c’est lui, par son incongruité, qui m’a réveillé.
Je sors…
Rien, l’air est immobile, le vent absent ! Il a soufflé depuis mon départ d’Ushuaïa sans interruption. Douze jours entre force sept et douze, toujours vent debout. Je plie tout et je me dépêche pour profiter de l’aubaine. Il ne tarde cependant pas à se relever et se renforcer. Mais je suis en route. Un pick-up me dépasse, chargé de quatre vélos, dont ceux de deux jeunes espagnols. J’ai reconnu leurs montures. Je les avais croisés à mon arrivée à Ushuaïa et revus sur le ferry qui amenait à Puntas Arenas. Les deux autres vélos sont probablement ceux de Steve et d’Emmanuel. Il n’y a pas foule par ici ! Dans une côte, un pick-up s’arrête spontanément pour me demander si je veux monter à son bord jusqu’à Puerto Natalès. Je refuse. A quoi cela me servirait-il ?
Pourquoi aller plus vite ?
Je croise ensuite un couple d’américains qui, en plus de deux années, est descendu d’Alaska jusqu’ici. Je ne peux m’empêcher de songer au bonheur de faire cela à deux.
Bref, ne rêvons pas !
Aujourd’hui, pour la première fois, je vois les sommets enneigés de la Cordillère des Andes. Le vent se renforce sur le soir et il me faut songer à trouver un abri au lieu de rêver mais je ne peux toutefois empêcher un souvenir récent de remonter à la surface, attendrissante scène contemplée sur le ferry. Une mère allaite son petit garçon le plus naturellement du monde, sans chercher à se cacher, tout en devisant à haute voix et riant de bon cœur avec son groupe d’amis. C’est beau, tout simplement beau. Et quand une fois dans sa vie on a vu un enfant téter le sein de sa mère, quand on a soi-même eu l’immense bonheur de le faire, comment ne pas s’en ébahir à vie… ?
J’aime à la folie.
Le puits de passions sur lequel l’homme est assis sa vie durant déborde de ses flux. Je prends la totalité de la personne que je suis devenue à bras le corps. Aucun blocage ne fausse le désir. L’amour le plus grand m’a pris tout entier et tout en me comblant, me rend erratique. Je trouve toute femme belle et digne d’être aimée. C’est dit. Dire cela c’est exprimer un manque : je rêve d’être deux.
C’est dit aussi.
Je quitte la province dite des « Magellanès » et le paysage change du tout au tout. Il y a des arbres ! La terre de Feu en était totalement dépourvue. Je t’aime. Angélus. Peut-être vais-je mourir d’épuisement ? Epuisé de courir après toi !
Ce serait beau…
La température a subitement augmenté ; la nuit est très chaude et je ne ferme pas le duvet. Au matin, l’air est calme, chaud, limpide. Le cauchemar est-il fini ? Je pars en tenue légère, cuissard, tee-shirt et polaire tout de même. Mais je ne tarde pas à déchanter. Je n’ai pas fait cinq cents mètres que le vent se relève et qu’il me faut remettre pantalon et veste goretex. Il me sera difficile d’atteindre Puerto Natales avant la nuit, je n’ai presque plus rien à manger, plus d’en-cas : il faudra se résoudre à faire la popote et mettre le riz à cuire…
En chemin, je croise un couple de jeunes français. On échange nos périples. Ils voyagent et travaillent ici et là. Marion préfère voyager et Max voudrait bien à présent un vrai boulot. Ingénieur, il a envoyé plusieurs CV pour travailler dans les éoliennes en Argentine tandis que Marion sollicite sa soeur pour continuer le voyage ! Ils m’indiquent le camping où ils ont dormi la nuit dernière. Avant de se quitter, je leur fais mention de la vidéo.
Parler, communiquer redonne de l’énergie…
Et je retrouve des jambes. J’arrive à Puerto Natalès, le camping est très sommaire, sur les hauteurs de la ville, exposé au vent donc. Je prends une douche, froide, car l’eau n’est chaude qu’à certaines heures et ce n’est pas le bon moment… Je monte la tente entre des palettes de bois censées protéger du vent, les toiles sont très proches les unes des autres, la nuit sera des plus horribles, balancée entre les roucoulements tardifs d’un couple d’amoureux espagnols et les conversations téléphoniques d’avant l’aube, pour convenances de décalage horaire.
Bref, les campings, je crois qu’on ne m’y reprendra plus…
Je préfère mille fois le sauvage. J’ai profité de la ville pour faire un vrai repas : agneau grillé, comme d’habitude. Quelle merveille ! Il est dommage que je me sois coupé quelque peu l’appétit en cédant préalablement au clin d’oeil aguicheur d’un gâteau qui se révèle décevant et indigeste ! Mais on ne se change pas facilement ! Il faut dire aussi que j’ai l’estomac noué pour deux autres raisons : le trop d’efforts physiques et la rage presque, oui la rage de ne pas être deux. Sur la piste, ça va, je suis seul dans l’effort, je suis connecté, je suis bien, je ne voudrais pour rien au monde ne pas vivre ces moments.
Tout en étant seul, je ne le suis pas…
Mais quand j’arrive dans une ville, un lieu touristique comme ici, je vois des touristes, des femmes, des jeunes, des couples et je suis subitement déshabillé : je prends conscience de ma solitude. Je voudrais être normal, comme les autres, avec les autres. Se réveille en moi l’envie de communiquer tout ce que je vis. C’est vraiment un périple, le premier, que j’aurais beaucoup aimé partager.
Je vieillis ? Je mûris ? Je radote ?
Je démonte tout aux premières lueurs du jour et je suis obligé d’attendre que sonne sept heures pour prendre une autre douche, chaude cette fois ! Puis je traîne dans la salle commune pour recharger le téléphone. J’envoie mails et Whatsapps. Après l’énorme bug de communication à propos du Népal, je réduis mes échanges au strict minimum. Je repars et au soir, après le maelström de la ville et du camping, je retrouve le calme, la sérénité d’une cathédrale plantée au coeur de la nature. Angélus.
Je suis heureux.
Le lendemain, j’invective le ciel en roulant. Le paysage dessine comme des poitrines féminines. Sur un amas lointain de rochers, je crois deviner le mot « sexe » écrit. Quand j’arrive à la hauteur du rocher, plus rien, le mot a disparu, subrepticement effacé par un lutin farceur !
Je hurle à la terre qu’elle est érotique, en attente d’être fécondée…
Quelques kilomètres après la sortie de Puerto Natalès, il y a un couple de jeunes tchèques qui attend à un arrêt de bus, protégés du vent, tout en faisant du stop. On discute. Alors qu’on évoque la difficulté du parcours, le dénivelé, le vent, la jeune femme me dit : « Stay strong ! ».
J’éclate de rire.
C’est le mot de Saint Paul : « Sois fort et tiens bon ! ». Je repars, revigoré. Je trouve un bivouac en contre-bas de la route, à l’abri relatif du vent. Le lendemain, le tracé vers El Calafate s’oriente vers l’Est et c’est un grand plaisir. J’ai, pour la première fois, le vent arrière. De plus, la route est descendante : je n’ai plus besoin de pédaler. Joie ! Grande joie, hystérie même ! Je lâche le guidon, redresse le buste, me gonfle autant que je le peux et étend les bras comme un avion ses ailes. Quel bonheur grisant après tous ces jours de lutte pied à pied contre le vent. Mais cela ne dure pas et c’est une piste en tôle ondulée qui me ramène à la réalité.
J’établis le bivouac sur la pampa, très belle, pas d’arbre, presque un désert, des mamelons doux. La terre est sablonneuse, parsemée de touffes d’herbes drues. Au soir, les loirs s’ébattent autour de ma tente, à la recherche de nourriture. C’est comme si, pour eux, je n’existais pas. J’espère qu’ils ne s’attaqueront pas sournoisement à mes sacoches, presque vides d’ailleurs de toute nourriture. L’après-midi suivante, je croise un couple d’anglais qui descend de l’Alaska. On évoque en riant les moustiques et autres « bugs » du Canada.
Je hurle à plein poumons : « Je t’aime. Je t’aime. Toi qui es, je t’aime. Principe de vie, je t’aime. Innommable, je t’aime. Rayon de lumière, je t’aime. Toi qui es ce que tu es, je t’aime. Je t’aime…».
Le désert accueille mon éloge : « Ce que le silence et la solitude du désert apporte d’utilité et de joie divine, ceux-là seuls le savent qui en ont fait l’expérience ! ».
Voilà, tout est dit !
Des moments comme celui-là justifient à eux seuls, s’il en était besoin, mon errance et sa solitude corrélative. Mais est-ce cette terre si désertique, si fouettée par les vents et pourtant si féminine qui doit être ma seule compagne ? Certes, elle me comble mais elle me renvoie aussi à une autre, tel un tremplin. Je suis faible et je me surprends à envier ces couples unis dans l’effort et l’aventure. C’est dit. J’ai eu des occasions. Je les ai refusées, peu enclin à brader ma solitude, si riche.
Dont acte !
Au matin du 22 décembre, je reprends la piste, instable par les graviers accumulés. C’est un vent de folie qui m’attend, traversier ou de face. J’ai les mains, les bras, les épaules en compote. Les fesses aussi d’ailleurs ! Rouler sur de la tôle ondulée est un exploit. Parfois, je mets pied à terre quand la piste est trop mauvaise ou bien le vent trop fort. Et ceci pendant près de soixante-dix kilomètres ! Quand je retrouve la route asphaltée, j’ai le vent dans la pipe, plus de soixante noeuds, force douze ! Je suis en permanence sur le plus petit développement, descendant parfois de vélo, m’arc-boutant dans les rafales. Mais le ciel est tellement beau, dans toutes ses teintes de gris qui poussent jusqu’au noir, avec des nuages parfaitement roulés, ourlés, dessinant mille motifs imaginaires.
A quoi je pense tout au long du jour… ?
Dieu se fait homme. La théorie de l’évolution est vraie. L’évolution en est au stade de l’homme. Dieu se fait homme en tout homme. Et cette conscience-là monte. Dieu se fait homme pour que l’homme le devienne. C’est le stade supérieur et ultime (…?) de l’évolution. La place du Christ ? Un homme comme les autres mais qui a eu une conscience aigüe et unique de cette chose-là. Et en cela, il mérite son rôle de guide et de maître. Il est le mien. Mais je ne crois pas à sa naissance virginale, je ne crois pas qu’il est venu une fois pour toutes pour sauver les hommes, sauf à les sauver en donnant l’exemple, sauf à le suivre, chacun, dans sa conscience d’être. Celle d’être divin. Je ne crois pas qu’il faille en faire une idole, un objet d’adoration, ni même un sujet d’adoration. Je crois même que c’est une erreur, une idolâtrie. Une amitié, intimité, fraternité est le seul possible, le seul nécessaire.
C’est beaucoup, énorme !
La religion, quelle qu’elle soit, est avant tout une élaboration, une construction de l’esprit avant de devenir une institution servant à guider, conduire les foules. La religion de l’Islam, instituée six cent ans après le Christ, est là pour preuve a contrario de l’inutilité voire de la puissance potentiellement néfaste des religions. L’une succède à l’autre, la remplace, se dresse contre, combat. Cela occupe les hommes, nourrit les luttes, les guerres fratricides. Mais ce ne sont qu’enfantillages. Ce qui se joue sur cette terre, en ce temps comme en tout temps, en ce lieu comme en tout lieu, est grandiose : c’est l’avenir de Dieu. Nous sommes des acteurs qui s’ignorent, nous sommes dans quelque chose de géant et nous nous occupons de futilités, fiers des théories, des constructions que notre esprit échafaude. Je ne me mets pas à part de cette histoire et je ne critique rien. C’est comme ça. Il faut vivre et vivre est une évolution à long terme. Tout est utile, même les ratés le sont. La conscience d’être le divin en formation change le regard.
Voilà à quoi je pense…
Et sans cette déclivité de terrain qui me permet de m’abriter du vent, je n’aurais pu écrire cela, accoudé à la maçonnerie de la buse d’un fossé, pour l’heure heureusement à sec. Merci ! Qui a mis en musique tout cela, tout ce que je viens d’écrire, allongé, aplati, aux abris ? Qui ? Le vent, bien sûr !
La réponse est dans le vent…
La rudesse de la traversée de la Patagonie, son désert, ses vents implacables me donnent-ils la force de porter et d’assumer le « couac » entre l’église et moi ? Si je trouve la force de traverser la Terre de Feu contre les vents dominants, puis-je trouver celle d’affirmer que l’homme est divin ? Ma traversée de la Terra del Fuego devient allégorie. Si je trouve cette force, je suis disciple. L’homme de Nazareth a trouvé la force de s’ériger contre l’église de son temps. Il est mort d’avoir affirmé que l’homme était Dieu.
Il est mort d’avoir dit : « Je suis ».
Accepter l’aventure du Népal n’était que faiblesse de ma part : elle suspendait mon itinérance. La refuser m’a projeté dans les bras du désert et me conforte dans l’acceptation du sens des expériences. Cet choix entre deux possibles, accepter ou refuser, m’engage plus avant.
« STAY STRONG ! ». La vision du pèlerin qui marche dans la lumière est une irruption de l’éternité dans le temps, irruption d’un temps autre…, d’un temps plus avancé…, d’un non-temps… Dans celui-ci, l’homme a non seulement conscience de la lumière mais il la voit. Il marche vers. La lumière devient son but. Lui-même est encore sombre. Ne parlons pas de ce qu’il en est, de ce que je suis à l’heure où j’écris ces lignes, planqué dans le maigre repli de terrain, attendant que le vent se calme.
Ce qu’est la lumière, nul ne le sait.
Il n’est donné que de voir ses rayons. La source reste inaccessible. Parce que les rayons aveuglent. Parce que les rayons attirent tout en communiquant ce qu’ils sont mais sans permettre d’atteindre leur source. Parce que c’est ainsi. Il m’aura fallu toute une vie pour, non pas abandonner la personne du Christ, mais la dégager de l’idolâtrie dans laquelle l’a momifiée la religion. L’homme de Nazareth est jalon dans l’avenir de l’humanité vers la conscience d’être.
L’homme-lumière est l’archétype de l’homme.
Le poids des schémas de pensées exerce son pouvoir de freinage. Peu importe. Il ne peut en être autrement. La conscience d’être balaye ces lourdeurs. Je constate tout de go que le « Viens et vois » de Saint Jean est vrai. Il a expérimenté cette conscience, il a vu : « Viens, approche-toi de la vraie nature de l’homme de Nazareth et vois la lumière qu’il a vue et que lui-même est. Cette lumière, toi aussi tu l’es. Tu es lumière ». Voilà ce que signifie le « Viens et vois » de Saint Jean. Viens en Patagonie et dis ce que tu as vu. Écris. Voilà pourquoi je suis là, voilà ce que j’ai à faire. Folie.
Je suis fou.
Le dimanche 23 décembre, je suis à El Calafate. Levé à quatre heures du matin, après une nuit passée à la belle étoile car le vent ne m’a pas permis de monter la tente, je démarre très tôt avec le secret espoir que cette lutte va cesser.
Et je suis exaucé !
C’est une belle chevauchée qui m’attend au coeur d’une nuit de pleine lune qui se dilue peu à peu dans l’aube d’un magnifique soleil levant. J’avale les quelques soixante-dix kilomètres presque sans effort. C’est ainsi que j’arrive à neuf heures du matin dans cette petite ville très touristique, capitale des glaciers. J’ai besoin d’une douche et de laver mes vêtements de vélo. Ils n’ont pas encore connu l’odeur du savon en Patagonie. Je dois aussi voir si je peux trouver la petite fuite au matelas qui fait qu’au matin, il est toujours un peu plus plat que la veille…
Je décide de jouer au touriste…
J’ai besoin de repos. La lutte a été dure, très dure pendant tous ces jours contre les vents d’Ouest. Hier au soir, j’étais proche de l’épuisement. Mais quelle beauté que ce parcours dans la pampa argentine, semblable à un désert. Pas un arbre, pas une construction, rien à perte de vue, des mamelons doux de terrain, une terre parsemée de touffes d’herbe, des nuages roulés par le vent comme du coton, ourlés de gris, de bleu, de gris-bleu, c’est magnifique ! J’aime ce paysage dans sa dureté, il s’accorde à mon âme. C’est comme si je prenais là de la force et je comprends au fil des kilomètres que cette force est celle de porter l’enseignement des expériences de lumière.
Pour le moment, je joue au touriste et m’octroie sans vergogne une chambre à l’hôtel, une vraie chambre, pour moi tout seul. Quel luxe ! La nuit dernière j’épousais la terre, dure à mes reins et le ciel, cher à mes yeux. Ce soir, je m’affale dans un lit. D’ordinaire, je m’en passe volontiers mais là j’en ai besoin et c’est possible.
Donc, je prends !
A midi, le vent s’est relevé, plein Ouest, dans les forces sept à huit. Je n’irai pas voir le glacier Périto Moreno en vélo, quatre-vingt kilomètres plus loin. J’opte pour le circuit en bus qui passe devant la porte de l’hôtel pour faire de moi un touriste parmi les autres. D’ailleurs, même si je le voulais, je ne pourrais faire autrement car il est interdit de camper dans les parcs nationaux et il m’est impossible de faire les cent soixante kilomètres de l’aller-retour dans la journée.
Cela me va très bien !
Sur la lancée, je réserve donc une deuxième nuit à l’hôtel. Le lieu, beau et de plain-pied est idéal pour se refaire une santé et entretenir l’équipement ! Il me faut bien reconnaître que je suis à bout de forces, saoulé, tourneboulé, épuisé par le vent. Je fais un vrai repas, agneau et légumes grillés : un régal ! Je me régénère. Je ne suis pas un ascète, je suis un fou, un fol en Christ, un apprenti, une chrysalide d’où naîtra l’homme-lumière…
Fou à lier, je fais des courses…
Rejoindre El Chatten, à quelques deux cents kilomètres devrait être ma dernière épreuve contre le vent. Ensuite la cordillère l’arrête, paraît-il, et donne le relais à la pluie. Voilà à quoi je pense tout en cherchant la fuite au matelas. Je n’en trouve pas mais du moins l’aurais-je un peu lavé… Il pue de sueur et de crasse accumulées au cours de dix mois de voyage. Je me pose, comme après un raid, une traversée du désert. Elle a été intense en effort et en pensée. Le motif de mon errance est bien là, prégnant, qui émerge et darde, tout droit sorti de l’usure et de l’épuisement de mon corps. L’enseignement des deux expériences de lumière me pousse, presqu’à mon corps défendant ou du moins avec incrédulité tellement c’est énorme, à me reconnaître dans ce qu’a vécu l’homme de Nazareth, à accepter que je vis à toute petite échelle ce qu’il a pu vivre de la lumière et à dire comme lui, la divinité de l’homme. C’est le motif de sa condamnation. Autre temps, autre moeurs.
Cela me va…
La traversée de la Patagonie contre les vents dominants est un challenge déraisonnable pour tout cycliste et à fortiori pour un homme de mon âge. Si je peux le relever, c’est que je peux porter aussi le message de l’homme-lumière. Tel est ce dont je me persuade. L’église se sert du Christ comme d’un pare-foudre. S’ériger contre le conformisme des religieux de son temps, c’est ce que lui-même a fait.
L’important est d’être soi.
J’occupe ma journée à vérifier mon équipement, mis à mal par cette traversée sauvage et tous ses cahots. Je vérifie tous les points d’attache des sacoches. Et ce n’est pas inutile ! Toutes ces secousses ont fait que bien des vis se sont relâchées. Je n’ai pas envie que la mésaventure qui m’était arrivée en Italie recommence. Je vérifie aussi toute la visserie de Séraphin lui-même et je retends la chaîne sans oublier d’y mettre de l’huile. Le soir, je rencontre au bar de l’hôtel Timothée, jeune lillois de vingt ans, addict, selon ses dires, à l’alcool, au tabac et au jeu. Il a pris un an pour voyager en Amérique latine après son DUT de techniques commerciales. Nous avons un bel échange, parlons de Séville qu’il adore et je lui fais mention de la vidéo.
Le lendemain, je deviens le touriste lambda…
Le bus est un bus de safari, un 4*4, au look ad hoc, peinturluré faune sauvage. La file à l’entrée du parc national est impressionnante et l’on attend, assis sur son siège, dans le bruit des moteurs et l’odeur du gas-oil. Lorsque l’aval est enfin donné d’aller plus avant, le bus se met en marche puis s’arrête à un endroit prévu pour lui et tout le monde descend. C’est réglé comme du papier à musique : un petit peu de marche sympa et le groupe arrive au glacier. Superbe bien sûr ! Mais il fait froid, le vent du Pacifique vient de l’ouest et passe sur la glace avant de s’emparer du corps. Sur le vélo, je résiste. Touriste sans défense, balloté, conduit, je deviens proie. Je me réfugie à la cafétéria où je m’endors un moment. Les forces reconstituées, je suis alors en mesure de faire le parcours « glacier » : je descends au plus près de ces falaises de glace hautes jusqu’à soixante-dix mètres. C’est beau, certes, mais la journée est éprouvante, balloté que je suis, sans défense, dans ce bus chaotique. À tout prendre, je préfère avoir à lutter moi-même contre les éléments avec Séraphin comme monture. Je ne comprends pas grand chose à ce que raconte la guide, mais peu importe car mes yeux suffisent. Au retour, je constate que je suis affamé, proche de l’inanition. Je prends la douche et retourne manger ce délicieux agneau grillé qui est le plat traditionnel du pays. Je m’embourgeoise.
Je n’ai plus envie de me battre…
De Suisse, je reçois des nouvelles. Le récit de mes expériences est qualifié d’impression. Le mot me renvoie à la vanité de vouloir dire. Je n’ai pas « l’impression » que l’homme soit divin, j’en ai la certitude. Même si parfois, bien sûr, je doute. C’est tellement énorme. J’envisage la possibilité d’avoir créé et fait naître ces expériences par la seule force de mon désir. Mais est-ce possible ? Je n’ai rien désiré sauf essayer de comprendre le sens d’une vie, si elle en avait un. Les deux expériences n’ont été que très lentement comprises, avalées, digérées. Et ce, autant que faire se peut, autant qu’il m’a été donné de le pouvoir.
Et la réponse s’est découverte peu à peu, implacable.
Il est vrai que j’ai eu, enfant, une formation, une éducation religieuse. Sa symbolique aurait-elle pu créer d’elle-même la réalité de ces expériences ? C’est une perspective à laquelle j’ai souvent pensé. Mais j’ai fini par acquiescer à son insuffisance. Il m’apparait plus vraisemblable d’admettre que ces expériences sont arrivées telles quelles, réalité venue d’ailleurs. Il m’apparaît plus évident de penser qu’elles sont et ont une réalité à faire comprendre plus grande que toute symbolique religieuse en eut été capable.
Tout en ayant l’apparence de la folie…
Le 25 décembre, je quitte El Calafate et reprends la route, bitumée cette fois, vers El Chalten. Le paysage est nouveau et incroyablement beau. Des rivières, des lacs d’un bleu turquoise époustouflant de pureté, des collines qui dessinent des motifs semblables à ceux des glaciers. Elle me font penser à la pochette d’un trente-trois tours mythique de ma jeunesse, « Deep Purple in Rock » !
Cette image dans la tête, je traverse un pont.
Je ne sais plus où donner du regard tant le paysage est captivant de beauté. Je plonge mon regard à droite à gauche dans l’eau du lac d’un turquoise incroyable, je l’élève sur les falaises magiquement sculptées, le rock brutal de Deep Purple sonne fort et… je manque de peu la grande cabriole ! Un nid de poule énorme, trente bons centimètres de diamètre, traversant toute l’épaisseur du tablier ! Toujours jusqu’à maintenant, le bitume a été impeccable. Je l’aperçois au dernier moment, ce trou, je le frôle à ras-bord, zigzague, évite de justesse le parapet et me redresse enfin. Ouf, c’est passé très près, cette fois ! Instant d’inattention qui aurait pu me coûter la jante, une chute et la fin de l’histoire.
Peu de temps après, je croise un japonais. Les échanges sont réduits au strict minimum. Reste la fraternité d’une condition partagée, celle du cyclotouriste en tour du monde. Je rencontre aussi un couple de jeunes français qui, partis du Mexique, veulent terminer leur périple à Ushuaia. Ils ne sont pas mécontents, me disent-ils, de retrouver un peu de stabilité. Je leur fais mention de la vidéo avant de nous quitter, eux vent arrière, moi vent de face. L’idée d’arrêter m’a traversé aujourd’hui…
Lassitude.
Au soir, peut-être vivifié par la rencontre et l’échange ou par la beauté du paysage qui se dévoile à mes yeux au soleil couchant alors que je me prépare à passer une nouvelle nuit à la belle étoile, je suis bien.
Angélus.
Tout se simplifie : « Un enfant qui met sa main dans le feu a-t-il l’impression que le feu brûle ? Non, il en a la certitude. De l’expérience nait la certitude, non l’impression. La vision de l’homme qui marche dans la lumière témoigne de l’irruption d’un autre temps dans le temps. D’un temps futur dans le temps présent. Plus tard, je verrai la lumière et je marcherai vers elle. J’ai vu maintenant ce que je verrai et serai demain. Là encore, certitude et non impression ou croyance. Certitude née de l’expérience vécue, sauf à remettre en cause celle-ci. La deuxième expérience, survenue six mois plus tard, prolonge la première. Un rayon m’a percé jusqu’à me faire être ce que lui même est et ce, dans la conscience de moi-même irradier. Parce que je suis né dans un pays de tradition chrétienne, j’ai voulu confronter ces expériences avec celles rapportées par la tradition. La lumière y est omniprésente. Trop forte, l’homme a disposé des abat-jours. L’homme des cavernes ne connait pas l’explication scientifique du feu mais son fils, qui a mis la main dedans, n’en a pourtant pas moins la certitude qu’il brûle. Ainsi pour moi ».
Les nuits passées à la belle étoile me permettent de contempler Orion, Sirius, le Serpent. Elles incitent à un réveil matinal. Levé avant le jour, je suis vite en selle et je profite d’un jour sans vent. Exceptionnel ! Lors d’une halte à l’entrée d’un parc national, je rencontre un couple de cyclotouristes français qui descend vers la Sud et alors que l’on discute, j’ai la désagréable surprise de me faire piquer par des taons ! Il y en a quelques-uns, me disent-ils, fort d’où ils viennent. L’absence de vent et le soleil les incitent à sortir. La trêve du Grand Sud, sans bestioles aucune, semble terminée.
Dommage !
J’arrive à El Chatten vers treize heures, quelques cent dix kilomètres plus loin. Juste le temps de faire des courses, de prendre de l’essence et c’est reparti. Direction : « Lago Désierto » ! Ralf, l’allemand déjà rencontré à la sortie de Puntas Arenas un jour de très grand vent est là. Je le croise à la sortie du petit supermarché où, tous deux, nous nous ravitaillons. Il me dit prendre le bateau le lendemain à dix heures.
Pourquoi pas ?
Je me restaure, j’en ai besoin. Une grande salade maison suivie de spaghettis à la carbonara me redonnent des forces. L’embourgeoisement continue. Ce matin, l’impression que tout est vain m’a envahi. Vain d’expliquer, vain de dire. La lumière est. Cela n’avance à rien. Elle fait son chemin. Elle n’a pas besoin de nous. Elle blesse d’amour qui elle veut. Et celui-là n’est plus jamais pareil. Mais que peut-il faire ? Que peut-il en faire ? Rien, sauf la dire, la transparaître, à sa mesure, sa faible mesure. Mais comment ? Chacun son charisme. Merde ! J’en ai marre de tourner en rond, même si c’est autour du monde. Je dis « Merci » à tout et je veux une femme ! De lumière si possible. Qui pédale si possible. Autant s’avouer que je cherche le mouton à cinq pattes et que je resterai seul jusqu’à la fin.
Qu’elle vienne !
Je quitte le resto, requinqué et je prends la piste vers le « Lago Désierto ». Il y a encore trente sept kilomètres de « ripio » à parcourir jusqu’à l’embarcadère. Le vent se relève. Au bout d’un temps, je trouve un endroit où me blottir, à la belle étoile. Il est plein de moustiques mais je suis épuisé et devient, consentant, proie facile.
Le paysage change…
Après le désert de la Patagonie, je me trouve subitement dans la Cordillère, en montagne. Je suis entouré de sommets enneigés. L’eau des rivières, issue des glaciers, est incroyablement limpide, d’un turquoise sans pareil. Je parcours les quelques kilomètres qui me restent et j’embarque au matin sur un petit bateau pour traverser le lac. Ralf est là. Nous sommes donc deux, avec nos vélos plus deux jeunes randonneurs à pied et leur guide. Nous sommes le 27 décembre.
C’est vraiment une aventure…
Ce bateau qui traverse le « Lago Désierto » me conduit au poste de frontière argentin où je valide ma sortie du territoire. Il est le seul moyen dans cette région de passer de l’Argentine au Chili. De ce poste frontière argentin part une piste, longue de vingt-deux kilomètres, qui conduit jusqu’à l’autre poste frontière, chilien cette fois, de Candilla Mansillo, village fantôme composé de deux seules maisons contiguës en bord de lac. On peut établir sa tente à leur proximité. À partir de là, un bateau traverse le lac O’Higgins et une piste de cinq kilomètres permet d’atteindre Villa O’Higgins, village le plus Sud de la « Carretera Austral ».
Cette traversée du territoire argentin vers le Chili est l’aventure la plus extrême qu’il m’ait été donnée de connaître. La piste entre les deux postes frontières est un sentier forestier à travers la montagne. Par endroits très profondément raviné, parsemé de racines, de rochers, de troncs d’arbres, il rend la progression très lente. Il me faut enlever les deux sacoches avant, trop basses et trop larges pour être conservées en place. Je les porte pendant cent ou deux cents mètres avant de revenir sur mes pas. J’enlève alors le rack-pack du porte-bagages arrière et je reviens jusqu’à l’endroit où j’ai déposé les sacoches avant. Je retourne enfin chercher Séraphin, équipé de ses deux seules sacoches arrière. Et ainsi de suite, sur plusieurs kilomètres ! Au final, j’accomplis trois fois la distance au lieu d’une seule.
Il me faut traverser des cours d’eau, des bourbiers. En équilibre sur des pierres ou des troncs d’arbre je pousse le vélo, de l’eau parfois presque jusqu’à mi-roue. Il m’arrive de glisser, portant les deux lourdes sacoches. Je sors de là les pieds trempés, les chaussures boueuses. À un moment, je dérape dans le bas-côté abrupt. Des épineux nous empêchent, Séraphin et moi, de dégringoler plus bas. Je remonte, m’accrochant aux racines. De toute façon, je suis seul. Je peux hurler, rager, il n’y a personne alentour. Il faut que je m’en sorte ou que j’y reste. Après m’avoir aidé au début du chemin, Ralph, plus jeune et plus sportif a continué, espérant attraper au plus tôt un hypothétique bateau pour villa O’Higgins…
En approchant le Chili, la piste devient plus praticable. Je peux à nouveau être en selle et ne plus faire ces éprouvants aller-retour. Mais la descente de ce sommet si durement gravi est démentielle à son tour ! C’est une piste extrêmement raide et ô combien dangereuse, toute de pierres et graviers. Pour en rajouter encore comme si cela ne suffisait pas, des rafales de vent d’une soudaineté et d’une puissance phénoménale, les « willivaws », augmentent l’insécurité. Je ne suis pourtant pas frileux mais là, le ravin est intraitable : il n’y a aucune marge d’erreur possible et je reste concentré, les freins bloqués pendant toute la descente, les pieds traînant à terre, prêt à parer la chute. Le paysage est magnifique certes mais il doit impérativement être contemplé à l’arrêt. Le lac est un joyau qui resplendit de tout son turquoise dans l’écrin de montagnes aux sommets enneigés. C’est magnifique, au-delà des mots. J’arrive au poste de douane chilien où le douanier, rigolard, me taquine à propos des « Gilets jaunes » qui mettent en pagaille la France.
J’hallucine, je ne suis pas au courant…
Je m’installe sur l’aire de camping où je retrouve Ralph, dépité de ne pas avoir eu de bateau à prendre. D’après les nouvelles, il viendra peut-être, si le temps le permet, dans deux jours, le samedi 29 décembre. Sinon, il faudra attendre l’année prochaine… Ralph est furieux, trop impatient pour envisager de faire du sur place. Pour moi, c’est différent et cela ne me déplairait pas de rester bloqué quelques temps ici, dans ce bout du monde.
Il y a là Anouchka et Olivier, deux jeunes belges, qui randonnent en Amérique du Sud. Nous discutons bien, parlant la même langue. Je leur tiens des propos incongrus dans cet amphithéâtre grandiose du bout du monde où nos destins se croisent. Le lendemain arrive Steve, l’écossais, accompagné d’un couple de cyclotouristes espagnols. Ce qui fait que nous sommes maintenant sept à attendre l’hypothétique bateau.
Viendra… ? Viendra pas… ?
Le vent est tombé, remplacé par la pluie. L’aire de camping est très rustique. Il y a un hangar ouvert avec une grande table délabrée et une vieille cuisinière à bois à disposition. Un seul WC et une unique douche, froide. Il peut y avoir de l’eau chaude mais il faut au préalable allumer un feu de bois sous un réservoir d’eau et attendre que le ballon monte en température. Quant au bois, il faut aller le chercher alentour puis le débiter.
Il y a une hache à disposition…
Il est possible de prendre le repas dans la maison du couple qui possède les lieux. À table, le grand sujet de conversation est bien sûr le bateau. On sent monter l’angoisse d’être ainsi bloqués. Les caractères se révèlent. Ralph, trop impatient et en grande forme physique veut rebrousser chemin et contourner l’obstacle ! Olivier envisage de retourner, seul, en un raid éclair à El Chatten, pour chercher de la nourriture puis revenir ici et attendre ! Sa compagne n’apprécie pas trop l’idée. Raid éclair oui, peut-être, mais à deux. Je n’envisage pour ma part nulle autre éventualité que celle d’attendre patiemment « le jour où le bateau viendra »…
S’il vient… !
Au matin du grand départ, c’est à dire le 29 décembre, c’est un tout petit bateau qui vient nous chercher, genre canot de survie. Il doit nous faire parcourir les quelques soixante-dix kilomètres d’étendue d’eau qui nous séparent encore du village de Villa O’Higgins. Le vent souffle en furie. Il y a des creux de plus d’un mètre, des embruns, de l’écume. Le canot frappe et cogne, tangue et roule. Le matelot, un tout jeune homme, vient nous prévenir que cela va secouer : « enjoy the waves ! », dit-il avec un grand sourire. Le hublot avant est mal fermé, l’eau pénètre, il vient y remédier. Il ouvre l’écoutille pour pouvoir la claquer.
Vicieuse, la vague confronte le matelot à son humour…
Il faudra deux bonnes heures d’une navigation très agitée pour atteindre la cale située de l’autre côté du lac. Restent encore cinq kilomètres à parcourir pour rejoindre le village de Villa O’Higgins. La pluie est là qui nous accueille sans pour autant que le vent cesse. Un temps sombre donc mais un chalet de bois accueillant, à l’ambiance relax et simple, chauffé au bois. Je partage chambre et repas avec Ralph.
Un maelström d’impressions m’envahit : lac, vent, mer, montagne, vélo, vie spartiate, vie intérieure, rencontres fortes, tout se bouscule, va vite, presque trop vite. Je retrouve le wifi et j’en profite pour envoyer quelques nouvelles à la famille. Le soir, dans la salle commune, nous prenons le repas avec Ralph qui se révèle cuissot étoilé. Il fait beaucoup avec très peu, en fait ce qui nous reste… !
Le lendemain, dimanche 30 décembre, je commence à remonter la « Carretera Austral ». C’est une piste en graviers et pierres en pleine montagne. Ce n’est pas roulant du tout ! Je monte et descends sans cesse, dans la pluie et le vent. Le paysage est magnifique, montagnes noyées dans la brume, des sources d’eau partout. Un air de paradis vierge. Au bout de soixante-dix kilomètres, je m’arrête au pied d’un col. Je le garde pour demain. Il fera jour. Je t’aime. Angelus. Faut savoir ne pas vivre dans l’excès, faut savoir prendre son temps ! C’est moi qui dit cela ? J’y suis contraint en fait, la modération n’est pas nature.
J’aime… À fond… Je t’aime… À fond…
Au matin de ce dernier jour de l’année, je flemmarde puis je parcours les quelques trente kilomètres qui me séparent d’un embarcadère. J’arrive vers midi et demi. Une femme chilienne est là, avec ses deux filles. Elles attendent le seul bateau de la journée qui doit arriver dans… une demi-heure ! Elles viennent de finir de se restaurer et m’offrent leur reste de pâtes. Quelle aubaine ! J’ai juste le temps de m’en régaler avant que le ferry n’arrive.
Dans celui-ci, j’offre le dessert : mes biscuits. Il y a, en plus de la femme et de ses deux filles, un couple de chiliens. L’homme vient discuter avec moi. Ils habitent, lui et son épouse, Cohaiques et ils sont allés faire une excursion en voiture et en camping dans le Grand Sud d’où je viens. Il me montre ses photos, je lui montre les miennes. Une fois débarqués, ils m’attendent. L’homme me donne un paquet entier de galettes. La femme nous prend tous les deux en photo. Je les sens prêts à m’inviter chez eux, si ce n’était la barrière de la langue et l’incertitude de ma progression. C’est une pluie diluvienne qui tombe maintenant et je reste à l’abri de l’embarcadère, les regardant partir. Je me repose, je cuisine, j’écris.
Puis, je remonte en selle.
Le paysage est magnifique. La piste serpente entre de hautes montagnes arrondies qui semblent des seins qui attendent une main. La mienne bien sûr ! Je hurle à l’immensité : « Une femme de lumière, qui pédale, avec des seins comme ces montagnes. Je t’aime, Seigneur. Yo te quiero. Ich schlibe dich. Mi amor… ». Bref…
Je deviens fou, c’est certain.
C’est incroyablement dur. Dans les montées, je pousse souvent le vélo. Dans les descentes, je freine. Je suis prudent, je veux avant tout éviter la chute. J’arrive à un embranchement. A gauche, Tortel, joli village, paraît-il, mais en cul-de-sac. A droite, Cochrane. Survient une nouvelle averse aussi diluvienne que froide. Il y a un abri-bus. La question est réglée. Je monte la tente sous l’abri-bus. C’est le lieu rêvé pour une nuit de réveillon !
Je fais le point.
C’est incroyablement beau ici, incroyablement dur aux jambes aussi. De par le dénivelé bien sûr mais surtout par le fait que je roule sur du « ripio », des graviers, des pierres. C’est dangereux parfois, inconfortable, instable pour les roues d’un vélo. Pourtant le mien est parfaitement adapté à ce type de terrain avec ses pneus assez larges. Incroyablement dur mais que c’est beau !
Le désert et les vents de la Terre de Feu argentine sont loins à présent. J’ai devant moi des montagnes luxuriantes, une végétation étonnamment tropicale avec d’immenses feuilles, des cascades partout. Je n’ai plus besoin de prévoir l’eau, il me suffit de tendre la gourde et de la remplir aux chutes qui dégringolent de la montagne. Fini de porter mes neuf litres en permanence pour tenir trois jours en autonomie ! C’est bien agréable de se trouver dans ce paysage varié et plein de surprises.
L’épopée, à partir d’El Chalten, est derrière : trente sept kilomètres de piste, un premier bateau, vingt deux kilomètres d’un chemin démentiel, un canot de survie, cent kilomètres de plus, un troisième bateau, encore et toujours du « ripio » jusqu’à Cochrane.
Et je suis là, en ce jour de l’an 2019, usé par tout cela qui succède à ma traversée de la Terre de Feu. Les deux jours derniers, accomplis depuis villa Ô Higgins, sur la piste en « ripio » m’ont laminé. D’autant qu’ils se sont déroulés souvent sous la pluie et dans le vent.
Une voiture s’arrête à ma hauteur.
À l’intérieur, quatre femmes. Elles engagent la conversation, me demandent d’où je viens, quel est mon parcours, mon âge. Elles me prennent en photo et me quittent, pouce levé : « Congratulations ! ». Je réalise qu’elles reviennent très certainement de réveillon, d’une nuit de fête : nous sommes le 1er janvier. J’aurais pu rajouter, dans le récit abrégé de mon périple, que ce qui me manque le plus, c’est l’une d’elles ! Combien de pouces levés n’ai-je pas eu depuis le début de mon itinérance ? Il n’est pas exagéré de dire que c’est presque mon quotidien. Je voudrais pouvoir exprimer en retour et aussi synthétiquement le moteur qui l’anime. Mais comment dire, dans un geste aussi symbolique qu’un pouce levé, comment signifier : « Hey ! Vous êtes tous lumière ! » ?
Comment… ?
Année 2019 : je vais avoir 67 ans. C’est l’année-anniversaire de la vision. Vingt ans déjà ! Qu’en ai-je fait ? J’ai essayé d’entendre, de comprendre. Ai-je à aller plus loin ? Peut-être… C’est un sentiment diffus en moi, mais je pense que cette force d’itinérance qui m’est donnée est elle-même signe. Elle semble me dire : « Continue, décante… ».
Wait and see…
À un détour de route, j’aperçois un peloton de cyclotouristes qui arrive à ma hauteur. Incroyable ! Ils sont six, quatre français, deux canadiens.
On échange… on repart…
Plus loin, en franchissant un col, je croise trois jeunes suisses. L’un d’eux me donne une carte de la carretera qu’il a trouvée dans le point d’information d’une ville située en amont. Carte qui me permet de voir en gros où j’en suis de ma progression. Un autre, Manu, m’offre un livre de nouvelles de Sylvain Tesson « S’abandonner à vivre » et je lui indique la vidéo. Toutes ces rencontres, comme à l’habitude, me redonnent force et élan. Car les jours sont difficiles, de par la fatigue accumulée, la lutte contre le froid et le mauvais temps de ces temps derniers. Je termine en belle forme, finissant de monter le col sans problèmes et avec enthousiasme même. Merci Seigneur, merci la vie ! Dans ces moments, je ne regrette pas d’être seul. Car c’est un fait, ils justifient ma condition : de tels échanges ne sont possibles que provoqués par la singularité et la solitude de mon parcours.
Au matin du 2 janvier, après une nuit passée au sommet du col, je n’en crois pas mes yeux : le sac poubelle a disparu, les éboueurs sont passés ! J’ai bien entendu hier soir quelques raclements bizarres, j’ai même jeté un œil hors de la tente, sans rien remarquer toutefois. Cet enlèvement est probablement l’œuvre d’un de ces chapardeurs de renard ! Le soleil est au rendez-vous, il éclaire la cathédrale. Des pépiements d’oiseaux, le martèlement furieux d’un pic-vert me disent que c’est l’heure de se lever.
Se lever pour connaître, si c’est possible, le pire jour…
Malgré le beau final d’hier soir, boosté par la rencontre de Manu, il me faut bien reconnaître que mes muscles ne répondent pas. Trouver la trajectoire idéale ou simplement celle qui permet de ne pas tomber relève de l’exploit. La piste est en tôle ondulée, comme stigmatisée par un lourd engin à chenille. J’ai le moral en berne.
Que fais-je ici ? Seul ?
Je rencontre un couple, dans la cinquantaine, anciens postiers d’Agen, collègues de Jacques Sirra, postier lui aussi, connu pour avoir bourlingué en vélo pendant plus de vingt ans autour du monde. Il s’est arrêté, paraît-il, dégoûté de son évolution ! Celle du monde. Ils évoquent l’insécurité qu’il y a à traverser certains pays et me racontent le meurtre de deux cyclotouristes au Mexique qui avaient dû se retrouver dans des endroits chauds et voir des choses qu’ils n’auraient pas dû voir… C’est rare le pessimisme parmi les gens du voyage, c’est la première fois que je le rencontre. Le plus souvent, ce n’est qu’évocation de belles rencontres, d’accueil, de solidarité. Et la joie de l’effort transparaît dans ces moments de halte et d’échange bienvenus. Après plus de deux ans d’itinérance, j’ai envie d’aller m’asseoir sur le trottoir d’à côté….
Dans la descente qui mène à Cochrane, ce 2 janvier, je tombe lourdement ! Exténué, près de l’arrivée, je relâche mon attention et les freins. Trop ! Je ripe dans un sillon de graviers accumulés, engage la roue avant dans le bas côté, dérape complètement et finis par chuter.
J’entends un craquement sec…
Je reste suspendu, immobile puis je remue la tête, doucement, précautionneusement, de droite à gauche, de haut en bas. Ça fonctionne sans douleur. Je remue les bras, encore sonné. Rien, je n’ai rien. Je me relève. D’où est venu le bruit, car bruit il y a bien eu, claquement sec, craquement ? Ce n’est pas mon corps, un os, une vertèbre, je viens de le vérifier. Je regarde Séraphin. Le rétroviseur a fait un quart de tour sur lui-même, il est à 90 degrés de sa position normale et reflète le ciel. Il vaut mieux que ce soit lui que moi. Sacoches et guidon-papillon ont bien joué, cette fois encore, leur fonction annexe de sécurité : amortir la chute.
Avertissement sérieux toutefois !
Car je dois bien constater qu’au long de toute cette journée, les muscles de mes cuisses ne répondent pas : ils me brûlent, me picotent sans produire d’énergie. Je suis tordu, épuisé par tout ce mois passé en Patagonie. Ai-je la force de poursuivre ? Le mauvais revêtement de la piste m’est très difficile à endurer au long des jours. Toutefois, il y a une partie bitumée qui s’annonce mais ce n’est pas pour encore. Cette amélioration des conditions, remontant vers le Nord, aura aussi un autre avantage, celui de réduire la poussière. Car si, pendant les premiers jours, les voitures qui empruntaient la piste étaient très rares, cette dernière journée vers Cochrane les a vues se multiplier. Leur croisement est tout à la fois aveuglant et dangereux, qui me noie dans un nuage opaque de poussière. Après la chute d’ailleurs, j’étais tout blanc, enfariné, prêt à mettre au four, prêt à cuire… !
Ce qui est fait n’est plus à faire : je suis cuit et recuit…
Pour l’heure, je m’installe au camping de Cochrane, en plein centre. Et je fais un vrai repas au resto ! Je n’ai strictement plus rien à manger, plus d’essence dans le réchaud, plus d’énergie ni physique ni morale. Je doute et m’interroge.
Que fais-je ici ? Seul ?
Au camping, deux jeunes français. Je n’ai pas la force de mener une conversation ni celle de leur indiquer la vidéo. Qu’en ont-ils à faire d’ailleurs ? Elle n’est en aucune manière opératoire. Car s’il y a une certitude, c’est bien celle-ci : la vision ne m’a pas fourni de mode opératoire ni pour la décrypter ni pour en vivre. Elle m’a plutôt donné à entendre : « Débrouille-toi avec ça, mon vieux ! ».
Le lendemain, je paresse et me repose. Je lis Sylvain Tesson, le livre offert par Manu. « S’abandonner à vivre », tel est le titre des nouvelles. Assez bien ficelées d’ailleurs. S’abandonner à vivre, c’est ce que je fais, en quelque sorte. En m’épuisant.
Sursaut de volonté : je fais cuire des pâtes dans la cuisine du camping. Il y a là Diego, un jeune chilien. Il m’offre du café. Je refuse. Devant son étonnement, je lui explique pourquoi. S’ensuit une fort intéressante conversation. Je lui montre le message en espagnol. Il fait le rapprochement avec le Christ et prend le message en photo.
Merci.
Le lendemain, j’hésite : rester ou repartir ? Buvant un thé dans la salle commune, contemplant toutes ces tentes encore endormies, écoutant ce que dit mon corps épuisé, je vais me recoucher. Sur le coup de onze heures, je me lève et, la forme semblant revenue, je décide d’aller de l’avant. Mon corps reste faible, la route mauvaise, le dénivelé dur. C’est un chemin de croix, au-delà de mes forces.
Pourquoi m’imposer cela ?
Je croise un espagnol : « You are lucky, man, you have time, money and legs ! ». Il a raison. Je suis chanceux d’avoir le temps, l’argent et les jambes pour faire ce que je fais. Cessons de nous plaindre ! Plus loin, c’est au tour de deux jeunes filles : « Go ahead ! ». C’est le jour des encouragements.
Ils tombent à pic… !
Au matin du 5 janvier, je m’éveille devant une eau d’un incroyable turquoise. Le duvet est parsemé de perles blanches, givre de la nuit. J’ai dormi à la belle, en bord de fleuve et je n’ai pas eu froid pourtant.
Je pense à une femme, rencontrée au début de mon périple : « Le prochain voyage, je le fais avec toi ». Je repense à une autre : « Le beau ne vaut que d’être partagé ». J’ai refusé tout cela tant la solitude m’est chère et maintenant, je suis seul et mes flamme et fougue de prophète vacillent… À Diego pourtant, dans la cuisine du camping de Cochrane, j’ai osé dire : « You are God as I’m God as everybody is God ». J’ai eu l’occasion d’affirmer que l’homme crée Dieu au présent.
Il faut que je mette tout cela au clair.
Fruit de la traversée du désert de la Terre de Feu, fruit de trente jours passés sous le laminoir du vent, je décide d’écrire une lettre, la « Lettre de Patagonie ».
Je me lance et j’y reviens fréquemment, au fil des jours, affinant ma pensée et les mots pour la dire. Lettre pressurée, tamisée au moulin de mes tours de pédales et à celui, aiguisé par le lieu, de mon esprit. C’est comme si un doigt m’avait pointé la Terre de Feu, la Patagonie, ses déserts, ses vents et ainsi fait refuser l’aventure d’église au Népal. C’est comme si un doigt me désignait solitaire et non suiveur d’un quelconque troupeau. C’est comme si un doigt me poussait à écrire, fouiller, extraire le suc des expériences. C’est comme si ce doigt m’intimait la clarté : me situer par rapport à l’église instituée.
Le Christ a dit, face à l’église de son temps : « je suis ». Laisser s’établir une religion autour de cette parole ne peut être qu’antinomique et faux. Celui qui peut dire : « je suis » n’appelle pas de ses voeux une église. L’église ne dit pas « je suis », elle épèle ses dogmes. Au lieu de se perdre, elle s’affirme, elle. Et ainsi devient affaire temporelle débouchant sur des institutions utilitaristes qui ne peuvent, au final, que trahir ce qui est.
Ce qui est est la conscience d’être.
L’évolution de celle-ci ne peut être que lente. Dans ce long cheminement, la tradition peut apparaître éducatif. Elle se retrouve pour beaucoup à la racine de l’humanisme laïc et elle a gardé mémoire de cette parole. Aurais-je eu la force d’endurer et de comprendre ces expériences de lumière si je n’avais eu connaissance qu’un homme a ouvert la voie ? Non. J’aurais terminé chez les fous et les psy…
Merci à la chaîne des hommes, merci à la tradition !
J’établis le bivouac en bord de route, je mange, je dors. Et au matin, je repars. Que faire d’autre ? Ce 5 janvier, je quitte le tracé de la carretera austral pour rejoindre Chile Chico, plus à l’Est. La route qui y mène, en bord de lac, est somptueuse. Chile Chico est un joli nom. Il m’attire. Dans une montée, alors que je pousse le vélo avec peine sur la piste caillouteuse et devant un paysage sublime, un truck avec une cellule arrimée sur la benne me dépasse puis s’arrête un peu plus loin. J’arrive à sa hauteur. Manifestement, il m’attend. Charlotte et Rémy l’ont acheté pour visiter l’Amérique du Sud avant de le revendre, une fois leur périple achevé. C’est moins cher que de le louer me dit cette jeune diplômée de l’école de commerce de Toulouse. Vive, elle provoque une discussion enflammée et j’ose leur dire à tous les deux : « Tu es lumière, vous êtes lumière ! ». Belle rencontre hautement improbable, pour eux comme pour moi ! Comme le fut celle d’Anouchka et Olivier sur les bords du lac O’Higgins.
Prenant la direction de l’Est, je pouvais légitimement espérer un vent portant. Eh bien non, je suis pestiféré, c’est un fort vent d’Est qui me cueille ! Il est glacial de plus. Je suis excédé par ce revers, épuisé aussi. Je n’avance pas. J’ai mal à la tête, à l’œil gauche qui me semble énorme.
J’ai la myxomatose… !
Je passe dans un hameau. Il y a un « mercado », un petit supermarché. Je n’ai besoin de rien mais je me ravise et j’achète de l’eau. Je n’ai pas croisé de source depuis quelques temps. Comme je n’ai pas l’appoint, le commerçant me semble un peu revêche. J’achète un coca pour arrondir la somme et les relations. Je repars. J’attache mal la bouteille à l’arrière et je la perds en cours de route sans m’en apercevoir ! Et comble d’ironie, il y a à nouveau des sources partout sur le chemin qui me narguent de leurs présences !
Ceci traduit mon état : je suis à côté de la plaque…
Cette journée du 6 janvier aura été très difficile, sauvée certes et de belle manière, par la rencontre de Charlotte et Rémy. Bien sûr, il y a la splendeur, indéniable, des paysages. C’est dans des journées comme celle-là que je vérifie que mon itinérance est prière. Dans l’épuisement total, je suis entièrement tourné vers ce que ces expériences ont à dire. À moi d’abord bien sûr et à tous ensuite.
Car j’ai bien contracté, le dix-sept avril 1999, une triple dette.
Dette envers moi-même : je dois comprendre. Dette envers tous : je dois dire. Dette envers celui qui a osé dire, le premier, qu’il était divin. À son égard, la dette est double. Tout d’abord reconnaissance envers un frère aîné, ensuite devoir : le sortir de l’idolâtrie. La religion l’a paradoxalement enlisé dans cette ornière. La tâche est énorme. Elle est mienne.
Hauts les coeurs !
Au matin du 7 janvier, je suis réveillé par une vache ou un cheval, je ne sais, qui vient renifler la tente et se prendre les pattes dans les tendeurs. C’est impressionnant d’entendre le souffle de l’animal tout près de son oreille, de sentir la toile vibrer et cela, sans rien voir du tout. L’animal est-il là, au petit matin, pour me signifier l’énormité de ce que j’ai moi-même ruminé et écrit tout au long des jours précédents. C’est lourd, très lourd… Je dois être fou et avoir mal interprété ce qui m’est arrivé.
Quelque chose pourtant me dit que non…
Je déjeune. Je m’aperçois que j’ai les extrémités des pouces douloureuses, pleines d’échardes, de petites épines, souvenir du précédent bivouac. Il se met à pleuvoir. Je me recouche. Je n’ai pas le courage de reprendre la route. L’application ne me repère plus. Il doit me rester plus de soixante-dix kilomètres pour Chile Chico. C’est trop, je n’y serai pas ce soir.
La journée du lendemain est aussi dure que l’ont été les précédentes. Giboulées violentes et froides, je suis trempé, j’ai les pieds gelés, les chaussures spongieuses car, surpris par la soudaineté d’une averse, je n’ai pas eu le temps de revêtir ma tenue de pluie. La route est rude, très escarpée, taillée à la hache, arrachée à la roche. C’est une saignée dans les montagnes qui enserrent le lac, lac qui est, quant à lui, blanc de moutons, plein d’écume soulevée par le vent rageur. J’établis le bivouac le plus possible à l’abri et j’attends le jour suivant. Il vient.
Il vient toujours.
Ce 8 janvier, à quelques kilomètres seulement de Chile Chico, je peine à démarrer. Le réveil a été maussade avec le souvenir d’un rêve de la nuit. Je suis invité dans un restaurant réputé. Il y a là, à ma table, un collègue de travail que j’aimais peu parce que fourbe. On l’encense. Je vois passer une autre collègue, toujours aussi discrète. Et encore une autre, toujours avec le même paraître. Au moment de payer l’addition le collègue fourbe me la repasse.
Rien n’a changé !
Est-ce la réponse à mes lassitude et grande fatigue qui hier, sous la pluie, dans le froid, la boue et les difficultés de terrain m’ont tenté un instant d’abandonner ? Abandonner pour retrouver le jeu social et ses comportements si souvent petits et mesquins ? Est-ce avertissement qui vaut injonction de ne pas abandonner ?
J’ai éprouvé, hier, un moment, très bref mais très intense, de totale plénitude. J’ai eu tout à coup, sous le masque réel d’épuisement que les jours me font porter, un vrai sourire et les yeux pleins de lumière. Comblé ! Comblé parce que c’est ainsi : moi, la Patagonie, le monde, l’univers, elle, la lumière…
C’est ainsi et c’est bien !
Tout en contemplant dans cette plénitude le paysage, l’idée s’est imposée qu’après avoir écrit ma lettre de Patagonie, ma vie sur terre était achevée, pleine, complète. Tout était bien, j’étais en paix totale, j’avais porté le moment de mon existence à son niveau de conscience le plus élevé possible dans l’évolution de la conscience d’être. J’avais tout donné.
Le paysage disait : « Merci ! ».
Un instant incroyable d’évidence. Évidence est le mot. Plénitude va bien aussi. Je pouvais retourner dans le monde tel qu’il est. Ce ne serait pas un abandon : j’ai accompli ma tâche. Celle du désert. Celle de participer. Celle d’avoir conscience et d’exprimer le devenir de la lumière d’amour qui inonde le monde.
La dire, continuer à la dire…
Au matin donc, je regarde Séraphin, alourdi, tout maculé de boue. J’entreprends de le nettoyer et je suis heureux de le faire. Je vérifie tout et je mets de l’huile sur la chaîne. Cela me prend deux bonnes heures. Comment négliger sa monture et s’obliger à véhiculer les kilos superflus de boue dont la pluie d’hier mêlée à la terre du chemin l’a surchargé ? Je ne suis prêt à repartir qu’en début d’après-midi.
L’idée me traverse du choix qui s’offre à moi : mourir dans une montée, le cœur qui lâche ou dans une descente, lors d’un gadin monumental. À tout prendre, je préfère la montée, cela fait moins négligé. Je peux mourir aussi d’épuisement, n’importe où, lors d’une halte par exemple, ou bien dans mon « lit », sous ma cathédrale de toile. Ce serait élégant. Reste l’accident, la collision. Cela ferait intervenir un tiers. Je n’aime pas ça.
Ce que je fais est effroyable.
Effroyablement dur, même pour un plus jeune que moi. Pourquoi le fais-je ? Il m’a fallu passer par ce désert de la Patagonie, il m’a fallu ces efforts démesurés contre les vents, le relief, le chaud, le froid, dans des conditions de vie spartiates pour accoucher d’une souris. Mais la lettre de Patagonie est-elle mots pour rien ? Je ne le crois pas. Et l’instant parfait de plénitude, est-il superflu ? C’est une perle de vie.
Mais le rêve ?
Est-il là pour me dire de persévérer dans l’effort ou seulement pour me rappeler que malgré l’étrangeté et la beauté de ce que je vis le monde n’a pas changé ?
Arrivé à Chile Chico, je prends une chambre dans une « hospidaje » et une douche qui est comme un salaire de bonheur. Et je décide de rester une journée entière sans rien faire ! Je réserve un passage sur le bateau qui traverse le lac Général Carrera pour rejoindre Puerto Ibanez le jeudi 10 janvier à huit heures. J’entre dans un restaurant parce que j’en ai vu la patronne sortir, tablier ceint, avec un bel allant. Je vois l’instant d’après un homme, certainement du lieu, certainement son homme et je regrette qu’ils existent – les hommes – et, illico, je suis pris de fou rire face à cette pensée saugrenue.
Trop de solitude rend bizarre…
Je suis dans ma toute petite chambre, ce 8 janvier au soir. C’est un royaume et je mets ce que je crois être la dernière main à la lettre de Patagonie. Ces derniers jours, j’avais peine à me nourrir et souvent, dès les premières bouchées de pâtes ou d’avoine bouillie, j’avais comme la nausée, envie de vomir. Trop d’efforts serrent l’estomac. Et pourtant il faut donner du carburant à ces muscles qui n’en peuvent plus. Les boîtes de conserve, thon, moules et autres « surtidos » me révulsent à présent les entrailles. J’ai mal aux tripes. Un mois entier à ce régime est une limite. Les moules étaient vertes dans la dernière conserve, peu ragoûtantes : je les ai mangées. Je t’aime. Angélus.
Aujourd’hui, je paye…
Je reste allongé quinze heures. Au matin, j’erre dans Chile Chico. Je suis désamorcé. Je crois que c’est fini. Il me faut être réaliste. C’est trop dur et l’effort a porté son fruit, la lettre. Vouloir mourir debout, en route est au-delà de mes forces. Humilité. Je me recouche. Je vais manger. Je me re-recouche. Je re-vais manger. La caissière du supermarché où j’achète une banane et un litre de lait chocolaté me demande si je ne suis pas en bicyclette. Je la regarde, éberlué ! Elle m’a vu, elle était en voiture avec sa famille, elle a croisé ma route.
Je me re-re-recouche. Je re-re-vais manger…
Je reviens au même supermarché et je croise Anouchka et Olivier. Ils ont marché, fait de belles randonnées et pris le bus aussi. C’est la nuit, la deuxième. Demain, je prends le bateau vers Porto Ibanez. Il me faudra trouver ensuite le moyen de faire transporter le vélo. Ou de le vendre… Pourquoi pas, si c’est fini… ? Peut-être pourrais-je rester simplement assis quelque part et attendre, atteindre d’autres moments d’évidence… ?
En fait, cela, c’est le but que recherchent les pratiquants de la méditation. Mais le pratiquant, l’adepte n’est pas amoureux. Il cherche, il attend, il espère. Il ne sait pas trop quoi, d’ailleurs. Il cherche l’éveil. Mais celui qui a été touché, comment peut-il rester assis quand sa bien-aimée a exprimé une requête ? Il ne sait pas qui elle est, il sait seulement ce qu’elle lui a fait comprendre : « Je t’aime ». Voilà pourquoi je tourne sans fin, voilà pourquoi je pédale sans trêve : je vais vers elle.
Elle m’a donné une mission : la dire, elle, la lumière.
Je suis à Porto Ibanez. C’est un tout petit village. Il n’y a quasiment rien. J’affronte un vent de face force sept ou huit. Mes jambes ne répondent pas malgré le jour de repos. J’ai cent vingt kilomètres à faire pour atteindre Coyhaiques. Je décide d’abandonner. Je reviens à la sortie du village et, pour la première fois dans tout mon périple, je tente de faire du « pick-up-stop ».
Mais aucune voiture ne passe.
Le bateau a débarqué sa cargaison depuis plus d’une heure, le village est en bout de route. Rien n’est à espérer. Que faire ? Il me faut être réaliste. Je n’ai plus la force de tirer mon équipage dans ce relief et ce vent malgré le fait qu’à présent ce ne soit plus de la piste mais du vrai goudron. Je suis KO debout, sonné par la Patagonie.
Fin du round !
Je reviens sur le port voir l’heure du prochain bateau en provenance de Chile Chico. Il me faut attendre trente-six heures avant d’espérer un nouveau flux de véhicules débarquant sur cette route de bout du monde. J’hésite à prendre une chambre sur place, puis je me motive pour repartir. Pendant quelques dix ou quinze kilomètres j’avance péniblement, zigzaguant follement, luttant contre la pente et le vent. Je fixe, courbé par l’effort, le goudron sous ma roue. C’est mon seul horizon, je ne vois rien, je ne pense rien. Et l’incroyable se produit : un pick-up que je n’avais pas entendu à cause du vent contraire se trouve subitement à ma hauteur, son conducteur inquiet de ma « danse » sur l’asphalte…
À son bord, deux ingénieurs de Santiago, dans la quarantaine, très sympathiques, venus ici en vacances pour faire de la montagne. Ils étaient sur place et ils ont eu l’excellente idée de quitter leur « hospidaje » à ce moment-là ! Ils sont la voiture miracle que j’espérais tant. C’est une belle rencontre, dans un mauvais anglais partagé ! Ils me laissent à quarante kilomètres de Coyhaique. J’essaie de remonter en selle et d’aller de l’avant. C’est impossible, je n’y arrive plus, trop de vent, trop de relief.
Je n’ai plus aucun jus !
Je continue vaille que vaille en regardant sans cesse mon rétroviseur et dès que je vois une voiture, je m’arrête et descends de vélo pour faire signe. La route est maintenant beaucoup plus fréquentée et assez rapidement, un autre pick-up s’arrête. À son bord, un couple, dans la cinquantaine, qui me mène à bon port.
Je trouve une « hospidaje » où je rencontre un suisse, Oli, qui organise des sorties canoë dans la région depuis vingt-cinq ans et qui me sert avec gentillesse de mentor. Il me mène au terminal de bus tout à côté et envisage avec moi les possibilités qui s’offrent pour rejoindre Santiago. Un bus pourrait me conduire samedi soir vers Puerto Montt. De là, je pourrais rejoindre Santiago puis Lima. Pourquoi pas ? Ce temps de voyage pourrait permettre à mes muscles de se reposer, à l’épuisement de s’évanouir. Je pourrais ainsi recommencer à circuler à travers le Pérou.
Tel est le plan qui me vient subitement en tête au matin de ce 11 janvier…
Il pleut parfois, il vente toujours et je ne sors que pour bien me restaurer. Nouvelle nuit de quinze heures. Au matin, ma logeuse me propose de laver mon linge. Bénédiction ! Je n’aurais pas trouver la force de chercher le moyen de m’en occuper. Comme je n’ai plus, d’ailleurs, celle de seulement envisager de faire des courses.
Ce qui semble signifier qu’il me faut tourner la page…
J’en suis là quand elle me propose d’acheter le vélo. Sa proposition me surprend mais fait sens : pourquoi continuer ? Lorsque je lui annonce un ordre de prix, toute velléité de transaction cesse. Je vais une dernière fois me restaurer convenablement, puis je me dirige vers le terminal de bus pour démonter Séraphin. Jusqu’où… ?
Je ne sais…
Nous sommes le samedi 12 janvier à vingt heures. Je passe la nuit dans le bus. À un endroit, la route s’arrête et le bus lui-même doit être embarqué sur un ferry afin de continuer son ascension vers le Nord. Sur ce ferry donc, qui relie Cala Gonzalo à Hornopiren, je rencontre Samantha et Gate, deux jeunes femmes américaines. Nous avons une belle discussion et elles prennent en photo le message en anglais dans l’intention, dit Gate, de le mettre sur Facebook pour trouver quelqu’un qui puisse traduire la vidéo. Merci Gate ! Je lui parle de cet effondrement du temps qu’il me semble avoir vécu. « Time has collapsed », lui dis-je, en réponse à ce qu’elle me raconte sur les risques d’effondrement de nos sociétés.
Un peu plus tard je croise à nouveau Samantha. Elle me demande si je porte quelque chose en ce moment. Comme la question est fort à propos, je lui évoque la « Lettre de Patagonie » et lui affirme qu’elle est elle-même lumière et que toute religion est un non-sens. C’est comme si je devais me trouver là, sur ce bateau, pour avoir cet échange passionnant ! J’ai arrêté le vélo, j’ai pris le bus puis le bateau dans le seul but d’honorer le rendez-vous secret que j’avais avec Samantha et Gate…
J’en suis là et brutalement, après un dernier et court ferry, je me retrouve plongé dans le bruit et l’agitation d’une énorme gare routière, celle de Puerto Montt. Arrivé vers dix-sept heures, j’enchaîne avec un bus pour Santiago. Parvenu à destination, je n’ai que le temps d’embarquer dans un autre pour Lima…
Tout s’enchaîne vite, trop vite peut-être…
Ce que vois à travers la vitre du bus laisse rêveur. La traversée du Chili, à partir de Santiago, s’apparente à celle d’un désert. Rien. Des montagnes de terre et de roches, couleur brun ocre, avec parfois mais rarement quelques cactus isolés. En vélo, cela ne doit être ni plaisant ni facile, d’autant qu’il n’y a qu’une route, autoroute poussiéreuse et très fréquentée. À côté de moi, Giuseppe et sa guitare, jeune musicien de Lima. De l’autre côté de l’allée centrale, deux jeunes enfants. Ils sont remarquablement sages pendant ces trois jours et deux nuits passés dans l’autobus. Le premier soir, un homme distribue à tous les voyageurs des bouts de papier avec une citation de l’évangile. Au matin, il prêche carrément, debout dans le couloir du bus. Un autre s’interpose et renâcle, lui coupe la parole, manifeste son mécontentement. Un troisième intervient… Le prédicateur continue, comme si de rien n’était, pendant longtemps…
Je somnole.
Si le bus « Cruz del Sol » possède des toilettes, c’est uniquement pour les petits besoins. Interdit de faire davantage. Le steward veille. Si les toilettes se bouchent, il saura qui est le fautif et gare à lui… ! On doit donc attendre les arrêts programmés. Rien de tel pour attraper une bonne constipation, favorisée par le fait de ne pas boire beaucoup pour ne pas aller trop souvent pisser… Je n’ai jamais vu autant de films et en aussi peu de temps. Malheureusement ce sont souvent films d’horreur ou de guerre. Difficilement supportable mais rien à faire pour s’y soustraire.
Le changement est brutal du désert de la Terre de Feu au chaudron de la civilisation ! Guiseppe, mon voisin troubadour, me sert de mentor lors des haltes pour se restaurer ou au passage de la frontière ou bien encore pour procéder au change de monnaie entre Chili et Pérou. En partant, il tient à faire des selfies de nous deux. Je lui montre le message en espagnol. Il me fait remarquer que j’aurais du descendre avant Lima si je veux aller vers Cuzco. Remarque ô combien judicieuse mais qui vient trop tard, hélas… Tout s’est enchaîné trop vite…
J’arrive à Lima vers douze heures ce 16 janvier 2019.
Je remonte le vélo puis navigue au hasard, à partir de la gare routière, n’ayant aucune idée de la direction à prendre. Je me restaure dans un chinois. La patronne m’accorde l’accès au Wifi, en saisissant elle-même le mot de passe sur mon iPhone. Je peux procéder alors au chargement des cartes du Pérou. Après un dernier retrait d’argent vers midi dans un distributeur de billets, je mets le téléphone sur son support de guidon, branche le GPS et prends la route en direction de Cuzco. L’intention est d’aller voir le Machu Pichu… Je n’ai pas de plan arrêté, je suis mon inspiration. Même si je sens que je frôle les limites de mon itinérance après tous ces efforts soutenus, je suis en forme, heureux de pédaler à nouveau…
L’appli « Maps.me » me conduit dans les faubourgs à l’est de Lima et me voilà bientôt dans un bidonville. Une rue sale, pleine d’immondices, des gens partout, vêtus de peu, sales eux aussi, assis à même le sol, des triporteurs à moteur dégageant une épaisse fumée, des camions brinquebalants, des charrettes à bras, tout cela dans un concert de cris et de klaxons quasi-ininterrompu. Je remarque le changement. Je m’arrête même pour prendre une photo, pensant l’envoyer ensuite en WhatsApp à la famille avec ce commentaire :
« Où suis-je ? »…
Je suis bien, en tee-shirt, heureux de pédaler, heureux d’être là. À aucun moment, je ne ressens une sensation de danger. À aucun moment, je ne me vois tel que je suis, riche étranger juché sur un vélo plein de sacoches pleines, au milieu de l’extrême misère, misère que j’ai, de plus, l’outrecuidance de prendre en photo. À aucun moment, un réflexe de précaution ou de défense ne me vient, comme cela avait été le cas lors de ma traversée de la banlieue parisienne ou celle de Naples ou bien encore en Turquie. Je crois que le mois passé en Patagonie, seul face aux éléments, m’a fait oublier le monde tel qu’il est.
Malgré le rêve qui me rappelait que le monde n’a pas changé…
Vers quinze heures, ralenti par la circulation, j’entends une cavalcade derrière moi. Je me retrouve soudain entouré de trois hommes. J’ai le temps de remarquer leur tenue : short et tee-shirts de marque, blancs, immaculés, contrastant fortement avec ce tout qui règne alentour : crasse et immondices. Le premier arrache de mon guidon le portable et son support. Ceci fait, il s’enfuit dans la ruelle adjacente. En surplomb de ma position, il s’arrête pour me regarder, peut-être étonné que je ne le poursuive pas. Les autres, en attente, couvrent sa fuite. Je ne bouge pas. Je regarde seulement, spectateur de ce qui m’arrive. Les gens ont vu. Pas de réaction. La scène semble n’avoir pas lieu…
Je commence à réaliser…
Je regarde un homme, assis par terre à moins d’un mètre de ma roue avant. Il me fait comprendre, fataliste, que j’aurais du mettre le téléphone dans les sacoches, pour ne pas tenter. Une femme, attentive, me dit qu’il y a la police dans l’étroite ruelle par laquelle s’est enfui le voleur. J’hésite à m’enfoncer dans ce dédale coupe-gorge. Elle demande alors à un jeune garçon qui se trouve à ses côtés de me conduire. Je descends de vélo. Je me résous à le suivre. Vingt mètres plus loin il y a un policier, à coté de sa petite moto.
Il est aux aguets…
Je lui dis : « Téléphono… » et je fais un grand geste d’arrachement. Il semble acquiescer mais à peine, il reste muet, distant, puis, sans m’accorder plus d’attention, il s’en va dix mètres plus loin. Je reste à côté de sa moto. Ça grouille de monde. Les voix montent, il y a un début d’échauffourée. Je vois le policier attraper par le dos de son tee-shirt un homme assis par terre, dissimulé à mes yeux par la foule tout autour. Il le force à se lever et à descendre la rue avec lui.
J’hallucine : c’est mon voleur !!!
Je les suis. On se retrouve dans la rue où a eu lieu le vol du portable. Une voiture de police est là, qui attend. Les policiers s’efforcent de faire monter le jeune homme dans la voiture.
C’est un début d’émeute…
Les gens s’interposent, ne veulent pas que le garçon soit emmené. Je reconnais un homme qui, très véhément, essaye d’empêcher les policiers de faire leur travail. C’est celui-là même qui était assis par terre, près du vélo quand le vol s’est produit et qui avait semblé me plaindre… Un autre s’interpose à son tour et, avec son très gros ventre, repousse le policier qui doit pour le coup se fâcher vraiment, main sur le revolver. La jeune femme du voleur, un bébé dans les bras pleure et crie et s’accroche à son homme. Un camion veut passer, klaxonne à tout va. Je suis là, à trois mètres d’eux. Les gens ne s’intéressent pas à moi. C’est un concert de cris, d’invectives, de klaxons.
Tout est bloqué…
La voiture démarre enfin, le jeune homme à son bord. Le policier remonte dans la ruelle chercher sa moto. Je leur file le train, me frayant d’autorité un chemin dans ce dédale, attentif à ne pas les perdre. Ils ne s’occupent pas de moi. On arrive à un petit commissariat de quartier.
Et là, j’ai l’explication…
Je comprends ce qui s’est passé : mon voleur vient d’être arrêté en flagrant délit de détention d’un portable volé. La propriétaire du portable l’a vu en possession de son appareil et a prévenu la police. Celle-ci est intervenue en flagrant délit.
C’est ce moment que je viens de vivre…
Elle est là, dans le commissariat, qui poursuit la plainte. C’est cette même femme qui, dans la rue tout à l’heure, m’a signalé la présence du policier et a demandé au garçon de me précéder dans le dédale du bidonville. L’officier enregistre ma déposition. Il me demande si je reconnaîtrais le voleur. Je lui fais signe qu’il est devant moi. Celui-ci jure ses grands dieux, hurle à la cantonade que la parole d’un étranger va l’envoyer en prison, lui, un bon père de famille ! Il regarde à tout bout de champ, par les fenêtres ouvertes du commissariat, s’il voit alentour des comparses, des connaissances à lui, pour faire monter la mayonnaise.
Je commence à appréhender la suite…
Le rapport de police rédigé, l’officier me propose un accompagnement afin de me mettre dans la bonne direction. J’accepte avec reconnaissance ! Je rejoins l’aéroport quelques vingt kilomètres plus loin, sans GPS désormais et ce, dans une circulation folle et dense où les klaxons semblent tenir lieu de prudence.
Fin de l’épisode.
L’incident fait sens et signe le retour. Parvenu à rejoindre l’Europe, je remonte le vélo et constate que le porte-bagages a été écrasé lors du transport dans la soute de l’avion.
La roue tourne, c’est l’essentiel…
J’achète un vélo avec assistance électrique.
Je pars pour je ne sais où…
Il me faut rebondir. Je n’ai pas envie de marcher mais je n’ai pas, non plus, envie de m’arrêter. Je ne veux pas d’une retraite tranquille…
J’achète un vélo hollandais avec assistance électrique. Je n’en ai pas fait depuis une bonne décennie et je ne sais pas si je vais avoir la force, d’où l’assistance. Le jeudi 3 août 2017 à 14 heures, je démarre…
Je couche à Melun, au camping municipal, plein de hollandais, étonnés de voir un français avec un vélo de chez eux, un homme qui couche à même le sol, sur une couverture de survie et sous un tarp, simple toile tendue entre deux ou trois arbres ! Car ne sachant pas dans quoi je me lance, je n’ai que le strict minimum…
Le lendemain, je suis à Montargis où je dors sur le divan de la bibliothèque municipale qu’on a ouvert pour moi ! Je récupère ensuite les bords de Loire à Sully-sur-Loire et j’atteins Orléans. Au camping, je rencontre Éric, kinésithérapeute, cyclotouriste impénitent, jeune et solitaire. Nous discutons à bâtons rompus. Me voyant m’installer par terre, sans matelas et sous le seul tarp, il me fait profiter de son expérience et m’indique une tente de chez MSR, un matelas Thermarest et un fauteuil pliant Hélinox. Conseils que je suivrai à la lettre et qui s’avèreront précieux.
Le lendemain je pousse jusqu’à Ambroise, cent quarante-et-un kilomètres plus loin, après avoir vu, avec étonnement, apparaître au détour du chemin le château de Chambord. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je ne m’y attendais pas. Je pédale comme je marche, sans but, sans programme, sans attente, sans même savoir précisément où je suis. Chambord donc : génie des bâtisseurs ? folie des puissants ? vanité ? gloire ? surprenante beauté ? Tout cela à la fois…
Ensuite, épisode embrouille au camping ! Un campeur, borné et franchement hostile, me regarde faire avec méfiance et agressivité. Il faut dire, qu’ayant réservé un petit emplacement pour tente afin d’installer mon seul tarp, emplacement sans électricité donc, j’ai été pour recharger ma batterie me brancher sur une borne libre mais située au milieu de « vrais » campeurs, installés comme des rois dans des caravanes type « Chambord » ou de spacieuses tentes avec auvents. Déjà que je n’aime pas trop les campings, cet épisode n’est pas fait pour me faire changer d’avis.
À Tours, je quitte les bords de Loire pour aller vers Le Mans par la route principale. Beaucoup de circulation mais le revêtement est roulant, facile. J’atterris dans un camping tenu par des anglais à Neuville sur Sarthe. Je manque m’étrangler en entendant le prix demandé : vingt-quatre euros ! Aucune négociation possible. Pour garer un vélo et installer un tarp, cela fait cher ! Mais j’ai besoin d’une douche et de l’électricité. Sans assistance électrique, je ne pourrais pas faire cela : cent trente-et-un kilomètres encore aujourd’hui, près de sept heures de vélo. Le lendemain, je traverse la Sarthe et je dors à la Fierté-Macé au camping municipal où personne ne vient me réclamer quoique ce soit. Cela compense la veille !
Avoir à recharger tous les soirs est certes contraignant mais c’est le cas aussi pour le portable et il faut bien prendre la douche. Il me faut absolument une tente et un fauteuil pour m’asseoir. À défaut, sachant que je ne peux me reposer, assis ou allongé, je pédale jusqu’à point d’heure ! Et ce soir, je ne peux même pas m’installer pour la nuit ! Je ne peux mettre en place le « tarp ». La pluie est trop forte pour cela. J’attends au bar du camping, mangeant des frites trempées dans du chocolat chaud.
Et la question se repose : qu’est-ce que je fais là… ?
Je m’endors enfin sous le seul auvent du bar et je repars au matin sous la pluie, toujours diluvienne et ce jusqu’à Cabourg. La nuit y sera aussi incertaine, passée au final dans la salle de billard du camping que le gardien veut bien laisser ouverte.
Où en suis-je… ?
Je suis au dernier des quatre temps de la vie d’un homme : formation, insertion, retrait, errance. Je suis en errance. Mais rien n’est jamais si nettement tranché. Tout est mêlé. À certains moments, tout en pédalant, je constate aussi que des souvenirs du passé remontent, colportant avec eux quelques bouffées d’amertume, cette saveur inséparable de l’amour humain. La vanité de ma démarche ouvre la porte aux idées négatives… Pas bon cela… ! Je me borne à le constater.
Dans le port de Deauville, je revois avec un grand élan de joie un Centurion, ce fameux modèle de bateau des chantiers Wauquiez, couloir lesté de dix mètres de long, racé, très beau. J’en ai possédé un, pendant un temps assez long et nous avons fait ensemble, « Rapière » (c’était son nom !) et moi, de belles, très belles virées marines. C’est lui, ce cher bateau, qui m’a ouvert à l’appel du large, c’est lui qui m’a donné tant de plaisirs et prodigué autant d’enseignements, c’est lui qui m’a apprivoisé aux trois cents soixante degrés d’horizon, c’est lui qui m’a servi de tremplin pour une autre aventure : celle de l’esprit. Il était frère de celui que je découvre là, ému.
Je prends ensuite les bords de Seine jusqu’à Jaumièges. C’est une première nuit sans pluie depuis longtemps ! Je m’endors à la belle étoile, à côté du vélo qui se recharge. Je rentre à Paris, ce samedi 11 août, en une seule étape de cent soixante-dix kilomètres pour près de dix heures de trajet. Arrivé par le bois de Boulogne, une prostituée aux lèvres outrageantes crie, à mon passage, sa haine des hommes : « Salaud ! ». Je n’ai pourtant fait que l’apercevoir en passant, sans la dévisager. Ma traversée de Paris s’effectue de nuit : pont de Neuilly, porte Dauphine, Arc de Triomphe, avenue Marceau, bords de Seine. Mille cents kilomètres au total en dix jours, le plus souvent sous une pluie diluvienne, parfois sous un cagnard de plomb. Nuits n’importe où… Mais je suis bien. François occupant l’appartement cet hiver, je n’aurai plus de domicile. Errant… en vélo… sous tente… par l’Europe…
Le lundi, c’est dans Paris que j’erre, désemparé. Je me sens inutile, inapproprié. Je suis incapable de rester. J’achète une tente, un matelas et un fauteuil selon les prescriptions d’Eric.
Je vais voir Marguerite à Bois-le-Roi dans sa maison de retraite. Je m’installe une nouvelle fois au camping de Melun puis je reviens sur Paris. Maël vient passer le week-end…
Marguerite est une femme de la génération de mes parents. Je l’ai rencontrée à une session « Zen et Évangile » conduite par Bernard, jésuite, maître-zen, seul homme à voir pu m’aider, en son temps, à digérer la vision. Marguerite m’a ensuite permis de rester en lien avec un groupe de méditation situé à Paris alors que j’étais encore dans le Sud de la France et que je me sentais très seul, isolé, ayant un besoin énorme de comprendre ce qui m’était arrivé et donc une soif intense de spiritualité. J’avais entendu parler de Bernard qui avait écrit un livre « Jésus-le-Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha ». Il y tentait un rapprochement entre bouddhisme et christianisme. Je m’étais inscrit à une de ses sessions. C’est là que j’ai connu Marguerite.
Elle est maintenant en maison de retraite, confondant les mots, ne pouvant agencer une seule pensée dans une phrase cohérente. Comprend-elle tout ? Je le pense. Ce qu’elle vit doit être assez étrange. Je reste en silence avec elle, comme nous le faisions ensemble, lors de nos temps de méditation. À la fin, elle me regarde de son regard malicieux et complice pour m’adresser le seul mot qui convienne, le seul mot juste : « Merci ! ».
De retour, je vais attendre Maël à la gare Saint Lazare. Je ne vois que le bleu de ses yeux qui noie toute autre chose tandis qu’elle s’avance, dominant de sa haute taille la foule anonyme des voyageurs. Instant intense…
Et je repars, cette fois-ci pour de bon.
Première nuit à Chartres, puis Soligny-la-Trappe. Flers ensuite, chez Isabelle où, au matin, un cauchemar m’éveille ! Maël m’est enlevée sur un étang glacé où elle patinait et où, par jeu, j’essayais de l’attraper. Enlevée au ciel par un ange ! Je hurle, je m’entends même appeller maman ! Puis une voix : « Et vorgenden station… ». C’est l’annonce dans les trains, en Hollande, pour prévenir du prochain arrêt desservi. La voix m’apparait métallique, ironique. Je me lève, très mal à l’aise, déstabilisé. C’est clair. L’aventure avec Maël se termine…
J’ai mal.
Ensuite je pars vers Mortain. Le lendemain, je passe au Mont St Michel puis je couche à la pointe du Grouin, au camping municipal de Cancale. Difficulté de monter ma nouvelle tente de nuit avec un vent qui souffle fort et de plus, sur un terrain en pente. Le résultat est désastreux : je la monte à l’envers, l’ouverture du double toit ne correspondant pas à celle de la chambre ! Je me réfugie à l’abri d’une haie, près des toilettes de ce camping bondé et je passe une horrible nuit rythmée par le bruit lancinant du vent et la sonorité des portes battantes des WC. Leçon : préférer les endroits peu fréquentés et le camping sauvage !
Puis je repense au rêve.
Il était, ce rêve ou plutôt ce cauchemar, en couleur, type Walt Disney, féerique et enchanté, sauf pour moi, étalé, tendant désespérément les mains vers Maël qui s’en va sur la glace puis au ciel, sur un nuage, emportée par un ange joufflu. C’est moi qui reste sur le carreau, dans la détresse. Leçon : je fais fausse route. Mais en quoi ? Avec Maël ? En prenant ce qu’il faut bien appeler des vacances en vélo ? En ne disant plus sur le chemin ?
J’ai passé St Malo, puis Dinard et la circulation m’a fait obliquer directement vers le Sud sans atteindre Roscoff, comme j’en avais eu l’intention. Je suis au camping municipal de St Méen le Grand. Personne ou presque : le paradis après Cancale ! Le matin, je pars tôt mais je me perds dans la forêt de Brocéliande et ses sortilèges, autour du village de Gaël ! Troublant, cette presque homonymie. J’ai tracé un cercle parfait soit 25 kilomètres inutiles ! Mais rien, peut-être, n’est jamais inutile…
Ce soir, 30 août, je suis à Billiers, en bord de mer, sous l’auvent d’une caravane que m’a gentiment prêtée le gardien du camping. Un royaume en ce jour de pluie ! Pour la première fois depuis longtemps, je mange chaud : des crêpes au fromage réchauffées au micro-ondes ! Le lendemain, à la pointe du Bile, je mange une excellente « mouclade », moules-frites, à l’auberge du gros Bill, patron de caractère ! Le front froid passe et c’est une alternance de grains, soleil et pluie. Je prends le temps d’une sieste en bord de plage. Je dors sur le port de Merquel, sous l’auvent en dur de la capitainerie. À trois heures du matin, il y a un grain très violent et des trombes d’eau pénètrent par les côtés ouverts de l’auvent. Et bien sûr, je ne sais pourquoi, c’est pile ce moment, pourtant déjà inconfortable, que choisit le matelas pour en rajouter, si je puis dire et se dégonfler, crevé en quelque endroit. Je me lève, plie bagages et transi, j’attends l’aurore.
Je traverse les marais salants de Guérande et la nuit suivante se passe à Brevins où je rencontre Bénédicte. Cyclotouriste elle aussi, elle accueille des pèlerins de Compostelle ainsi que des « Warmshowers », ces cyclotouristes qui ont, au cours de leur périple, besoin d’un lit et d’une douche chaude.
Le lendemain, je vais vers Noirmoutier. La route est submersible au passage du Gois et il me faut attendre 5 bonnes heures avant de pouvoir traverser. Pour patienter, je fais la sieste sous le tarp, bien à l’ombre ! Arrivé à Noirmoutier, je dors en campement sauvage, près de la digue et je passe la nuit au son des oiseaux des îles. Seuls, quelques chasseurs de canards s’aperçoivent de ma présence.
Je passe un excellent moment sur la place du marché de Noirmoutier en l’île. Il y a un café avec du bon chocolat chaud, de la musique blues-rock que j’affectionne et un barman souriant ! Et sur la place un camelot incroyable donne un vrai spectacle en vendant des balais-serpillères à tour de bras !
Jour de pluie et vent de face jusqu’à St Jean des Monts. Je couche au Becs : je m’installe sous la pluie, je repars sous la pluie. Le matelas se dégonfle toujours peu à peu et ma nuit est agitée. Le lendemain, je dépasse les Sables d’Olonne et je connais au soir ma première crevaison. J’ai deux mille trois cents soixante kilomètres au compteur. Tandis que je répare avec une bombe anti-crevaison, le voisin sort et me propose son aide. Il me pousse à changer la chambre, ce qu’il fait d’autorité lui-même. Famille sympa, le fils est tri-athlète. Je refuse l’invitation à passer la nuit chez eux : ils doivent partir et ne revenir que deux heures plus tard. Ce sera en bord de mer, un peu plus loin, à St Vincent-les-Jards. Nuit à la belle étoile, sans pluie, sous un pin, léché par les vagues de la marée montante, devant la maison de Georges Clémenceau. Réveil à quatre heures, en pleine forme ! J’étais pourtant à bout de force hier soir. Je m’habille et j’attends le jour.
Le lendemain, je crève à nouveau ! Heureusement, le garçon tri-athlète m’avait offert une bombe anti-crevaison en remplacement de celle utilisée. Je peux ainsi aller jusqu’à La Tronche-sur-mer puis à l’Aiguillon-sur-mer où Éric répare mon vélo. Journée où alternent soleil et pluie. Je mets et j’enlève la tenue de pluie quatre ou cinq fois par jour ! Pénible mais j’ai choisi ! Pas de récrimination, seulement un sourire ! Le soir, je suis au camping de l’île de Ré. Grasse matinée, lever juste avant huit heures ! Je fête mes deux mille cinq cent kilomètres au phare des baleines, en bout de l’île de Ré. Belle balade !
Le soir suivant, j’arrive à La Rochelle et se termine ainsi un an d’errance. Je suis parti le 7 septembre dernier de Toulouse. J’ai arrêté de dire. J’ai quitté le chemin de Saint Jacques. J’ai cru que Maël pourrait m’aider. C’est le contraire qui s’est passé. Elle ne peut m’aider sauf à souffler un peu mais, dans ce repos d’amour, je me suis déconnecté de l’essentiel et je ne dis plus, je ne raconte plus. Je suis un mauvais prophète. Tout est vanité.
Je quitte La Rochelle pour Marennes ce jeudi 7 septembre. Nuit au camping municipal. Demain : île d’Oléron. Le soir est posé, paisible et je remercie. Je remercie le Seigneur, le Seigneur de la vie. Dans de tels moments, je suis heureux. Ces moments sont nombreux. Le lendemain, je traverse le pont d’Oléron. Chaud-bouillant ! En travaux, pas de voie pour les cyclistes et beaucoup de circulation. Ce n’est pas une bonne journée ! Je fais juste un petit tour et je décide de descendre vers Royan. Je prends ensuite le bac pour traverser la Gironde et m’arrête à Souillac, de bonne heure pour une fois. Grand jour : j’ai le temps et l’envie suffisante pour une lessive ! Le vent de SW qui souffle en force m’a saoulé toute la journée mais il devrait me permettre de faire sécher la lessive. Je me prépare (c’est un bien grand mot !) à passer l’hiver sous la tente. Je reviendrai sur les îles, j’aime l’air du large, la respiration de la mer à travers les marées. La nuit est agitée : vent de folie, grains violents. En bord de mer, homme et matériel souffrent ! Je n’ai pas pu couvrir le vélo à cause du vent, sable et embruns volent et coupent le souffle.
Au matin, je flemmarde un peu. Les vêtements sont encore humides, poisseux de cette ambiance marine. Je plie la tente, sous un grain violent. Le vent a tourné au NW, la dépression est passée. Je vais jusqu’à Lacanau, en suivant toujours la Vélodyssée puis je prends une piste cyclable qui mène à Bordeaux. Toujours des grains violents, du vent, du soleil. Le front froid passe. Des pistes toutes droites, monotones qui font que, somnolent, j’évite de justesse d’entrer en collision avec un panneau STOP qui a l’outrecuidance de traverser juste quand j’arrive… ! Je somnole, je m’endors à pédaler sur ces longues lignes droites, belles mais interminables. L’avertissement est entendu : je stoppe et me repose un peu plus loin. Je ne sais où dormir. Le camping de Bordeaux (Rognes) est encore loin… Je l’atteins vers 20 heures et, après cent quarante-cinq kilomètres parcourus, je puise dans mes dernières ressources pour trouver la force de monter la tente sous la pluie avant de m’effondrer.
Au matin, je traverse Bordeaux et prends le canal des deux mers. Sète est déjà indiqué ! Je fais tout sécher lors d’une éclaircie sur les quais de la ville. Le soir, je dors au camping municipal de La Réole. Sous la pluie bien sûr ! Je suis presque en colère, en tout cas je sens en moi un mécontentement. La fatigue bien sûr mais aussi et surtout le fait d’avoir à rentrer, d’arrêter le vélo, peut être aussi celui de quitter le front de mer, cette mer que j’aime tant, qui m’a tant enseigné.
J’ai l’humeur sombre donc. Mais analysons ! Pourquoi rentrer ? Pourquoi poser le vélo ? Parce que nous avions convenu avec Maël de marcher quinze jours ensemble sur le chemin du Puy. Elle a posé des congés. L’échéance arrive et il me faut rentrer, laisser le vélo et la rejoindre à Paris d’où nous partirons ensemble vers le Puy. Ainsi en avons-nous décidé. Et cela, au lieu de me mettre en joie me turlupine, m’agace.
Je le constate : je n’abandonne qu’à regret mon itinérance solitaire…
Délaisser cette itinérance, c’est presque mourir, en tout cas c’est ne pas être fidèle à soi-même, juste, dans son axe de vie. Voilà ce que je ressens. Et c’est la journée des bassesses, témoin de cette couleur d’esprit, de cette situation dans laquelle je me suis mis d’avoir à faire quelque chose d’autre que ce qu’au fond de moi je sais avoir à faire. Je veux bien marcher avec une femme, l’aimer d’amour mais il faut que tout cela s’intègre dans ma tâche, celle de raconter que l’homme est lumière. A défaut, je ne suis que position fausse. C’est ainsi. Je veux le beurre et l’argent du beurre. Merde.
Journée des bassesses donc ! Incorrigible et incohérent, j’évite le gardien et je ne paye pas les cinq ou six euros requis alors que ce type de camping est tout ce que je demande et aime. Je l’évite, plus pour ne pas entrer en relation que pour éviter de payer. Je ne parle à personne. Cette ville est pourtant celle où j’ai été fait, il y a seulement quelques mois, « chevalier du ciel » ! Piètre chevalier !
Au matin, en roulant sur les bords du canal des deux mers, je crève du pneu avant. Ayant réparé, je quitte les berges et je rejoins la route. Elle passe par Marmande et je me retrouve devant la maison désertée d’une amie. Elle n’habite plus là depuis quelques temps. Je le sais mais j’y vais quand même. Imbécilité, débilité ? Confusion des temps ? Anachronisme comportemental ? Bref. J’arrive peu après à Auvillars où je croise certains de mes semblables, les pèlerins. Ils me sont indifférents, je les ignore, alors qu’il y a peu nous aurions immanquablement échangé, fraternisé. Bref, c’est la fuite, la débandade, ma retraite de Russie…
Le camping municipal de Castelsarrasin est devenu zone d’accueil pour les gens du voyage. Je fuis dare-dare et arrive au camping de Montech. Il est 21 heures. J’ai profité, toute cette journée et pour une fois qui n’est pas coutume, d’un fort vent arrière ! Le lendemain, la virée est finie, trois mille deux cents kilomètres au compteur.
Suis-je heureux… ?
Oui. Ces derniers jours m’ont appris que ce que je souhaite c’est rester solitaire. Solitaire pour être relié, au maximum. À cette heure, je crois fini le pèlerinage, finie aussi la prophétie. Mes lèvres sont scellées. Je n’aspire qu’à une chose, faire le tour des îles en contemplation. Voilà mon désir.
Pour l’heure, je laisse le vélo et je remonte vers Paris retrouver Maël.
On se retrouve à Paris pour prendre ensemble un train, bondé et inconfortable, jusqu’au Puy.
Quinze jours de marche commune où je comprends, si besoin était, que nous n’avons pas la même façon de voir les choses, pas la même façon de voyager. Nous allons du Puy jusqu’à Figeac, dormant à l’hôtel ou en chambre d’hôtes, jamais ou rarement en gite. J’ai quelques rares occasions de mentionner la vidéo. Nous nous disputons même un peu à Conques. Le vernis craque, l’évidence se fait de nos comportements et attentes disparates. On finit notre périple et, rejoignant Toulouse, je l’accompagne jusqu’à l’aéroport d’où elle doit prendre un vol vers Amsterdam. Je lui propose même, incorrigible idiot, de remonter en Hollande avec elle. Elle est attendue, ne préfère pas que je l’accompagne. Soit.
Je repars, triste.
Je ne veux pas comprendre et pourtant, il va falloir que je comprenne… Je ne veux pas admettre et pourtant, il va falloir que j’admette. Bon sang, on dirait un gamin, déçu et frustré dans son premier amour ! Il faut relancer la machine, trouver l’énergie pour repartir.
Pour aller où… ? That is the question…
Dimanche 1er octobre, 17 heures, je repars.
Je sais que je fais une ânerie mais je la fais : je remonte vers le Nord, vers la Hollande, vers Maël. Bon sang ! Après tout ce que je viens de vivre, tout cet amoncellement de signes, ces rêves prémonitoires, avertisseurs, je devrais avoir compris que notre relation est sans issue ! Mais non, j’insiste. Attraction du baiser, du baiser rouge sur la joue… le rêve clignote de plus en plus… il clignote rouge… il dit STOP… !
Mais non, j’insiste…
Albi…, Saint-Rome-sur-Tarn…, Mont Aigual… Là, au sommet, je ne monte pas la tente pour profiter des étoiles. Une bâche étendue sous le duvet et hop ! le marchand de sable passe… Mon sac est posé tout à côté de moi, près de ma tête. Soudain, réveil en sursaut : un renard fouille dans le sac, à vingt centimètres de moi. Il a extrait la veste coupe-vent, une veste technique, assez chère, efficace mais dont je n’aime pas trop la texture. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour m’en séparer ! Je le vois donc, à reculons, trainer le vêtement et c’est le raclement de celui-ci sur le sol qui m’a sorti du sommeil. Je me lève, croyant que le seul déploiement de ma hauteur va suffire pour l’effrayer. Que nenni ! Il continue à tirer en arrière son butin et ce, bien que je le poursuive. Les pieds nus sur un sol caillouteux et irrégulier ne me permettent pas ni d’aller vite ni d’aller loin. Je constate mon impuissance et ma défaite. Il s’éloigne, vainqueur. Bah ! je retrouverai ma veste demain, me dis-je. Je me recouche, ayant pris toutefois la précaution de récupérer un bâton que je garde à proximité de la main, le long du duvet. Bien m’en prend. Je ne dors que d’un oeil et je le vois bientôt à nouveau, dans sa marche d’approche. Il n’a pas peur, c’est sûr et ses yeux dans la pénombre brillent de défi, d’intelligence aussi. Il veut continuer ses emplettes, faire son marché. C’est clair, l’occasion est trop belle pour lui. Il n’en voit pas souvent des inconscients qui s’exposent ainsi. Je le laisse approcher sans bouger puis soudainement je donne un grand coups de bâton ! Cela suffit. Courageux, voleur mais pas idiot ni téméraire. Je ne le revois plus. Rideau, je me rendors. Au matin, je cherche partout alentour mais je ne trouve pas la moindre trace ni de la veste ni du terrier. Il l’a bien planquée, pour se tenir au chaud cet hiver ou couvrir ses petits. Le gredin ! Grand bien lui fasse, après tout !
Camping sauvage ensuite juste après Alès et j’entame les gorges de l’Ardèche dans un mistral démentiel ! La veste me manque, j’ai froid ! Sacré renard ! Camping à Saint Revèze où l’une des deux seules occupantes du camping, une infirmière psy allemande, avoue sa solitude. L’autre est une cyclotouriste suisse mais je ne ferai que l’apercevoir de loin. De toute façon, le mistral violent glace l’atmosphère et confine chacun dans sa tente. La nuit suivante, je dépasse Crest. Je cherche vainement et sans trop d’énergie le couvent des franciscaines où Victorine, l’Africaine, est devenue Soeur Marie-Jean de La Croix, la franciscaine. Je dors juste avant Mirabel et Blacons, près de la route et derrière un monument à la gloire de la Résistance. Au matin, une femme m’invite à prendre le café chez elle alors que je lui demande où trouver de l’eau. Puis belle traversée du Vercors et, à Plan de Baix, c’est un groupe de cyclotouristes qui me convie à partager leur repas ! J’en profite bien sûr pour recharger la batterie ! Car trouver des prises électriques pour recharger mes accus devient de plus en plus difficile et aléatoire. Les campings sont le plus souvent déjà fermés. Il y a parfois des prises extérieures librement accessibles dans certains lieux publics où se déroulent des marchés mais c’est rare.
Dimanche 7 octobre, je suis à Pont-en-Royans. Je pense aller à Grenoble faire réviser le vélo et changer les pignons arrières pour pouvoir monter en autonomie en toutes circonstances. Est-ce possible ? Je ne sais… Je couche dix kilomètres après Grenoble, à l’écart, au bord d’un champ de maïs, devant un grand tas de fumier. Personne ne devrait venir troubler ma tranquillité. Las, un paysan, au demeurant fort sympathique, vient retourner le précieux monticule à la nuit tombante. On bavarde longtemps ! Le lendemain, je longe les rives de l’Isère pour arriver à Chambéry. Beaucoup de secousses et une attache de sacoche Ortlieb casse ! Le vélo a besoin d’une forte révision.
Celle-ci faite, je quitte Chambéry et m’arrête dans un camping sur le point de fermer. Il y a là un jeune homme dans un camion aménagé, une fille du coin et un jeune suisse parti de Genève pour rejoindre Compostelle. Il a marché pendant trois jours puis il a rencontré le jeune au camion. Son chemin a alors pris une drôle de tournure : ils ont fait les vendanges et ils partent maintenant pour ramasser les champignons. Chacun son chemin… ! La soirée est sympathique avec ces jeunes gens. Je leur fais mention de la vidéo, bien sûr.
Traversée du Jura ensuite et nuit glaciale à la première station des Monts Jura, sur l’aire de camping-car, la tente directement posée sur le béton, près de la borne électrique pour recharger les batteries. Traversée au plus court de la Suisse ensuite et nuit suivante, tout aussi glaciale, près du lac de saint Point, à Malbuisson, dans une base nautique fermée. Puis je vais jusqu’à Saint Hyppolyte, par la vallée de la Dessoubre. Je repère un endroit possible pour le bivouac : le stade municipal. Mais des jeunes sont encore là, qui jouent au ballon et je dois patienter avant d’installer aussi discrètement que possible ma tente pour la nuit.
Je retourne donc au centre du village et alors que je patiente devant le supermarché, une jeune femme m’aborde : « Vous, vous ne savez pas où coucher ! ». Elle m’invite chez elle, à quelques kilomètres. Couple de cyclotouristes, ils ont fait avec leurs deux jeunes fils montés sur deux tandems, un voyage hallucinant à travers l’Asie. Il en est resté un DVD qu’ils me font visionner. Je reste le jour suivant chez eux pour les aider à couvrir le toit d’une extension de leur maison. Il y a là aussi Guillaume, portant cet habit si reconnaissable des compagnons allemands dont m’avait parlé Hugues, le compagnon maçon français rencontré sur le chemin de Vézelay au cours de l’hiver dernier.
Au matin du deuxième jour, je m’éveille avec un cauchemar ! Je me trouve dans une auto qui roule à toute vitesse et à contresens de la circulation. Profitant d’un village et donc d’un ralentissement, j’ouvre la portière arrière pour descendre précipitamment. C’est alors que je constate la présence de Maël à mes côtés, en pleurs. Je lui explique que c’est folie de rester dans cette voiture et elle semble en convenir, tout en y restant. Ce rêve est prémonitoire, à plus d’un titre. Parce qu’il annonce clairement que je vais prendre l’initiative d’une séparation d’avec Maël et aussi parce que, j’aurais plus tard l’occasion de le constater, mon hôte, ancien pilote de rallye, est resté un fou du volant et que, pour moi, la voiture qu’il conduit et que j’emprunterai un temps, va à contresens de ce que je souhaite vivre, de ce que je dois vivre… Mais n’anticipons pas.
Je repars. Je me dirige vers Mulhouse. La journée est belle et je croise une prof qui rentre à bicyclette de son boulot. Elle lorgne avec envie mon paquetage. Elle me parle de baguette magique et m’avoue son envie d’imprévu, son désir de se faire chouchouter. C’est beau, une telle franchise, surtout dans un rayon de soleil qui souligne le sourire des yeux. Comment je ne comprends pas qu’elle est l’occasion qui s’offre à moi de changer de disque, de changer d’aventure ? Elle est, par sa présence imprévue, l’occasion immédiate de donner corps et vie, matérialisation et efficacité au rêve de la nuit. Je suis bouché, je veux pas entendre, c’est ainsi. Elle m’invite chez elle. Sa maison est froide, trop bien rangée. Sa vie est au ralenti, divorcée, les enfants partis. Elle est proche de la retraite qu’elle hésite à prendre car elle a peur du vide et son emploi du temps est bien garni, volontairement serré. Il n’y a rien à manger, dit-elle, dans ses placards et nous allons passer une soirée sympa au restaurant voisin où nous nous racontons un peu. Au milieu de la nuit, je m’aperçois que nous n’avons même pas échangé nos prénoms ! J’hésite à la rejoindre dans sa chambre pour le lui demander. Au matin, elle m’avoue, elle aussi, s’être posée la même question. A-t-elle eu la même hésitation à venir me le demander ? Nous n’en parlons pas, l’occasion est passée, manquée. Nous nous levons tôt, déjeunons puis prenons les vélos, elle pour aller en cours, moi pour remonter vers la Hollande. Je sais que c’est une erreur mais je le fais. J’ai encore Maël dans la tête. Je suis un homme fidèle même si ma vie témoigne qu’elle est faite de beaucoup de fidélités successives…
Je pédale, c’est l’essentiel. Le lendemain, 20 octobre, anniversaire de ma première arrivée à Santiago, je rejoins l’Eurovélo 15, vélo-route du Rhin. Mais avant la frontière, je traverse des forêts pleines de souvenirs de guerre. Le décor, qui est pour moi aujourd’hui cadre de promenade, a été hier théâtre de nuit horrible. Un mémorial, intime, fleuri, entretenu, explicatif en témoigne de façon poignante. Fureur des allemands, fureur des hommes. Je couche sur les bords du fleuve, une vingtaine de kilomètres avant Strasbourg, après un détour non voulu à Colmar, jolie ville au demeurant. J’y côtoie, par le hasard de l’emplacement d’un banc public à côté d’une école spécialisée, des enfants autistes. Je ne vois que leur sourire. Je suis bien, je chevauche ma Gazelle comme dans une randonnée folle, éperdue. Je pédale à perdre haleine. Je suis amoureux, je vais vers toi. Toi, ce n’est pas Maël, ce n’est pas la femme. C’est toi Seigneur, c’est toi Lumière.
Je comprends Soeur Brunnen, la moniale qui m’avait accueilli avec tant de délicatesse au monastère du Thoronet, à l’époque de la vision. « Qu’est-ce que vivre avec le Seigneur ? », telle était la question que je lui avais, un jour, posée, interrogé par ce que je voyais de leur vie monastique. Elle m’avait répondu par un petit éclat de rire ! Il était gêné peut-être, cet éclat de rire, surpris en tout cas, mais il fut la seule réponse donnée. Réponse valable. Ne reste que cela : rire, sourire. Je fais vœu d’instabilité comme elle l’a fait de stabilité. Pour la même raison, le Seigneur, la lumière ! Le long du jour est prière, chapelet : « Yeschoua, fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, Seigneur ». C’est la prière du pèlerin russe, prière des orthodoxes, adaptée, souvent réduite au seul premier mot : « Yeschoua ». Être homme comme lui l’a été. « Yeschoua, mon frère, fais que je sois comme toi, fais de moi ce que tu es », voilà ma prière. Celui que j’appelle Seigneur n’est autre que la lumière.
Nuit après Lautesbourg, dernier village français avant de pénétrer en Allemagne, au bord du Rhin, dans une aire de repos, sous un arbre et sous la pluie. La première journée passée en Allemagne me conduira tout près de Worms. Je dors dans un champ. Quel bonheur de monter sa fragile maison, de faire sa popote, les muscles meurtris par l’effort ! Je rends grâce. Je ne cherche pas à recharger la batterie. Je n’en ai plus besoin ! J’entraîne le vélo et son paquetage sans problème, sans autre énergie que celle de mes jambes. Le lendemain, je dépasse Mayence et campe en contrebas de l’euro 15, une quinzaine de kilomètres avant Bingen. Je n’ai pas encore trouvé à faire réparer mon dérailleur, déréglé par le sandow qui s’est coincé dans la roue il y a trois jours. Il faut que je me penche sur le problème, que j’apprenne à le faire par moi-même. Journée le long du Rhin dit romantique, magnifique en tout cas, qui serpente entre deux rives escarpées, comme soigneusement tressées par des rangées de vignes. Je fais la course avec les bateaux qui descendent le fleuve, grisé, ivre de vent, de bruine et de vitesse. Des bateaux, des trains à droite, à gauche, des routes, des pistes cyclables, quelle logistique ! Bravo les hommes ! Nuit en bordure du fleuve, sous un bosquet d’arbre, quelques kilomètres après Coblence. Coblence dont j’ignore le camping, pourtant ouvert, pourtant fréquenté par d’assez nombreux campeurs. Je ne recherche pas le monde, c’est le moins qu’on puisse dire ! Et je ne cherche plus l’électricité. Libération !
Je suis pleinement heureux dans ma solitude. C’est comme si je craignais de la perdre ! Je remercie le monde, la vie, les hommes. Le mot qui monte le plus souvent à mes lèvres est : « Bravo ! ». Bravo les hommes pour ces industries, cette organisation, cet aménagement, cette exploitation des rives magnifiques. Bravo pour vous être battus et réconciliés. Surtout réconciliés ! Jusqu’à quand ? C’est tellement facile la haine si l’on ne touche pas à l’amour universel. Et quand bien même, cela reste combat ! Quel mystère la vie ! Vaste champ de bataille et pourtant la lumière… Lumière dans le chaos, lumière au coeur même du « struggle for life ». Je sais pourquoi je suis parti. Partir avant qu’il ne soit trop tard, avant que je n’aie plus la force de partir. Je n’ai pas le droit maintenant de m’arrêter, ce serait faillir, ce serait surtout idiot. Ce serait ne plus choisir de mourir debout, en route, en marche. Seigneur, donne-moi la force. J’ai la joie. Puissé-je avoir la force !
Pour le moment, j’ai celle d’écrire : « C’était le 17 avril 1999. Il y a un avant et un après. Avant, rien à dire. Vie normale, légère, inconsciente. Après, c’est quinze ans de grand écart entre mémoire et oubli. Et, au final, une parole qui se libère et se dit. D’abord timidement, sous le couvert artistique que d’autres apportent. C’est l’heure des « Moments », temps musicaux, spirituels et poétiques. Puis plus fort, en représentation théâtrale originale et osée. C’est l’heure du « Feu sur la Terre », cet évangile de lumière joué pendant deux mois, à Paris et à Avignon. Ensuite seul, n’importe où, n’importe quand. Je reste quinze mois dans un grand centre d’accueil où je raconte tous les soirs. Et puis malaise, grincements… Aller plus loin, toujours plus loin… Le 30 août 2016, je quitte le centre dont je suis devenu le gardien et tergiverse pendant une semaine… avant de partir pour une dizaine de jours de marche qui deviendront un an d’errance, sac au dos. Le sac finit par peser, je prends un vélo. Tour de France, tour d’Europe et pourquoi pas tour du monde ? L’idée est instillée… Achever l’espace sinon le rêve d’une vie. Mourir debout. Courir vers et dans tes bras. »
Je sens le cœur du monde respirer en moi, dans ce que je vois, partout. Je bois les paysages comme les paysages me boivent, nous ne sommes qu’un.
La nuit a été fragile entre le bruit incessant des péniches ou bateaux de croisières, véritables hôtels flottants, qui vont et viennent, le craquètement tout aussi incessant des oies, incroyablement bavardes et bagarreuses, le bruit de l’eau froissée par les pousseurs, le ferraillement apocalyptique de la voie ferrée toute proche. À cela il faut rajouter les chiens aux colliers lumineux (rouge ou vert, c’est selon… selon le caractère du chien ?), chiens que sortent, soir et matin, les camping-caristes parqués sur le parking voisin et qui viennent renifler mon installation. Je paye là ma rançon pour avoir dû m’arrêter, pressé par la nuit, non loin de la ville de Coblence et de sa civilisation. De Coblence à Cologne, étape suivante, ce n’est plus le Rhin romantique mais l’Allemagne hyper industrialisée : industries chimiques impressionnantes, des hectares et des hectares de containers en attente de chargement. À Cologne, je fais un tour dans la ville et je rentre un bref instant dans la cathédrale. Impressionnant ! Très haut, très noir, très dentelé ! Je dors dans un jardin public au sortir de l’agglomération, seul endroit trouvé entre Rhin et route tant l’urbanisation est dense maintenant. Il fait nuit et je ne m’aperçois qu’au matin que j’ai posé le tapis de sol de la tente sur une belle merde de chien. La nuit fut excellente !
Le lendemain, je connais ma première journée difficile dans l’orientation : usines chimiques partout, champs de containers, les berges du Rhin ne sont plus romantiques mais aménagées pour la seule industrie ! Dégagement de force, de puissance, d’énergie incroyables. La signalisation a changé, est passée du bleu au rouge (!) et est souvent assez défaillante (ou bien c’est moi qui ne la comprends plus, c’est bien possible aussi…). Je me perds souvent, ne retrouvant l’Eurovélo que grâce à « Maps.me », depuis longtemps inutilisé. Tout est bien. Je campe après Duisbourg dans un endroit qui paraît tranquille mais il y a un banc et ce banc s’avère plus tard lieu de rendez-vous ! Bien dormi tout de même.
Au matin, je m’éveille avec un rêve. Je partage une superbe salle pour mes tableaux avec un bar, dans une rue passante, bar tenu par un hôte du chemin. Quel est le mécanisme des rêves ? Les tableaux ne sont plus ma préoccupation première. La salle est en travaux d’aménagement. Bref ! Je ne veux plus de tout cela et cela me rattrape ! Journée longue et difficile, pluie et timide soleil parfois, froid et vent de face constant ! Je tombe par deux fois ! Une première fois en cherchant mon chemin, je chois lourdement sur les pavés alors que j’essaye de faire un demi-tour. Le vélo est trop chargé à l’arrière. Une deuxième fois en m’arrêtant en fin de journée, épuisé. Je m’affale en riant tout mon saoul dans l’herbe grasse, restant étendu pendant quelques instants de délice, buvant le ciel…
Demain, je vais traverser le Rhin, quitter sa rive gauche pour aller vers Arhmen. Je suis très près de Milligen ann del Rhin, à la frontière Pays-Bas – Allemagne et une rude journée m’attend dans le vent, la pluie et le froid pour rejoindre le domicile de Maël. Nous sommes le samedi 28 octobre. Après ma chute dans l’herbe grasse, je ne trouve à faire tenir le vélo sur sa béquille qu’en l’orientant vers le chemin que je viens de parcourir, vers là d’où je viens, vers la prof sans nom… Quel signe ! Le vélo lui-même ne veut pas aller en Hollande ! Je décide résolument de négliger cet avertissement, comme j’ai négligé de comprendre la signification, pourtant claire, du rêve de la voiture qui roule à contresens. L’aventure se termine, doit se terminer, ne peut avoir d’avenir, est vouée à l’échec. Mais je suis près du but et fier d’arriver aussi peut-être. Maël est là qui m’attend, le regard tendre…
Le 7 novembre, je suis toujours avec elle, retenu par ses pleurs au matin du départ que j’avais envisagé. Faiblesse ? Amour ? Tout est vain. Que faire ? Et partir pour aller où ? J’écris : « C’était le 17 avril 1999. Au soir. Vers 18 heures. Assis, avachi, vide. Sur une chaise. Seul, au fond d’une église. Celle du Thoronet. Et là, soudain, un halo de lumière. Dans le halo, un homme en marche. Le halo ? L’homme ? En moi. Dans la poitrine. »
Hier, j’ai enfin admis et compris l’enchainement des trois rêves : celui d’El Pontarron, le 1er mai dernier, visage du Christ souffrant qui me regarde, celui de l’ange joufflu qui emporte Maël, celui de ma décision de quitter la voiture qui roule à contresens malgré ses pleurs. Eh bien, triple crétin, tu en as mis du temps, à moins que, plus ou moins consciemment, tu ne te dérobes, tu ne renâcles à ta tâche, celle de ta vie… Je dois quitter Maël et vivre solitaire, pour toi et avec toi. Mémoire du 17 avril.
Je vais partir mais il n’y a pas urgence. C’est bon d’être avec elle. Mais je suis déjà ailleurs. Préparer l’errance, se mettre à la recherche d’un nouveau vélo adapté à celle-ci, demander un passeport, prévoir autant que faire se peut les pays à traverser en partant vers l’Est, tout ceci, sans espoir ni envie de retour, tel est ce qui tourne dans ma tête…
Le 14 novembre, je prends enfin une décision que je sais ferme : celle de partir ! J’ai trop tardé, je m’amollis. Partir avant de n’en avoir plus la force. Mourir debout, dans tes bras. Je suis heureux de cette décision. Je sais notre histoire sans issue. Ce n’est pas facile, pour moi, de me détacher d’elle. Elle est « camino gift », un cadeau du chemin et j’ai un grand respect pour tous les dons que celui-ci m’a fait. Après un an d’errance, j’aurais bien continué à m’alanguir ainsi, dans ses désirs. L’amour humain est une belle chose…
Pourtant, j’annonce mon départ et le lendemain je fuis…
Un train m’emmène à Wissingen, un ferry à Bresken. Je retrouve l’eurovélo 4 qui s’appelle ici LF1 : piste toute de sable et de gravier. La boue s’accumule dans le protège-fils du garde boue arrière. Il se décolle. Il frotte contre le pneu, vrombrit. Il est tard, je plante la tente près des ruines d’un château qui jouxte un village. Un jeune back-packer espagnol est déjà là, se dissimulant dans les contreforts du château. Il vient à ma rencontre. Je n’ai pas envie de parler, qui plus est en langue étrangère.
Le lendemain, je crève. J’essaye sans succès de réparer à Bruges puis je pousse jusqu’après Ostende, où je dors en bord de mer, dans un terrain vague. J’arrive à Dunkerque avec difficulté, craignant d’arracher le cache-fils qui se défait de plus en plus. Casser le cache-fils, c’est aussi risquer de sectionner ceux-ci qui vont de la batterie au moteur. Même si je n’ai plus besoin de l’électricité, je ne tiens pas à ce qu’ils s’arrachent.
J’en ai assez de ce qui s’apparente à une retraite forcée, sans plaisir ni liberté d’esprit, tout préoccupé que je suis de limiter la casse matérielle. Je décide d’arrêter les frais ! À Dunkerque, je trouve un bus en direction de Paris dans lequel le chauffeur accepte de prendre ma monture. J’arrive au soir du 17 novembre dans la capitale, poussant le vélo qui vrombit de plus en plus à chaque tour de roue…
Le constat s’impose : ce vélo électrique n’est pas fait pour l’usage que je lui donne. Il me faut un vélo de grande randonnée.
Ce que je vais chercher avant de repartir…
À Paris, je deviens carpette. Je ne sors plus, je mange mal, je reste allongé toute la journée. Je dévore les livres qui me tombent sous la main pour passer le temps. « Passer le temps », quelle horrible expression ! Quel non-sens ! Le temps est à vivre intensément et non pas à passer. Mais vivre pleinement n’est pour moi possible qu’en condition de nomade. C’est alors seulement que je suis entièrement et constamment relié. C’est alors que la prière du pèlerin russe monte automatiquement à mes lèvres et m’habite tout entier.
J’essaye de survivre en allant passer un week-end à Grenoble pour assister à un festival de films, « les défis de l’Aventure », festival auquel la famille de cyclotouristes participe : ils y projettent le film de leur année sabbatique en tandem à travers l’Europe centrale, voyage qui les a amenés jusqu’au Népal. Là, ils sont restés trois mois pendant lesquels ils sont venus en aide aux habitants déshérités de villages reculés. C’est ce que j’ai perçu de leurs dires. Quant à ma présence au festival, je comprends vite mon erreur, je ne sais pas ce que je fais là. Peu m’importe l’aventure, peu m’importent les défis. Je paye pour cinq films et je n’en vois seulement que trois. Je manque la séance de mes amis, me trompant d’heure et de salle. Je ne les vois donc pas et je préfère d’ailleurs car je suis bloqué, incapable de parler. Je suis mal à l’aise parce que je ne suis pas à ma place. Je repars donc aussitôt ou plutôt je fuis, je m’enfuis, moral et voix en berne, dans les talons. Quand je ne suis pas juste avec mon axe de vie, ma voie est sourde, décrochée, au fond du fond. C’est une constatation, un fait, un symptôme, un indice.
Partir. Seul. Voilà mon credo. Jusqu’à la fin.
Pour l’heure, je décide de quitter Paris, sac au dos.
J’achète un nouveau sac. Mon sac de pèlerin, ce fidèle compagnon d’itinérance ne suffit pas. Il me faut plus grand pour mettre tente, matelas, duvet et réchaud en plus du reste, le strict nécessaire.
J’ai fait une erreur, j’ai persévéré dans l’erreur, j’ai payé l’erreur. Maintenant, je suis sorti de l’erreur : j’ai quitté la Hollande et je sais que c’est la bonne décision. D’ailleurs connaître Maël n’était pas une erreur, c’était un bonheur. C’est croire que je pouvais m’alanguir avec elle, m’accorder à ses désirs et réprimer mon élan de vie qui l’était. Ma raison de vivre est incompréhensible pour quiconque : que ce soit la belle allemande, que ce soit Maël, que ce soit la prof sans nom ou toute autre, nulle ne peut se substituer à la guidance de la lumière, à travers les signes et les rêves.
Nulle ne peut se substituer. : hélas, trois fois hélas… !
Je me suis décidé pour un nouveau vélo, un vélo sans assistance électrique cette fois, qui me permettra de partir autour du monde en cyclotourisme. Mais il me faut l’attendre. Et attendre m’est difficile. Je ne peux pas rester à Paris, je suis mal et, de plus, j’ai prêté l’appartement à François. Il est donc plus à lui qu’à moi. Et il est trop petit pour être confortable à deux. Il faut que je bouge, sinon je deviens larve.
Destination : Pornic. Pourquoi Pornic ? Parce que Pornic !
Il n’y a pas de raison. Je commence à marcher, passant les nuits sous la tente que je monte à la tombée du jour. Un jour, un SDF me donne deux de ses sandwichs ! Un autre, une femme curieuse de voir un marcheur égaré chercher sa route en cette saison m’aborde. Elle va faire une séance de yoga du rire ; en écho, je lui fais mention de la vidéo…
Le 1er décembre, je suis au passage du Gois que j’ai déjà traversé il n’y a pas si longtemps en vélo. J’attends la marée basse qui me permettra de rejoindre Noirmoutier par la route submersible. Je me réchauffe dans le seul café-restaurant du lieu. Il est environ deux heures de l’après-midi. L’établissement va hélas fermer jusqu’à 19 heures. La marée basse est à 19 heures 45. Je déambule tout l’après-midi dans les chemins alentour pour ne pas geler sous l’effet du vent glacial. Quand la patronne revient, elle se dépêche de m’ouvrir le bar puis m’offre un café et du pain beurré en quantité… Quelle gentillesse, quelle sollicitude ! La marée est maintenant basse. Personne n’est visible dans l’établissement, je sors et me remets en marche. Je n’ai pas fait cinquante mètres que j’entends courir derrière moi… Je me retourne : la patronne vient me souhaiter bon voyage et me serre chaleureusement la main ! J’en reste baba…
Je m’avance dans la nuit glaciale et ventée, confiant, tel Moïse fendant les eaux. Belle impression que celle d’avoir de l’eau à droite, de l’eau à gauche, le bruit du clapotis, celui des oiseaux de mer, du vent et tout cela dans le noir de la nuit. Je suis pleinement heureux. Je le hurle à l’immensité. Levant les yeux, j’espère une étoile filante, témoin de mon bonheur. Je n’en vois pas, elles sont toutes fixes mais quand les nuages se déchirent, alors se dévoile la Croix du Cygne ! J’éclate de rire, j’exulte de joie. La Croix du Cygne est ma constellation fétiche. Elle dessine dans le ciel des nuits comme une croix, tête penchée sur le monde. Je hurle à l’immensité une immense série de : « je t’aime, je t’aime, je t’aime… ! ».
Je retrouve la voix. Je retrouve la voie.
Un peu plus tard, un couple dans une voiture me propose, avec tact, de monter à leur bord à moins que je ne veuille, disent-ils, continuer à jouir du passage, seul, dans la nuit… Ils sont étonnés de voir un homme traverser à pied à cette heure tardive et ce, en plein hiver. La discussion s’engage et je leur parle de mon périple. En partant, je leur fais mention de la vidéo…
Le lendemain, je pars pour l’île d’Yeu.
Nous sommes le 4 décembre. Bivouac de rêve face à la mer, sur un promontoire rocheux. Une question revient : pourquoi je pars ? Pour mourir en marche ? Pour être face à Toi en permanence ? Pour dire la lumière ? Je me rends compte que j’ai commencé à raconter à ceux que je croise presque malgré moi… Une seule certitude : partir m’est nécessaire. Et si le doute t’assaille, si tu ne te crois pas capable, oublie et fonce. Dans ma tête, le tracé est décidé : Canada, USA, Pérou, Chili, Patagonie, Argentine puis suivant les embarquements trouvés, La Réunion, Thaïlande, Corée du Sud et retour par la Chine puis l’Europe. Hugh !
Traverser, il faut que je traverse cette période et que je reparte. Ne pas douter. Je ne tiens pas à Paris, je déprime. Maël essaie de reprendre notre relation. Je la sais sans issue. Il n’y a pas d’avenir commun qui puisse satisfaire et l’un et l’autre. De toute façon, je suis un exilé. Perdu sur cette terre, certes, mais je sais à qui j’appartiens. À la lumière.
Je me retrouve dans un terrain vague à St Pierre d’Oléron. Il fait très froid. Je vais jusqu’au bout de l’île, au phare de Chassiron puis je rentre. Ça rime à quoi, ce que je fais ? Au premier coup d’oeil, ça rime à rien, c’est désordonné, du grand n’importe quoi mais je veux croire, je veux espérer, je sais qu’il y a une cohérence cachée.
TRAVERSER ! Traverser le noir. Traverser, le seul mot à tenir !
Paris : je végète, je me meurs. J’attends de repartir. Partir avant de ne plus avoir la force de partir. Partir pour mourir et paradoxalement, vivre.
Pour le moment, j’attends le vélo…
Mais le vélo, c’est du sur-mesure. Il faut la bonne taille de cadre, les bons pneus, les bonnes vitesses, les bonnes pédales, les bons pneus, etc… Bref, ça se commande et ça se fabrique… et cela prend du temps…
Marque Koga, modèle Worldtraveller, moyeu arrière Rolhoff, moyeu avant Son 28, transmission par chaîne, freins V-Brakes, pédales mixtes, guidon papillon, voilà pour l’essentiel. Pour le détail, voir ce qui suit…
J’ai choisi d’avoir le moyeu Rolhoff 14 vitesses en lieu et place du classique dérailleur Schimano, pour des raisons de robustesse, simplicité d’utilisation et résistance aux chocs. J’ai opté pour une transmission par chaine car cela me semble moins risqué d’avoir à changer une chaîne (on en trouve partout de par le monde) plutôt que la dernière nouveauté que le constructeur me proposait, à savoir une transmission par courroie. Pareillement, j’ai choisi d’avoir des freins classiques, des V-brakes, en lieu et place des freins à huile, plus récents et puissants. Les V-brakes ont fait leurs preuves, ils sont moins fragiles, faciles à entretenir. Là aussi le marchand me proposait le dernier cri mais il était plus vendeur de vélos citadins, hélas, que prodigue en bons conseils « tourdumondistes ». J’aurais un guidon papillon, multipositions, pour permettre au corps de varier les points de crispation dans l’effort en proposant plusieurs positions de conduite. Et enfin, je disposerais dans le moyeu avant d’une dynamo Son 28 qui me permettra de recharger une batterie portable qui rechargera à son tour celle de mon téléphone. Tout cela, à condition de rouler suffisamment vite bien sûr ! Batterie qui me fournira, de plus, un éclairage puissant et ce, quelle que soit l’allure ! Bref, le must ! Mais ce n’est pas tout ! Le vélo c’est bien, mais ce n’est qu’un cadre, un squelette qu’il faut habiller. Il faut le chausser et bien le chausser, avec des pneus Shwalbe Marathon plus, réputés pour leur résistance aux crevaisons. Il faut l’habiller ensuite avec des sacoches, « étanches de chez étanches », de marque Ortlieb, étanches à la pluie et à l’immersion totale, deux à l’avant, deux à l’arrière sans oublier celles de guidon et de selle. Enfin, en travers du porte-bagage arrière, un « rackpack » de chez Ortlieb aussi, vient compléter l’équipement. C’est vrai que penser à tout cela, acheter tout cela fait gamberger. On a déjà un pied dans le voyage. Mais pour le moment, il faut attendre.
Or l’attente n’est pas mon fort. Je décide de la tromper…
Le 30 décembre, je saute dans un bus, à Bercy. Je m’affale, tel la larve, je me recroqueville sur un siège et ferme les yeux. Vingt-quatre heures plus tard, je les rouvre : gare de Séville ! C’est le soir du 31 décembre, tout le monde est gai, ou fait semblant de l’être, se préparant pour le réveillon. La place est noire de monde. Je me trouve avec deux jeunes, un black et un beur qui étaient eux aussi dans le bus. Ils cherchent une auberge. Je les suis, ils me prennent sous leur protection, surtout le beur. Il me prend pour un vieil SDF, encore assez propre mais pas pour longtemps car à la dérive. Il n’a pas tort, dans un sens. Il veut absolument porter mon sac à dos. Lui n’a rien, il est juste venu faire la fête. On croise un couple neuf, cela se voit et pourtant de mon âge. Je pourrais être comme eux : avoir hôtel et compagnie… Qu’est-ce que je fais là, seul ? Le feu d’artifice éclate, les bouchons sautent, les gens s’embrassent, rient, crient… Je suis triste, je me sens sale. J’ai le sentiment d’être à part, de froisser mes relations par mon mutisme et ma conduite solitaire. Le contraste est frappant, la liesse des gens qui se souhaitent le traditionnel : « Bonne Année ! », tout en tenant dans la rue verre ou bouteille à la main, l’accentue. Je la sais artificielle, cette joie. La mine défaite des lendemains de réveillon que je constate au matin sur bien des visages l’atteste et certifie. Je détone ou déconne…
Le 1er janvier, je commence à marcher à partir de Cadix que j’ai rejoint avec le jeune black dans la voiture d’un ami à lui. Cet ami, c’est un commercial qu’il a connu au Sénégal. En attendant ensemble celui-ci à la gare de Séville, on parle un peu plus et, à ma grande surprise, il essaye alors de me vendre une maison en Afrique, en Casamance, en bord de mer, cent mille euros, pas cher, dit-il ! Il ne m’a pas pris pour un SDF, lui ! Il fait des études d’économie et de gestion à l’université de Rennes et commence avec moi les travaux pratiques. Toute occasion lui semble bonne…
Je longe rageusement le bord de mer, traçant mon propre chemin. Je dresse la tente au soir. Elle résiste à une nuit de tempête, follement plantée dans la dune exposée au vent du large, à la pluie, aux embruns. Faut être cinglé pour braver ainsi de la sorte les éléments ! Mes chaussures sortent trempées de l’aventure. J’ai en effet perdu le sac plastique censé les protéger et je les ai bien imprudemment mises sous le seul auvent et non dans la tente elle-même. Une sardine a, au cours de la nuit, failli à sa tâche. Et au matin, le résultat est là, triste, inexorable : chaussures et chaussettes sont imbibées, inutilisables. Je marche toute la journée, le plus souvent sur la plage, en tongs, nus-pieds, tentant d’exposer du mieux possible les affaires gorgées d’eau au timide soleil. Parfois je suis obligé de faire demi-tour, une embouchure trop profonde pour être traversée à gué barrant tout chemin. Je récupère un paquet entier de galettes dans les poubelles d’un spot de surfeurs. Cela tombe bien, je n’ai plus rien à manger. Je croise un homme jeune, vêtu comme celui de Cro-Magnon, avec un seul pagne cachant le sexe pour tout vêtement, pieds nus mais un énorme sac sur le dos. Il marche en sens inverse du mien. On se croise dans un regard, sans un mot. Je ne suis pas le seul cinglé. Aussi fou soit-on, il y a toujours quelqu’un plus fou que soi… Je retrouve ma voix. Elle était au fond des talons, comme toujours quand je déprime. Ma voix et ma voie : je suis heureux, je chante. J’arrive à Algésiras, une semaine plus tard. Tanger est en face, à soixante-cinq euros de traversée. Je pense à Jonathan qui est arrivé là et a pris le bateau. Où est-il maintenant… ?
Le sac avec les affaires de bivouac, humides, est lourd, il pèse à mes épaules. Marcher en tongs fausse mon assise. J’ai mal au pieds. Il se met à pleuvoir. C’est la goutte d’eau : je rentre. Un bus me ramène à Séville. Un autre à Paris. Je me sens noir, sale. Je suis comme une torche en fin de vie. J’ai flambé, l’espace d’un instant. J’ai connu la lumière. Ou plutôt, la lumière m’a connu. Ne reste que la matière carbonisée, noire.
Les oiseaux se cachent pour mourir.
Enfin je pars !!!
Ma première nuit de bivouac se passe dans la banlieue parisienne au coeur d’un échangeur routier. Ce n’est pas très romantique comme première nuit ! Elle donne le ton, celui d’une vie de SDF, vie choisie nomade. Une semaine après, je suis à Clamecy où je m’assure, en prenant à la sortie du village une côte carrément démoniaque, que je peux faire de la montagne avec ce vélo lourdement chargé.
Il commence à neiger. Je dors dans un lavoir, féerique cloître à ciel ouvert ! La neige tombe sur l’eau du bassin comme elle le ferait dans un bibelot… C’est beau. Le lendemain, je longe le bord du canal du Nivernais d’Auxerre à Decize. Il neige. Le paysage semble fixé en une sublime carte postale ! Je rencontre un surprenant attelage : une femme, en vélo couché tirée par deux chiens ! Elle m’invite à me mettre à l’abri. La soirée est sympa, nos conversations ponctuées par les cancans du perroquet de la maison.
À Paray-le-Monial que je trouve sur ma route, je cherche à voir une amie que je sais habiter ici. J’apprends qu’elle est décédée. Elle m’avait accueilli un jour, me trouvant allongé et endormi sur un talus, près de sa porte. Peu avant, en partant de Paris, j’avais rendu visite à Marguerite une nouvelle fois. Je l’avais trouvée absente, triturant sans fin un pot de yaourt,. J’étais resté choqué. Le temps passe et l’heure vient où mes amis s’en vont…
La route que je trace, à l’aveuglette vers l’Est, me mène à nouveau près de Taizé. Tiens donc ! Je rentre à la Morada, le bureau d’accueil, pour demander la permission d’établir quelque part ma tente. Mais il y a du monde, ça grouille et je ne sais pas trop qui est qui… À l’énoncé de ma demande, un jeune me dit d’attendre que vienne un responsable. Attendre n’est pas mon fort… Je ressors du bureau et je vais m’installer à la sortie du village. Je pense ainsi être hors du territoire de la communauté. J’établis mon campement et je m’endors.
En pleine nuit, de puissantes torches font le jour. Des voix me réveillent, m’obligent à sortir une tête ahurie à travers l’ouverture. Que se passe-t-il ? Deux jeunes hommes demandent, d’autorité, ma carte d’identité. Enfariné et docile, j’obtempère, je la leur laisse. Ils me la rendront demain, au bureau de l’accueil, disent-ils, question de sécurité ! Rendez-vous est pris pour dix heures. Je me rendors.
Le lendemain matin, je plie tout mon paquetage et je me rends au rendez-vous. Je suis au bout d’un certain temps auditionné par un frère qui, du haut de son onctuosité monastique, me sermonne et ne m’autorise même pas à assister à la prière de midi. J’en reste baba ! Il ne veut pas, non plus, que je laisse le vélo plus longtemps devant l’accueil. Allez ! Ouste ! Du balai ! Bigre… ! Il est pourtant beau mon vélo ! Les temps changent et l’hospitalité monastique aussi. Preuve supplémentaire que je n’ai rien à faire ici ! Rien à voir, circulez merci ! À pied ou à vélo, j’ai reçu peu ou prou de Taizé ce même message d’aller voir ailleurs.
Quittant ce lieu où ma présence gêne, en route vers Mâcon, je croise une cyclotouriste qui remonte vers Paris en vélo électrique. On déjeune ensemble sur un banc entre soleil et grêlons. Quatre jeunes assistantes sociales papotent au milieu de la voie, me forçant quasiment à m’arrêter ! Interpellées par mon paquetage, elles m’entrainent dans leur discussion sur le sens de la vie et celui de l’engagement. Elles se disent déjà usées et quelque peu sceptiques sur l’utilité de leur mission d’aide…
Je dors ensuite après Mâcon, dans la base de loisir de Cormoranche-sur-Saône, sous une tente qui est là, à demeure, avec un plancher surélevé en bois, dans un village de toile, type campement d’indiens. Cela semble parfait pour m’isoler du froid qui remonte par le sol. Je trouve l’endroit grâce aux indications données par un homme que je rencontre au soir tombé en train de promener son chien. Au matin, l’eau des bidons est transformée en glace et je ne vaux guère mieux ! Quelle nuit ! Le vélo, pourtant à l’abri sous sa bâche et sous un auvent, est entièrement recouvert de perles scintillantes qui sont cristaux de glace !
J’aurais dû monter la chambre de la tente, si ce n’est toute la tente à l’intérieur de celle du campement. Il y avait la place. Au lieu de cela, j’ai joué au flemmard… Il est vrai qu’il était tard, que la nuit était déjà tombée, que j’avais la journée dans les pattes… Bref, j’ai dormi à même le plancher en bois sans gonfler le matelas pneumatique. Erreur grossière ! Cela m’aurait isolé du froid glacial et faute de cette précaution élémentaire, j’ai connu une nuit digne d’une chambre froide de boucher.
Je ne reprends vraiment vie que vers midi, sous un abri-bus, exposé à un timide soleil qui n’a pas paru depuis longtemps. Je fais sécher autant que possible toutes mes affaires.
Je survis… tout va bien…
Nous sommes le mardi 13 février 2018. Il faut que je me restaure. Je fais halte dans le premier supermarché venu. J’achète une salade composée que je mange, assis et au chaud sur un banc, à disposition dans le hall d’entrée. Une jeune fille toute menue vient, en vélo, faire quelques courses. Elle entre et ressort. Tout en détachant sa bicyclette, elle me regarde par en-dessous. Elle hésite un bon moment puis se dirige d’un pas décidé vers moi. Sans un mot, elle tend discrètement… un billet de cinq euros… stupeur… elle insiste… je repousse gentiment son geste… elle s’éloigne à regret et reprend son vélo… jette un dernier regard vers le clochard… qui souffle vers elle sur sa main un baiser…
Après le refus du frère à Taizé qui, sûr de sa position et de son jugement sur les hommes, m’a pris pour un routard-SDF faisant le tour des abbayes pour profiter de l’hospitalité monastique, c’est à cette jeune fille de se méprendre sur mon compte jusqu’à m’offrir son argent de poche. Voilà ce que me renvoie le regard de l’autre : marginal, SDF, clochard, vieil homme apitoyant les cœurs tendres, renvoyé à lui-même par les cœurs fermes.
Presque arrivé à Lyon je rencontre quatre cyclistes. L’un d’eux, Jean-Pierre, m’invite chez lui. Belle rencontre avec lui et sa femme Sylvie, membres d’une association qui amène des handicapés en montagne à l’aide de joëlettes, astucieuses chaises à une roue et un brancard qui permettent d’offrir les joies de la montagne à ceux qui ne pourraient, seuls, en profiter.
Alors que je suis en route vers Valence le soleil fait son apparition : la température augmente, moral à l’unisson ! Je vais fêter tout cela au Mac’Do et là, je m’étale de tout mon long en allant chercher au comptoir mon chocolat chaud. Croche-pied de lacets défaits…
À Valence, je quitte la ViaRhona pour aller vers Crest. Je vais voir soeur Victorine, alias soeur Marie-Jean-de-la-Croix. Lors de mon premier passage, à l’automne dernier, lorsque je remontais vers la Hollande, je n’avais pas trouvé son monastère. Je ne l’avais pas beaucoup cherché non plus. Je n’étais pas prêt. Que me réserve cette visite ? Une joie partagée ! Elle est surprise bien sûr et follement heureuse aussi. Elle me dit que je viens de faire un bel apostolat en lui rendant visite. Apostolat… ? Bref, une visite, un vendredi, en plein carême c’est pour elle de l’or ! Elle a peu de connaissances en France.
Victorine, femme africaine du Congo, ayant vécu les horreurs du massacre tribal, ayant survécu, encore toute étonnée d’être sauvée, reconnaissante de ne pas être tombée, comme beaucoup d’autres comme elle, dans la prostitution, cherchant son chemin de femme en France, l’ayant trouvé au cours d’un stage d’expression théâtrale où, jouant le rôle d’une bonne soeur, elle apparaît aux autres plus vraie que nature : ainsi soit-il, elle sera religieuse ! Et religieuse clarisse parce que j’avais, ce même jour, interprété un texte de François qui l’avait bouleversée. C’est simple la vie…
Le lendemain matin, je m’éveille pour la première fois depuis longtemps avec un rêve, et un rêve très étrange. Je suis un bateau, une sorte de cargo et il semble faire naufrage. Je me vois marcher dans/sur l’eau et arriver au port. Le cargo me dépasse alors et rentre aussi au port. Venant vers moi, un homme, une sorte de prêtre, très allant, au visage blanc, éclatant, très pur avance vers le large. Il est comme lisant un bréviaire. Il me regarde. Je change de côté du chenal, comme pour l’éviter, effrayé de le côtoyer, trop noir pour approcher sa pureté. Puis je me retrouve dans un snack, il n’y a plus de sandwichs, je tourne bêtement dans le café, échangeant des banalités et je m’éveille…
Bonjour le jour, bonjour la vie ! Comprenne qui pourra !
Au matin, faisant de l’eau dans un petit village de montagne, je parle avec Jean-François, cheminot à la retraite, qui a repris la maison de ses parents et la retape. Il est, me dit-il d’emblée, protestant évangélique pratiquant. Nous avons une discussion approfondie autour de la Bible et du monde ! Cela ne m’a pas frappé sur l’instant mais au soir me revient son propos : il a lu ce matin l’épisode de la pêche miraculeuse, Jésus qui marche sur les eaux.
Le rêve revient en force…
Je fais une première étape de montagne ensuite vers Rimon, étape très dure, sous la pluie, avec du brouillard et une route qui n’est plus goudronnée ! Ce serait folie que de continuer à travers les massifs. Je fais demi-tour pour passer par la vallée et suivre la nationale.
La rencontre de Jean-François éclaire le rêve.
Je m’identifie à Simon-Pierre, j’assimile l’homme éclatant à le figure du Christ et le cargo symbolise ma vie. La signification apparait : ma vie semble faire naufrage mais il faut aller de l’avant et suivre l’homme éclatant qui avance vers le large, sauf à se perdre dans le monde et à débiter des banalités… Il ne faut pas craindre la pureté d’une démarche mais au contraire avoir la détermination d’avancer…
Avec le recul, je constate que ce rêve dit bien l’incroyable nouveauté de l’homme-lumière et la frayeur corrélative que cette nouvelle, presque nécessairement, engendre en soi. Le naufrage de ma vie (de toute vie) n’est qu’apparent et de lui émerge un homme lumineux qui avance vers le large…
Bannir, bannir la peur !
Cette journée pour rien, cette journée d’errance pure qui m’a conduit à Rimon, non elle n’est pas vaine, non elle n’est pas inutile. Au contraire, elle est d’or. Rimon, commune de Savel et Rimon, m’évoque irrésistiblement, par assemblage et consonances des mots, Simon, Simon-Pierre ! Elle est là, cette journée, pour me confirmer que je suis sur mon chemin, sur la bonne voie pour moi. Et non pas seulement parce que l’effort physique stimule l’hormone du bien-être, sérotonine ou dopamine, comme l’avait insinué la femme vétérinaire rencontrée deux ou trois jours après mon départ de Paris, un matin, alors que je pliais la tente plantée la veille au soir près d’une église de campagne. Seul le grand froid avait mis fin à notre surprenante et intéressante conversation. Ah ! ces journées pour rien, ces journées sans but comme celle de Georges, le doux dingue, ex-étudiant brillant des années soixante-huit, rencontré en Espagne et qui marchait sans but. De l’or ! De l’or, vous dis-je ! Je pleure de joie, j’éclate de bonheur, de gratitude ce soir dans mon duvet. Je suis comme Simon, rugueux, sceptique, mais je suis, je fais confiance aux signes, à l’appel qui m’a été donné en propre. Merci ! Gratitude infinie. Merci à toi, Jean-François que j’ai trouvé au cœur du village, venu remplir mes bidons d’eau. Cette eau était eau vive !
Le lendemain bien sûr, je paye cash : un bouton de fièvre à la lèvre récompense le trop gros effort fourni la veille. Le moral descend d’un cran. Les jambes sont absentes. Hauts, bas, exaltation, abattement. Cycle vital… Tenir bon, être fort, déterminé, les yeux fixés sur l’ailleurs…
Peu avant le col de Cabre, je rencontre Cyril qui relie Strasbourg à Nice en patins à roulettes et ski sur le dos ! Jeune adulte, complètement « fondu », il a fait d’autres exploits aussi fous. On chemine ensemble un temps puis, comme il monte le col deux fois plus vite que moi, on se quitte. En pleine ascension, un jeune homme, Stanislas, ralentit à ma hauteur et me propose, par la vitre baissée de sa voiture des pains au chocolat, comme on le ferait lors d’un ravitaillement en course ! On finit par s’arrêter. Il rêve de partir en cyclotourisme et m’avoue chercher la lumière ! Une demi-baguette, une gorgée de coca et une pomme se retrouvent dans mes sacoches. Merveille que ces rencontres providentielles ! Puis, sur une aire de parking, j’ai l’occasion de parler avec deux jeunes camping-caristes à qui je fais aussi mention de la vidéo. Quelle journée !
J’établis le bivouac dans un champ. La nuit est glaciale une nouvelle fois ! Au matin, Nadège est un bloc de glace. Nadège, c’est mon bidon d’un litre et demi ! Hasard plus que précaution, il n’était rempli qu’au deux tiers. La glace ne l’a pas fait exploser. Par bonheur, mes autres bidons étaient vides. Bananes gelées, orange givrée, tente raide de glace, vélo blanc de givre, pantin frigorifié de la pointe des pieds à celle des cheveux. Je m’habille sous la tente et je mets beaucoup de temps à me réchauffer. Heureusement, le soleil finit par se montrer. J’arrive à Gap, ce mardi 20 février vers midi et je fais une longue pose Mac’do. J’expédie des mails où j’expose ma situation de cyclotouriste et dans lesquels je fais aussi mention de la vidéo. Car, ne sachant pas trop où allaient me conduire mes tours de pédales et n’étant pas trop enclin, par nature, à donner des nouvelles, personne ne sait où je suis.
À part moi… et encore… !
Il faut faire le point, décider de la route à prendre. Ce sera en passant par Digne, puis la via Francigena, cette voie qui, partant de Canterbury rejoint Rome. Passer par les Balkans est trop risqué en hiver et trop dur aussi certainement pour moi, d’après ce que j’en ai entendu dire par le « fondu » qui l’a fait et trouvé difficile !
Je couche quelques kilomètres après Gap et c’est pour la première fois une nuit sans givre au petit matin. Quel bonheur ! Sur la route, je croise un cycliste du lieu, ancien montagnard, et on discute bien. Il me conseille de pousser jusqu’à Barcelonnette, voir si le col de Larche est ouvert et, s’il ne l’est pas, d’attendre là, dans un caravaneige jusqu’à ce qu’il ouvre… J’abandonne donc avec plaisir l’idée de rejoindre Digne et de descendre ensuite jusqu’à la côte d’Azur. Cela m’est connu et ne me tente pas en fait. Mais à Barcelonnette, il n’y a pas de caravaneige ouvert ! L’information était périmée, vieille d’une… vingtaine d’années ! Le temps s’est immobilisé dans la tête du montagnard loquace !
Je fais quelques courses et deux gendarmes entrent dans la pharmacie où je me trouve. Ils ont vu le vélo sur la devanture et sont curieux du propriétaire ! L’un d’eux est allé au Kirghizistan et me regarde avec envie… ! Plus loin, c’est un jeune homme qui m’a dépassé, dit-il, ce matin au lac de Serre-Ponçon et qui est tenté aussi par ce genre d’aventure. Je pousse jusqu’à Jausiers et, alors que je rentre dans l’office de tourisme uniquement parce qu’il est en plein sur ma route, que je vois de la lumière et que je ne sais pas trop quoi faire, la responsable me suggère de dormir dans l’église, toujours ouverte, avant de m’offrir une salle du bâtiment de l’office lui-même, salle vide mais chauffée et avec toilettes privatives ! Admirative de mon audace d’entreprendre un tel périple, elle me dit que je fais « ce que chacun aimerait faire mais ne fait pas ». J’installe mon matelas dans les lieux. La météo annonce du moins cinq pour la nuit. Je profite de l’aubaine pour réviser le vélo, faire un brin de lessive et de toilette et bonne nuit !
Quel bonheur ces rencontres, cette fraternité !
Le lendemain, je monte jusqu’à la Condamine. Il commence à neiger. Le col est dans la brume, des températures de moins sept degrés sont annoncées. Je renonce, non sans beaucoup hésiter. Mais sur la neige gelée, le verglas et dans le brouillard rien n’est à espérer. Ce serait folie. D’autant que le col n’est accessible qu’entre douze et treize heures à cause des travaux de déblaiement d’un éboulement récent. D’ailleurs, il est officiellement et en permanence interdit aux vélos à cause précisément de ces risques d’éboulements. Le versant italien, en outre, est réputé très dangereux pour ses virages serrés. Mon équipement est insuffisant contre le froid qui règne. La décision m’est difficile mais la sagesse l’emporte : je retourne à Saint Vincent-les-Forts et prends la direction de Digne.
Arrivé à Seyne-les-Alpes, je fais les courses au supermarché et je croise Yann, admirateur et envieux. Il aime le bateau, on parle méditation, temps de la vie, il a deux fils adolescents… Sois béni, mon frère ! Il y a un camping ouvert. Je me laisse tenter. Douche chaude, lessive et soirée au chaud. Mais l’ambiance est terne à côté de celle dans laquelle baigne ma solitude quotidienne. Trois hommes discutent moto au coin du bar, deux femmes papotent au coin du feu. Pas la moindre manifestation d’intérêt de la part de ces gens. Je mets à jour le journal, le courrier. Le feu ronronne mais on ne me propose pas de rester près de lui pour avoir chaud. Je suis usé par le grand froid et les efforts. Vérification faite rétrospectivement et par acquis de conscience, eu égard à la fatigue de mes jambes, je m’aperçois que j’ai parcouru près de cent kilomètres aujourd’hui en montagne.
Suis-je fou ?
J’espère que cette nuit au camping sera la dernière dans le froid : moins cinq de prévu, je n’arrive pas à planter les sardines dans le sol gelé et j’en casse une ! La nuit se passe, le lendemain, 23 février, je suis à Digne. Finie la haute montagne, exit le décor magnifique des sommets enneigés éclairés par le soleil couchant, la descente vers Nice est engagée…
Suis-je déçu de pas pu avoir franchi les Alpes plus tôt, par le col de Larche ? Non. Savoir renoncer est une victoire. Je suis en errance. Un chemin en vaut un autre. Je prie mes journées et je les aime. Je les prie d’autant plus que je les aime ou je les aime d’autant plus que je les prie. Je ne sais dans quel sens il faut tourner les mots tant c’est du pareil au même ! Je n’aurais certainement réussi qu’à écourter définitivement l’itinérance en forçant le passage. Alors maintenant cap au Sud ! Le relief du Verdon est encore suffisamment difficile.
Peu avant Rouaine d’Annot, je m’arrête, attiré par une jolie chapelle entourée de son cimetière. Il commence à pleuvoir, il est déjà tard et j’en ai plain les pattes. Je décide de passer la nuit ici, remerciant de l’aubaine. Le Verdon est blanc de neige. Je monte la chambre de la tente à l’intérieur de l’église. Le lieu incite à prier. Le mot m’interroge : qu’est-ce que prier ? Il m’apparait vide. Je ne sais plus ce que prier veut dire. Tout mon état, toute mon itinérance est prière. Ma vie est prière. Le matin, je démarre de bonne heure. C’est dimanche et je ne voudrais pas être surpris là, je ne veux pas choquer. Il y a peu de risques qu’il y ait une cérémonie en cet endroit isolé mais sait-on jamais ? Il y avait une bougie qui brûlait, près de l’autel, hier au soir quand je suis arrivé…
Je passe à Entrevaux et commence à reconnaître des paysages connus. J’arrive sur Nice ce dimanche pluvieux du 25 février et je ne sais que faire. Avancer encore et me retrouver dans l’urbain à outrance ou m’arrêter déjà ? C’est le début de l’après-midi. J’ai bien roulé, il est vrai que cela descend ! Je mesure ma condition d’errant. Une seule chose à faire : prier le temps. Il pleut, je reprends la route, ne sachant où m’abriter ni que faire. Je plonge dans un Nice qui vient de fêter son carnaval. Présence policière impressionnante, Mac’do surbooké… Quel changement avec ces jours derniers faits de calme et de paysages sauvages !
Je trouve refuge sur la corniche de Villefranche où il est interdit de camper bien sûr (mais pas de bivouaquer hein … ?). Il pleut et il fait froid mais tout est bien. La journée a été longue, elle a commencé tôt et s’est finie tard ! Je fais comme lorsque je marchais : je suis en action du lever (enfin presque…) au coucher du soleil. Près de cent kilomètres encore aujourd’hui ! C’est trop ! Il faut que je me pose, mais c’est difficile pour un errant qui, justement, n’a pas d’endroit pour se poser. Le lieu où je me suis installé est un lieu de rendez-vous et au milieu de la nuit, je suis réveillé par des bruits de voitures et de pas. Au matin, je fainéante puis, lorsque je me résous enfin à jeter un oeil au dehors, l’incroyable se produit : il neige ! Ici, sur la Côte d’Azur, alors que je surplombe la mer, alors que j’ai fui les montagnes enneigées, le col de Larche qui n’a pas voulu pas me laisser passer, il neige !
Je me recouche aussitôt !
La journée est longue ensuite, très dure physiquement : des averses de neige, une visibilité quasi-nulle, un relief difficile, un froid intense accompagné de rafales de vent très violentes, une circulation dense sur cette corniche qui relie Nice à Menton, étroite et au relief accidenté. Je tombe pour la première fois, sans gravité, ayant emprunté un trottoir enneigé pour laisser passer les voitures qui s’impatientent derrière moi. Mais j’oublie la largeur des sacoches avant et j’accroche un lampadaire ! Je mesure vraiment, a posteriori, le risque que j’aurais pris au col de Larche avec l’altitude et le verglas en prime. C’était ni plus ni moins que du suicide ! J’ai déjà du mal à encaisser le froid ici, sur la Côte d’Azur…
C’est un paysage assez surréaliste qui s’offre à mes yeux, du jamais vu avec une telle intensité depuis plus de dix ans et même bien plus, depuis précisément l’hiver 85/86, me dit un employé du port de Menton qui vit sur son bateau et qui, me voyant monter la tente à même le quai, à l’abri de la capitainerie, manifeste de la sympathie pour ma démarche.
Notre échange autour de la rigueur hivernale ravive ma mémoire…
Un flot de souvenirs remontent, fruits de cette année sabbatique que je m’étais décidé à prendre. Je voulais faire le tour du monde à la voile. J’avais lu Bernard Moitessier, parti sur son voilier, Joshua, pour la première course autour du monde à la voile et en solitaire. Bon premier, il n’a pas rallié le port d’arrivée pour venir chercher son prix mais il a continué autour du globe, ne pouvant s’arrêter, tellement heureux d’être ainsi, seul avec lui-même, au prise avec les éléments. J’avais rêvé devant les aventures en Antarctique de Gérard Janichon et Jérôme Poncet, sur leur bateau baptisé « Damien ». « La Longue Route », le livre de Moitessier et les aventures des « Damien » furent longtemps mes livres de chevet. Jérôme est retourné ensuite passer un hiver entier dans les glaces de l’Antarctique avec sa compagne. Elle a mis alors un fils au monde, sur leur bateau immobilisé dans les glaces au cours de tout un hivernage. Quelle beauté, quelle force, quel choix de vie ! Les aventures marines de Gérard furent autres. Il éleva un temps des escargots et écrivit des livres aussi. C’était lui la plume des « Damien » si Jérôme en était l’âme, le navigateur par excellence ! Quant à Moitessier vieillissant, il échoua son bateau le long des côtes américaines. Destins…
J’ai fait l’école de voile des Glénans. Un premier stage à Marseillan, sur l’étang de Thau, au cours duquel un coup de bôme sur le crâne me détermine : je veux comprendre comment marche un voilier. C’est le début d’une passion. Je deviens chef de bord de bateaux de plus en plus gros, jusqu’au « Palynodie », ex-bateau de course de Gaston Deferre, maire emblématique de Marseille, bateau avec lequel j’accomplis en équipage un merveilleux tour de Corse. Je flirte aussi, en tant qu’équipier, avec les glaces sur « Katsou », un sloop de treize mètres. Impérissable souvenir ! Partis de Cherbourg pour rejoindre l’Islande, nous allons au-delà et franchissons le cercle polaire arctique jusqu’à rencontrer la banquise. Par bonheur, le temps est calme, la mer d’huile. Quatre d’entre nous, dont moi, nous descendons en annexe pour tâter la banquise, toucher les « growlers ». Ils font, en frottant les uns contre les autres, un bruit impressionnant. Soudain, la brume se lève et recouvre tout à une vitesse incroyable. Nous pagayons vite vers le voilier au risque de le perdre de vue et de nous perdre nous-mêmes… L’histoire, souvent tragique, des terre-neuvas partis à la pêche à la morue sur leur doris, reste ici encore étrangement immédiate et lisible…
Sur le chemin du retour, pendant que mes compagnons fêtent dignement l’événement dans le carré en buvant du whisky « on the rocks », c’est-à-dire avec les morceaux de glace dérobés à la banquise, je prends le quart. « Katsou » est un ancien bateau de course. Merveilleusement équilibré, au près bon-plein, j’abandonne la barre à roue, monte dans le premier étage de barres de flèche et contemple. Quel spectacle ! Le ciel et la mer se confondent, s’unissent dans l’ocre et le bronze. Cinq mètres en-dessous de moi, l’étrave chante et fend les eaux ; la barre à roue oscille, comme sous la caresse d’une main invisible. Souvenir inoubliable : écrivant cela, l’image est là, imprimée à jamais.
Puis je réalise mon rêve : j’ai mon propre bateau, « Rapière ». Voilier fin et racé de dix mètres, c’est un « Centurion » des chantiers Wauquiez, le frère de celui que je découvre, ému, dans le port de Deauville. J’ai des rêves plein la tête et une grande faim d’horizons. Je prends une année sabbatique. Cela me coûte un divorce, mon poste dans l’éducation nationale et l’incompréhension de tous : famille, amis, collègues. Je pars mais je pars trop tard, retenu et empêtré que je suis dans les problèmes affectifs et administratifs. En ce mois de décembre, la Méditerranée est rageuse. Deux jours après le départ, je manque de perdre le bateau au mouillage, affourché sur deux ancres, dans les calanques de Cassis où je me réfugie. Une semaine plus tard, je le perds vraiment. L’eau du port de Palavas-les-Flots où je fais escale communique avec celle des étangs qui stagnent le long de la côte : elle est donc saumâtre, mi-douce, mi-salée. Au matin, l’ambiance est bizarre. Encore dans ma couchette, je perçois des bruits feutrés autour de la coque. Qu’est-ce que cela peut bien être… ? J’ouvre le capot de la descente. L’eau a disparu. Tout est blanc. Un goéland déambule autour du bateau. Le bruit est celui de ses pas. Le port a gelé. La coque est prise dans les glaces. Le moteur a serré, inutilisable. Le bateau est pris dans les glaces, comme celui de Janichon et Poncet ! Antarctique ? Non, côte méditerranéenne ! J’ai fait mon TM, mon tour du monde soit Toulon – Montpellier !
Peu importe… j’étais parti…
Foin des souvenirs, les Alpes sont franchies ! Menton est ma dernière étape en France. Je vais dormir sur le port. Je ne me résous pas à contacter un « Warmshowers », un hôte possible appartenant à ce réseau d’hébergement et d’entraide aux cyclotouristes partout dans le monde. Un toit, une douche chaude et de l’amitié : c’est une belle réalisation, que je ne sais goûter. Pourquoi donc ? La décence exige de prévoir, un peu à l’avance si possible et il m’est très difficile de savoir précisément où et quand je vais m’arrêter. Ce n’est pas mon mode de fonctionnement. Je préfère l’incertain. Si on m’invite, je ne refuse pas, jamais. En tout cas j’essaye et s’il m’arrive de refuser, force m’est de constater que j’ai quasiment toujours à le regretter : je ne trouve pas alors facilement de lieu pour dormir ! Mais je ne cherche ni ne provoque l’invitation. Invité, il faut parler, sortir de soi, quitter l’habitude, l’attitude méditative. Je ne le souhaite pas. Ce n’est pas ma nature.
Devant le musée Jean Cocteau, je discute avec un couple. L’homme demande à être pris en photo avec mon équipage. Il habite au Puy-en-Velay, je lui mentionne la vidéo. Le froid écourte la conversation et je ne pense même pas à parler de l’exposition à Livinhac. Dommage, c’était pourtant une occasion propice !
Vingt-six jours pour traverser la France, de Paris à Menton. Je n’ai pas voulu m’équiper d’un compteur kilométrique. Sans fil, il risquait d’interférer avec la dynamo qui permet l’éclairage. Avec fil, il représente un emmerdement de plus. Et de toute façon, ce n’est pas le nombre de kilomètres qui importe, mais bien ce que les kilomètres savent offrir de bonheur, de joie, de prière, de transformation à celui qui les parcourt. Tel est ce que je pense. Je suis heureux, non tant du périple que de la condition d’itinérant. Je prie quasiment toute la journée, comme je respire, avec violence dans l’effort. J’ai soif, de cette soif d’absolu, d’ailleurs, dont le pèlerin de lumière m’a donné le goût.
Je passe une nuit tranquille, à l’abri de la capitainerie. Au matin, pourtant de bonne heure, le capitaine du port arrive déjà. Il fait semblant de ne pas me voir pour ne pas avoir à faire son devoir et me dire qu’il est interdit de camper sur un quai public… Son attitude aurait certainement été autre en plein mois d’août ! Réveil magique devant Menton encore éclairé des lumières de la nuit. Magique mais froid, très froid. Le vent est glacial. Je déjeune solidement devant la statue de Jean Cocteau en attendant que le Mac’do ouvre… Il se remet à neiger ! Je reste toute la journée à déambuler dans Menton, j’achète de l’essence pour le réchaud MSR et je me chauffe le plus possible aux timides réapparitions du soleil. La journée d’hier a été éprouvante. Le froid intense m’a mis à plat.
Le soir, je couche près d’un supermarché en bord de mer, juste avant le passage de la frontière. Je passe une excellente nuit, toute d’un bloc, sans avoir besoin de me lever pour pisser…
Le lendemain, je passe en Italie.
Il fait encore zéro degré à San Remo et je suis toujours un peu paralysé ! Il me tarde de rouler sous le soleil et des températures plus clémentes…
Peu après San Remo, je rencontre quatre jeunes français de Lille, trois filles et un garçon, qui achèvent un tour d’Europe de huit mois, du moins pour les trois filles, le garçon les ayant rejointes en cours de route. Nous éprouvons une grande joie de nous rencontrer, de raconter un peu de son périple avant de reprendre, chacun, sa trajectoire. Toute rencontre, rare et inattendue, régénère. Une autre surprise de taille m’attend bientôt : un « chocolate » brûlant, épais, à déguster à la petite cuillère que je trouve au Mac’do d’Impéria ! Quel pied ! Viva Italia !
Je couche en bord de mer à Diano Marina. Sitôt installé, un vent de folie se lève qui souffle toute la nuit. Au matin, je me réveille sous trois bons centimètres de neige et le vélo est par terre, couché par les rafales. La station de bord de mer est devenu station de ski ! Un chasse-neige ouvre la route. Parfois le vent, contraire bien-sûr, est si violent que je je dois m’arrêter. Huit établi, rafales à neuf sur l’échelle de Beaufort, c’est certain ! La route est glissante de neige fondue, dangereuse et je ne mets plus les pédales automatiques pour anticiper la chute. Averses de grésil quasi-permanentes. Lorsque la route arrive au sommet d’une corniche pour passer un cap (et il y en a de nombreux sur cette voie qui serpente en bord de mer !), le vent est si fort que je suis contraint de m’arrêter et de pousser le vélo. Parfois je suis obligé d’attendre que la rafale passe. Il m’arrive même d’avoir à reculer ! Mer blanche d’écume, volée d’embruns, c’est monté à dix, rafales à douze, foi de marin !
Vivre, bigre… !
Je m’arrête à treize heures, à Albenga, les épaules en compote, douloureuses de me cramponner ainsi au guidon. Je veux m’établir en cet endroit, ne pas aller plus loin, me reposer, oublier (eh oui, j’en suis là… !), passer la nuit mais je ne trouve pas d’endroit convenable. Je mange solidement en cuisinant un brin, puis je continue. Et ce jusqu’au soir où je peux enfin m’abriter dans un angle de la terrasse d’une cabane de plage. Le vent souffle en furie toute la nuit, la banne de la cabane claque comme une folle. C’est un peu cauchemardesque, je dois le reconnaître. Je dors bien toutefois et au matin, je traîne, je fais la grasse, le point aussi, un essai en tout cas…
Un mois de vélo, d’efforts quotidiens, de rencontres, une respiration priante : voilà le bilan.
Le vent a molli et devient maniable, je fais route péniblement vers Savona. J’atteins le Mac’do tant espéré vers quatorze heures, bien entamé par la folle journée d’hier et les dures conditions de froid rencontrées depuis le départ. Je frôle peut-être mes limites… Je croise Marcel, cyclotouriste avec remorque, hollandais établi à Barcelone qui rentre d’un périple de quatre mois en Europe. En Croatie, il a connu des moins dix degrés. Il a dû aller à l’hôtel puis a pris le train pour Trieste, me dit-il, transi de froid lui aussi !
En sortant du Mac’do je constate avec joie que le vent s’est posé. Il y a même des coins de ciel bleu et le soleil réapparaît timidement par moment ! Constatation : il existe toujours… Joie ! Je suis incroyablement heureux, après tous ces jours apocalyptiques. Merci ! Demain, je devrais arriver à Gènes. Au matin, j’entends la pluie tambouriner sur la toile de tente. Alors que je suis en train de la plier, une jeune femme vient discuter avec moi : « Vous êtes sur Facebook ? ». Elle me parle de marcheurs de la paix qui relient Santiago à Jérusalem, accompagnés de deux ânes. Elle le sait grâce à Facebook. Interpelé par mon périple, elle voudrait pouvoir me suivre aussi. Être sur Facebook n’est pas de ma génération. Mais surtout ce n’est pas ma nature d’être ainsi exposé. Je lui fais mention de la seule chose qui soit de ma part sur le Net et ce grâce à Jonathan : la vidéo. Je ne voyage pas pour faire connaître aux autres que je voyage mais sa demande me fait comprendre que donner des nouvelles, c’est faire voyager ceux qui ne le peuvent.
J’arrive à Gênes sous une pluie diluvienne et froide. Je trouve du gaz à Décathlon, je fais la traditionnelle pose Mac’do puis le soir, je dors sur le port de Recco, en bout de promenade. Un peu de bruit, des jeunes, des familles, des pétards. C’est samedi soir et le temps est enfin clément, tout le monde en profite et se rassemble. Itinérant, je reste seul malgré les liens d’amitié, de parenté et d’amour qui se manifestent.
Tout est bien.
Le lendemain, la température a pris douze degrés de plus et je suis passé à quatre couches seulement de vêtements. Elle est escarpée, cette route le long de la falaise, ça monte et descend en permanence. Je fais cuire mon premier riz sur le réchaud à essence tout neuf. Expérience concluante quoiqu’un peu salissante et odorante. Ce type d’appareil est à apprivoiser. Le col qui s’élève de Sestri Levante en bord de mer vers la Spezia est terrible ! C’est carrément une rude étape de montagne à se farcir et ce, en fin de journée. Je retrouve des traces de neige en bord de route. L’effort est violent, très violent. Je prie le pèlerin russe, dans le souffle qui devient court : « Yeschoua, choua, choua… », train poussif du vieux Far West !
Je ne sais pas pourquoi mais je pense à ce qui est appelé dans la tradition péché originel. Et s’il évoquait simplement, ce soi-disant péché originel, la conscience progressive d’être divin qui se forme et se forge peu à peu ?
Je passe, vers 18 heures, le « Passo del Bracco », expression que je traduis ainsi : passage du branque et le branque c’est moi. Dénivelé : six cents dix-sept mètres, c’est peu mais avec tout ce que j’ai déjà dans les jambes, c’est l’Himalaya à gravir ! En plus, cerise sur le gâteau, il se met à pleuvoir. Et ce n’est pas fini… Dans le début de la descente, le vélo se met à avoir un comportement bizarre, comportement hélas que je ne connais que trop bien. Il dit la crevaison ! Je n’en crois pas mes yeux. Je croyais être à l’abri d’une telle avarie avec mes pneus « Marathon Plus » tout neufs ! Crevaisons de la roue arrière bien sûr ! Stoïque, je plante la tente en bord de route et je remets à demain la réparation. Au matin, la cause est claire : un petit bout de ferraille crochu, type clou de pneu-neige de voiture, inséré dans une cannelure du mien. Imparable ! Je répare, il ne pleut plus et tout se passe bien. Ouf ! Je craignais un peu avec la nouveauté d’avoir à faire une première réparation sur une roue équipée d’un moyeu Rolhoff. Peut-être la crevaison était-elle là tout simplement pour me dire de m’arrêter : stop, mon petit, à chaque jour suffit sa peine… ?
Le temps s’est radouci et j’arrive au parc national des Cinque Terra, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité, avant la Spezia. C’est très beau, mais ça se mérite !
C’est de la montagne et de la montagne abrupte ! Des villages, au nombre de cinq, flanqués sur des pitons rocheux en bord de mer et entourés de montagnes arborés. Je prie sous l’effort, toujours le pèlerin : « Yeshoua, fils du Dieu vivant, prends pitié de moi, pécheur ». Ce qui, en raccourci, signifie : « Yeschoua, fais de moi ce que tu es ! ». Il n’y a pas de péché. Ou plutôt il y en a un seul : être séparé du plus grand, du divin, quel que soit le nom qu’on lui donne. Nous sommes poussière d’étoiles, constitués des mêmes atomes. Quand je prie Yeschoua, j’interpelle mon frère, le précurseur. C’est ainsi que je vois les choses. Jésus a ouvert la voie de l’homme-lumière, voie ouverte à tous. Quand je le prie ainsi, c’est pour qu’il me tire à lui, pour être ce qu’il est, homme-lumière.
Vers le soir tombant, je descends en bord de mer, au hasard : ce sera Corniglia. La descente est raide, très raide qui amène vers ce village perché sur un rocher au ras des flots. Que sera la montée ? « À chaque jour suffit sa peine » devient mon leitmotiv : on verra demain… Mais parvenu en bas, je ne trouve pas suffisamment d’espace pour installer la tente, aussi petite soit-elle ! Chaque mètre carré est utilisé et appartient à une propriété privée. Je finis par dénicher un coin de goudron entre la voie ferrée qui longe la côte et un chemin piétonnier qui remonte au village. Le soir est doux et je m’installe dans mon fauteuil pour la première fois depuis le départ. Puis popote ! Je fais cuire mon riz et le déguste, paisiblement !
Je suis bien, très bien. Bonne nuit !
Le lendemain, je me lève de bonne heure, avant la pluie qui ne tarde pas à refaire son apparition. Je visite un peu Corniglia, village tortueux, étroit, aux maisons colorés et je fais des courses sommaires pour me redonner des forces avant de remonter ce que j’ai si imprudemment descendu. J’achète quelques fruits, du bon pain au levain et une fougasse à l’huile d’olive et au sel, spécialité du coin. Puis j’entame la montée sous un rideau de pluie. Dantesque ! Démentiel ! Faut être complètement fou pour être descendu là ! Il y a des raidillons à tomber à la renverse et ce, à cause de la seule gravité ! J’exagère mais c’est à peine… Je mets pied à terre, pousse le vélo et même ainsi c’est dur, très dur ! Je m’arrête souvent pour reprendre souffle. Je prie Yeschoua, Père, Lumière, Un, Rien…
Rien : au-delà des mots.
Lumière : au-delà de la compréhension.
Il y a du calme, de la sérénité dans ce paysage des Cinque Terre, ces pentes abruptes couvertes de restanques improbables, travaillées et plantées d’oliviers ou de vignes. Ces cinq kilomètres de montée que je m’offre ou plutôt m’impose au petit jour, dans la brume et sous la pluie, marquent l’anniversaire d’une année et demie d’errance. Drôle de champagne que cette côte démentielle pour fêter cela ! Côte qui ne m’empêche pas d’être toujours « ramasse–merde » : après un catadioptre dont je n’ai absolument pas besoin, c’est au tour d’une tête de balai de me faire de l’œil. Je m’arrête et je ramasse. Un peu plus tard, faisant les courses à la Spézia, je vois un manche tout-à-fait adapté à la tête. J’ai un éclat de rire somptueux et spontané, mais je ne m’arrête pas ! Non, mais… ! Le soleil est revenu, je chante en pédalant. Ma chevauchée, mon itinérance n’a aucun sens si je ne la partage avec toi, Seigneur, avec toi, Lumière qui m’a touché. Je vais, j’avance vers toi. Je suis à la Spézia et il me faut décider de la route. Ce sera Pise puis Rome par la côte.
Aujourd’hui, me revient en mémoire ce mot de Soeur Victorine : « apostolat ». Il m’avait choqué. En fait, je crois que lorsqu’elle l’a prononcé, je n’en ai pas vraiment compris le sens. J’avais oublié ce que le mot signifiait. M’apparaissant tellement incongru dans la discussion que nous avions, je n’avais pas compris qu’en fait, elle mettait le doigt et le mot juste sur la réalité de mon itinérance : apostolat qui s’ignore et se délecte d’être. « Quel apostolat vous faites ! ». Auprès d’elle ? Auprès de tous ? Auprès de moi ? Apostolat de la démarche par elle-même ? Être près de toi, Seigneur ! Cela suffit. C’est cela l’apostolat, mon apostolat.
Aussi loin que tu voudras…
Je ne prends plus pour dormir les deux duvets, les enfilant l’un sur l’autre et cette nuit je n’ai pas eu besoin non plus de mettre la polaire. Il fait doux bien que la nuit ait été parsemée d’orages et d’averses. Dans la journée, je ne suis plus qu’à trois couches de vêtements (j’étais monté jusqu’à huit les temps de grand froid, huit avec la cape de pluie recouverte du gilet jaune de signalisation, trouvé en bord de route !). J’entretiens le vélo et je m’aperçois de l’urgence qu’il y a à changer les patins de frein, complètement morts après les quelques deux mille kilomètres parcourus en trente-cinq jours de vélo. Et c’est là où je me félicite d’avoir choisi un système de freins simple à entretenir, des V-brakes de chez Shimano ! Dans une toute petite échoppe, à Massa, un mécanicien installe de nouveaux patins sans me faire payer de main d’oeuvre ! J’observe son tour de main afin de le reproduire moi-même à l’avenir.
La journée suivante est tranquille. Je prends mon temps et me repose des jours passés, éprouvants. La route plate est plate, le revêtement roulant, les Mac’do accueillants : le pied ! Dans cet état de quasi-béatitude, ma capacité à réfléchir est proche de zéro et c’est ainsi que je réalise ce que je ne souhaite pas : avoir à chercher un lieu de bivouac au coeur d’une ville.
Mais, à la tombée du jour, j’arrive à Pise…
J’aperçois un espace de verdure qui me semble très convenable. Je m’y installe. Je me restaure, sans allumer le réchaud pourtant, un clignotant rouge s’étant allumé dans un recoin de ce qu’il me reste de cervelle. L’endroit où je viens de m’installer m’apparaît être une propriété privée et non un lieu public. Au moment de monter la tente, le scrupule augmente. Il m’a bien semblé, du coin de l’œil et dans la nuit, voir une barrière à l’entrée, certes levée lors de mon passage mais barrière tout de même. Je décide de rebrousser chemin et d’aller voir ailleurs…
Aller voir ailleurs, oui mais encore faut-il que ce soit possible ! La barrière – car barrière il y a bien ! – est fermée maintenant et difficilement franchissable ! Je suis effectivement dans une propriété privée, assez luxueuse d’ailleurs. Normal que le lieu m’ait tenté ! Mais j’y suis prisonnier ! Que faire ? Je démonte les sacoches, couche le vélo et le passe par-dessous la barrière. Les chiens du voisinage commencent leurs sérénades… C’est au tour des sacoches et du rack-pack d’être glissés de l’autre côté. Le tout fixé à nouveau sur Séraphin, je peux repartir et trouver refuge un peu plus loin, dans un chemin communal cette fois, tranquille et isolé…
Quelle erreur d’appréciation j’ai commis là ! Quand la fatigue est reine, tout semble bon pour s’arrêter. Je savais bien pourtant qu’il fallait que je stoppe avant d’atteindre Pise. Mais quand la machine est lancée, la tête est dans les jambes tout comme, pèlerin, elle était dans les pieds ! L’espace que je trouve est royal, plat, public, à l’écart de tout. Il m’offre même, au matin d’une nuit pourtant fraîche, une très bonne surprise et je m’émerveille du cadeau : ma cathédrale de toile est inondée de soleil ! Il n’est que huit heures mais celui-ci est déjà haut dans un ciel tout bleu. Quel bonheur ! Le coin est isolé, je peux prendre mon temps. Le pied ! Je me prélasse, tente ouverte, me chauffant au soleil. La dureté des jours derniers donne saveur à ce qui est, à la moindre petite chose. Bonheur ! J’installe le fauteuil et, au soleil, je me rase soigneusement tout en faisant cuire mon riz du matin. Tout ragaillardi, je quitte le lieu et je passe, un brin goguenard, devant l’endroit où, hier au soir, j’avais commencé de m’installer : c’est bien un de ces riches lotissements résidentiels soigneusement et jalousement clôturés !
À partir de Pise et de sa tour qui penche, je rejoins l’eurovélo 5 à San Miniato, joli village de Toscane, perché au sommet d’une colline. En fait, l’eurovélo n’est autre que la Via Francigéna que je vais suivre désormais jusqu’à Rome. Douceur, tel est le mot qui caractérise le paysage, l’atmosphère de la Toscane. Douceur du soir qui se pose, angelus quotidien après le labeur du jour, labeur qui est errance, errance qui est pédalage.
Je suis heureux.
J’ai bien encore, parfois, quelques tiraillements sporadiques. N’est-ce pas égoïste de vivre ainsi ? Vivre hors sentiers battus tenaille l’habitude, défie l’entendement, la raison. Et puis vivre heureux, est-ce vraiment possible ? Il y a toujours quelque chose qui cloche… Mais je sais que cette vie est la juste voie pour moi. Je vis pleinement l’instant, je prie, j’offre ma vie à la lumière dont je suis le captif…
J’entends les oiseaux chanter et au matin, ce sont eux qui me réveillent. Le printemps est là, qui vient pas à pas. L’an dernier, c’était la fleur aperçue au bord du chemin, du côté de Rocamadour, qui m’avait fait prendre conscience de sa venue, cette année ce sont eux, les oiseaux. Merveille que la terre, merveille que la vie ! La journée est belle, ensoleillée et je n’ai pas beaucoup de courage. Je paresse et prends mon temps, je pousse même le vélo dans les côtes, montant parfois à pied, sans autre raison que celle de me laisser aller, de jouir de l’instant. Un comble, après ce que j’ai traversé, monté et descendu, d’apparaître ainsi fainéant !
Rolhoff n’a pas répondu à mon mail, à propos du kit de vidange et de l’huile de chaîne. Je n’ai pas eu le temps d’en faire venir un avant mon départ, pensant trouver cela facilement en cours de route. Ce qui s’est avéré faux. Tant pis, je ferai sans. Apprendre à faire confiance, à compter sur la providence…
La Toscane est vallonée et la Via Francigéna passe de villages perchés en villages perchés. Peu à peu, je retrouve les jambes. Je m’arrête sur un banc au soleil et je chantonne. Je donne des nouvelles de Pise à ceux qui ont jalonné ma route. Je mérite durement le très joli village médiéval de San Giminiano où je discute vivement et gaiement avec un groupe d’italiens intéressés par mon paquetage et ce en « presqu’italien », mélange de patois, espagnol, italien et autres inventions linguistiques qui me sont propres. Mais on se comprend et c’est l’essentiel : le sourire est international ! Le soir se pose et je m’arrête quelques kilomètres plus loin, dans un grand parc public, près des vestiges d’une fontaine romaine.
Sur ce, bonne nuit !
Mais cette première journée de grand soleil m’a émoustillé et j’ai du mal à trouver le sommeil. Aurais-je aimé voyager à deux ? Si cela s’était trouvé, je n’aurais pas dit non, je n’aurais pas refusé, c’est sûr et certain ! Ce qui est sûr aussi c’est que j’ai besoin de grands moments de solitude où je suis seul face à l’ineffable, seul face à la lumière, à la mémoire de la lumière. Qu’était-elle ? Qui était-elle ? Je ne cherche pas la réponse, elle est inaccessible. Le mystère reste et restera. Et c’est pour cela que je ne peux en dire davantage. Et c’est pour cela que je reste en marge et solitaire. Elle ne change rien sauf ma vie. Elle est, point final.
Hauts les cœurs !
Avant de reprendre la route, je visite le site archéologique proche et je déambule dans les vestiges romains. Je deviendrai bientôt moi-même un vestige, insignifiante poussière sous terre ou dans l’espace… La vie ne vaut que par la conscience de faire partie d’un tout plus grand que soi, la vie ne vaut que par la conscience d’être. C’est dire que la vie ne vaut d’être vécue que si grandit en soi cette conscience. Sinon, elle est tour pour rien…
Mais ce tout, cette conscience d’être le tout, cette conscience d’être cet être « Un » fait ressentir que ce Un est vivant, aimant, animé, intentionné et grossissant, en formation. C’est là, la merveille indicible. Est-ce nous… ?!? Nous sommes tous des êtres inachevés, écrivais-je à une amie. C’est une banalité. Ce qui est plus stupéfiant c’est que nous sommes, tous, « un Être» inachevé…
Alors que je fais le point sur la route à suivre, je n’en crois pas mes yeux : un pèlerin ! Un suisse qui parle français et rejoint Rome, parti de San Miniato. Nous parlons, heureux de la rencontre et alors que j’évoque avec lui un périple possible, il me recommande de passer par l’Iran, où les gens sont très accueillants. Certes, mais il faut un visa préalable, visa que je n’ai pas. Avant de se séparer, il me fait part d’un rendez-vous qu’il s’est donné avec un autre pèlerin, devant le dôme de Sienne, ce soir, à 19 heures…
Je repars et, dans une montée, un cycliste italien engage la conversation. Il parle français et alors que je lui demande s’il y a bon magasin de vélo à Sienne, il me propose de demander lui-même par téléphone s’ils ont un kit de vidange Rolhoff. Ce qui n’est pas le cas. Avant de nous séparer, je lui fais mention de la vidéo puis je fais une pose Mac’do avant de me diriger vers une laverie automatique… Une fois n’est pas coutume !
Pendant que le linge se lave, je repense à l’itinérance, au parcours envisageable… Le pèlerin suisse me parlait de l’Iran mais ce ne me sera pas faisable à cause du visa préalable à avoir pour pénétrer dans le pays. J’échafaude un plan. À partir d’Istanbul ou de Kars, j’irai à Douchambé au Tadjikistan pour faire la route des Pamirs jusqu’à Och, au Kirghizistan. Puis d’Och, je verrais ce qui est possible, peut-être Bangkok… !
Alors que je visite Sienne et que je me repose, assis sur une place où se tient un marché de Noël, un jeune homme s’approche avec sa compagne et me demande d’où je viens et où je vais. Je m’entends répondre : Paris – Thaïlande ! Ahuri, il me demande de prendre une photo pour son magazine. Il est lui-même cyclotouriste et photo-reporter.
Le soir, je retrouve le pèlerin croisé dans la journée. On mange ensemble sur la grande place, au cœur du vieux Sienne. Il me dit avoir entendu un professeur du CERN, ce temple de la science, dire que Dieu n’a pas créé l’homme mais que c’est l’homme qui crée Dieu. Il entend cette assertion ainsi : l’homme invente Dieu, il s’en crée une image par la pensée et la religion. C’est vrai mais je l’entends autrement : l’homme façonne un Dieu en formation, c’est par l’homme que Dieu sera Dieu. Le verbe créer désigne une dynamique, une réalité en devenir et non une simple construction de l’esprit humain. Et c’est au présent, un présent toujours renouvelé, que l’homme crée Dieu ou que Dieu crée l’Homme. Le mot homme s’écrit alors avec un grand « H ». Les mots Dieu et Homme deviennent synonymes, du pareil au même, entendu ainsi.
Au matin de ce dimanche 11 mars, à Isola d’Olbia où j’ai trouvé refuge dans un parc public, je suis bloqué par la pluie. Je me lève, m’habille et j’attends, savourant la merveille d’être à l’abri, de prendre le temps, de donner du temps à la prière, à la respiration. Je me résous enfin à partir. Il pleut toujours et il vente. Au soir, je m’abrite dans une maison en construction qui me semble abandonnée. Un passage ouvert de chaque côté d’une grille fermée me permet d’entrer dans une propriété et j’en profite. J’installe la tente dans une pièce encore encombrée de quelques gravats. Mon installation à peine terminée, j’entends un coup d’avertisseur tout proche qui me fait sursauter. Je regarde dehors. Une voiture est arrêtée juste devant l’entrée et redémarre doucement en klaxonnant pour dire au-revoir à la silhouette d’un homme qui rentre chez lui, ce chez lui où je me trouve…
Que faire ? Rien ! À suivre…
Finalement, je dors très bien. Au matin, j’observe le lieu que le froid, la pluie, les rafales de vent, la fatigue et la tombée de la nuit m’ont empêché de mieux étudier en arrivant. C’est une ferme en rénovation. Au premier étage d’un corps de bâtiment, proche de celui où je me suis installé, deux fenêtres ont été calfeutrées avec des matériaux de récupération. On a pu aménager là un lieu de vie temporaire, à utiliser pendant les travaux. Mon hôte doit s’y trouver… Partout ailleurs, si le gros œuvre est terminé, il n’y a ni fenêtres ni volets mais une diode rouge témoigne de la présence d’électricité. Je l’avais remarquée hier au soir mais la fatigue a eu raison de mes vigilance et raison…
Je me lève avec le jour et sors sans encombre du lieu…
Et je me dis que je suis bien ambitieux d’envisager un tel voyage, car je n’ai plus la pêche ! Je fatigue à monter et descendre dans cette région vallonée de l’Italie profonde. Je ne suis pas capable de faire un tel périple. Le Pamir m’est certainement inaccessible. Peu importe, on verra. Je n’ai pas de but. Je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir. Sans espoir ni volonté de retour. Rappelle-toi cela, pèlerin ! Mais pour le moment, je n’ai plus celle d’aller de l’avant.
L’inconvénient, avec les journées qui commencent tôt, c’est qu’elles finissent aussi tard que les autres ! Il est 14 heures et je m’arrête à San Lorenzo Nuevo. Un panneau devant mes yeux indique Rome à cent vingt-quatre kilomètres. Ces routes casse-pattes, qui montent et descendent sans cesse, au revêtement peu roulant sont dures à mes vieux os ! C’est peut-être normal que je ressente si crûment fatigue et lassitude. Et puis, j’ai envie de chaud, de chaleur humaine. Normal aussi, je crois ! En sortant du village, un rayon de soleil. Que c’est bon ! Et je n’en crois pas mes yeux : en contrebas, de l’eau ! La route borde le lac de Bolsena où je vais passer la nuit.
Je m’arrête dans un endroit isolé, en bord d’un chemin, pas loin d’un camping ouvert où il y a quelques camping-cars. Mais l’idée ne me vient même pas d’en profiter. A quoi sert un camping ? C’est le monde, mon camping ! Monter chaque soir la tente n’importe où, gonfler le matelas, tout préparer pour la nuit, faire le repas, protéger le vélo, tout cela, répété chaque soir, plus qu’une habitude est devenu une ascèse, une prière. Le léger ressac du lac sera ma berceuse, me dis-je…
Il n’est pas le seul, hélas !
Le coin n’est pas si tranquille que j’aurais pu le croire : aboiements des chiens voisins, concert de cris nuptiaux des oiseaux lacustres, passage des voitures de riverains, rodéo automobile des « kakous » du coin… Et enfin, cerise sur le gâteau, sur le coup de minuit, une voiture passe et repasse, klaxonne, s’arrête à hauteur de la tente et un jet de projectile sur celle-ci m’éveille pour de bon. Accidentel, intentionnel ? Je ne retrouverai rien le lendemain. Bref, être trop près de la civilisation, dans un endroit touristique, n’est jamais bon. Je l’avais oublié et je le redécouvre à mes dépens !
Le lendemain, la journée est belle, ensoleillée le plus souvent et c’est bon, très bon. Je m’arrête dans un village et je fais tout sécher au soleil. C’est une remise en ordre nécessaire et salutaire. Puis pose Mac’do possible à Viterbo, la première depuis longtemps…
Le Mac’do est un havre pour l’itinérant, son oasis, son paradis, lieu de prédilection, de repos, de bien-être. Il l’attend comme le Messie ! Il frémit lorsqu’il voit le « M » magique dessiner ses deux arches au détour de la route. Il veut s’y abriter et s’y abriter vite. Il peut s’y poser, faire un brin de toilette, se mettre pieds nus, aérer les petons sans que personne ne le regarde ou trouve à redire. Il apprend vite à repérer la table où il y a une prise pour brancher et recharger téléphone et batterie. Et certaines fois, la possibilité de recharge simultanée de l’un et de l’autre est possible grâce à la présence d’une prise USB et d’une prise classique. Ce n’est pas fréquent, mais cela existe. Je l’ai trouvé ! Il peut rester aussi longtemps qu’il le veut, pour un coût modique et personne ne l’obligera à consommer davantage qu’il ne le souhaite. Les bornes automatiques, une fois apprivoisées, lui permettent de commander, en sa langue et n’importe où dans le monde, ce qu’il désire réellement. Il peut même être servi à sa table, royal et appréciable luxe, une fois la commande passée à la borne. À Viterbo, c’est par une silhouette de rêve, au crépuscule d’une beauté qui déjà hélas passe ! Trop de solitude affute l’oeil, le rend contemplatif, admiratif. Ce jour-là, tout porte à penser qu’un événement se déroule : présence d’un staff de cadres, celle de la beauté brune, celle d’un photographe bardé d’appareils impressionnants…
Je m’arrache à ces délices et reprends la route…
En Italie, elle est souvent mauvaise, truffée de nids de poules assez stupéfiants qui obligent sans cesse à un dangereux exercice d’équilibriste pour éviter de se faire écraser par les véhicules qui dépassent. Au soir tombant, toujours la même quête : trouver le coin idéal pour la nuit. Je crois le dénicher dans un magnifique champ d’oliviers. Mais la ferme, non visible, n’est pas loin et le chien aboie déjà sans discontinuer. Je quitte l’endroit, traverse la route et gagne une butte où trône une petite cabane. Il y a des bâtiments un peu plus loin mais je pense que ce ne sont là que des dépendances agricoles. En arrivant, je ne dérange que deux lapins…
Tout semble parfait.
Je commence à monter la tente lorsqu’une voiture arrive, entre chien et loup, et s’arrête, tous phares allumés. Je ne suis pas droit dans la direction de ceux-ci et pense rester invisible. Un engin agricole entre dans la danse : il vient travailler, sous l’éclairage des phares de la voiture, à quelque ouvrage. J’attends, j’attends…, immobile, finissant un paquet de gâteaux pour me soutenir le moral tandis que je n’ose pas allumer le réchaud de peur de me signaler. Le froid de la nuit vient qui paralyse. Enfin, ils finissent leur ouvrage et s’en vont tous deux, voiture et tracteur, vers les bâtiments. Ce ne sont donc pas de simples dépendances ! Je monte la tente dans l’obscurité, en catimini, sans allumer ma frontale et j’espère que la nuit sera bonne…
Je dors bien effectivement.
Une fois l’endroit choisi arrive ce qui doit arriver, peu m’importe. Je suis en paix. Mais je n’aime pas trop toutefois ne pas me sentir dans mon droit, être en zone orange ou interdite. La nuit dernière, dans la ferme en rénovation, me l’a rappelé sans équivoque possible. Mais là, je n’ai enfreint aucune barrière, j’ai simplement pris un chemin et dormi dans la campagne. Cependant les terres appartiennent toujours à quelqu’un et je suis donc chez lui sans sa permission…
Au matin, je plie bagages de bonne heure. Je me presse et pars précipitamment. Il y a déjà deux voitures qui se croisent dans le chemin et les conducteurs s’arrêtent à hauteur pour discuter. Je passe près d’eux, l’air de rien… mais c’est alors qu’ayant rejoint la route principale, celle qui mène à Rome, je m’aperçois que je n’ai plus qu’un seul gant ! Miséricorde ! Je n’aime pas perdre des affaires surtout que je n’ai pas de superflu mais uniquement le strict nécessaire. Je retourne donc sur mes pas et là, à proximité de l’endroit où j’ai dormi, il y a un cavalier, rigide, autoritaire, sur un cheval extrêmement grand et nerveux, piaffant sans cesse. Il se tient sur sa monture à la façon des jockeys, étriers très hauts, jambes repliés. Cravache à la main, il m’interpelle fermement et m’interdit d’aller plus loin. Je me sens tout petit, face aux deux : cavalier et monture. Et je le suis, à n’en pas douter, minuscule tâche sur le paysage qu’il convient d’effacer !
C’est manifestement un garde, un garde de la propriété, propriété qui doit être immense pour avoir ainsi besoin d’être parcourue à cheval. Il a quelque chose dans le dos, en bandoulière, qui ressemble à une carabine. J’obtempère malgré une amorce de velléité de discussion en franco-italien, amorce que je juge rapidement vaine et vouée à l’échec : je dis mentalement adieu à mon gant. Avec regret car il était de qualité et m’avait fort bien servi jusqu’à présent.
Dure condition du migrant, jamais en totale sécurité, en pleine quiétude puisque sans chez soi. J’ai pourtant l’impression, certainement trompeuse, d’être partout chez moi ! Lorsque je m’arrête pour faire sécher les affaires au soleil, je ne suis plus qu’à une trentaine de kilomètres de Rome et il est à peine 9 heures. Je vais y être rapidement, me dis-je. Mais à partir de Monterosi, la route devient une quatre-voies rapide, impraticable, interdite aux vélos. Je rejoins alors la via Francigena qu’empruntent les pèlerins à pied. Mais là, c’est un VTT qu’il faudrait avoir ! À un endroit, il y a de l’eau partout, je décide de passer sur la ligne de crête de deux grandes flaques qui se jouxtent. Mais je ne m’engage pas assez vite et je perds l’équilibre. Le téléphone sort de son support et tombe dans la flaque ! Je bénis la précaution prise d’une bonne coque étanche et antichoc.
Le jour commence mal : le gardien à cheval qui me chasse, la perte du gant, le téléphone dans la flaque… Je veux me consoler avec une tartine : je la renverse et elle tombe du mauvais côté…
Rien ne va plus !
Je continue, le chemin devient boueux : parfois je passe en pédalant, au moral, parfois je suis obligé de mettre pied à terre. À Campagno de Roma, la montée est phénoménale, courte mais raide à faire peur ! Je monte en poussant mètre par mètre. Puis je rejoins Rome par des petites routes goudronnées plus fréquentables et enfin par une véritable piste cyclable.
Ne jamais se croire arrivé, ne jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ! En fait d’arrivée rapide, ce n’est que vers 19 heures, à la nuit tombée, que j’arrive au camping de Rome, « camping Village Roma ». Quelle journée !
Une douche chaude, la première en Italie, me réconforte. Et, sortant de la douche, j’ai mes lauriers : j’aperçois une femme, jeune, brune, nue, de toute beauté, grande, élancée, poitrine somptueuse. Juste sortie de la douche elle aussi, elle pose un pied sur un tabouret pour, penchée et attentive, essuyer avec soin ses orteils…
Quel tableau !
Étonnement réciproque, sans plus de gêne pour autant et ce, de part et d’autre. Elle me fait comprendre que je suis dans les sanitaires pour femmes… Quelle erreur salutaire : j’ai mille fois bien fait de me tromper ! Un flash comme celui-là se mérite et je l’ai mérité ! Venir de loin pour avoir ce privilège est de fait peu cher payé ! Oubliés le gardien à cheval, le gant perdu, le téléphone à l’eau, la tartine aux graviers… Tous ces jours d’efforts, de sueur, d’inconfort sont effacés, frottés, essuyés avec le pied de la belle romaine !
Trop de solitude, mon vieux…
Je suis en fait très heureux d’être dans un endroit où je n’ai pas l’impression, en quelque sorte, de voler l’espace. Depuis quarante-deux jours (nous sommes le mercredi 14 mars), je couche en sauvage, montant la tente à la tombée de la nuit et partant au lever du jour. Rares ont été les jours où j’ai pu me prélasser, profiter de la matinée. Cela est fatiguant à la longue, usant, mais c’est le lot de l’itinérance. Mon voisin est un italien de Rome, quarante-six ans, intermittent du cinéma d’après ce que je comprends. Il a un jeune enfant et, séparé, il habite seul dans son camping-car par souci d’économie. Je pressens que ce qu’il vit n’est pas facile…
Il me fait le parcours des jours à venir : passer par la côte jusqu’à Salerne puis Potensa, Matera et Brindisi où je pourrai prendre un ferry de la compagnie Grimaldi vers la Grèce. Éviter Naples, Bari et Brindisi, ce sont les villes les plus dangereuses d’Italie. Se méfier des gangs de jeunes, ils sont armés. Ses conseils de prudence m’amènent à penser que ces trois dernières nuits sur le qui-vive (squat dans la ferme en rénovation, camping agité au bord du lac de Bolsena puis nuit dans la campagne gardée par le cavalier) sont là pour me dire de changer mes attitude et perception. J’ai progressé vers le Sud et je vais être considéré, non plus comme le vieil original un peu cinglé mais comme le riche européen voire le pigeon à plumer… À moi donc de veiller à prendre plus de mesures de sécurité et à dormir en des lieux plus sûrs.
Le vélo en sécurité au Village Roma, je pars visiter la célèbre cité sans mon fier destrier. Je me sens déshabillé. Cela fait bizarre de se retrouver seul, sans Séraphin. J’ai l’impression d’être amputé. Demandant mon chemin, à l’arrêt du bus, une femme de mon âge, écossaise, m’explique toute la ville en anglais et me donne même un ticket de bus-métro. J’apprends qu’elle fait partie d’un groupe de religieuses en civil, dont l’une, noire, parle français. Je flâne au Vatican puis dans le vieux Rome, la visite d’abord gâchée par une trop pressante envie de pisser. Je cherche donc le Mac’do le plus proche et y accours comme au paradis ! Ceci fait, je peux prendre mon temps, Rome est une belle ville qui mérite sa réputation.
Le soir, luxe suprême, je reprends une douche et, comme il se met à pleuvoir, gagné par la confiance, la séduction du souvenir de la veille et la relativement faible fréquentation du lieu en cette saison, je décide « d’oublier » volontairement ma serviette dans une cabine de douche en espérant la retrouver sèche le lendemain. En effet, ces sanitaires de toute beauté, très propres, sont aussi abondamment chauffés. Hélas, c’est dans la poubelle et auréolée de tâches de vin que je la récupère, néanmoins heureux de le faire, le lendemain matin !
Il me faut décider : rester ou partir. La ville, aussi belle soit-elle, m’épuise et visiter ne présente pour moi qu’un relatif intérêt. J’ai payé pour deux nuits de camping et, au matin de ce vendredi 16 mars, je décide de ne pas rallonger et de reprendre la route. Je prends conscience, avec acuité et un brin de frayeur aussi, de ce que je suis devenu : errant, condamné à fuir, à aller de l’avant, sans savoir où…
Seul le mouvement permet de tenir.
Il n’a de sens qu’en prière…
Je commence à plier la tente. Un voisin, intrigué, vient me parler. Je lui dis, en anglais, quelques mots de mon périple, de la lumière qui en est la cause. Il me serre la main, me disant que je suis brave. Brave ?
Il est bien brave, le pauvre…
Avant de partir j’écris quelques mots sur un bout de papier que je laisse dans le logement de l’arrivée d’électricité du camping-car de mon autre voisin, celui qui m’a tracé le parcours pour les jours suivants. Sur le mot, je lui dis qu’à son âge, moi aussi comme lui, j’étais seul, que j’avais, moi aussi comme lui, des enfants en bas-âge et que, moi aussi comme lui, j’étais « down », à terre, au tapis.
Je termine ainsi : « Keep trust, garde confiance ! »…
Bref, mes deux voisins auraient été intéressés par la vidéo si elle était traduite en anglais. En tout cas, je la leur aurai proposée, c’est sûr. Mais elle ne l’est pas…
Je passe devant le Colisée puis je sors de Rome. J’emprunte une voie antique, avec des vrais pavés romains, très inconfortables à vrai dire. Alors que je suis arrêté à une fontaine où je me désaltère, j’entends deux jeunes gens parler français, Laurent et Marine, en court séjour de vacances ici. Nous avons une vraie et belle discussion.
Un peu plus loin, alors que je viens de discuter avec une postière, je tombe pour la première fois sérieusement. Ma sacoche avant, très basse, s’est accrochée à une pierre et a déséquilibré l’attelage. Je passe par dessus le vélo : genoux et fesse gauche, épaule, coude et hanche droit, les deux mains, tous ont heurté durement le sol. Je quitte donc l’enfer de cette voie romaine, trop risquée et inconfortable, pour un autre, celui d’une quatre-voies rapide hyper dangereuse. Pour m’en sauver, je me dirige vers une piste indiquée par le GPS et je tombe sur des grilles fermées qui barrent le chemin : « Propriété privée » !
Décidément, ma sortie de Rome s’avère difficile…
Je reprends donc la quatre-voies et manque de peu l’accident. Ma sacoche avant heurte la bordure en béton haute de trente bons centimètres. Je me déporte et ce, juste au moment où un camion me dépasse en me rasant de près. Je manque de peu d’être ratatiné ! C’est la journée de tous les dangers ! Aurais-je dû rester à Rome ? Ces difficultés rencontrées en sont-elles le signe ? En tout cas, je sens que c’est un tournant, un deuxième round qui s’ouvre, plus difficile.
Dernier round… ?
Je quitte enfin cette satanée quatre-voies et j’aperçois le fameux « M » : un Mac’do ! J’y prends un repos bien mérité quoiqu’il soit tard déjà et que la nuit n’aille pas tarder à tomber. Mais un « M », quand il se présente, ne se refuse pas, ne s’ignore pas, ne se snobe pas !
Principe d’itinérant…
Je trouve ensuite un coin en bord de route, dans un champ bordé d’oliviers. Le champ est clôturé mais accessible librement. Cela semble le coin idéal… Dans le noir, je monte la tente et à peine ai-je terminé qu’une voiture s’arrête et recule à ma hauteur. Son conducteur m’interpelle par la vitre baissée, me demandant ce que je fais là…
J’explique tant bien que mal… il me demande quelle est ma destination… je lance, sûr de moi : « Thaïlande ! ». C’est ce que je prends désormais l’habitude de répondre pour ne pas avoir l’air trop idiot en disant : « je ne sais pas… ».
Ébahi, l’homme me demande alors mon prénom puis il me tend la main à travers la vitre : « Guiseppe », dit-il, admiratif. Il redémarre et la nuit est à moi !
Adoubé par Guiseppe, je peux enfin me mettre à faire la popote.Je commence à me restaurer quand deux coups de fusil rapprochés me font sursauter. Il y a une ferme à seulement deux cents mètres, de l’autre côté de la route. Les coups semblent venir de là…
Puis c’est au tour de deux autres voitures qui, successivement, s’arrêtent à ma hauteur pour dévisager mon campement et troubler la quiétude de mon repas. Mais ils ne me demandent rien et, de toute façon, j’ai la bénédiction de Guiseppe… !
Au milieu de la nuit, j’entends un chien qui passe tout près en aboyant et tout en courant à vive allure. Ai-je rêvé… ? Le matin, vers six heures, je me lève et examine mieux le lieu. Le champ dans lequel je me trouve est une plantation d’oliviers, entièrement clôturé et grillagé. Il y a même une ligne de barbelés au sommet de la clôture. Seul un passage permet à un endroit de pénétrer. C’est cet unique accès que j’ai aperçu et emprunté hier au soir. C’est l’usage ici de clôturer les terres agricoles. Ce qui me laisse de fait peu d’endroits accessibles pour le bivouac ! Le chien devait courir sur la route qui longe le champ.
Je reprends la route, défoncée comme souvent et de plus en plus peut-être au fur et à mesure que je descends vers le Sud : des nids de poule effrayants, parfois de plus de quinze centimètres de profondeur, aux arêtes vives. Très dangereux de jour, ils sont suicidaires quand il fait noir ! Je dois alors impérativement adapter ma vitesse à la portée du phare.
Ce matin, la voie est bordée d’immondices, de poubelles jetées ça et là. Je m’arrête à un carrefour, près d’un transformateur entouré de cochonneries mais disposant d’un rebord pour s’asseoir. Il y a aussi un fauteuil de jardin avec une petite trousse posée dessus. Je me garde de n’y pas toucher, la puce déjà à l’oreille et je déjeune. Alors que je termine, vers 9 heures, une jeune femme noire descend d’une voiture et vient, à côté de moi, prendre sa place sur le fauteuil…
Il y a beaucoup d’ouvriers agricoles qui travaillent dans ces immenses propriétés clôturées. La prière de Soeur Victorine prend sa pleine réalité et tout son sens : pourquoi m’as-tu sauvé, Seigneur et pourquoi as-tu laissé ma sœur à la prostitution ? La réponse est dans le regard que porte l’humanité sur elle-même, son évolution et sa conscience d’être une…
Voilà que je retrouve le bord de mer. Il pleut continûment malheureusement. Je trouve refuge sous la terrasse couverte d’un restaurant déserté en cette saison et je mange là puis je me repose un peu. Un misérable, qui doit squatter les lieux, vient me demander une cigarette. Je lui fais comprendre que je ne fume pas et dans ces circonstances, je le regrette.
Le soir, je trouve abri au pied du Mont Circéo : endroit public, forêt domaniale, à l’écart de la route, bien caché. Le vent s’est levé qui a arrêté enfin la pluie. Bivouac idéal. Je suis heureux, fatigué physiquement mais d’une bonne fatigue : l’effort du pédalage, le grand air. La nuit est excellente, il pleut à nouveau au matin et je fais la grasse matinée. Je prends même le petit déjeuner au lit. Le pied ! Lorsque je suis prêt à partir, le soleil réapparaît et le vent est favorable ! Que demander de plus ? Journée sous le soleil et vent arrière avec, cerise sur le gâteau, la surprise inattendue d’une pose Mac’do toujours bienvenue !
Puis, à un moment, la route qui suit la côte se trouve complètement barrée pour prévenir un risque d’éboulements. Je retourne sur mes pas, indécis sur la conduite à tenir et c’est alors que je croise deux néo-zélandais, Brett et sa femme, Sarah, qui ont atterri avec leurs vélos à Rome et viennent passer quatre mois en Europe. On essaye ensemble de contourner l’obstacle en passant par la plage. Cela s’avère impossible ! Brett prend les commandes et je le suis, aveuglément. La route de la mer étant coupée, il n’y a plus que deux solutions. Soit retourner en arrière et prendre le tunnel sous la montagne, en principe interdit aux vélos, soit grimper et essayer, avec l’aide du GPS, de retrouver la route après l’éboulement. Il est probable et même certain que, décidant seul, j’aurais pris le tunnel. Mais cela m’amuse, après tous ces jours de solitude, de me laisser guider et de faire équipe.
On monte à flanc de montagne. C’est très escarpé : on est contraints de finir à pied. Le point de vue est très joli qui surplombe la mer mais comment rejoindre la route qui nous intéresse ? Après des palabres interminables avec deux italiennes dont l’une téléphone même à son petit ami pour lui demander si le chemin est ou n’est pas praticable en vélo, on prend une pistepour finalement se heurter à une grille fermant toute issue : « Propriété privée » ! Décidément, cela devient une habitude ! Le verdict tombe, coupant notre enthousiasme.
Après d’autres palabres toutes aussi rocambolesques par le truchement de Google Translator avec un italien, ouvrier agricole qui habite une maison proche, on dégringole un sentier escarpé et rocheux qui longe les limites de la propriété privée. Je suis obligé d’enlever les sacoches avant, de les descendre en premier puis de revenir chercher le vélo, en le soulageant ou le portant carrément. Au bout de cet exercice périlleux sur quelques centaines de mètres, une piste est là puis la route tant espérée ! Banco ! Mes nouveaux compagnons d’aventure s’arrêtent à Sperlinga. Ils ont réservé une chambre dans une résidence, savourant le privilège d’être deux ! Je plante, quant à moi, la tente dans un grand parking, herbeux et désert, entre route et mer…
La nuit est bonne et je pars de bonne heure. Le jour se lève tôt à présent et l’habitude me revient de faire de même. L’hiver vit ses dernières heures, cet hiver difficile qui m’a vu passer à Paris deux mois, léthargique, dépressif même, en rupture et recherche de souffle neuf, attendant le vélo qui tardait à venir… Tant mieux donc et place au printemps !
J’approche de Naples et la route se parsème de toutes sortes de détritus. De nombreuses prostituées, blanches ou africaines, y déambulent. Des hommes sont là aussi, sans rien faire, du moins apparemment… Les façades des maisons sont défraîchies et au-delà ! Le ravalement était déjà urgent il y a vingt ans. Le gros œuvre de nombreux bâtiments imposants est terminé mais ils restent inachevés. Ils se dressent, tel des ruines précoces. Ce qui donne au paysage une couleur triste, désolé. Personne ou presque, ici, ne respecte les règles de circulation ; les panneaux « STOP » sont bafoués et les feux tricolores, brinquebalants, ne fonctionnent souvent même pas.
Je traverse Naples, sous la pluie. Je ne m’arrête pas au Mac’do, aux abords mal famés. Il y a des bandes de jeunes qui traînent et je me rappelle l’avertissement de l’italien, au camping de Rome. Je ne cherche pas les emmerdes possibles. Je continue donc directement sur Pompéi et c’est l’enfer d’une route faite de grands pavés romains irréguliers et disjoints qui secouent tout du long homme et machine comme vulgaire sac de patates. Vers 17 heures ce 19 mars, je m’installe au camping Zeus, à l’entrée de la ville de Pompéi.
Je fais cette grande étape de près de cent quarante kilomètres, aidé par un bon vent arrière et aiguillonné par les conseils, avisés ou exagérés, reçus de mon voisin au camping de Rome. Le lendemain est jour de repos, de révision du vélo, de lessive et de visite des célèbres ruines.
Et c’est là que je reçois un Whats’app du couple de cyclotouristes croisé lors de ma remontée vers la Hollande à l’automne dernier. Ils organisent un voyage au Népal et me proposent de les accompagner. Proposition fort inattendue et pour moi, étrange, insolite. J’ai depuis longtemps l’habitude de l’indépendance. Si j’étais au courant de leur projet, je ne m’étais pas senti concerné. Alors que je suis parti seul et sans but, une aventure s’offre à partager avec d’autres. Ce n’est pas anodin et je vais prendre le temps d’y réfléchir mais il me semble déjà qu’acquiescer à cette suggestion fait partie de l’errance…
Le temps est mauvais, traversé de grains froids, subits et violents. Je monterais bien au Vésuve pour apercevoir les îles au large mais il est en permanence dans la brume. C’est inutile donc et je me contente de mes souvenirs. En effet cette région, je la connais pour l’avoir déjà approchée en bateau : les îles de Procida et Ischia sont à proximité de Naples.
Et ces îles m’évoquent « Rapière ». Alors que je naviguais ici, j’ai connu le coup de tabac le plus court, à peine quelques heures, mais aussi le plus soudain qu’il m’ait été donné de connaître. Une mer d’huile était devenu blanche d’écume avec une effarante rapidité. De la plage aux sports d’hiver en moins de temps qu’il ne faut pour le dire ! J’avais même failli passer à la mer en remontant en toute hâte l’annexe que je trainais négligemment à l’arrière du bateau. Et d’autres avaient perdu la leur, emportée par les flots déchainés ! Dans des temps plus maniables, j’aurais bien essayé de récupérer l’esquif à la dérive, comme on s’empare d’un butin de mer mais là, il n’était plus question que de survie…
Des pêcheurs m’avaient pourtant adressé de grands gestes depuis leur bateau, peu avant la tempête, mais je n’avais pas compris leur mise en garde. Habitués tout à la fois aux signes du ciel et au lieu, ils avaient vu venir le coup de tabac et étaient allés sagement se mettre à l’abri de l’île. Je les y avais retrouvés après avoir durement bataillé trois ou quatre heures contre le vent et la mer en furie.
Me retrouver ici me ramène au passé…
J’avais sillonné en solitaire la Méditerranée, Corse, Sardaigne, Tunisie puis les îles Éoliennes, les Lipari au large de la Sicile et de là, rejoint le golfe de Naples pour remonter vers la France en longeant la côte italienne. Et une nuit, tout près justement de ces côtes napolitaines où je me trouve à présent, par bon vent, j’avais eu une belle frayeur. Un cargo naviguait tous feux de navigation éteints et ce n’est qu’au dernier moment qu’il s’était signalé, alerté certainement par l’écho de ma coque sur son radar ! Cela fait une drôle d’impression de voir tout à coup apparaître devant soi, dans le noir de la nuit, l’étrave haute et fantomatique d’un énorme cargo à l’aplomb de sa frêle coquille de noix. J’avais alors longé sa haute muraille à une dizaine de mètres seulement. Cela laisse des souvenirs…
Mais revenons au présent !
Le 22 mars, cinquantième jour après le départ, je quitte Pompéi pour rejoindre Salerno. Il fait très froid à nouveau et j’étrenne les gants que j’avais acheté dans un Décathlon quelconque parce qu’ils étaient en solde (cinq euros), tout en me disant que je n’en avais pas vraiment besoin puisque j’en avais déjà une paire. Sage précaution finalement ! Le vent souffle en rafales glacées, un peu dans tous les sens, le plus souvent de face bien sûr. Il se met à tomber une sorte de grésil et le soir je trouve abri dans une de ces nombreuses constructions inachevées qui parsèment la route. La végétation l’entoure, la grignote et la dissimule déjà un peu. C’est parfait pour la nuit, je serai à l’abri du vent et de la pluie.
Et c’est là que je me loue d’être ramasse-tout !
La tête de balai, récupérée dans les Cinqua Terra, s’avère fort utile pour faire place nette, elle qui me sert aussi déjà à empêcher la béquille de s’enfoncer en terrain meuble. Au cours de la nuit, malgré la protection offerte par les murs et le toit de cette ruine moderne, j’utilise mes deux duvets et ce n’est pas superflu : il fait un froid de canard.
Au matin, je quitte les lieux assez tôt et ce n’est que deux heures plus tard que, jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, je ressens comme un manque, une absence. Je réalise alors que j’ai oublié quelque chose sur le lieu du bivouac : mon bâton de signalisation ! Ce bâton, je l’ai confectionné avec soin en France, sur une aire de repos de la route des Alpes, dans un petit matin glacial. Je tiens à lui à présent ! Il me sert, outre sa fonction de signalisation à l’arrière, de béquille d’appoint et, en cas de besoin, il pourrait aussi servir de repousse-chien. Il est donc très précieux. Je fais illico demi-tour et dévale plus rapidement que je ne les ai grimpés les quelques bons kilomètres patiemment parcourus. Je retrouve mon bâton et, dans la joie des retrouvailles, je le baptise : Edmond !
Nous ré-attaquons la montée, ensemble cette fois, car c’est une véritable étape de montagne que celle qui mène à Potenza et de plus la neige sur le bord de la route est de retour que j’aurais crue définitivement oubliée. Certaines voitures en ont sur le toit un bonne dizaine de centimètres ! Il a neigé sérieux par ici. Je roule sur une petite route et, à un moment, je suis arrêté net. Surprise ! La route est effondrée, elle n’existe tout simplement plus. Il y a un manque, un vide de route ! Sur une cinquantaine de mètres, elle a carrément glissé et le morceau d’asphalte se trouve maintenant dans le cours d’eau en crue, en contrebas. C’est impressionnant de constater cela ! Après reconnaissance topographique, je contourne l’obstacle en traversant un champ d’oliviers qui jouxte ce qui devait avoir été l’emplacement de la route fantôme. Le terrain est en devers, plein d’eau et de boue, délicat à gravir. Ouf, c’est passé ! En fin de journée, j’attaque la montée vers Potenza.
Fatigué, je stoppe à mi-col et je monte la tente en bord de route, sur un redent sans trop de neige, un peu à l’écart. À peine ai-je terminé qu’une petite Fiat, genre caisse à savon comme il y en a beaucoup ici, s’arrête à ma hauteur. L’homme se penche, baisse la vitre du côté passager et j’entends, comme dans un patois familier : « eh que fas… ? ». Il m’invite, sans me permettre de tergiverser, à la « casa », quelques deux cents mètres plus haut…
J’ai appris à ne pas refuser ces invitations impromptues.
Je démonte donc ce que je viens de monter et quelques instants plus tard, je me retrouve devant un feu de bois splendide. C’est un ouvrier agricole. Il me présente à ses patrons, Domingo et Carmen, puis il s’en retourne chez lui. Domingo, le patron et maître incontesté de la maison et du domaine m’offre de manger avec lui, tous deux servis par sa femme. Elle met devant soi un plat de spaghettis énorme, assiette que Domingo avale à toute vitesse. J’essaye de suivre le rythme mais j’ai du mal ! Mon estomac s’est quelque peu fermé sous les efforts répétés au fil des jours. Puis Carmen nous sert une escalope avec des haricots. Habitué à peu, je ne prends pas comme Domingo de pomme en dessert, elle me fait pourtant envie cette pomme, accompagnée de bon pain, mais j’affiche complet hélas !
La télévision marche : des jeux idiots avec présentatrice pulpeuse et à peine habillée. Par taquinerie, Domingo change de chaîne comme gêné que je vois pareille stupidité mais dans un sourire complice Carmen la remet bien vite, elle semble aimer. On essaye de se connaître un peu avec des mots, des gestes, des regards, tout cela devant la cheminée où flambe un bon feu. Il a des oliviers et produit son huile. Il a aussi une fille et une petite-fille. Puis il me montre où dormir : dans le hangar agricole, demi-ouvert, sur des planches disjointes recouvertes d’un peu de paille et d’une bâche à tout faire qu’il apporte. Une petite chienne noire à l’air vif passe la nuit à quelques mètres de moi, se levant parfois pour aboyer à un je ne sais quoi qu’elle a flairé…
Au matin, il vient me chercher pour le petit déjeuner. Carmen nous sert un tout petit café serré du tonnerre, vraiment excellent que je n’ai pas le temps de refuser. Je ne bois plus de café depuis ma rencontre avec la lumière, bannissant dès ce jour-là tout excitant quel qu’il soit : vin, alcool ou café. J’ai même longtemps bu une seule eau chaude, sans rien dedans, puis j’ai reculé devant les commentaires que suscitait mon attitude et j’ai mis de la cassonade en trompe-l’œil puis enfin je me suis mis à boire du thé…
J’ai ensuite droit à du lait sucré avec un nuage de café et des gâteaux. Lui, il trempe le pain dans le lait, directement dans la casserole. Quel régal, cette simplicité ! Carmen sert mais ne mange pas avec nous, hier soir comme ce matin. Domingo cherche maladroitement un bout de papier près de la cheminée puis il m’écrit la route dessus. Il est manifestement inquiet pour moi et il téléphone à la météo pour savoir si la route de Matera est ouverte. Elle est fermée. Je crois comprendre que Carmen me propose d’attendre et de rester. Au moment de partir, Domingo m’accompagne. Seuls tous les deux au hangar, il me fait signe, pouce levé puis on se serre la main. Il me regarde descendre à pied la côte, vélo à la main, comme on regarde partir un ami ou un fils, enfin quelqu’un de cher. Quelle belle rencontre, pourtant presque muette !
J’entame une journée de montagne, avec la neige en bord de route. À Potenza, le « M » haut perché d’un Mac’do déclenche une sensation incontrôlée de joie indicible, tel le réflexe pavlovien. Une longue pose au chaud, quelques courses et je reprends l’ascension vers Matera. Le soir tombe, la neige est partout présente. Je commence à me demander où je vais bien pouvoir dormir quand j’aperçois une toute petite cabane qui jouxte la route. Elle est ouverte, il n’y a plus qu’une moitié de porte. Je prends ma frontale pour voir l’intérieur : c’est parfait ! Un coup de Monsieur Propre, familièrement dénommé Cispéo (c’est ma précieuse tête de balai !) et j’ai juste la place pour monter la chambre de la tente, rentrer mon vélo et installer, suprême luxe, le fauteuil. Un vrai royaume ! Que demander de plus ?
Je fais la grasse matinée et je ne suis prêt à continuer l’ascension que vers dix heures passées. Les conditions sont hivernales, près d’un mètre de neige sur les bas-côtés de la route, un grésil continu, du brouillard et une visibilité approchant la cinquantaine de mètres. Je passe ainsi deux cols, au final ouverts, chacun d’environ mille mètres d’altitude. Puis c’est la descente, en une seule ligne droite impressionnante, vers Matera. Je dévale avec joie. Et, même si toute la journée s’est passée sous la pluie, je ne saurais dire le bonheur qui m’envahit lorsque la brume et la neige laissent place à l’herbe verte des bas-côtés et des champs ! Un émerveillement de prime enfance, d’autant plus goûté et savouré qu’avec la perte d’altitude la température devient de plus en plus clémente…
J’installe mon campement sur le goudron d’une route de service après m’être embourbé dans un marécage de terre collante. Un vrai désastre ! À pleurer ! Il y a des kystes de boue, de part et d’autre des freins, gros comme des ballons de hand-ball. Je passe deux bonnes heures à essayer de retrouver un vélo en état de propreté et de marche convenable et il me faudra m’y reprendre par trois fois pour me débarrasser définitivement du fléau.
Au matin, je reprends mon compagnon de misère encore tout sale et plein de boue. Dans la côte à l’entrée de Matera, j’aperçois deux boutons, neufs, dans leur emballage ! Quelle aubaine ! Je ramasse bien sûr. Je n’en ai absolument pas besoin, je n’ai d’ailleurs pas de quoi les coudre mais, incorrigible, je ramasse…
Il n’y a pas, ici, de Mac’do et je me fais méchamment toiser de la tête aux pieds par le patron d’un snack-boulangerie, jeune homme arrogant, qui me prête de fort mauvais gré la clé des toilettes. Il trouve à redire au fait que je recharge mon téléphone en mangeant certes ses lasagnes mais sans lui avoir acheté de boisson ! Il est vrai aussi que mon look n’est pas fameux et que je garde sur moi et mes chaussures quelques traces de l’épisode d’hier soir dans la boue du chantier… Mais tout de même ! Cela ne me serait pas arrivé dans un Mac’do !
Matera est une curiosité à voir. Son village troglodyte, classé au Patrimoine Mondial de l’Humanité, est vide, déserté, mort. Il apparaît tel une carte postale ancienne, un décor de film. Le soir, après Massafra, je dors en bord de chemin près d’un transformateur, lieu public donc. Je m’éveille avec un rêve très érotique. Désert, tu es plein de pensées parasites, désert, tu es plein de désir de vie… désert, tu es la Vie… !
Chose incroyable, oubliée, au matin le soleil apparaît ! Après tant de jours de froid, de pluie, de conditions difficiles, je ne pensais plus possible que leur inéluctable répétition. C’est dire mon bien-être et ma joie quand les premiers rayons me réchauffent. J’en profite pour flemmarder et faire tout sécher. C’est bon de prendre son temps, tout son temps. Nous sommes le 27 mars et je suis tout prêt de Brindisi. À treize heures, je ne suis pas encore parti tant il y a de choses à faire pour remettre tout en ordre et au sec après ces derniers jours en montagne ! Un gecko me regarde m’activer ainsi toute la matinée très intéressé, semble-t-il, par mes occupations ménagères et avec le soleil les premiers insectes réapparaissent.
Sortie de l’hiver, définitive cette fois… ?
Il n’est jamais bon de se réjouir trop vite et la journée se termine sous la pluie ! Dernière nuit, froide et humide, en Italie, dans un champ, en bordure d’autoroute. Je ne suis qu’à une vingtaine de kilomètres de Brindisi. Au matin, l’humeur est sans entrain, c’est un passage qui est en train de se faire. Passage en Grèce, certes mais aussi vers un troisième mois de solitude et de silence. Silence oui car je n’entends rien du bruit ambiant, même si la circulation est quasiment omniprésente bien sûr. Me revient en mémoire cette phrase des pères chartreux : « Ce que le silence et la solitude du désert apportent d’utilité et de joie divine, ceux-là seuls le savent qui en ont fait l’expérience ».
Au contraire des chartreux, immobiles dans leur élan mais vivants en communauté, le mouvement seul me permet de tenir. Tenir, c’est tenir constant mon orient. Je vis la formule des chartreux : je fuis, je me tais, je prie. Je fuis mais en fait je ne fuis rien et au contraire j’affronte la réalité de ma vie avec le plus de lucidité possible : je pédale à cause et par la lumière qui m’a touché. Je me tais mais je parle en vérité à tous les êtres côtoyés et à tous ceux du passé que j’ai connus et aimés mais à qui je n’avais pas osé dire ma vérité parce que le temps n’était pas encore venu. Je prie sans cesse.
Le seul fait que je sois ainsi, itinérant, est déjà et avant tout prière. La prière du cœur, l’invocation du nom de « Yeschoua » rythme mes journées. Je prie en pédalant. En fait je prie, encore un peu moins que je ne respire, mais beaucoup plus qu’en d’autres conditions de vie plus conventionnelles, plus établies et stables. Mais quelle est la teneur, quel est le sens de ce que j’appelle, par commodité, prière ? Elle est réponse à l’attraction qui s’exerce sur moi depuis l’instant de foudre. Elle est appel à la ressemblance avec celui qui a connu cette attraction avec une intensité inégalée.
L’attraction est celle de la lumière.
Lumière venue d’ailleurs. Lumière qui cherche l’homme. Lumière qui m’a cherché et trouvé. Ma prière est tension vers elle, inconnue, indicible dont je ne sais que l’appel, dont j’éprouve l’attrait. Ma réponse est bien pauvre, je ne peux que me tourner vers elle, m’orienter vers elle, me donner à elle, être tout à elle.
Sans en savoir davantage…
À l’instant où j’écris cela, un rayon de soleil illumine et réchauffe ma cathédrale de toile en ce froid matin. Les préoccupations journalières vont reprendre leur cours, elles sont aussi prière, hymne : démonter l’abri de la nuit, mettre en ordre homme et machine et reprendre la route…
J’arrive à Brindisi sur le coup de midi : dernières courses à Décathlon, dernier Mac’do. Je prends le bateau pour Igoumenitsa ce mercredi 28 mars à 21 heures avec deux jeunes cyclotouristes français, Anne et Maxime, tous deux ingénieurs et tous deux en recherche de sens à donner à leur vie. Ils sont partis depuis sept mois et ils vont jusqu’à Patras. Nous avons une belle discussion approfondie avant de nous endormir, tous les trois, à même le plancher du navire…
Je débarque en Grèce au tout petit matin et je prends mon temps, celui de vivre, de humer le pays. Sur le port, je me réchauffe aux premiers rayons du soleil. Un homme affable vient me parler. Quand je réponds à sa question sur ma destination, il me dit en anglais : « Passe l’été ici, après tu verras ! ».
Est-ce la sagesse qui passe par cet homme… ?
La journée se déroule bras et jambes nues. Une grande première ! Les grecs sont accueillants et ma première impression du pays est très favorable. Je m’y sens bien. Beaucoup de gens me saluent au passage. Le mécanicien vélo m’offre même une banane : « c’est bon pour le cycliste ! », dit-il avec un grand sourire en me tendant les patins de freins que je viens de lui acheter, moitié moins cher qu’en France ou en Italie ! En traversant vers l’Est, je grimpe dans les montagnes, assez arides mais sans trop cependant. Je commence à chercher l’ombre et à craindre le coup de soleil, soleil qui réveille la vie, le désir, la pulsion. Il y a comme une quête automatique d’harmonie, une fusion macro-micro, une synergie soleil-pulsion. Je fais un bivouac de rêve, un peu avant le sommet. Seul, un chien de chasse portant clochette flaire ma présence et marque l’arrêt. Il repart bientôt, nez à terre, humant ici et là. Chacun son boulot !
Au matin, je pars sans me presser, sous le soleil, en cuissard et tee-shirt, heureux comme un pinson. Il y a de nombreux petits sanctuaires métalliques, érigés sur des tiges de fer, parsemés tout le long de la route. La lampe à huile de certains d’entre eux est allumée devant une ou plusieurs icônes et une réserve d’huile, simple bouteille plastique, est là, en secours, dans le sanctuaire-même. Efficacité avant tout : usage et non vitrine morte. Au sommet, un petit oratoire en dur, de très belle facture, est ouvert, librement accessible, avec icônes, fleurs, lampe à huile et sa réserve. Le tout parfaitement propre, rangé soigneusement. Le silence règne en maître que seuls interrompent le souffle du vent et quelques tintements lointains de cloches de vaches.
Ambiance Mont Athos…
La route, si elle est rude du fait du relief de haute montagne, est bien meilleure qu’en Italie. Il n’y a pas de nids-de-poule. Quelques chiens errants semble parfois surgir de nulle part mais ils ne sont pas agressifs pour autant (pour le moment en tout cas…). Il y a peu d’habitations, peu de villages. Je prends de l’eau au ruisseau avec le filtre MSR pour la première fois. Je trouve ensuite un bivouac bien caché à une vingtaine de kilomètres de Ioanina.
Au matin, devant mon maigre campement en désordre, une pensée monte, telle une évidence, un constat : « Je suis là, Seigneur, Seigneur de la lumière, lumière qu’on appelle Seigneur, lumière qui m’a touché, que je n’ai pu oublié, remplacé, catalogué, je suis là, avec toute ma pauvreté et ma misère d’homme ». Et je repars non sans avoir jeté un coup d’œil dans mon rétroviseur pour voir si Edmond est bien là… Edmond, béquille, bâton de vieillesse autant que de signalisation, repousse-chien, Edmond, je t’aime… !
Je fais les courses à Ioanina : la ville m’affole après toute cette solitude, cette beauté de la route, du silence, de l’itinérance. Il faut retrouver l’attitude de faire attention à tout : papiers, argent, vélo, affaires de vélo… Le temps est en train de changer, le vent souffle, froid, les sommets enneigés ne sont pas loin. Effet bénéfique, il rafraîchit les coups de soleil sur mes bras et cuisses mais, trop violent, il gâche l’ambiance et ne permet pas de savourer l’angélus du soir en ce nouveau bivouac du 31 mars qui ponctue deux mois passés avec Séraphin.
Trois mois d’itinérance passés sur ma Gazelle électrique, d’août à fin octobre dernier parcourant la France et la Hollande, deux sur le Koga, cela fait donc cinq mois que je suis, de pèlerin que j’étais, devenu cyclo-pèlerin !
Entre les deux, il m’a fallu attendre le nouveau vélo et oublier Maël… Le chemin me l’avait donnée, je croyais naïvement que c’était pour m’aider à dire la lumière. Je l’avais cru aussi avec la belle allemande aux lèvres inoubliables : « I don’t understand why there is no woman stuck with you ! », m’avait-elle dit.
Une femme à mes côtés… ?
Elle était partie elle aussi, donnant, par le fait, la réponse à sa question. Illusion, erreur, corollaire du désir, de l’attirance physique, de l’inévitable complétude toujours recherchée. La lumière se vit seul ! Et le désir de l’autre se vit à deux. La lumière peut-elle se vivre à deux ? Qui sait si et comment l’autre – chacun – est porteur de la lumière… ? Bref, joie d’être en solitude avec et par la lumière et joie d’être à deux si l’occasion en est donnée. Joie, joie, joie. Point final !
Le vent a soufflé en fortes rafales toute la nuit, le temps change. La journée s’annonce hasardeuse. Cispéo a passé la nuit avec Lascive. Ce n’est pas une blague de 1er avril, cela lui arrive souvent et il se félicite de l’aubaine inespérée dans une vie de balai. D’accord, cela mérite quelques explications…
Lascive, c’est la toile de mon fauteuil pliant que je range la nuit sur le porte-bagages arrière. Mais ce porte-bagages est aussi la résidence de Cispéo, la tête de balai. Et chaque nuit, en recouvrant la selle et le porte-bagages avec un sac Ikéa pour protéger de la rosée ou de la pluie, je rends ainsi aussi cachées et pudiques que possible les étreintes de Cispéo et Lascive. Cispéo est content à plus d’un titre car il troque ces nuits délicieuses contre un asservissement des plus vils : empêcher la béquille de Séraphin de s’enfoncer dans la terre trop meuble. Une boîte de coca passée sous un camion fait bien mieux l’affaire que lui et il est fort content que je m’en sois enfin aperçu. Cocagne !
Je remets le bonnet de ski de fond ce matin pour protéger mes oreilles de ce vent glacial, puis bientôt, ce sera le tour de la tenue de pluie complète. Grains, averses de grêlons, rafales de vent entre de très rares et courtes apparitions du soleil, tel est le menu du matin. Je suis incroyablement heureux et je ne voudrais pas être ailleurs. Je mange mon bol de riz quotidien, aux amandes et raisins, préparé la veille et ce sous un abri-bus en tôle rouillée qui fait chanter la pluie et, quelques instants plus tard, tambouriner les grêlons. Mes avant-bras sont « profiteroles », chaud-bouillant des coups de soleil des jours derniers dont le froid de la manche du ciré, trempé maintenant par la pluie et glacé par le vent, vient souligner le contraste.
Mais la suite du jour me réserve encore bien des surprises…
Le col est interminable qui passe à Metsovo, je n’arrête pas de monter. Et la neige réapparaît sur les bas-côtés de la route. J’ai les doigts des pieds et des mains gelés et je dois remettre mes gants d’hiver. Des rafales de vent, telles des « willivaws », ces vents qui dévalent les falaises de glace de l’Antarctique, descendent des sommets et me déséquilibrent, m’obligeant à m’arc-bouter sur le guidon. À ma droite, le précipice est en direct, sans vraiment de barrière efficace car cette dernière, si elle existe effectivement, est devenue trop basse à cause des travaux de réfection successifs de la route qui en ont élevé le niveau du revêtement. Près du sommet, le grésil fouette, sous l’effet du vent, mon visage à faire mal. Je n’y vois plus rien et ce que je discerne, je le dois à la visière de ma casquette qui, tête baissée, est ma seule protection.
Une cabane en tôle, providentielle et toute déglinguée me permet de m’abriter d’un grain encore plus violent, fort heureusement de courte durée. C’est alors qu’un homme surgit de nulle part ! Sorti en fait d’une voiture que je n’ai ni vue ni entendue : « Are you OK ? J’ai pris des photos de vous ! Je vous les envoie ! ». Je lui griffonne, dans le vent et la pluie, mon mail sur un bout de papier…
Quelle surprise ! Quelle ironie ! Je suis là, dans des conditions extrêmes, voire limites pour moi si elles devaient perdurer et une sorte de Zébulon tire de son chapeau la photo-souvenir ! A-t-il perdu ce bout de papier ? A-t-il négligé de faire l’envoi promis ? Est-il mort ? Je ne recevrai jamais rien… Dommage car un souvenir de ces conditions dantesques ne m’aurait pas déplu.
Je repars lors d’une accalmie et le grésil violent du sommet se transforme dans la descente en neige féerique rendant la route toute blanche. Je veux m’arrêter pour manger et dormir car je suis vidé mais il n’y a pas d’endroit propice. Enfin elle cesse, le soleil apparaît, dévoilant un nouveau paysage plus doux, plus sylvestre. Que de changement après le décor lunaire et fantomatique que je viens de traverser !
J’aperçois bientôt en bord de route un rassemblement de personnes : des jeunes qui jouent au foot, des jeunes filles qui saluent et sourient. Bonheur de la création : que c’est bon de vivre, passant… ! Je continue encore quelques temps, sous le soleil rasant, ayant retrouvé un peu de force puis j’établis le bivouac sur un nouveau sommet, moins enneigé. Il se met à pleuvoir sitôt la tente montée et je me couche, trop fatigué pour avoir faim et n’ayant ni l’envie ni la force de mettre en route la popote…
Rideau !
Seuls, les rayons du soleil matinal illuminant ma cathédrale de toile réussissent à me faire sortir de mes deux duvets. Je déjeune copieusement, je fais tout sécher, puis je m’occupe de Séraphin : changement des patins avant, nettoyage des freins arrière et de tout le vélo, entretien de la chaîne… Je lui refais la beauté que je peux et je le fais doucement. Il est 15 heures passées quand j’ai terminé, aussi je décide de rester une deuxième nuit sur place.
L’endroit est magnifique. C’est une prairie au milieu des bois avec vue sur les montagnes alentour qui font valoir, comme de nouvelles mariées, leurs sommets enneigés. Je pars chercher de l’eau, point délicat. Je ne trouve qu’une flaque, suffisante pour me laver les mains salies par la mécanique. Ce n’est pas grave, on fera à l’économie jusqu’à la prochaine source rencontrée. C’est un moment de solitude immobile, différent de celui des jours précédents que je goûte là. Il n’y a que le silence, le bruit du vent parfois et de temps à autre, au lointain, un moteur de tronçonneuse ou une rare voiture. Le temps est radieux, ciel sans nuage, l’air immobile.
C’est mon Athos à moi…
Un chien de chasse avec une clochette vient faire son déjeuner de mon étron matinal. Recyclage… Son promeneur de maître arrive après et m’adresse un salut, de loin, rompant ainsi mais si peu, cette complète solitude de deux jours. Je m’offre le luxe de prendre un bain de soleil intégral, là, au matin, sur ces hauteurs. Quel bonheur, quel pied de fixer ainsi la vitamine D ! Bien sûr, la caresse du soleil éveille la pensée vagabonde…
Ne rêve pas, crétin !
En descendant le col, je trouve bien vite une fontaine puis je fais un détour par un village qui se trouve sur la route, Kipourio. À l’entrée, sur le chemin même, deux hommes sont là, chapelet à la main, qui parlent et prient ou prient et parlent, je ne sais lequel des deux verbes il faut mettre en premier. Bref, ils prient en parlant ou parlent en priant. Peu importe. Au milieu du village, en plein sur la route, une quinzaine de personnes âgées, habillées de sombre, discutent âprement devant le seul lieu de convivialité ouvert, le café du village. Une femme toute en noir et toute en rides est assise sur une chaise. Je n’ose m’arrêter, barrière de la langue et timidité coutumière obligent. Dans ces cas-là, comme dans bien d’autres, j’aimerais être deux, pour profiter de la force ou de l’élan de l’autre.
Une femme, debout à son balcon, me salue. Plus loin, un homme klaxonne en m’adressant un grand bonjour. J’aime cette Grèce des montagnes, sa simplicité, sa rudesse, ses étendues inhabitées, son accueil, son silence. À Grevena, je fais les courses nécessaires. Au supermarché, le caissier m’offre le chocolat qu’il a vu me faire envie, une sorte de très gros Ferrero rocher ; à la boulangerie, la jeune femme arrondit le prix, me voyant chercher maladroitement la monnaie et, calée dans un coin de la devanture, me regarde partir, intensément… Le voyage ou le voyageur fait naître des rêves dans les yeux de ceux qui le regardent passer, eux qui restent immobiles.
Je trouve une gomme neuve, sur une route de pleine campagne. Que fait-elle là ? Je ramasse, bien sûr ! Loublie, c’est son nom de baptême, rejoint illico, dans la sacoche de guidon, les deux boutons neufs trouvés à Matera. Je n’ai nul besoin d’une gomme, pas plus que des boutons mais elle, elle a besoin de moi. C’est sûr ! Quel avenir pour elle sur la route sinon des pneus assassins qui la souilleront ?
Nous sommes donc désormais sept à bord, trois couples et un solitaire : Nadège et Séraphin, étroitement soudés l’un à l’autre comme un bidon à son vélo ; Lascive et Cispéo, dont les amours torrides défraient quotidiennement la gazette locale et rendent fou le solitaire de la bande ; Edmond et Loublie, à jamais liés l’un à l’autre par un incompréhensible coup de foudre platonique, lui toujours sentinelle à l’arrière comme un bâton de signalisation se doit de l’être et elle plantée à l’avant, prête à effacer ce qui se doit de l’être également ! Devinez qui reste sur le carreau, esseulé et jaloux… ?
Le paysage change. Perdant de l’altitude, les montagnes sont plus douces qui semblent de loin complètement chauves, pelées. Elles sont en fait revêtues d’une maigre végétation d’épineux ou de résineux de basse taille. Le bivouac devient plus difficile à trouver, moins intime et je mets longtemps à me décider. Ce sera à l’entrée d’un champ. Je monte la tente à la nuit, entre l’ancienne route nationale dont je longe le tracé et l’autoroute au loin dont j’entends le tintouin. Je dors mal, j’ai vu un pick-up passer lentement, probablement le paysan, propriétaire du champ. Peut-être bien que je me fais le film… mais ce simple fait, ce supposé regard observateur me dérange et me met mal à l’aise.
Pourquoi ?
Je ressens à nouveau ce soir cette insécurité de l’errant, éprouvée avec acuité en Italie et que j’avais oubliée ici, en Grèce. Et la nuit n’est pas vraiment sereine. Le paysage a changé trop vite, me faisant quitter, comme à regret et en trop peu de temps, ces montagnes perçues comme idylliques. Elle est de plus très froide, il gèle vraiment alors qu’ayant perdu de l’altitude je croyais profiter de températures plus clémentes. De plus, hier soir en fin de journée, j’ai eu pour la première fois une alerte au genou droit. Je repense à l’homme qui m’a accueilli à Igoumenitsa : « Passe l’été ici, après tu verras… ». Plus qu’un bon mot, il y avait de la sagesse dans son propos.
Je suis sur le vélo au lever du jour, frigorifié et il me faut longtemps pour me réchauffer. Je profite d’une halte, du soleil revenu pour faire tout sécher et même me raser. J’ai trop attendu pour me couper les cheveux moi-même, plus de deux mois. Dommage ! Il me faudra une aide. J’arrache Lascive à ses rêveries de la nuit et je la remets dans le droit chemin, c’est à dire sur l’armature du fauteuil pliant et c’est avec un brin de joie sadique que je pose mes fesses dessus. Au plein soleil de midi, je savoure ainsi le déjeuner qui me redonne des forces.
La route court maintenant le long de plaines monotones puis se faufile, coquine, dans la moiteur de beaux mamelons dénudés. J’y passe la nuit. Ô solitude que pour rien au monde je ne quitterais, tu as parfois des ardeurs autres ! C’est ainsi et c’est bien ainsi. Il me vient parfois comme une angoisse, pourtant : vais-je avoir la force de continuer ? Au matin, l’orchestre des oiseaux est là qui me réveille et redonne confiance. Je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir et je me suis découvert des forces incroyables. Le périple déjà accompli n’était pas de tout repos par le relief et les conditions climatiques. Il en aurait rebuté plus d’un. Mais je suis parti pour mourir en chemin, quelque chose lâchera et je ne dois pas m’alarmer d’une insuffisance. C’est dans l’ordre des choses.
Où… ? Quand… ?
Comme en réponse, c’est à une véritable étape de montagne que je suis convié. Le mamelon où j’ai dormi en cachait un autre, plus altier. Et au sommet, je fais la connaissance de Tzellos, un cycliste grec, le premier que je vois, ils sont très rares, me dit-il, le pays étant trop chaud la plupart du temps pour la pratique d’un tel sport. Il habite Kozani et est professeur d’économie. Il m’offre son sandwich, que je ne peux refuser sans risquer de froisser. Belle rencontre ! Il m’apprend que les sanctuaires, disposés ça et là tout au long des routes, sont en fait des mémoriels d’accident. Ce qui explique que parfois il y en ait deux ou trois, à côté l’un de l’autre. Je me dis que j’aurais du peut-être faire un bout de route avec lui, tant était grande sa gentillesse, en l’accompagnant dans sa visite d’une église proche, pas tout à fait sur le chemin toutefois. De toute façon, il retournait en arrière ensuite.
Cela me fait goûter un peu de l’amertume que l’on ressent toujours face à l’incomplétude de ces rencontres fortes que l’on aimerait prolonger. Les échanges, toujours rares et brefs, sont l’essentiel de la vie d’itinérant. Ils restent esquisses inachevées. Savoir les apprécier pleinement dans leur éphémère durée est un apprentissage. On y laisse toujours un peu de soi.
En le quittant, à partir de là, je ne connais plus que descente et terrain plat ! J’ai mis, depuis deux jours, la pédale douce, essayant d’écouter mon corps et ses signes de fatigue. La rencontre, chaleureuse, me fait du bien. Je prends conscience que je n’ai parlé avec personne depuis ma traversée sur le ferry avec les deux jeunes gens, une semaine plus tôt. Ainsi s’expliquent probablement les délires que j’ai tenu sur les couples qui se sont formés à mon bord et à mon insu…
J’apprends à flâner un peu à Veria, kebab, courses et, dans la foulée, l’esprit relâché, peut-être trop, je perds mes gants spécial vélo, acquis en cours de route dans un quelconque Décathlon italien. Je fais demi-tour mais je ne trouve rien. Et de trois, cela fait trois gants de perdus depuis le départ ! Je considère que leur perte signifie que je n’en ai pas besoin.
Le soir est paisible, sans un souffle. Angelus…
Bivouac dans un champ d’arbres fruitiers. J’entends des chants, c’est le jeudi saint de la Pâques orthodoxe. Un tracteur travaille derrière une haie, au loin. Je coupe en deux et sans hésitation aucune mon premier scorpion, plutôt que de le retrouver dans le sac de couchage et je m’endors, bercé par les chants. Au matin, il pleut et il n’est pas huit heures que je suis déjà sur le vélo, selon la dure loi du bivouac. Je n’étais pas dans une friche, un territoire libre comme la nuit dernière, mais dans une plantation et je ne peux me permettre de traîner. Tout est bien. J’éclate mon premier moustique gorgé de mon sang, le salopard ! Puis je fais le yoga matinal en m’habillant et en rangeant tout le matériel, à quatre pattes sous la tente.
Gymnastique quotidienne et obligée…
Il pleut faiblement, la route est plate à présent et je suis content de pédaler sans trop d’effort. Je passe à Chalcédoine, nom qui m’évoque ce lieu où les hommes ont débattu avec passion de la nature vraie de l’homme de Nazareth. Si c’est bien ici, l’endroit a perdu toute trace de la hauteur des débats. Il est quelconque. Vérification ultérieure faite sur Internet, Chalcédoine était un quartier de Constantinople, devenu Istanbul, en Turquie.
À Thessalonique, je m’arrête et prends le temps de me faire raser le crâne. Il fait trop chaud. Au moment de payer, le patron qui s’est lui-même occupé de moi me dit : « C’est pour la maison ! ». Incroyable ! Il m’a rasé, lavé les cheveux, massé le crâne avec de la pommade. Une cliente, à l’écoute sur le fauteuil d’à côté pendant toute l’opération, me demande combien de temps je reste à Thessalonique : « Je ne fais que passer », lui dis-je. Une autre réponse, plus diplomatique et plus maligne donc, aurait certainement engendré une invitation à dîner. Elle et son mari, absent pour le moment, auraient été ravis d’entendre le récit de mon épopée, dit-elle. Ces grecs sont vraiment des gens simples et hospitaliers. Mon impression première est confirmée.
Plus loin, je vois sur la devanture d’une salle de gym : « Fit is not a destination, it’s a way of life ». Et l’idée me traverse immédiatement de remplacer « Fit » par « Cycling ». Oui, l’errance en vélo est un mode de vie…
Avec le crâne rasé, je ressemble maintenant à un véritable bonze, j’entre en religion, celle du nomade pour qui l’entretien de sa personne doit être minimal. Je ne trouve, quittant Thessalonique à la nuit tombée, qu’un squat à l’arrière d’un bâtiment commercial abandonné et, dans ce décor lugubre de quartier en déshérence, je fais un repas du soir somptueux avec moussaka et bol de riz au chocolat !
Et revient la question : où aller ? Continuer sur Istanbul ? Descendre sur Athènes et flâner en Grèce ? Ce pourrait être la voie médiane, aller au Mont Athos dont je découvre, rendu où je suis à présent, la proximité. Cela me permettrait de prendre le bord de mer que j’espère plus plat. Je suis usé par tous ces dénivelés traversés. La nuit a été pluvieuse et je n’ai été que partiellement protégé de l’eau qui dégoulinait du toit. Quel changement d’ambiance radical : du salon de coiffure bon chic bon genre au squat sordide !
À Exochi, un petit village au-dessus de Thessalonique, alors que je suis en plein effort dans une côte, un homme m’interpelle de sa place de serveur dans un snack : « Where do you from ? – France ! – Come in ! ». Interpelé ainsi, je ne peux que m’exécuter et Georges – c’est son nom – m’offre un pain puis une, puis deux, puis trois parts de feuilletés divers… Il ne s’arrête pas ! Il est admiratif mais il me prend quand même pour un « crazy », un fou et il me le dit !
Au sortir du village, la descente est longue et raide. J’aime la vitesse, je freine rarement en descente si la route le permet. Je suis confiant en mon matériel. Je n’ai pas lésiné sur le prix et j’ai acheté le meilleur, tant pour le vélo que pour l’équipement. Privilège de l’âge, d’une vie qui se termine. Un peu plus tard, roulant à allure normale sur le plat, j’entends comme un clic. Je baisse les yeux et constate avec stupeur que la sacoche avant droite commence à s’arracher. Une des trois vis de fixation de l’attache supérieure manque. Le clic, c’est le bruit qu’elle a fait en tombant sur les rayons puis sur la route. Je m’arrête et retourne en arrière. J’invoque saint-Antoine et l’incroyable se produit : je retrouve la petite vis quelque cent mètres plus haut !
Je n’avais pas pensé à invoquer le saint pour les gants. Dommage ! Il doit rigoler… Je répare, ne pouvant m’empêcher de penser que si la sacoche s’était arrachée dans la grande descente, c’était le vol plané terminal assuré ! J’étais pourtant absolument confiant dans mon équipement et sa réputation. Il me faudra mettre un point de colle ou vérifier souvent le serrage des vis de fixation.
J’arrive enfin au bord de l’eau, en mer Egée, à Nea Kallikratia, station balnéaire classique. C’est bon de retrouver le soleil, l’eau, la brise marine, les gens qui déambulent. Au soir paisible, je fais halte dans un champ d’oliviers. Angelus… Mais les moustiques passent à l’attaque ! Pour me protéger d’eux, je rentre vite dans la tente, confiant Lascive à Edmond et bonne nuit !
Je m’interroge…
Je passe maintenant pas mal de temps à écrire, tous les soirs ou presque ce journal. Est-il prière ? S’il ne l’est pas, il n’est rien. J’ai vu ce jour, du coin de l’œil, un homme, au look reconnaissable de prêtre orthodoxe, qui allumait les lampes dans un des sanctuaires placés en bord de route. C’est sa prière ? Sa fonction ? Peut-être les deux, je l’espère pour lui. Ma fonction est de passer. Point final. C’est ma prière aussi.
« Laissez-vous traverser par Dieu », écrivaient les sœurs de Bethléem dans leur dernière lettre de Noël que j’avais reçue à Paris cet hiver. C’est fait, la lumière m’a traversé et de quelle manière ! Il ne me reste plus à présent qu’à traverser moi-même. Traverser quoi ? La vie, le temps. Comment ? En traversant l’espace. Devenir passant, nomade, c’est la seule issue pour moi, la seule réponse possible.
Car c’est bien dans l’enceinte du monastère du Thoronet que la foudre est tombée. C’est bien là, le samedi 17 avril 1999, vers six heures du soir, avachi sur une chaise dans les tribunes du fond de l’église désertée, les yeux fermés, c’est bien là que ça s’est produit. Ça… ? Le rond de lumière dans ma poitrine, l’homme qui marche dans cette lumière, dans un paysage désertique mais réel. Est-ce Dieu qui a traversé, pour reprendre l’actuel message des soeurs ? J’étais revenu sur les lieux une quinzaine de jours après. Sans idée, sans but. Perdu, hébété, encore sonné, KO debout. Le monastère était fermé, j’étais là devant la grille close, hagard, déboussolé. J’étais là, je revenais sur les lieux, comme un assassin sur ceux de son crime. Soeur Brunnen, cette moniale que j’aurais tant aimé comme compagne mystique tant sa beauté et son accueil m’avaient bouleversé, était alors mystérieusement apparue. Elle me fit entrer dans l’enceinte monastique et là, sous les oliviers de l’entrée, je lui fis part de ce qui m’était arrivé. La supérieure du monastère, est survenue à ce moment-là. Je me suis senti obligé de répéter. Ni l’une ni l’autre n’ont su quoi dire. Mon chemin reste incompris et solitaire. Même elles qui ont consacré leur vie à l’ailleurs ne peuvent ni comprendre ni admettre. Leur silence est éloquent. Il est la seule réponse. Mais cette parole, ce secret échangé ce jour-là a laissé en moi comme une attente, le sentiment d’une impossibilité d’être stérile…
Depuis le 19 mars, à Pompéi, je n’ai pas pris de douche ni lavé mes vêtements. Il me faudra chercher un camping. En attendant, je bivouaque et trouve au menu de la nuit : bruits de voitures, coups de fusil et feu d’artifice. Car à minuit, Christ est ressuscité ! Telle est ma nuit de cette Pâques orthodoxe en Grèce. Ma pensée, au matin, est biblique : « Donne-moi une aide, Seigneur, sinon je n’y arrive pas ! ». Pour l’heure, je fais face à une attaque frontale de moustiques très agressifs, je monte le bivouac et je mange tout ce qui me reste : cinq barres de céréales trempées dans du Mérenda, le Nutella grec.
Et rideau !
Le lendemain, à Marmaras, je peux enfin faire quelques courses chez des commerçants bougons. On est loin de l’accueil des grecs de l’intérieur. Comme partout dans le monde certainement, les commerçants des lieux touristiques n’attendent que l’argent du client. Leur sourire coûte cher. J’ose, poussé par la faim, m’attabler dans un restaurant face à la mer et goûter une délicieuse assiette de kebab. La serveuse parle français, ce qui facilite les choses. Je fais néanmoins usage des trois mots essentiels de grec appris avec soin avec Tzellos : « kalimera, eufraristo et yassas » (bonjour, merci, au revoir).
Puis je trouve, après quelques essais infructueux un bivouac de rêve, en bord de mer, dans une toute petite crique, en face du Mont Athos. Une mare proche me donne d’entendre grenouilles et crapauds qui s’en donnent à cœur joie. En face de moi, séparés par un bras de mer, trois mille moines orthodoxes prient sur le monde. Ils ont sans cesse la prière du cœur aux lèvres. C’est celle que j’exprime dans l’effort de mes jours. Inscrite dans mon souffle, je lui donne ce sens si particulier : « Fais de moi ce que tu es ! ». Suis-je parjure ou au cœur du cœur ?
Peu importe, je suis…
Le mont Athos, vu du bivouac, ressemble à la proue d’un navire. Son sommet de plus de deux mille mètres est étrave face à la mer. Il semble tête de pont vers l’au-delà, cet ailleurs dont les moines se tiennent prêts à partir à l’abordage. C’est beau de voir cela. Le timon de la grande ourse est pointé sur l’Athos, comme un repère de plus. Plus tard dans la nuit, un bruit de navire – deux sons de cloche – me pousse à mettre le nez hors de la tente et, juste à ce moment-là, une superbe étoile file en direction de l’Athos ! Ces deux signes du ciel semble désigner l’Athos comme étant signe lui-même…
Au matin, farniente et bain de soleil intégral pour fixer partout la vitamine D. Possible que je sois dans l’erreur, intégrale elle aussi… Je ne pars pas à l’abordage, je suis. L’ailleurs n’est autre que moi-même, d’où le farniente, le laissez-faire, le laisser-être.
Je n’ai pas fait, comme les moines, vœu de pauvreté. Ce serait faire injure au système économique qui m’a permis de vivre et qui, par le biais du régime des retraites, me permet de pouvoir accomplir l’itinérance.
Je n’ai pas fait vœu de chasteté, ce serait faire injure à la moitié de l’humanité (facile, d’accord !). J’aime le mystère que représente la complétude homme-femme. Il m’attire. J’aime les femmes. Se peut-il que ce soit dans la négation de la pulsion sexuelle que réside la solution, la pureté de l’élan vers l’ailleurs ? Ce serait alors comme sauter une classe, être précoce, en avance dans le grand devenir de l’évolution vers l’homme-lumière. Je ne suis pas surdoué. Les errements visibles et maintenant trop connus dus à cette position poussent à l’humilité et à l’acceptation sans fard du désir et de la pulsion sexuelle. Il se peut aussi que la chasteté ne soit que refus d’obstacle et qu’au contraire le chemin de l’évolution soit de tendre vers l’harmonie de cette complétude des regards masculin et féminin. Vaste sujet…
Je n’ai pas fait vœu d’obéissance, sinon à ce qui me guide : la lumière. Folie que de penser et d’écrire tout cela, ce soir, sous ma cathédrale de toile et sur mon téléphone portable.
Folie oui, mais que c’est bon d’être fou…
Je me gave de soleil après tout ce temps passé dans le froid et l’effort. Mon errance n’a pas de but autre que celui d’errer, d’attendre la mort, debout, d’espérer, sans le précipiter pour autant, le passage, la joie. Je continue le tour de la péninsule qui, loin d’être une partie tranquille de manivelles, constitue encore une étape de montagne. En comparaison, cela à voir avec la Corse. Ça monte et descend en permanence !
Cette région de Grèce est une région touristique. Même endormie en début de saison, j’y suis comme un intrus. Je ne suis pas touriste, je ne voyage pas, je ne visite pas. Cette péninsule de rêve n’est pas mon itinérance. Seul le besoin de souffler m’a poussé à passer par ce bord de mer que j’imaginais plus plat. Je ne regrette rien. Dormir dans une crique déserte en face du mont Athos est une expérience. Pour ce qui est de souffler, j’ai soufflé, oui, mais dans l’effort ! Peu importe, je retrouve maintenant la Grèce de l’intérieur et avec elle le sourire des commerçants.
Une pensée me vient : jamais je n’ai autant mérité le nom d’homme. Non, bien sûr, pour l’exploit physique ! Pour cela, je remercie seulement la vie de me donner la force musculaire et mentale d’accomplir ce périple. Mais le nom d’homme se mérite par sa proximité avec le divin. Je n’ai rien d’autre à me préoccuper que de cela. Je me suis allégé au maximum, du moins le maximum de l’instant présent. Folie du propos bien sûr, ne pouvant être tenu qu’à l’intime…
À un sommet, je trouve un oratoire, avec table et fontaine. J’en profite pour faire une halte : repas, lessive et brin de toilette après trop de jours d’abstinence. Je m’assoie à l’intérieur de l’oratoire. La bougie est allumée, un parfum d’encens flotte. L’environnement favorise la plongée au profond de soi. Mais je ressens le même appel au-dehors. Je pédale autant dans la constance des profondeurs que sur la route. L’effort est prière, la vie est prière. Le soir est paisible, angelus. Merci ! Eufraristo !
Être l’homme eucharistique, l’homme qui remercie…
Avant de partir, j’avais lu « l’idiot » de Dostowieski, par identification avais-je dit à la libraire qui me questionnait sur mon intérêt pour ce livre. J’en ai retiré une prescription, une leçon d’être : ne jamais se départir de sa bienveillance. Et je veille à me le rappeler chaque jour. Ce n’est pas gagné d’avance, compte tenu de ma personnalité, parfois plutôt rêche et rugueuse. Mon regard sur le monde, sur les gens est-il assez bienveillant ? Il faut reconnaître la difficulté de la bienveillance : être prudent comme un serpent, candide comme une colombe et ce, dans une humeur égale, souriante où « il est poli d’être gai »… De plus, il faut tenir à distance ce que l’on veut pour soi-même, se garder de toute manipulation de l’autre, de tout égoïsme. La bienveillance, si elle s’applique à soi, est avant tout pour l’autre. Bien veiller : avoir le regard, le geste et la parole juste. Si j’ai cette attitude alors soi et l’autre deviennent identiques. Alors « je est un autre ». C’est en somme toute la difficulté du « bien » vivre dans le monde…
Le soleil illumine ma cathédrale et il est temps de vivre, nez dans le guidon, prière au souffle. Vivre le jour tel le papillon de nuit, sans cesse attiré par la lampe qui brille… Mais ce ne sont pas des papillons qui m’accompagnent ce sont des petites mouches attirées par la sueur qui perle de ma peau. Pour éviter ce désagrément, j’en suis réduit à utiliser la moustiquaire de tête. Dans l’après-midi, je rejoins la côte et sa route plate qui file vers Alexandroupoli, dernière ville grecque avant la frontière.
J’établis mon bivouac en bord de mer, au coucher du soleil, parmi les marguerites et les coquelicots. L’endroit semble de rêve ! Je suis heureux. Hélas, il faut des troubles-fêtes et il y en a : les moustiques, les rusés moustiques et aussi les chiens, les stupides chiens ! Ils aboieront toute la nuit, rendant celle-ci difficile et agitée. Et au tout petit matin, cerise sur le gâteau avant que le soleil ne se lève, des pêcheurs viennent bruyamment poser leurs filets juste devant l’emplacement que j’avais dit de rêve : depuis quand, bon sang, les marguerites et les coquelicots servent-ils d’amer ? A moins que ce ne soit la tente ou moi-même qui remplisse ce rôle ? Bref, le teuf-teuf des moteurs diesels et les échanges entre pêcheurs me réveillent nauséeux. L’alarme qui a sonné une grande partie de la nuit parachève l’affaire et range définitivement la nuit dans le grand livre des « Nuits à oublier » !
La journée qui suit est terne, sans rien : ni beaucoup de prière, ni beaucoup d’énergie. Un fait remarquable cependant : j’ai l’occasion, très rare en Grèce, de saluer quelques cyclistes et de voir mes premiers baigneurs du côté de Kavala, en bord de mer. Beaucoup de moustiques encore au bivouac ! Nuit pleine, lourde du sommeil à rattraper de la précédente.
Au matin, départ de bonne heure avec un constat : je vis comme si je n’avais pas le droit de vivre ! Je n’ai pas de moment de relâchement dans ma quête. Elle a pris la forme d’un pédalage effréné. Pourquoi ne puis-je pas rester, comme un sage qui a vu la lumière, immobile et tranquille, aidant les autres, si cela est donné, par sa seule présence et immobilité ? Est-ce un leurre que cet image d’Épinal du sage assis tel un Bouddha ou simplement un stade que je n’ai pas atteint, une réalisation qui n’est pas pour moi ? Je me demande même si finir dans une maison de retraite ne serait pas faire acte d’humilité : un pauvre parmi les autres.
La journée est longue, la route facile. Le paysage change, plus aride. Au soir, je mets du temps à trouver un bivouac et, après un essai infructueux pour cause de tracteur travaillant dans les champs avec les phares allumés, je me remets en route et ne m’arrête qu’à la nuit noire, en bordure d’un champ de blé. Le jour n’est pas levé que j’entends la première prière musulmane de la journée qu’amplifient des haut-parleurs. Je suis râpé, décapé. La folie et l’âpreté de ma démarche me dénude.
Je me mets en route et je fonce, sans plus penser…
Il arrive qu’une tortue traverse la route ou bien se prélasse sur le goudron chaud. Des bergers gardent les troupeaux de moutons ou de chèvres, parfois père et fils, le métier se transmet. Un fort vent de face m’attend sur la route qui mène à Alexandroupoli, au grand dam de mes bras et jambes. C’est un dimanche, ce 15 avril. Je m’installe au camping municipal pour attendre demain l’ouverture des banques afin de me procurer quelques livres turques, avant le passage de la frontière.
Je retrouve là l’usage de la parole avec deux jeunes allemands, Stephie et Dominik, en camping-car, qui me prêtent un accu portable. Je peux recharger, pour la première fois depuis trois semaines, téléphone et batterie et ce, confortablement installé sous la tente. Leur gentillesse m’évite d’avoir à faire le guet devant les toilettes, seul endroit à posséder des prises électriques. Et je prends enfin ma seule douche grecque…
Le matin, je repars avec un fort vent de face qui dure toute la journée ! Je n’ai pu faire de change à la banque, ils n’ont pas eux-mêmes de livre turque et je ne pourrais obtenir de la monnaie locale que dans le pays lui-même. Les temps changent. C’était autrefois une précaution à prendre que de se munir de devises avant de rentrer dans un pays. Alors que je me repose sous un abri-bus, une femme s’arrête, baisse la vitre et m’offre une banane : « Eufraristo – Parakalo ». Merci ! De rien ! Merci, merci, merci… Quelle merveille dans la simplicité !
Pas belle, la vie ?
Un homme vient vers moi. Il a obtenu, hier, son brevet des deux cents kilomètres en vélo. Il en est tout fier ! Il me demande mon parcours, mon âge et me félicite, me souhaitant : « a safe trip ! », un bon voyage. C’est vrai qu’ils sont nombreux à klaxonner pour saluer, nombreux à me croiser, pouce levé ou même pour l’un d’eux applaudissant carrément des deux mains au-dessus du volant, alors que je sue sang et eau dans une montée. C’est sympathique mais ce n’est pas l’essentiel pour moi, je ne fais pas un exploit, je ne relève pas un défi : je ne sais pas ce que je fais. Voilà le fait.
Je suis en errance.
Je suis maintenant rendu à la frontière turque.
Et j’attends patiemment dans une file de véhicules. Je connais à nouveau ce que j’ai déjà vécu dans mon enfance pour aller en Espagne ou en Andorre : les postes-frontières. Douane grecque, police grecque, no man’s land, police turque, douane turque. C’est bon, je suis passé ! Me voilà sorti de l’Europe, du moins de l’Union Européenne…
Un tracteur me dépasse, tirant une charrette. Il y a deux jeunes adolescents assis derrière, les jambes dans le vide. L’un d’eux fait mine de me lancer une pierre…
Au soir, je m’arrête à la nuit, en bordure de route. Je crois être tranquille, assez bien dissimulé et voilà un troupeau de moutons, surgi de nulle part, qui déboule à trois mètres de moi. Les bêtes sont surprises, moi aussi et le berger qui arrive de même. Quelques mots, un sourire et ils vont leur chemin…
Le lendemain, ce sont des kilomètres d’une route droite mais bosselée qui m’attendent. Ça monte et descend sans cesse. Je m’arrête à Tekirdag pour retirer de l’argent directement au distributeur. Merveille, le distributeur communique en français ! Ainsi donc, je m’étais fait inutilement une montagne du fait d’obtenir des livres turques. C’est en voyageant qu’on apprend à voyager…
Je circule au hasard dans les vieux quartiers de la ville et j’entre dans un boui-boui prendre un kebab avec un coca. L’employé est sympathique, curieux de mon périple et il dit m’offrir le thé mais, au moment de payer, c’est le patron, méfiant et hostile, qui passe derrière la caisse. Il me rend la monnaie et comptabilise le thé. Il n’y a pas de quoi s’offusquer. Il m’avait demandé auparavant, suspicieux et revêche, combien coûtait ma bicyclette et j’ai bien l’impression qu’il a hésité à m’arnaquer davantage en me rendant la monnaie mais que, sous le regard de son employé, il s’est ravisé.
Plus loin, je me repose près d’une maison en chantier. Deux ouvriers en sortent et m’invitent à prendre le thé : un grec de trente-neuf ans, un syrien de trente et un ans et moi, français, vieil homme. Mis dans le même sac que les américains pour leur action en Syrie dans la lutte contre Daesh, je comprends vite n’avoir pas bonne presse ici, en tant que français. Étrangers les uns aux autres, nous sommes réunis sur les abords de ce chantier…
Aujourd’hui, 17 avril 2018, dix-neuf ans jour pour jour après la vision, à l’heure près, je reçois ce signe fort de la fraternité. Le voilà, clair, simple, brut : être ensemble, se sentir d’un même bateau. Voilà ce que nous ressentons confusément tous les trois. Avant de prendre le thé, je vois le Syrien, tourné vers la Mecque, faire ses prières. La barrière de la langue empêche la communication. Pas de mauvais anglais possible, ne reste que la langue des signes, des sourires, des regards. Je n’ai jamais été doué pour comprendre et pratiquer le langage des signes. Mais le sourire ne connait pas de frontières.
Ces hommes sont bons, ils ont le regard clair, limpide, sans malice. Ai-je été à leur hauteur ? Non. Ai-je été suffisamment bienveillant ? Non. Je ne pense pas avoir été à la hauteur de la situation. J’aurai voulu mieux exprimer ma fraternité, mieux dire la lumière que nous sommes tous, musulman ou chrétien. J’aurais voulu que cesse la guerre pour que le Syrien retourne dans son pays dont il a manifestement la nostalgie. J’aurais voulu… sauver le monde. J’ai mal au monde.
Ce n’est pas une bicyclette que j’ai, c’est un vélo certes mais aussi une maison pliante et surtout un mode de vie. Voilà la réponse à faire face à la demande de son prix. Ce faisant, j’habite le monde avec peu, le strict nécessaire et je rencontre mes frères. Comment puis-je mieux exprimer la fraternité que par ma démarche ? J’avoue ne pas m’être posé la question avant ce jour. Ma démarche n’a pas ce but. Elle n’en a pas, elle est ce qu’elle est. Mais aujourd’hui, la rencontre m’interpèle.
Citoyen riche d’un pays riche, j’ai la liberté de circuler et, dans cette liberté, le pouvoir de rencontrer un homme jeune, pauvre, ligoté, immobilisé, coupé des siens, chassé de son pays par la guerre. Et sa misère a à voir, que je le veuille ou non, avec ma richesse. La politique internationale est une politique d’hommes dont je suis. C’est un plongeon dans la réalité du monde que la halte provoque. J’ai cessé, depuis longtemps déjà, d’essayer de lire dans le jeu des puissants. Par conviction. Toute diplomatie comporte sa part d’hypocrisie. Elle est par définition au service avant tout des intérêts propres du pays qu’elle sert. Elle est nécessairement datée, transitoire, éphémère, utilitaire. La fraternité reste, quant à elle, intemporelle, indispensable, vitale, consubstantielle à la nature humaine. En cette veille du 18 avril où j’arrive sur Istanbul, par ces rencontres, je me trouve donc immergé, plongé dans le chaudron du monde alors que je l’ai quitté. Je ne l’ai pas fait pour le fuir en quelque manière que ce soit. Je reste citoyen, inséré, respectueux des règles mais à distance. Le monde moderne le permet, j’en use. Le jeune homme syrien est parti contraint, forcé par la guerre qui est l’échec de la diplomatie. Je suis parti libre. Je suis parti sous le seul aiguillon de la lumière. Sans elle, jamais je n’aurais eu ni l’idée ni la force d’accomplir ce que fais. Je suis parti pour vivre un amour. Dans celui-ci qui sans cesse m’attire il y a comme une envie d’arriver dans des bras. Je ne sais ce qu’ils sont, ces bras, je ne connais que leur attrait. Cet attrait est celui du définitif, du port, de l’absolu : absolu de l’amour dont l’instant de lumière m’a donné le goût.
Celui qui part éprouve nécessairement le malaise, l’inconfort physique et moral de tout voyageur qui quitte sa bulle et ce, depuis la nuit des temps. Je l’éprouve avec acuité dans cette rencontre. Paradoxalement, cet inconfort me renforce dans la conscience que l’absolu est dans le monde. L’absolu est en formation. Je suis parti pour aimer, acceptant de mourir. Là, aujourd’hui, avec ces deux jeunes hommes, la lumière qui m’a frappé il y a presque vingt ans se rappelle à moi et m’indique la seule voie possible pour l’aider, elle, dans son devenir : la fraternité, la seule fraternité humaine, balbutiante, muette, incomplète, dérisoire mais vitale. Vitale ?
Vitale pour elle, la lumière.
Constat. Constat dérangeant. Car je voudrais pouvoir faire plus. Mais cette tentation est orgueil… Une chose immense se joue dont j’ai conscience et dont je suis partie. Je prends part à ce qui se trame mais je n’ai pourtant d’autre action possible que de ne pas entraver la sienne. C’est elle qui est aux commandes et la fraternité est la condition de son développement. Ma seule action possible est de lui permettre d’être. Laisser être : mon histoire me dépasse, notre histoire nous dépasse. Patience. Leçon de vie, d’humilité, d’impuissance créatrice. « Small is beautiful !», seule la fraternité est nécessaire :je reçoislà mon cadeau d’anniversaire…
Au matin, je pars sur Istanbul pour une journée de folie. Tout n’est qu’agglomération, urbanisation, circulation dense, très intense à l’approche de l’aéroport. Je m’arrête en chemin pour acheter une portion de riz à un marchand de rue qui, en bord de cette route poussiéreuse, a installé sa toute petite carriole. Une simple vitre coulissante tente de protéger la nourriture des mouches et de la pollution. On parle autant qu’on peut se comprendre. Il écrit son âge sur sa main : soixante-six ans et me demande le mien. Égalité ! Au moment de le régler, il refuse. C’est lui, le pauvre marchand ambulant des rues qui offre au riche européen son repas d’anniversaire ! Turquie ! Fraternité ! Merveille !
Ainsi ce pays me laisse-t-il une impression mitigée entre jet simulé de pierre, suspicion et grands signes de fraternité. Je garde au coeur ces derniers.
L’entrée d’Istanbul se fait par une autoroute à trois voies, sans cesse montante et descendante et où j’essaye malgré tout de survivre tant il y a de la circulation. À l’aéroport d’Ataturk Airport, je déshabille le vélo pour passer le premier contrôle d’entrée. Déshabiller le vélo, c’est le débarrasser des sacoches arrières et du rack-pack, le sac fixé sur le porte-bagages. C’est aussi enlever toutes les autres : avant, guidon et selle. C’est de fait déranger Edmond dans ses habitude et fonction : il redevient simple bâton, gênant à trimballer ! Lors de ce premier contrôle donc, j’attire l’attention du chef de la sécurité. Curieux de mon allure, il se rapproche et me demande d’où je viens, où je vais, mon âge puis ceci fait, il me tend la main, admiratif. Il a l’âge d’être mon fils.
Il va m’être bientôt d’un grand secours…
Je démonte Séraphin en pièces détachées pour pouvoir le mettre en soute dans l’avion. Il me faut pour cela enlever les pédales, la selle, la roue avant ainsi que le guidon papillon. Ce qui suppose de démonter les commandes de freins et du Rolhoff puis de les fixer au cadre avec du rouleau adhésif. Pour ce faire, j’utilise diverses clés ainsi que mon Opinel.
J’en suis là de mon travail, assis à même le sol et très concentré sur la tâche que j’accomplis lorsque je sens derrière moi une présence. Je tourne légèrement la tête et j’aperçois… un canon de mitraillette. Je laisse remonter mon regard le long de l’arme et le tableau se dessine : deux militaires pointent le couteau et me reprochent vivement de le posséder. Mauvaise donne…
J’explique ou plutôt je tente d’expliquer mais c’est peu dire que le courant ne passe pas entre les deux soldats et moi ! C’est alors que le chef de la sécurité a la bonne, l’excellente idée de déambuler dans les parages juste à ce moment-là. Ayant vu la scène, il vient et, sans prononcer un mot, congédie les gardes en me serrant ostensiblement la main comme on fait à un vieil ami !
Les sbires se regardent, tout décontenancés, ne comprenant manifestement plus rien aux consignes de sécurité qu’ils ont la charge de faire respecter. Je parachève mon œuvre et range vite l’Opinel, objet du litige. Je jure de me souvenir de la leçon…
Je fais filmer ensuite Séraphin dans du plastique à l’aide d’une machine ad hoc puis je jette un oeil au panneau d’affichage des vols en partance. Il y a un avion pour Bangkok dans un peu plus d’une heure…
Soit !
Il n’est pas loin de minuit et il reste un seul guichet ouvert à la clientèle. L’homme se met en quatre pour m’obtenir un billet. Il m’accompagne même pour faire les formalités d’embarquement auprès d’un autre poste de la compagnie car le temps presse et de plus il me fait gagner, je ne sais trop comment, de l’argent sur le prix de départ annoncé pour le transport du vélo…
Je laisse tout ce qui me reste de monnaie turque à cet employé si serviable. C’est peu de choses mais il est bien content. Et moi aussi ! J’embarque.
Bye, bye Turquie !
Huit heures de vol puis atterrissage à Bangkok…
Je remets Séraphin en ordre de marche puis, ceci fait, je prends la photo d’une statue, remarquable, qui se trouve dans le hall d’arrivée et je l’envoie à Fabien. Familier des lieux il la reconnaît mais, incrédule, me demande où je suis… Je n’ai prévenu personne de ma destination, ne sachant pas moi-même où j’allais avant d’y aller…
À la confirmation que je suis bien à Bangkok, il n’en revient pas et me prie instamment de prendre un taxi pour le rejoindre.
Mais j’ai remis Séraphin en ordre de marche et je ne me vois pas le démonter à nouveau pour pouvoir le faire rentrer dans le coffre d’un taxi. Il insiste pour me convaincre car il me voit franchir la distance qui sépare l’aéroport de son domicile soit une bonne trentaine de kilomètres avec beaucoup d’appréhension. Il tente de me ramener à la raison et ses arguments ne manquent pas de poids : c’est la nuit, la conduite est à gauche et je n’y suis pas habitué, les thaïlandais conduisent comme des thaïlandais, c’est à dire aux yeux d’un européen, comme des fous, il fait chaud, moite, étouffant…
Je persiste dans ma décision de le rejoindre en vélo, tout en écoutant deux très précieux conseils qu’il me donne, à savoir acheter une carte SIM thaïlandaise qui nous permettra de rester en communication téléphonique pendant tout le trajet et me munir d’une grande bouteille d’eau car même au soir tombé il fait encore très chaud. Il me faut plus de deux bonnes heures pour le rejoindre et le trouver m’attendant dans la rue, au pied de son immeuble. Ce n’est qu’en le voyant ainsi que je mesure tout le souci qu’il a pu se faire…
Une anecdote : lorsque je me rapproche du but, mon GPS n’a pas encore repéré son immeuble et il essaye de me guider par téléphone. Il me demande de lui décrire mon environnement. Je me trouve devant un magasin qui s’appelle « Seven Eleven ». Peut-être le connait-il ? Il éclate de rire et me dit que cela ne l’aide pas beaucoup ! Des « Seven Eleven », il y en a à tous les coins de rue, c’est une enseigne de drugstore très connue dans le pays…
Nos retrouvailles sont un moment fort du voyage.
J’ai l’occasion de visiter Bangkok, ses marchés, ses temples. Je me rends, en pirogue à moteur, dans ce curieux quartier de la ville où, non loin d’immeubles ultra-modernes, on se trouve pourtant déjà en pleine jungle.
En soirée, nous avons ensemble une très belle discussion, hautement philosophique. Sa question me laisse coi : « Qu’est-ce qui est premier : les mathématiques ou l’univers ? ». Que répondre ? Je reconnais que la question est bonne ! Je pense que l’univers préexiste et que les lois mathématiques énoncées peu à peu par les hommes arrivent à l’expliquer. Mais le raisonnement est réversible ! Il est possible aussi que les lois mathématiques préexistent, que les hommes les découvrent peu à peu et que l’univers se soit formé selon ces lois. Les mathématiques sont-elles une découverte ou une invention ? « Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible », rien n’est caché qui ne sera connu. L’univers se prouvera et l’amour qui l’irrigue se prouvera aussi…
Bref !
Le lendemain je suis à nouveau en selle. Je sors de Bangkok. Un étudiant népalais me prend en charge, au soir tombé alors que je cherche un coin d’herbe pour planter ma tente. Le gazon d’un campus universitaire m’a fait de l’oeil. Il m’offre le repas et je mange au milieu des étudiants et de leurs professeurs. Puis je passe la nuit dans une chambre universitaire avec douche et climatisation. Cette dernière fonctionne bruyamment et mal, je dors de même…
Le lendemain, je suis envahi de torpeur. La chaleur m’enveloppe. Faire du vélo en Asie est une expérience autre. J’ai décidé de remonter vers le Nord, l’idée générale étant de rejoindre Cheng Maï. La nuit suivante, je bivouaque sur ce qui ressemble à une aire de parking désaffecté, ayant déplié la seule chambre de la tente sans installer le double toit. La toile entièrement fermée à cause des moustiques, je m’endors, nu sur le matelas, ruisselant de sueur.
Lors d’un long temps de pause, assis sur mon fauteuil à l’ombre d’un palétuvier en bord de route, un jeune thaï vient faire la conversation. Il est tout heureux de découvrir d’où je viens car il apprend le français à l’école !
Trouver sa route en Thaïlande est difficile si on veut éviter les grands axes. Je m’égare dans des voies étroites, bordées de rizières et difficilement praticables. À un croisement de chemin, je suis un peu perdu quand survient un jeune homme. Il me déconseille fortement d’aller plus avant dans ma tentative et me remet, d’autorité, sur la route principale.
Soit !
Chaleur étouffante, poussière, pollution des moteurs diesel de camions multicolores qui crachent du noir, difficulté à respirer, jambes molles, pauses fauteuil ou street-food fréquentes, j’avance péniblement, kilomètre après par kilomètre. Je fais bien mes quelques cinquante bornes par jour mais c’est très éprouvant. Je sens que cela est au-delà de mes forces sur la durée. Pourquoi continuerais-je ? Telle est la question que je me pose. J’ai pris l’avion pour venir jusqu’ici, en Thaïlande. Je décide de prendre le train ! Les voyages forment la jeunesse, à condition d’expérimenter tous les modes de transport…
On se fait le film qu’on peut !
Je pars à la nuit ce 26 avril et je vais vers Chan Sen. En chemin, je m’arrête dans un food-street. Décontenancée de ne pouvoir m’expliquer tout ce qu’elle peut me proposer la patronne téléphone à sa fille, en la réveillant d’ailleurs. Puis elle me tend le combiné. Et me voilà en train de passer commande au téléphone, en anglais, à une jeune fille à la voix encore toute ensommeillée ! Je ne sais pas trop ce que je choisis mais je fais comme si… La mère enregistre ce que lui rapporte sa fille et, au final, je déguste une soupe délicieuse, un riz qui ne l’est pas moins et une mangue, en cadeau de bienvenue.
De cette halte dans la Thaïlande profonde peu habituée à voir passer des étrangers en vélo, j’emporte toutefois un souvenir dont je me serais bien passé : une invasion massive et agressive, dans ma sacoche avant gauche, de grosses fourmis volantes dont j’ai bien du mal à me défaire.
J’ai aussi l’occasion de voir un iguane, sorte de crocodile de plus de trois mètres de long, barrant presque toute la route. Il ne bouge pas et semble mort. Le tableau est surprenant. Mais l’effort à faire pour m’arrêter, sortir le téléphone, pourtant à portée de main dans la sacoche de guidon et prendre une photo est trop grand pour moi. La chaleur humide et étouffante annihile tout : jambes et volonté. Je le regrette, car c’était vraiment impressionnant ! C’était même peut-être LA photo du voyage !
C’est ainsi, c’est l’Asie !
Peu après, c’est un plus petit iguane, dans les cent-vingt centimètres, bien vivant cette fois, qui tente de traverser sous mes roues ! La route est bordée d’eau, à droite comme à gauche et les bas-côtés constituent un fouillis inextricable de végétation. Me voyant arriver, l’iguane renonce à traverser et retourne dans les hautes herbes.
Je pars à l’aventure, sans trop me soucier des dangers potentiels, spécifiques à cette région du monde. Je suis là par le hasard de l’itinérance. La route serpente entre fleuve et cours d’eau. Je croise des moines, parfois seul ou bien à deux, qui marchent pieds nus et mendient leur nourriture. Ils ouvrent leur sac et présentent leurs bols devant les street-food. Ils sont exaucés, on les nourrit. J’ai l’étonnement d’entendre, alors qu’il n’y a personne alentour, de la musique et des voix. Hallucination ? Non ! Elles sortent en fait de hauts-parleurs disposés ça et là dans les arbres et reliés à l’un de ces nombreux temples bouddhistes disséminés un peu partout sur le chemin.
Je loupe Chan Sen et vais jusqu’à Ban Takhli en espérant de toutes les forces qui me restent que prendre un train sera possible. À partir de dix heures du matin, la chaleur m’enveloppe, la torpeur me saisit et j’ai les jambes en guimauve. Je dois m’arrêter fréquemment. Je garde mon siège à disposition, sur le porte-bagages arrière. De cette façon, je passe rapidement et fréquemment de la selle au fauteuil en fournissant le moindre effort… Avec mon paquetage, je fais ainsi concurrence aux Thaïs, experts en chargements improbables sur leurs charrettes ou leurs cyclomoteurs !
Vers midi, j’arrive à la gare de Ban Takhli…
L’enregistrement du vélo est pittoresque. Je passe dans le bureau du chef de gare qui enregistre, de façon manuscrite et sur une liasse en trois exemplaires, le transport exceptionnel. Séraphin est ensuite hissé dans le compartiment réservé aux bagages par une fenêtre du wagon. C’est dire la gesticulation à entreprendre pour ce faire.
Je préfère fermer les yeux…
Pouvant enfin faire un brin de toilettes et me changer dans les commodités, à la propreté douteuse d’ailleurs, de la gare, je me découvre plein de petits boutons rouges sur les avant-bras et le ventre, du moins pour ce que je peux apercevoir de mon corps. Est-ce dû aux fourmis volantes qui m’ont assailli après ma pause au street-food, à l’absence chronique d’hygiène, à une intoxication alimentaire ou à la trop forte chaleur qui perturbe la circulation veineuse ? On verra bien et peu m’importe au fond car, avant tout, je suis heureux de ne plus avoir à pédaler ! Trop, c’est trop ! L’Asie, à cette saison, à mon âge et en vélo, est un défi qu’il serait ridicule de relever sans motivation profonde. Or je n’en ai pas. Je voyage donc en train pour sortir de l’impasse. Et prendre le train en Thaïlande se révèle être une aventure haute en couleurs et, somme toute, assez poétique ! Je me sens comme projeté dans un des premiers films en couleur des années mille neuf cents trente. Le train est bondé. Toutes les fenêtres sont ouvertes, ce qui a pour effet de servir à la fois de ventilation tiède et de désodorisant ; les gens étalent des nattes sous les sièges et s’allongent dessus ou bien encore s’assoient en lotus sur les fauteuils.
Je prends place dans un espace à quatre, en face à face, espace occupé par deux femmes, peu enclines d’ailleurs à abandonner leurs aises mais il faut bien que je m’assoie quelque part… Elles ne sont pas très accortes face à l’étranger venu les déranger mais une autre, dans la rangée voisine, a vécu vingt ans aux USA et m’adresse la parole. Dommage que je ne maîtrise pas assez bien l’anglais ! Elle soigne mes boutons avec une lotion, la « Lala lotion » qu’elle sort de ses bagages et me dit de me méfier des moustiques dans les montagnes car ils sont vecteurs de maladie. Elle va à Chang Maï pour suivre les travaux d’une maison qu’elle fait construire. De retour des USA, elle aurait bien aimé s’installer à Bangkok mais les prix ont augmenté en flèche dans cette ville et elle a donc choisi de venir au nord de la Thaïlande, encore plus abordable. De plus, elle a perdu contact avec toutes ses anciennes connaissances. Elle le regrette. Difficulté de suivre son époque, de renouer avec sa vie d’avant…
Le train arrive au petit matin à Chang Maï. Je récupère le vélo avec le chainglider, ce carter plastique qui protège la chaîne, en morceaux et je passe pas mal de temps à le remettre en état. C’est le seul dégât occasionné par ce transport hasardeux et il n’est pas grave. Mais ce sont là, pour moi, des signes. De plus je dois payer, malgré la liasse de papiers remplie à Ben Takhli et le paiement officiel dûment enregistré, un pourboire non prévu pour le récupérer ! Les circonstances sont trop tentantes pour le préposé et pour moi elles m’interrogent : que fais-je en Thaïlande ?
J’ai pu voir mon fils qui vit ici et c’est un bonheur. Mais la chaleur décourage tout effort physique soutenu. Il y a beaucoup de scooters ou autres engins à moteur mais très peu de vélo, à compter sur les doigts d’une main et aucun cyclotouriste comme moi, lourdement chargé. Et puis je ne suis pas là pour faire du tourisme, quel qu’il soit. Cela ne m’intéresse pas. Je suis parti pour mourir, debout, en chemin, courant vers tes bras et aussi cru que cela sonne à mes propres oreilles, c’est ainsi.
Je décide donc de prendre demain, samedi 28 avril, ici à Cheng Maï un avion pour Bangkok. De là, je m’envolerai pour Séoul. Tel est le plan à court terme qui germe dans mon esprit.
D’ailleurs, Cheng Maï me déçoit.
Comme dans tous les lieux touristiques, les sourires sont absents ou surfaits. La différence est sensible avec la Thaïlande de l’intérieur que mon périple souffreteux m’a permis d’approcher. Je profite du confort de l’auberge et de sa piscine pour me détendre. J’y croise un groupe de quatre françaises, femmes dans la quarantaine qui ont laissé maris et enfants pour s’éclater pendant une semaine de vacances entre filles. Intriguées par l’attelage, curieuses de mon périple et ses motivations, je leur communique la vidéo.
Puis la journée s’accélère.
Je me rends à l’aéroport de Chang Maï où je démonte Séraphin puis le donne à conditionner pour être mis en soute. Deux jeunes préposés le font, sans trop de précautions mais avec beaucoup d’entrain, à l’aide de leur machine tournante qui l’emmaillote de plastique. Je ne réagis pas assez vite pour les tempérer et c’est l’incident : deux craquements secs, sinistres me déchirent tout à la fois le coeur et les tympans ! Des rayons de la roue, le garde-boue, tout autre pièce : qui a cédé sous la pression ? Il me faudra attendre pour le constater et désormais j’angoisse pour les transports à venir…
Cet incident me décide à ne plus envisager d’aller en Corée. J’aurai pris plaisir à revoir et surprendre Bernard en lui rendant inopinément visite. Mais c’est trop de transports aériens et de risques corrélatifs pour Séraphin. Je décide de me rendre directement aux Canada. Une fois sur place, j’en aurai pour un bon moment à pédaler…
Je prends donc, de Cheng Maï, un vol pour Bangkok et de là, je réserve un billet pour Vancouver. J’établis sur mon smartphone la demande d’entrée sur le territoire canadien : l’ESTA. À quatre heures du matin, ce 29 avril, je m’envole pour Hong-Kong, escale obligée au cours de laquelle la douanière chinoise me « vole », avec un culot de garce, le Coca-Cola en boite acheté en duty free. Quelques heures plus tard, je m’envole pour Vancouver où j’arrive, merveille du décalage horaire, toujours le 29 avril, vers 14 heures.
Hello Amériques !
J’atterris à Vancouver…
Le contrôle à la douane s’éternise, je ne sais pourquoi… je suis un peu inquiet… j’ai hâte de découvrir les dégâts sur Séraphin…
Je reste le dernier dans le hall de contrôle.
Mon passeport est entre leurs mains… je soupçonne que quelque chose cloche… j’ai la conscience tranquille… personne ne m’attend… je m’assoupis… le douanier me réveille… il me secoue… me fait enlever les lunettes… « You look différent »…
Il s’en retourne dans son bureau et je le vois à travers la vitre pianoter frénétiquement sur son ordinateur.
Quand il revient vers moi, malgré une demande pressante, il ne me donne pas la permission d’aller aux toilettes, sans la refuser explicitement toutefois. Il me fait subir un interrogatoire serré avant de me demander si je veux un interprète…
Oh oui… !
Il reste incrédule devant ce que je raconte et n’en croit manifestement pas un traître mot. Il veut des preuves et me demande si j’ai des photos de tout mon parcours et spécialement de mon passage en Turquie. Je les lui montre. Il prend d’autorité mon téléphone et regarde, indiscret, absolument tout.
Quand je peux enfin aller aux toilettes, je demande les raisons d’une telle suspicion au douanier-interprète qui m’accompagne. Il me répond que j’ai le profil parfait du passeur de drogue : un passage en Turquie puis un autre en Thailande et enfin une entrée subite au Canada. Effectivement, j’ai demandé l’Esta, l’autorisation électronique d’entrée sur le territoire, à l’aéroport de Bangkok, juste avant de prendre l’avion, donc ce même jour, le 29 avril. Or il se trouve que c’est la nouvelle technique des trafiquants : un voyage éclair, avec une demande d’autorisation d’entrée à la dernière minute.
Banco !
Contrôle et interrogatoire reprennent. Pourquoi ai-je été en Thailande ? Quand je lui dis que mon fils travaille là-bas, il frémit, semble très intéressé et me demande ce qu’il y fait. Il semble prêt à alerter Interpol, pour vérifications sur place. Mais tout en parlant, il déballe et fouille minutieusement le contenu des sacoches. Et soudain, il reste interdit, incrédule et dégoûté devant un flacon plastique entouré d’un scotch rouge dont je lui explique, à sa demande, l’usage : il sert à me soulager la nuit, sans sortir de la tente…
La tête qu’il fait est impayable !
Cela me ravit et il en oublie heureusement la piste thaïlandaise d’autant qu’il est ensuite complètement suffoqué par l’odeur de mes chaussures qu’il déballe de leur sac plastique. Il a pris la précaution de mettre des gants en latex et mène toute son inquisition du bout des doigts, avec un air pincé. Mais il frétille encore, il est sûr de tenir son affaire.
Il fait demander à l’interprète si j’ai de l’argent, combien j’en ai, d’où je tire mes revenus, où ils sont placés… Il ne lui est absolument pas possible de croire que je suis ce que je dis : un vieux professeur retraité, un peu cinglé. Il me questionne sur le montant de ma pension, me demande si j’ai une assurance, si je peux en fournir la preuve. Je lui montre ma carte Vitale. Il abandonne, incapable de vérifier quoi que ce soit. Il veut savoir mon programme or je n’en ai pas, sauf celui de traverser son pays, ce qui le fait halluciner.
S’ensuit un dialogue un peu surréaliste :
« – Vous savez combien il y a de kilomètres ? »
« – Oui, plus de six mille… »
« – Combien de temps vous faut-il ? »
« – Trois mois ou davantage… »
« – Où allez-vous dormir ce soir ? »
« – Je ne sais pas, quelque part, au bord de la route… »
Il me regarde ahuri, incrédule. Il fait toutes les vérifications électroniques en son pouvoir sur le passeport qu’il croit falsifié. Il me fait, une fois encore, enlever les lunettes en fin d’interrogatoire : « You look différent », persiste-t-il.
Il me laisse partir, mais vraiment à regret. Il était sûr de son coup, de son flair. Il pensait bien démasquer une nouvelle « French connection » : récolte de drogue en Turquie et Thaïlande puis revente de celle-ci en Amérique du Nord. Le tout en empruntant un circuit de distribution original et inédit à savoir une livraison à domicile par courtier à bicyclette…
Il me reste à tout remettre en ordre dans les sacoches et ce n’est pas rien. Tout a été extrait et étalé n’importe comment sur leur comptoir pour vérification. Chaque chose doit maintenant retrouver sa place et pas une autre.
Bref, parti ce dimanche 29 avril à quatre heures du matin de Bangkok, arrivé vers douze heures à Hong-Kong, reparti à seize heures et ayant atterri à Vancouver, toujours ce dimanche 29 avril, à quatorze heures, je ne quitterai l’aéroport que vers vingt heures, épuisé par le voyage, le décalage horaire et les combats techniques et administratifs depuis Chang Maï.
Je prends la direction plein Est et trouve vite un emplacement tranquille, au creux d’un échangeur routier, entre les deux bras d’un fleuve.
N’en déplaise à mon douanier favori…
Et le lendemain, lundi 30 avril 2018, je pars à la découverte du Canada ! La première province à traverser est la Colombie Britannique.
Je retrouve le froid…
Douze degrés au lieu des trente-cinq auxquels m’avait habitué la Thaïlande ! Je retrouve aussi la pluie et je découvre l’odeur de résine, la senteur de bois qui imprègne ici toute l’atmosphère. Cela surprend, agréablement ! Je retrouve les montées, les descentes et les fast-food… J’essaye tout ce qui se présente : Good-food, Subway, Starbucks, MacDonald… et je regrette déjà la street-food de Thaïlande, très bonne, pratique et peu chère !
Je constate que je ne peux recharger mon téléphone, les prises électriques n’étant pas les mêmes qu’en Europe. J’achète un chargeur spécial mais je ne trouve pas de gaz pour le réchaud. Les pas de vis sont différents.
On verra bien…
Je passe ma deuxième nuit canadienne sur un ponton entre fleuve, voir ferrée et route. Les trains passent, interminables. J’ai le temps de compter : près de deux cents wagons et trois ou quatre motrices disséminées dans le convoi. Au passage à niveau, la locomotive siffle puissamment : deux longs, un court, un long. En morse, cela doit vouloir dire : « Attention, j’arrive ! ».
Far West… !
Ce premier jour du mois de Mai est original : je remplis ma déclaration d’impôts, à partir de mon smartphone, entre rivière et voie ferrée, dans un paysage grandiose. Seul au monde, je me crois tranquille. Je suis dérangé par un convoi ferroviaire interminable qui, en plus du bruit, provoque des courants d’air glacials et fragilise ma nécessaire et difficile concentration. Cela fait, je reprends la route ; elle est belle, large, droite. C’est la highway 3, la « Crownest highway », au sigle du corbeau. Je suis heureux, content de pédaler. J’établis un nouveau bivouac en bord de fleuve, dans un paysage de montagnes recouvertes de forêts de sapins.
Le lendemain est sans énergie. C’est pourtant une véritable étape de montagne qui m’attend. Je ne m’y étais pas préparé, je ne m’étais préparé à rien d’ailleurs ! Je m’endors, épuisé, peu après le sommet du col. Je flirte à nouveau avec la neige. Le contraste avec l’Asie est brutal et saisissant mais ici au moins je peux appuyer sur les pédales, je n’ai pas cette torpeur, cette mollesse qui m’avait saisi là-bas. Le matin est pantagruélique, pour refaire le plein d’énergie.
Reste la solitude, la vie intérieure au cœur de ces immenses espaces.
Le lendemain, je m’arrête au milieu d’un territoire couvert de sapins dans une aire aménagée et touristique. Ce doit être, en hiver, une station de ski. Restaurant, magasin de souvenirs, commodités et tables de pique-nique sont au rendez-vous. Et là, je fais la connaissance d’un canadien, Jean-Roch, québécois, qui me laisse sa carte et m’invite à passer le voir quand et si j’arrive à Montréal…
Je fais aussi connaissance d’un chinois, amateur de vélo, qui voyage avec sa femme et sa soeur qui vit en Amérique. L’homme souhaite rester en lien afin de pratiquer ensemble le cyclotourisme. Il ne parle pas un mot d’anglais. Comment communiquer ? Pas de problèmes me signifie-t-il : il sort son téléphone et pointe, tout fier, Google translator… !
Je ne passe pas assez de temps avec une vieille dame qui est venue faire ses mots croisés à côté de moi. Elle me montre une photo de marmotte, dont elle est très fière. Elle me dit attendre sa fille qui, peut-être, ne viendra pas… Elle venait là, avant, avec son mari, au restaurant qui est très bon, dit-elle. Elle a une solitude à combler, c’est évident. Ai-je été assez bienveillant ? On ne l’est jamais assez. Je m’arrête assez tôt, entre route et rivière et je finis ce que j’avais commencé à l’aire de repos, avant d’être interrompu par toutes ces rencontres : me raser barbe et cheveux. Le bivouac est superbe et quelques moustiques s’invitent…
Au cœur de la Colombie britannique que je traverse, je ne cesse de monter, entouré de montagnes encore recouvertes de neige. Et une fois arrivé à un sommet joliment nommé « Sunday Summit », à près de mille trois cents mètres, je dévale comme un fou une longue descente rectiligne, vertigineuse. Décidément, tout est grand ici ! À Princeton, je trouve gaz pour le réchaud et bombe à ours aussi. Ça y est, je suis équipé pour le grand Nord ! J’emprunte une petite route qui passe de l’autre côté de la rivière que longe la Crownest Highway. C’est sauvage et magique : le fleuve puissant charrie et chante, la route serpente, m’enchante. Tout est bien, ce matin où je suis tôt en route. Je suis heureux, je rends grâce, je remercie. Matin qui donne envie de murmurer, non de hurler sa joie : soleil, descente, vent arrière, paysage sublime, légèreté de l’âme. Les kilomètres défilent, le paysage se fait plus aride, toujours grandiose. Je suis au plus haut et comme souvent en ces occasions une petite alarme se met à vibrer : « Tu es au plus haut, tu ne peux que descendre… ».
Cela ne tarde pas !
À l’occasion d’une pause, je vérifie le serrage de la visserie : roues, porte-bagages, sacoches. La roue arrière me semble desserrée, je ne l’ai peut-être pas vérifiée depuis la crevaison en Italie ou bien j’ai pris de la force. C’est possible. En tout cas, je resserre l’axe et je le resserre trop, car il casse ! Clac, en deux morceaux ! Le moral chute avec. Je réussis à faire une réparation de fortune car, ayant cassé près du boulon, l’axe supporte encore la roue, sans la serrer cependant. De toute façon, ce sont les étriers qui la maintiennent, l’axe n’assure que le serrage. Il me faut cependant en trouver un rapidement. J’avais hésité à en prendre un de secours mais, devant les choix draconiens à faire pour ne pas s’alourdir en excès, je n’avais pris en surplus que le seul axe avant parce qu’il me sert d’écarteur de fourche dans les transports aériens.
Et me voilà dans la panade !
Cela ne m’empêche pas de trouver un bivouac sauvage et superbe au sommet du col. Le lendemain, pourtant un dimanche, je trouve à Osoyoos un magasin de vélo par bonheur entrouvert ! Le gars me dépanne. De plus, tout à côté du magasin, se trouve un fast-food équipé de prises USB, un Tim Hortons.
Ça roule !
Au sommet suivant, je discute avec de sympathiques canadiens, originaires d’Italie, Giancarlo et sa cousine, Olvina. Nous sommes au point de vue d’Oossoyos et cela me fait du bien de contempler, de souffler, de parler, d’être en compagnie. Plus loin, lors d’une halte, un homme, Mike, vient vers moi, discute un brin puis me donne sa carte en m’invitant pour manger le lendemain dans sa pizzeria, quelques soixante kilomètres plus loin.
Incroyable mais vrai !
Devant un supermarché, à Midway, un canadien de quatre-vingt ans, descendant de Laurence Olivier, le célèbre acteur britannique, par sa mère et de James Watt, inventeur de la machine à vapeur, par son père, descendant lointain des vikings aussi et ayant hérité d’eux une forme de main ronde, comme toujours soudée à la rame et qui donc ne peut s’ouvrir pour saluer, ce qu’il pallie en frottant poing fermé contre poing fermé, comme les jeunes, cet homme donc, terriblement volubile et affable, m’explique tout sur le pays qu’il habite depuis vingt-cinq ans, les terres qu’il possède, la création familiale du Family Foods devant lequel nous sommes, interpellant au passage telle ou telle cliente et la mêlant à la conversation, parfois pour entonner avec elle, qui se met à danser, une chanson du folklore canadien… Il se préoccupe, de plus, de ma sécurité et ne me laisse partir qu’avec un dernier conseil : « Call 911 in emergency ! ».
Pour le moment, je joue au Robinson, au trappeur, nu dans un bivouac de rêve près de la rivière. Ce n’est pas sensuel, c’est primitif, premier presque. Je me résous pour la première fois à suspendre mon sac de nourriture dans un arbre, à une centaine de mètres de la tente, comme il est prudent de le faire dans tout le Canada. L’odeur de victuaille attire les ours.
Parvenu à Grand Forks, je mange, offert par la maison, un énorme plat de lasagnes arrosé d’un coca. Mike n’est pas là, mais il a donné les consignes, je peux prendre et emporter tout ce que je veux ! Merveille de l’accueil, de l’ouverture qui fait prendre conscience, par l’exemple et avec acuité, de l’erreur que peut constituer le repli sur soi.
Puissé-je m’en souvenir !
Le lendemain, aux abords de Christina Lake, je renoue avec quelque chose d’oublié : la pluie. Et c’est le cas de le dire, je suis cueilli à froid : je retrouve la neige en bord de route, le vent glacial, les averses, dans le « Paulson Summit », à plus de quinze cents mètres d’altitude. Je suis encore en tenue d’été, cuissard et tee-shirt, tant je ne peux croire au contraste avec la veille, écrasante de chaleur, brûlante de soleil, comme tous les jours précédents. Très vite, mes chaussures deviennent de véritables bassines où je macère. Au sommet, je suis frigorifié, malgré l’effort fourni et je m’habille enfin en conséquence.
J’arrive à Castlegar en hypothermie et hypoglycémie. Je m’engouffre dans un supermarché, toujours revêtu de ma tenue de pluie, tel quel, tel un martien ou une abeille mutante : veste de ciré jaune, pantalon noir, chaussons jaunes ! Épuisé et hagard, je trouve à me chauffer et restaurer : nuggets de poulet trempés dans du chocolat chaud ! Le soir, dans un no man’s land en bord de route, la douceur du soir me comble.
Angélus après tempête.
Le lendemain se passe dans une alternance de pluie et de soleil. Même topo : monter et descendre. La Colombie britannique est un vaste territoire montagneux, couvert de magnifiques forêts, parcouru de rivières tumultueuses en cette saison de fonte des neiges. On peut faire plus de cent kilomètres sans voir une habitation et même s’il y a quelques voitures et camions, toujours magnifiques entre parenthèses, avec leurs pots d’échappement altiers, tels des étendards, leur fières calandres et leurs feulements si rauques et caractéristiques, c’est grandiose et merveilleux !
La Crowsnest Highway qui suit grosso modo la frontière avec les USA est une belle route, large et très bien entretenue. Ce qui fait qu’une fois au sommet, je me laisse aller et je dévale des pentes vertigineuses sans toucher aux freins. Seul le froid qui me paralyse peut me pousser à ralentir !
Je réalise la différence avec la montagne telle que je la connais, telle qu’elle est en Europe. Il n’y a pas ici de lacets, de virages en épingles à cheveux, de routes étroites. Non, ce ne sont que larges et longues lignes droites à 7 ou 8% de pente, parfois quelques courbes douces. Mais presque toujours, la route trace un chemin rectiligne à travers les montagnes. « Straight down ! » devient ma maxime, je fonce tout droit.
Mais il y a une ombre au tableau…
Depuis deux jours, en fait depuis Christina Lake, la chaîne saute et parfois elle déraille. Elle est trop étirée. Il me faut supprimer un maillon mais je ne peux techniquement n’en enlever que deux à la fois pour les remplacer par une attache rapide. Je ne sais pas la retendre, il doit pourtant y avoir un moyen avec l’excentrique du moyeu du pédalier. J’avais demandé son fonctionnement au revendeur de Paris mais il m’avait avoué son ignorance. Dépositaire de la marque hollandaise, il était quelque peu dépassé lui-même par la technicité du véloqu’il me vendait. Je n’avais pas prévu cela. Bref, la chaine saute, c’est désagréable, énervant même et après moultes essais et réglages divers, je trouve la solution, radicale : j’enlève le chainglider. C’est un carter de protection mais il entrave maintenant le libre fonctionnement de la chaîne. Dès lors, elle pendouille, certes lamentablement, mais elle ne saute plus.
C’est l’essentiel.
Je franchis un col à près de dix huit cents mètres mètres. Je refuse la proposition du conducteur d’un truck de monter à son bord. Pourquoi aller plus vite ? Il y a, au sommet et dans les couloirs signalés d’avalanche qui parsèment la route, des congères de plus de trois mètres de haut. Impressionnant ! Qu’est-ce que cela doit être en hiver ! Cela ne me donne absolument pas l’envie de m’y trouver ! J’arrive enfin à Creston après cette longue journée de montagne dans l’alternance de montée au soleil et de descente sous la pluie. Je fais les courses puis je cuisine dans la douceur du soir et angélus, contemplation…
Tout est bien.
Après Creston, la route devient moins difficile, elle suit une large vallée entre les montagnes. Je m’arrête à Cranbrook pour essayer de trouver une chaîne neuve. On est dimanche, la boutique est fermée et il me faut attendre le lendemain. Je fais donc une grande halte au Mac’do, au surplus équipé de prises électriques. C’est notable ! Car il faut bien dire que si les fast-food sont légions ici, rares sont ceux qui sont équipés pour satisfaire le nomade que je suis. Recharger un téléphone n’est pas un problème pour les canadiens, ils ont tout ce qu’il faut dans leurs superbes « trucks » et beaucoup de fast-food sont démunis de prises. Il y a peu ou pas de fous comme moi, ayant un tel besoin. Je trouve ensuite un lieu de bivouac près d’un lac proche de la ville. C’est moins isolé que les bivouacs habituels mais l’endroit est beau, très « carte postale » ! Le soir est doux, priant. Tout est bien, sauf les moustiques qui passent à l’attaque !
Je m’enferme et bonne nuit !
Au matin, le soleil se lève sur le lac et met le monde en grande forme ! Je trouve à réparer Séraphin dans le magasin repéré la veille, boutique bien achalandée et au personnel sympathique et compétent. J’apprends à me servir de l’excentrique de chaîne pour la tendre. L’employé en a simplement cherché et trouvé le fonctionnement sur Internet ! Ce n’est finalement pas compliqué et je peux bientôt reprendre la route. Il m’arrive de faire la course avec des cervidés qui broutent le long de la voie et qui, apeurés et surpris de ma soudaine présence, se mettent à fuir droit devant eux et donc, droit devant moi. Le paysage est merveilleux, large vallée encadrée de sommets enneigés qui semblent s’extraire du vert des sapins pour s’élancer, tout parés de blanc, vers le bleu du ciel.
Le soir bien avancé, je m’arrête sur le premier terrain plat que je trouve. Un homme arrive peu après, en vélo tout terrain, avec ses enfants. Il s’appelle Martin et m’invite à passer plus tard chez lui. J’essaye de trouver sa maison une fois la tente montée mais il n’y a personne, seulement des chiens qui aboient. Je suis fourbu. J’ai fait, en la seule après-midi, ce que je parcours d’habitude dans la journée. Et malgré cela, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Le corps tiraille, chauffé à blanc, doré à point, exposé toute la journée au soleil. Le désir est là, toujours là, ce printemps après presque soixante-dix autres. Pourquoi donc ? Quel haut et pur mystère se cache sous cette tension ? La solitude me comble, je ne voudrais pas être ailleurs. Je voudrais seulement pouvoir la partager et entraîner avec moi vers le plus haut. Cela sans abandonner l’effort solitaire qui, tout le long du jour, n’est que prière…
Chimère…
La réparation du vélo, la rencontre surprise d’un cycliste québécois sur ma route, le campement et l’invitation de Martin ont secoué ma solitude, mon isolement quasi-total des jours derniers. Secoué et perturbé aussi. Je mesure la déconnexion dans laquelle je commence à m’installer. Un autre fait en témoigne. L’étudiant qui m’avait servi de mentor en Thaïlande m’avoue par mail ses difficultés financières qu’il essaye de résoudre en mettant en vente son vélo. Pour un cyclotouriste, jeune de surcroît, c’est un sacrifice sinon un drame. Évoquant un possible voyage au Népal, je me propose de le lui racheter. Seule, l’absence de reconnaissance des codes bancaires européens par son pays empêche le versement.
Seul… sous ma tente… sur ma bicyclette… tout le monde il est beau… tout le monde il est gentil… et je voudrais… quoi…?… sauver le monde… et encore… ?… je commence à perdre pied… c’est tout… à perdre le sens des réalités… à perdre les pédales… !
Cela me met mal à l’aise.
La complète solitude est plus pure. Bref ! Avant de partir, j’essaye de voir Martin sans plus de succès. Tant pis ! « On the road again ! ».
Je me remets en selle.
À Sparwood, je rencontre un cycliste québécois de cinquante ans qui voyage léger, vélo de course et sac à dos de vingt-cinq litres seulement avec tout le matos de camping. Un mois de travail, je n’ai pas bien compris ce qu’il fait comme boulot, un mois de vélo, tel est son rythme, je l’inspire pour le futur, me dit-il en partant, regardant mon vélo équipé pour le long cours et pour toute saison.
Je profite de la halte pour me faire raser les cheveux et je complète la mise à jour du bonhomme par une toilette complète en bord de rivière. Quel bonheur d’être propre ! Lessive et bain de soleil, nu bien sûr ! Si la vitamine D n’est pas fixée, je rends mon tablier, mon cuissard en l’espèce ! Je suis heureux, primitif, prêt à disparaître et pourtant amoureux fou de cette vie.
Je flemmarde au soleil du matin, j’étends tout, du duvet aux vêtements et à la peau elle-même. C’est bon ! Je vais reprendre la route, la longue route.
J’aime.
Quoi ? La route ? Oui, mais pas seulement. J’aime le soleil, le vent, le bruit de l’eau, les «scones au blueberry », les papillons, les rochers qui semblent dessiner une tête de mort, j’en ai un sous les yeux, il me fait de l’oeil, les préoccupations, les déconnexions, le passé, le présent, l’avenir, j’aime tout, nu au soleil, un papillon posé sur mon épaule, je t’aime, Seigneur de la Vie, vie sous-jacente, omniprésente.
Aujourd’hui, 16 Mai 2018, je dépasse Crowsnest lake et…
J’entre en Alberta !
Rapidement, le paysage change. Je quitte les montagnes, les cimes enneigées et l’odeur des sapins pour trouver de larges plaines agricoles, bosselées, semées d’éoliennes, battues par les vents. Les champs sont clôturés et il devient plus difficile de trouver les lieux de bivouac. L’odeur, résolument agricole, dépayse après celle, ravigotante, des montagnes.
L’angélus du soir reste…
Une nuit d’orage, de vent, de pluie. Au matin, un temps gris sur fond de platitude, d’odeurs, de bruits d’étables. Il devient plus difficile de dire : « J’aime ». Je suis sur le vélo de bonne heure, dans le froid, sous la pluie, vent de face, sur une route droite, mamelonnée, sans attrait. L’entrée en Alberta manque résolument de charme. Je me réchauffe et me restaure dans un fast food trouvé par bonheur sur la route. Ils ne sont pas légion par ici. J’achète de l’essence pour le réchaud. En fait, non, je ne l’achète pas car un automobiliste a pitié de moi : il me voit peiner à comprendre le fonctionnement de l’automate et remplit d’autorité ma réserve.
Merci !
« On the road again ! » : route droite, monotone, vent favorable parfois, pénalisant en d’autres occasions, toujours dans le froid et la petite pluie. Première traversée d’une grande ville, Lethbridge, dans la circulation et la grisaille. L’horreur retrouvée ! Je continue, pas d’endroit pour dormir, j’échoue dans un Mac’do, tel un bateau ivre. Je trouve enfin un coin potable après une centaine de kilomètres, dans un chantier, dans la gadoue. Cela me rappelle ma mésaventure en Italie, dont j’étais sorti avec chaque étrier de frein de Séraphin porteur de part et d’autre d’un beau petit ballon de boue argileuse. Je cuisine quand même, sous l’auvent de la tente, sous la pluie. Il faut restaurer le bonhomme.
Que dire ?
Les jours se ressemblent, la route est monotone, le vent traversier. J’avale les kilomètres, ayant un large couloir de circulation pour moi tout seul. Le revêtement est excellent. Le bivouac, par contre, est moins intéressant, plus difficile à trouver. Mais bon, c’est la route. Une curiosité en Alberta : quelques puits de pétrole balancent interminablement leurs bras articulés, pompant le fameux liquide…
Paradoxalement, ce n’est pas du pétrole qui surgit mais des idées…
Elles viennent rompre la vacuité que la monotonie de mes tours de pédales et du paysage engendrent… Elles tournent autour de « L’homme révolté » de Camus, sujet d’une discussion récente tenue en Thaïlande…
« L’homme refuse le monde tel qu’il est, et pourtant, il n’accepte pas de lui échapper. En fait les hommes tiennent au monde, et dans leur immense majorité, ils ne désirent pas le quitter. Loin de vouloir le quitter, ils souffrent au contraire de ne pas le posséder assez, étranges citoyens du monde, exilés dans leur propre patrie.
Sauf aux instants fulgurants de la plénitude, toute réalité est pour eux inachevée. »
Comme cela fait écho ! Dire « oui » au monde.
J’ai connu cet instant fulgurant, j’ai vu toute réalité achevée, j’ai vu l’archétype de l’homme : l’homme-lumière.
Ô bien sûr je sais que ce n’est pas cela qui est dans les propos de Camus qui développe sa pensée à partir de son vécu propre mais combien l’expression « instant fulgurant de la plénitude » résonne ! Un tel instant résout une fois pour toute la tension entre l’absurde et la révolte. Un tel instant me fait dire un grand « OUI » au monde tel qu’il est.
Je mouline ces mots qui font écho à ma propre expérience.
« Nous désirons que l’amour dure, et nous savons qu’il ne dure pas. Si même, par miracle, il devait durer toute une vie, il serait encore inachevé… »
C’est une douleur mais c’est ainsi. Tout amour est inachevé. Il y a toujours dans l’infini un infini plus grand.
« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc… »
Cette citation est cruelle, criante d’exigence !
Un arc trop tendu est impropre à son usage mais un arc au repos devient un objet mort. Enrichir la vie tout en lui restant indifférent constitue tout à la fois la difficulté et le propre de l’humain. L’obsession d’avancer est le coeur vivant du monde et à juste titre.
Nous nous croyons acteur et nous le sommes. Mais nous sommes essentiellement aussi spectateur de ce qui se passe. Spectateur au sens le plus noble : non celui qui s’avachit et abdique mais celui qui laisse être.
Dire que l’homme est lumière c’est l’obsession de la moisson. Rester indifférent à sa propre histoire, à celle de ses contemporains, prédécesseurs et successeurs c’est laisser-faire la lumière. C’est abolir le temps, la flèche du temps. Plus de flèche et donc plus d’arc : reste le seul « instant fulgurant de plénitude ».
Reste ce qui est.
Jusqu’à l’obsession d’être.
« Si le temps de l’histoire en effet n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part. Qui se donne à cette histoire ne se donne à rien et à son tour n’est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau. Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi. Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète. Mais la vraie vie est présente au coeur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure…»
C’est beau, c’est noble et vrai ce qui est écrit là.
Vivre debout, ne pas passer le temps, ne pas être le jouet de l’histoire mais l’acteur de sa vie. Par contagion, c’est défendre la dignité des vivants, celle de tous.
Pour Camus, la lumière vient des volcans, donc de la terre, du monde, des hommes. J’ai connu l’instant de foudre. La foudre vient du ciel. Dans les deux cas, il reste la moisson.
Le volcan de lumière, c’est la fraternité en actes aussi exténuante et frustrante que puisse être cette simple, pauvre, difficile et indispensable mesure.
L’or de la foudre n’est qu’un instant, le volcan perdure et dort et se réveille.
L’or de la foudre n’est rien sans celui du volcan qui le continue mais l’or du volcan est vain sans l’éclair de lumière.
Je pédale et ma rencontre avec les jeunes hommes exilés sur le chantier en Turquie s’invite en Alberta, humble prémices de moisson…
Le vent arrière me propulse dans le Saskatchewan…
Je croise un couple de cyclistes québécois, Louise et Yves, qui rejoignent Québec en roulant tour à tour une centaine de kilomètres chacun, l’un en vélo, l’autre en voiture.
Le lendemain le vent a hélas tourné, il est contraire et je dois subir une attaque de petits moustiques. Je m’arrête donc pour me protéger d’eux : pantalon long et « manchières » de ma fabrication, manches coupées dans un vieux tee-shirt. Cet accoutrement a un autre bénéfice : me protéger du soleil. Je profite de la halte pour me restaurer…
Un camion passe à toute allure sans s’écarter et Séraphin est déséquilibré par l’appel d’air. Il tremble sur sa béquille et fait mine de tomber… Je le rattrape, tout empêtré que je suis dans des habits à moitié enfilés. Le bol de riz est ouvert, en équilibre sur le sac, à l’arrière. Il glisse ; je le rattrape au vol. J’en perds mais pas trop car par bonheur il est aussi compact que délicieux mon riz au miel et chocolat, il colle au bol et moi, je hurle ! Je me regarde excédé par cette pourtant bien petite adversité du matin et je prends conscience que si cela m’irrite tant c’est parce que je commence à être moi-même bien « entamé »…
Seuls me restent : une dernière portion de céréales, quelques tranches de pain Wasa, un ruban interminable de kilomètres à ingurgiter, un soleil brûlant, une nuée de petits moustiques et un vent contraire pour compagnons.
J’aperçois et ce n’est pas un mirage, le « M » sauveur : je rejoins la civilisation et des courses sont possibles ! Mais Swift Current Creek est une trop grande ville avec de trop grands magasins et je suis perdu ! Tout est excessif ici et passe du rien aux grandes cités dans lesquelles il faut plonger au cœur des entrailles de ces centres commerciaux trop bien connus. Et que je n’aime pas, c’est le moins qu’on puisse dire ! Mais les routes dans le Saskatchewan, droites et bosselées, traversent d’immenses plaines agricoles, les prairies et on peut faire des dizaines et des dizaines bien tassées de kilomètres sans rien voir d’autre ni trouver à manger ou à boire…
Il faut donc être prévoyant…
Voilà mon horizon : pas d’arbre, pas d’abri-bus, pas d’aire de repos, seulement la route, droite, la poussière, partout, le soleil, brûlant, le bruit des trucks qui jouent tous à être les « trucks than all others trucks want to be », selon une publicité partout présente. Ces « trucks » sont de puissantes voitures 4*4, pick-up que tous les pick-up veulent imiter et qui sont, bien sûr, inimitables !
Je m’effondre à un croisement, sur un bord de route rempli de grosses fourmis rouges dont je ne m’aperçois hélas que trop tard de la présence. De plus, je suis près d’un passage à niveau. Le train siffle souvent. En outre, comble d’ironie après tous ces grands et désertiques espaces traversés, je suis exposé aux regards des habitants d’une petite bourgade proche. L’un d’entre eux s’arrête même pour me demander si tout va bien alors que je n’ai qu’une hâte : celle de m’affaler ! Et, cerise sur le gâteau, un camion à bestiaux tombe en panne sur la route à quelques mètres de mon bivouac. Le remuement des bêtes affolées, le bruit de fond de la route, celui de la voie ferrée bercent ma nuit. Bref, le plus mauvais bivouac jusqu’à présent. Il en faut un.
Soit !
J’y reste allongé de sept heures du soir jusqu’à neuf heures du matin, suant à l’intérieur de ma tente close à cause des bestioles, sans la force de faire la cuisine, bricolant avec des expédients…
Je demande trop à mon corps, cent kilomètres par jour en moyenne.
Le lendemain, c’est un vent contraire qui me cueille. Je m’arrête en cours de route pour me reposer sur le fauteuil pliant et prends le temps de vivre, de cuisiner pour compenser de la veille…
Puis c’est l’urgence…
Un vent de folie se lève, l’orage menace et va se défouler. Je bivouaque en hâte dans le fossé…
Au matin, je flemmarde, peu pressé de reprendre la route. Encore sous la tente, j’aperçois par l’ouverture un cyclotouriste qui s’arrête et attend manifestement que je vienne à sa rencontre.
Je n’en crois pas mes yeux !
Je n’en ai pas croisé beaucoup, c’est seulement le deuxième en plus de trois semaines ! Je sors de mon fossé et je vais vers lui : Yann, québécois de quarante ans qui, languissant de sa femme et de ses deux enfants, avale les kilomètres à toute vitesse pour traverser le Canada, réalisant ainsi un rêve. Il se dépêche car il espère retrouver un autre cyclotouriste avant de traverser les forêts de l’Ontario. La route est étroite là-bas, me dit-il, les forêts immenses et il appréhende de le faire seul.
Je ne cherche plus de bivouac sympa. Je m’arrête en bord de route quand l’heure vient, quand je suis trop fatigué. Le fossé est large, il suffit qu’il soit plat et sec pour me satisfaire. Si la mort doit venir, elle sera radicale et rapide, sous les roues d’un truck au conducteur endormi.
Les villes où je peux m’approvisionner en nourriture sont rares, la gestion de la bouffe délicate, celle de l’eau difficile. Je suis parfois contraint d’acheter des bouteilles. C’est la troisième que je perds aujourd’hui ! Je les fixe sur le rackpack mais avec les cahots, elles s’échappent de sous le tendeur. À quatre euros la bouteille de un litre et demi je vis sur un grand pied !
Traverser le Canada est une vraie gageure. Je suis rétamé, vidé. J’avance par automatisme. Si le vent est portant, ça va comme sur un tapis roulant. S’il est traversier ou de face c’est dur, très dur. C’est une entreprise de longue haleine, un vrai trip de traverser ainsi le continent d’Ouest en Est. Je me sens comme un asticot perforant peu à peu une énorme meule de fromage ou comme un ver grignotant une poutre immense. Le fromage est rassis, compact et la poutre de chêne, durs à pénétrer l’un comme l’autre. Mais ce grignotage est prière dans l’effort : « Yeshoua, fais de moi ce que tu es », puis plus rien, rien que le souffle.
Tout va bien.
Au soir du 25 Mai, je rencontre Mike, cyclotouriste canadien d’une cinquantaine d’années qui m’entraîne, alors que je m’apprête à bivouaquer en bord de route, dans un « campground », un camping. Il marchande la nuit pour dix dollars chacun. C’est la première fois depuis une éternité que je paye pour dormir. Puis il téléphone, comme tous les soirs, à sa femme, Michèle, québécoise parlant français et celle-ci demande à entendre ma voix. Elle est contente, je crois, de ne pas savoir son mari seul. Elle me pose des tas de questions et va jusqu’à me demander mon nom, me le faisant épeler. J’apprendrai plus tard qu’elle a passé sa carrière dans la gendarmerie et l’a finie à Interpol. Certainement un peu inquiète de savoir son mari parti à l’aventure sur les routes, elle tient à obtenir le plus de renseignements possibles sur sa progression et ses rencontres afin sans doute, déformation professionnelle ou sage précaution d’épouse aimante oblige, de pouvoir remonter le fil en cas de pépin. Je m’y prête de bonne grâce.
Il y a là aussi Sylvain, un paumé québécois tatoué de partout, dans un vieux van Wolkswagen, flanqué d’un horrible chien tueur à quatre mille dollars dont il est très, très fier. Je peux prendre une douche, la première au Canada et ce n’est pas du luxe. Mike démarre de bonne heure au matin, tout fringant, brûlant d’avaler les kilomètres tandis que je prends mon temps au camping. Je ne suis pas le moins du monde fringant.
J’ai commis une erreur d’appréciation : je ne dévore pas le Canada, c’est lui qui me dévore ! Je suis rétamé, vidé. Je paye cash la fatigue accumulée au long de ces quatre mois de vélo, de vie spartiate, d’inconfort.
Je fais peu de kilomètres mais je fixe une antenne de radio ramassée sur le bas-côté de la route à la superbe pelle à barbecue que j’ai trouvée en Colombie Britannique il y a quelques temps déjà et qui me sert à prolonger, à présent, mon porte-bagages.
Pourquoi faire cela ?
C’est inexplicable. Cela ne sert strictement à rien. Je suis, par nature, ramasse-merde. Cispéo, le balai, ne doit ses amours avec Lascive, la toile du fauteuil, qu’à ma manie. Il en est de même pour Loublie… Ramasse-merde et entremetteur… L’antenne est belle, abandonnée sur le bord de la route, je la ramasse, sans me poser de question puis je lui trouve un usage. C’est simple, non ? Là, je l’accouple avec la pelle à barbecue. Ainsi, je suis relié, vraiment relié, physiquement relié ! Une antenne, ça sert à ça, non ? A émettre et recevoir. Le soir venu, j’établis mon bivouac au pied d’une autre antenne, une vraie cette fois, immense antenne-relais téléphonique. Je mets illico en service la mienne, jeune pousse vélocipédique itinérante. Elle teste, en ce premier soir de sa nouvelle vie, toute l’avenir de son possible sous le patronage de son aîné.
Je déraisonne. Soit !
Le lendemain, un oiseau jaune qui semble comme un canari, vient se poser sur la pédale de Séraphin. J’aime sa familiarité. Je suis comme lui, heureux, léger ; la pression des jours passés s’allège. Je fais les courses à Moosomin et je repars pour trouver un bivouac dans un champ un peu à l’écart. Là, dans la tranquillité du soir qui tombe, je fais de la couture pour réparer mon filet à provision, fort utile pour faire les courses mais aussi pour retenir les choses qu’occasionnellement je peux fixer en sur-bagage à l’arrière. J’ose espérer qu’ainsi je ne perdrai plus à l’avenir de bouteilles d’eau…
Ce soir du 28 Mai j’ai deux mille trente-quatre kilomètres au compteur selon l’estimation de l’application ! Soit, si je compte ce que je vais grignoter demain pour faire trente jours tout rond depuis Vancouver, environ deux mille cents kilomètres. Ce qui confirme l’estimation d’une moyenne de soixante-dix kilomètres par jour.
Mais à vrai dire, de cela, je me moque…
Il est bien pauvre celui qui ne peut pas promettre…
J’avais prévu de faire l’ordinaire des jours, c’est-à-dire à peu près ma moyenne journalière. Mal m’en prend ! En selle à l’aube, je me découvre à l’agonie ce 29 Mai, jour où j’entre au Manitoba.
La devise inscrite sur le grand panneau qui signale l’entrée de cette nouvelle province est : « Spirited energy ». Vibrant d’énergie ! Je ne suis pas « vibrant d’énergie » du tout, mais alors pas du tout : maux de tête, tension oculaire très forte à l’œil gauche, reniflements…
Que se passe-t-il… ?
Alors qu’il n’y a pas seulement une heure que je circule, vent de face bien sûr, je m’immobilise. Je fais une pause monumentale à l’entrée même du Manitoba, près du panneau portant cette si belle devise et je m’endors à même la bâche étendue à l’ombre d’un arbre. Depuis que j’ai quitté la Colombie Britannique les arbres se font rares et c’est le premier bosquet que je rencontre en bord de route depuis des lustres. Je cuisine un peu pour me redonner des forces.
Mais l’énergie de repartir ne revient pas…
Il faut dire que j’ai mal dormi la nuit dernière, énervé sans doute par un yaourt framboise et café que j’avais acheté à Moosomin. Il m’en faut peu, vraiment ! Je ne prends plus le moindre café depuis des années et cela a du jouer sur mes excitation et insomnie. Mais pourquoi rajouter du café dans du fromage blanc ? Quelle idée saugrenue ! Et pourquoi, surtout, avoir acheté une telle bizarrerie ?
Je regarde passer les camions et je compte le nombre de leurs roues. C’est hypnotique. Jusqu’à trente-quatre ou même trente-huit pour les plus gros, huit ou neuf essieux de quatre roues plus les deux à l’avant du camion ! Certains transportent une maison, un immense mobil-home !
Le spectacle m’endort…
L’après-midi vient et avec elle, l’orage. Je monte la tente. Je dors encore puis, le soir venu, je mange à nouveau. Et je m’interroge. Et si mon corps calait ? Et si je n’étais pas capable d’aller au bout ? Me revient en tête l’idée première, celle du départ : je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir, je suis parti pour mourir, debout, en route.
La nuit se passe. Elle efface la plus courte journée de mon périple : treize kilomètres !
Au matin, la forme semble revenir peu à peu, je pédale doucement en faisant attention de ne pas trop forcer. Je deviens, au fil des kilomètres, expert en décompte de roues de camion et de systèmes d’attache des remorques. J’ai vu aujourd’hui un truck à douze essieux de quatre roues, soit cinquante roues ce qui fait quand même, si je ne m’abuse, cinquante pneus ! Pour les renouveler, bonjour l’addition !
La Highway 3 que je longe depuis le départ est en fait une autoroute à deux voies plus une : celle que j’emprunte. C’est confortable. Le terre-plein central herbeux est large d’une soixantaine de mètres et j’ai tout le temps d’observer les camions qui me dépassent et ceux qui me croisent. Ils sont tous beaux, majestueux, longs parfois comme deux wagons, tous équipés d’une vaste cabine aménagée pour dormir derrière le poste de conduite. J’aime.
Si je n’avais Séraphin, si j’étais beau et jeune, je traverserais le Canada en camion, en écoutant Dylan, Johnny Cash, Joan Baez. J’aurais une passagère, blonde, belle, qui porterait comme moi le regard vers devant, fille du Nord, « girl from the North country side »…
Pédale !
Le pays se traverse en ligne droite, sans avoir à utiliser les freins ni à prendre de virage. On y observe camions et trains démesurés, énormes. L’étonnement vient aussi des voitures, des camping-cars, des caravanes ! En fait, les voitures sont ici le plus souvent des gros 4*4 avec quatre vraies places et une grande benne ouverte à l’arrière. Ce sont ces fameux trucks, petits camions ou grosses voitures dénommés « pick-up ». L’espace arrière, la benne, peut se voir recouverte par une cellule transformant ainsi la voiture en mini camping-car. Mais cela c’est du déjà vu.
La nouveauté vient d’ailleurs.
La benne peut recevoir aussi une attache, type attache de semi-remorque de camion. La caravane qui vient se poser dessus est imposante, énorme, très haute, très longue, bombée, colorée, peinturlurée, à soufflets, je veux dire par là que la cuisine ou la salle de bain sort et se rétracte à volonté, comme une aile d’oiseaux… Caravanes gonflées aux amphétamines…
Voilà pour les trucks !
Mais il y a aussi les campings-car qui provoquent mon étonnement. J’en ai vu certains gros comme des autobus avec, accroché derrière et roulant sur ses quatre roues, le 4*4 familial et derrière le 4*4, un bateau à moteur de taille plus que respectable ! Bonjour les manœuvres mais ici on ne manœuvre pas, on va tout droit !
J’observe tout cela et voilà qu’un véhicule carrossé tel le casque de Dark Vador me dépasse. J’hallucine ? Non, vrai de vrai ! Je suis drogué au kilomètre mais à rien d’autre !
Tout ceci fait diversion et m’aide à mouliner, mouliner sans cesse…
Fin de la revue automobile !
Ce 31 Mai à Brandon, Manitoba, en pose Mac’do très prolongée, je suis bien obligé de constater que je suis rétamé, vidé, profondément épuisé. Je mesure tout l’enjeu de l’itinérance et de l’aventure. Aporie là aussi ! Pourquoi ? Pourquoi m’imposer un tel effort ? Pourquoi vivre cela ?
Avant de partir du Mac’do, je veux faire le plein d’eau car je n’en ai pas trouvé sur la route. Trouver de l’eau facilement, de l’eau librement accessible, cela devient rare. Je demande donc à une serveuse s’il est possible d’en avoir. Pressée par le service, elle me lance un « Yes » tout en m’indiquant du geste la fontaine de Nestea. Je ne comprends pas bien ce qu’elle veut me signifier…
Le Nestea est-il considéré ici comme étant de l’eau… ?
Bref, nécessité faisant loi, je me sers et je prends du Nestea à la fontaine qui est, comme toutes les autres sodas, en libre accès gratuit. Et c’est ainsi que je repars avec six litres de Nestea dans mes bouteilles ! J’épuise totalement la fontaine et plus rien ne coule du distributeur. Je me comporte là comme un goujat et je n’en suis pas fier mais je sais que si je repars sans liquide à boire cela me posera très vite de très gros problèmes ! Je ne sais absolument pas quand et où je pourrais faire à nouveau le plein. Je fixe mes bouteilles comme je peux à l’arrière…
Ça colle…
Mains, bouteilles et rackpack sont poisseux… Cela attirera probablement les fourmis mais j’ai à boire. Je remonte en selle et continue quelque temps avant de trouver un bivouac entre route et bois.
Tout est bien.
Quand je m’éveille, au matin de ce 1er juin, il pleut et il y a un fort vent contraire. Je n’ai pas envie de bouger. Je reste avachi sous la tente et sous la pluie.
Que faire… ?
Il me faut bien manger et boire pendant ce jour d’arrêt, de repos forcé, repos tout à la fois imposé par ma fatigue et contraint par le temps déplorable. Je bois donc du Nestea, me félicitant de ma prévoyance de la veille ! Le boire, c’est bien quoique fortement et bien trop sucré à mon goût.
Mais comment faire pour cuisiner ?
Nécessité fait loi : je fais cuire mes pâtes dans le même breuvage. Le résultat est mangeable à défaut de délicieux. Mais, dans ces conditions, que ne trouverais-je pas bon ? Du moment que je peux me restaurer, peu m’importe en fait ce que je mange…
Et ce n’est qu’au matin du 2 juin que je trouve enfin la force de repartir. Je suis donc resté plus de trente-six heures, allongé dans ma cathédrale de toile, sous la pluie et dans le vent, à dormir et méditer.
Méditer ?
Je ne sais plus ce que le mot veut dire. Il n’y a plus de différence entre vivre et méditer, entre manger des flocons d’avoine trempés dans du Nestea et méditer. Tout est poisseux, collant, sale de crasse accumulée, écoeurant d’odeur de pisse, de sueur et de méditation. C’est là que je dois être. Je suis heureux bien qu’épuisé. Si épuisé que je me demande si je ne vais pas y rester, dans ce ventre mou du Canada… !
Je reprends la route.
Je revêts la tenue de pluie car il crachine encore.
Je suis morose.
Je constate que je n’ai plus de joie à m’émerveiller des trucks que je croise.
À ce propos, un souvenir effleure à ma mémoire, celui d’une amie qui rétorquait un jour à un écrivain, philosophe médiatique en exhibition narcissique devant un public naïvement conquis, qu’il y avait trop de « je » dans ses propos sur la joie.
Et c’était vrai !
Le rhéteur l’avait mouchée facilement, du haut de son talent oratoire. Il se moqua, disant qu’il allait donner, comme le roi Louis, du « nous » et non du « je ». La réplique avait mis les rieurs de son côté, ce qui n’est jamais bon signe. Il avait tort. Il y avait bien trop de « je » dans ses propos.
La joie existe, elle est là, elle fait vibrer ou pas. Je peux être triste, la joie est là. Elle n’est pas un sentiment mais une réalité, une présence. Peut-être devrais-je mettre des majuscules à ces deux derniers mots… ? Tout devrait avoir des majuscules, alors je n’en mets pas. La joie n’a pas besoin de « je », elle est cadeau, cadeau d’une constante présence, cadeau d’une réalité, cadeau omniprésent, intemporel. Elle est. Même s’il n’y a personne pour l’éprouver, la joie est là. Cela va loin : où réside, où se cache la joie dans l’univers ? Quel est son berceau, son écrin ? Je ne sais mais je sais qu’elle y est.
Il ne s’agit, pour moi, que de dire « Merci ! ». Merci est l’indispensable, l’inévitable, le co-naturel écho de la joie.
Alors que je prends une pause sur mon fauteuil, désormais sans cesse rapidement disponible sur la pelle à barbecue rajoutée à mon porte-bagages, j’écarquille grands les yeux en voyant passer un camion à dix essieux. J’ai bien le temps de les compter, ainsi arrêté, ainsi au repos : dix essieux soit quarante-deux pneus au total !
Gymnastique mentale devenue pavlovienne…
Terminé, me dis-je, je ne veux plus éprouver de joie de cet ordre. Et juste au moment où j’écris cela je vois un camion, uniquement la motrice sans remorque, qui en tire un autre, inversé, monté par l’arrière sur le premier, les roues avant, normalement motrices donc, sur la chaussée, en roue libre. Une bête à deux têtes !
Je décide d’en finir.
Noter ces futilités est ridicule et puéril.
Une voiture me dépasse, s’arrête sur la bande de roulement où je circule, tous feux « warnings » allumés. Un homme marche à ma rencontre, avenant, le sourire aux lèvres. Il engage la conversation, me demande si je suis croyant et me donne un dépliant émanant d’une église pour les « pires pécheurs »…
Bigre, il a l’oeil affuté !
C’est la deuxième fois que cela m’arrive d’être interpelé ainsi. La première fois, c’était une femme témoin de Jehovah qui, dans le drive-in où je m’étais arrêté, était venue me faire un prêche pour que je rejoigne son église. Mon périple, pensait-elle, aurait ainsi porté son fruit…
Je bivouaque dans un champ et au matin, c’est un grand soleil et un fort vent favorable qui me réveillent. C’est bon, très bon le moral en début de journée !
Les trains n’ont pas cessé et ne cessent de passer, de faire trembler la terre. Trains, interminables chenilles, qui n’en finissent pas, monstres sadiques, de m’écraser dans un bruit d’enfer la nuit durant ; trains dont la tentation est trop grande le jour de jouer à compter les wagons, faisant concurrence aux trucks ; trains qui sifflent à chaque passage à niveau – 2 longs, 1 court, 1 long – ; trains qui avalent goulûment la transcanadienne que je grignote difficilement ; trains qui me narguent de leur puissance ; trains qui serpentent et m’assourdissent de leurs bruits de ferraille ! Train… train…
J’arrive à Winnipeg, où je voudrais m’arrêter, ce 3 juin, sous le soleil et un fort vent arrière. Vancouver est derrière moi à deux mille trois cent cinquante kilomètres ; Montréal est devant à deux mille trois cent quatre-vingt kilomètres ! Winnipeg est au centre : c’est l’occasion de se poser, de faire le point…
Mais je n’en ai pas envie !
L’urgent est la lessive, peut-être ? La toilette alors ? Ce ne sera rien de tout cela, ni lessive, ni toilette, ni réflexion profonde et peut-être salutaire mais seulement la traversée épuisante d’une grande ville…
Les routes sont en travaux. Je manque de très peu de casser la roue avant dans une rigole profonde d’une vingtaine de centimètres que je n’aperçois qu’au dernier moment. Je vois mes premiers immeubles en dur à plus de dix étages. Je rebondis de Mac’do en Mac’do…
Je finis quand même par m’interroger sur ma conduite…
J’ai envie de foncer pour arriver au Québec. J’ai envie d’une compagne. Mais comment trouver quelqu’un qui puisse me suivre dans ma folie ? Et celle-ci est la plus forte. Je sais que si je m’arrête, je tombe dans la pâte molle, l’informe, le non-sens, l’apathie, le creux, le rien. Je n’ai pas le droit de m’arrêter ! C’est terrible à dire, terrible à vivre, mais c’est ainsi. La joie simple, simplement humaine, dont je voudrais me délecter me reste inaccessible.
Après cette journée vent arrière pendant laquelle je parcours plus de cent quarante kilomètres c’est un autre jour que le suivant : vent de face et grande fatigue, dégoût, envie de rien sinon de mourir sur place ou de trouver une épaule, un sein.
Je décide même de ne plus tenir mon journal.
Mais le soir-même, j’écris ! Je fais escale au camping de Falcon Lake, premier lac que je rencontre sur ma route depuis longtemps et premier camping où je vais me poser, délibérément.
Ce que je viens de traverser du Manitoba est boisé, moins monotone que le Saskatchewan, du moins pour ce j’en connais, c’est-à-dire le Sud et la Highway 1. Car le centre et le Nord sont, paraît-il, recouverts de forêts et le Saskatchewan est le premier producteur de moutarde au monde (tous ces renseignements, je les tiens de Jean-Roch). C’est normal donc, me dis-je, que la moutarde me soit montée au nez en le traversant, usé que je suis jusqu’à la moelle par ces interminables lignes droites, sans un seul arbre pour se mettre à l’ombre et sans la moindre aire de repos.
Au « campground », je fais une toilette complète et une non moins indispensable lessive : le bonhomme est requinqué ! Le lendemain, c’est au tour de Séraphin : vérifier les vis, les freins, huiler et retendre la chaîne. L’idée me titille de ne pas repartir et de passer une deuxième nuit. Pourquoi pas ? Souffler, reposer mes muscles qui me rendent là un service incroyable, faire le tour du lac à pied, jouer au touriste quoi ! Oublier ma quête, si quête il y a et il n’y en a pas, pas plus que de fuite.
Je ne cherche rien, je ne fuis pas, je cours vers des bras…
Si tant est que la lumière ait des bras…
Pour le moment, il y a des mouches ! Des grosses mouches qui piquent à travers les vêtements et me réveillent de ma sieste, tout étendu et détendu que je suis sur ma bâche, à l’ombre !
Aujourd’hui, repos ; demain Ontario !
Colombie britannique, Alberta, Saskatchewan, Manitoba, Ontario : la transcanadienne déroule son tapis sous les roues de Séraphin…
Elle devient la Highway 17 et ce n’est plus une autoroute mais seulement une route normale, à double sens de circulation, sans terre-plein central. J’ai toujours ma voie particulière, alors tout va bien !
Le paysage devient plus varié, rocheux, complètement recouvert de forêts de sapins et parsemé de lacs. Je trouve havre et repos au Mac’do de Kenora où je continue d’user et abuser de la « fontaine » ! Comme suite à un retard dans l’exécution de ma commande passée à la borne le gérant offre spontanément un Big Mac et des frites ! Mon bonheur est total. Je ne hurlerai jamais assez fort le cri du coeur de l’itinérant : vive Mac’do !
Je prends l’habitude de remettre mon gobelet, non dans la poubelle ad hoc, mais à l’un ou l’autre de ces nombreux « vieux » (vieux, oui, mais de mon âge… !), fidèles habitués et vrais piliers du lieu qui s’empressent tout en me remerciant de prélever le coupon collé dessus pour le rajouter sur leur carte-fidélité. Ils auront ainsi bientôt une boisson gratuite…
Je bivouaque en bord de lac sur de l’herbe fraîchement tondue. Je suis certainement dans une propriété privée bien que je n’aperçoive pas de constructions. J’ai vu un panneau portant l’inscription « resort » mais je ne connais pas la traduction exacte de ce terme, certainement lotissement ou quelque chose d’approchant. Je suis dans la banlieue résidentielle de Kenora et tout le bord du lac est truffé de ces maisons en bois de plain-pied qui sont légion au Canada. Au matin, je plie bagages assez tôt et je reprends doucement la route.
Et voilà que Séraphin se met à chasser sournoisement de l’arrière… !
Le pneu est-il dégonflé ? Crevé ? En vérifiant la pression, avant-hier, la valve s’était démise. L’ai-je mal remontée ? C’est possible. Je m’arrête et avant tout chose, je déjeune copieusement. Je porte la tenue de pluie complète, ciré, pantalon et chaussons, moustiquaire de tête sur la capuche du ciré car une armée de putains de moustiques est passée à l’attaque. Et c’est dans cette tenue que je vais tenter, dans un premier temps, de regonfler le pneu. Ça a l’air de tenir… Je roule et un peu plus tard, je fais une pause. Je dois bien reconnaître que je suis ivre de fatigue. Mes muscles ne récupèrent plus, la fatigue est trop profonde.
Je m’allonge par terre…
Une femme passe en voiture et me voit, étendu. Je suis carapacé dans ma tenue de pluie alors qu’il fait très chaud… Intriguée, elle s’arrête, me parle avec sollicitude, me propose de l’eau. J’accepte. Elle repart, retourne chez elle et revient une heure plus tard avec un litre d’essence pour mon réchaud et mes deux bouteilles remplies d’eau. Je la remercie, elle s’éloigne. Quatre mois d’itinérance et je suis là, en bord de route, des larmes dans les yeux. Sa tendresse a fait fondre la carapace que je me suis donnée pour lutter.
Je n’ai plus la force de prévoir et quand j’arrive dans les villes, je suis perdu, tourneboulé par le bruit, les gens, la chaleur. Hier, à Kenora, je n’ai eu que la force du Mac’do. Je n’ai pas pris d’essence pour le réchaud, ni fait de provisions. Je n’y ai même pas pensé. Or je ne sais absolument pas à quelle distance se trouve la prochaine ville. Je ne m’en préoccupe pas. Comportement irrationnel ? Je suis irrationnel. Je suis au bord de l’effondrement. Est-il prière ?
C’est la seule question.
Je m’arrête assez tôt et je trouve un bivouac idéal, à l’écart de la route, sans bestioles, ce qui est très rare. Je laisse le vent et le soleil caresser ma peau nue. C’est bon. Je monte le bivouac, un arceau casse. C’est moins bon.
Je glisse un corps épuisé dans une tente à son image : ridée, flappie, sans aucune tenue. La cathédrale devient cercueil… Et mon esprit va à vau-l’eau, assailli de petites phrases, celles qui ont marqué ma vie.
« Suivre nu le Christ nu ! », lue dans Jean-Yves Leloup. Je la vis cette phrase, au sens littéral, premier, entier. Je suis l’homme-lumière, je prie, j’implore, par ma quête folle, d’être ce qu’il est. Seule la nudité l’approche, tout le reste est bla-bla. Est-ce folie ?
Mieux vaut être fou, vivant, que raisonnable et mort.
« Quelle souffrance vous imposez à votre corps ! », phrase du médecin éveillé qui a aidé à mon propre éveil, à propos de l’abstinence sexuelle qui s’était imposée, de soi, pendant les années qui ont suivi mon expérience mystique. N’est-ce pas une autre souffrance du même ordre que j’impose à mon corps dans ces années d’errance ? Mais une expérience comme celle qu’il m’a été donnée de vivre ne peut laisser un homme intact. On peut me dire tout ce qu’on veut, pour moi, ce n’est pas possible. Il y a, paraît-il, des sages. Je ne le suis pas, je n’aspire pas à l’être, je n’aspire à rien. Je suis tel quel.
L’important est d’être soi : je suis chaviré.
« Qu’est-ce qu’une vie avec le Seigneur ? ». Plus que ma question c’est le petit rire étouffé de Soeur Brunnen, en réponse à ma demande, qui me poursuit encore après tant d’années. J’ai du bouleverser sa vie, sa foi et être dans ses prières longtemps. Comme elle a habité ma vie. Elle l’habite encore. J’aimerais la revoir, parler en vérité. Est-ce possible ? A quoi cela servirait-il ? Elle est dans les ordres et moi dans le désordre. La foudre n’est tombée qu’à mes yeux, aucun autre regard ne l’a perçue. Le tonnerre suit toujours l’éclair de foudre et donne à entendre pour qui n’a pas vu. Attendre que le tonnerre vienne d’un autre que moi est illusion.
Tonnerre et éclair sont unis.
Le soleil est déjà haut quand je repars le lendemain, sans force ni entrain, pour peu de kilomètres. Je suis exténué. Le mot fait écho et la constatation s’impose : ce n’est pas l’exténuante intransigeance de la mesure que j’éprouve mais celle de la démesure !
Démesure de mon errance et démesure de l’évènement du 17 avril 1999. L’une répond à l’autre. Au final, la mesure, la modération je n’aurai jamais trop bien su ce qu’elle étaient, ce qu’elles avaient – peut-être – à me dire. Peut-être, car il est possible que sans la démesure je n’eus pas été moi-même. Car la démesure que j’éprouve, celle que je vis est la démesure de l’amour. Bref ! A chacun de voir où et à quoi il veut s’alimenter.
À chacun de voir ce pour quoi il est né.
Pour l’heure, la mesure de ma démesure révèle qu’au soir du 8 juin, une tique en a pincé pour mon aisselle gauche ! Salope ! Je les crains ces bestioles, de par les conséquences possibles et graves de leur attachement non désiré ! De plus, je suis dévoré par les puces et toutes sortes de bêtes urticantes. Je me gratte de partout. Tu parles d’un coin sans bestioles hier, il ne faut jamais jurer de rien.
Ça m’apprendra à philosopher…
Je répare l’arceau de la tente comme je peux, avec ce que j’ai trouvé en bord de route au cours de la journée. Au matin, deux cervidés en folie au sortir du sous-bois foncent droit sur moi, virent au dernier moment et s’enfuient, tout surpris de trouver un intrus sur leur territoire. Je décampe le plus vite possible de cet endroit inhospitalier et je file : il faut que j’avance, que je m’en sorte. Je fais une journée potable, soixante kilomètres, vent de face. Peu importe d’ailleurs les kilomètres, « j’affermis ma face », je fonce. Il faut en sortir ou y rester.
Je t’aime.
Les journées qui se succèdent vent dans la pipe sont éprouvantes. C’est dur de traîner soixante kilogrammes « séraphinesques » plus son propre poids par la route écrasée de soleil, à la force des mollets, du corps tout entier et surtout celle de la volonté. Au Subway d’Ignace, je trouve tout à la fois gentillesse du personnel et oreilles attentives. Aldo-Lucien, australien, vient à ma table pour me questionner sur le voyage qui est le mien. Je lui raconte mon périple et à sa demande, la raison d’être de celui-ci. Un autre, africain qui parle français, se joint à nous. Mon histoire, mon voyage peut intéresser les gens de leur génération, je devrais les partager, disent-ils. Je repense à la « moisson », à « l’histoire »… Ils prennent en photo le texte-résumé en anglais avec mention de la vidéo. Un autre groupe de jeunes est là, dont une fille, québécoise, un peu paumée. Nous avons ensemble une discussion, au moment de partir, devant le Subway. Aussi, l’énergie remonte-t-elle ! La seule chose qui en soit cause, c’est le partage, le fait de dire la lumière. Merci !
Un corbeau, véhément, me réveille le lendemain alors que le soleil est déjà haut. L’oiseau siffleur, l’oiseau à trois notes, toujours les mêmes, me serine patiemment sa certitude : « C’est vrai, je t’aime, c’est vrai, je t’aime, c’est vrai, je t’aime, c’est vrai, je t’aime… ».
Je ne m’en lasse pas…
Ce n’est pas qu’il m’aime qui soit vrai, il n’est qu’un interprète. Ce qui est vrai c’est qu’une lumière d’amour inonde le monde : l’oiseau le sait et se fait son héraut. Il le confirme sans se lasser.
Aujourd’hui, 11 juin, je me dis que c’est peut-être mon dernier jour…
Plus prosaïquement, c’est le troisième jour consécutif de vent de face ! Je ne cuisine plus, trop de lassitude et je me contente d’expédients. Mes wraps banane-chocolat sont excellents, mes flocons d’avoine, raisins secs, amandes, chocolat en poudre délicieux ! Je ne me soucie plus de fixer la vitamine D, je couvre autant que possible et en permanence toutes les parties de mon corps avec les habits légers achetés en Thaïlande que je mets par-dessus ma tenue de cycliste. J’y inclue la cagoule rouge et bleue que j’ai découpée à ma façon et qui me protège les oreilles et le cou. Le look est « strange » : j’apparais tel un bédouin-à-deux-roues… mais peu importe ! Protection du soleil et des insectes oblige !
Dans l’après-midi, le vent se renforce et il devient difficile de progresser, la fatigue aidant. Je m’arrête souvent, installe le fauteuil et mange un peu ou écris. Écrire pour transmettre ? La conversation d’hier, les nombreux échanges passés m’y poussent. Je vais m’y atteler, c’est déjà commencé d’ailleurs par ce journal et je n’ai pas d’autre ambition que d’en soigner un peu la mise en forme. Pour l’heure, j’écris à l’ombre d’une de ces grandes poubelles métalliques au couvercle anti-effraction en protection contre l’avidité gloutonne des ours. Cette poubelle constitue pour moi la seule petite ombre accessible sur la highway 17 qui trace sa route vers l’est à travers d’immenses forêts de sapins, parsemées de lacs. Rien d’autre que des arbres et le long ruban de bitume. Entre Ignace et Upsala, la ville suivante, plus de cent kilomètres sans la moindre habitation !
Je dors dans le fossé.
C’est dangereux, mais cela garantit au moins une mort rapide, par voiture ou camion erratique, au conducteur endormi. Je suis heureux ainsi, épuisé. Je cuisine. Je râle contre les insectes : moustiques, moucherons, mouches de toutes sortes, araignées et autres bestioles inconnues mais hélas familières qui, sournoisement, attendent de se délecter du festin que j’offre. Proie certaine, j’amuse aussi la galerie, mettant involontairement en scène un spectacle improbable dans la pénombre qui s’installe. Les conducteurs qui passent à vive allure découvrent, ahuris et de manière furtive, les simagrées d’un saltimbanque à vélo qui érige un campement dans le fossé, au mépris du danger que constituent les bêtes sauvages et les véhicules à moteur…
Mais le soir tombe, l’eau bout et je suis à bout…
Facile, c’est pour le fun, le moral mais c’est aussi très vrai. Le titre de mon journal sera : « Errance », sous-titre : « Journal 7/9/2016 – ???? ».
Bonne nuit !
Elle a été bonne, aucune voiture ou camion ne s’est pris de folie. Un peu de pluie et au matin, « struggle for life » à nouveau ! Tenue de pluie vite enfilée, non parce qu’il pleut mais en protection contre les moustiques et c’est ainsi, coiffé en outre du filet moustiquaire de tête, que je sors du fossé et que je m’enfuis. À chaque halte, ce sera désormais la tenue de rigueur ! Et c’est pénible de la revêtir, cela accroît l’énervement dû à la fatigue, à l’épuisement.
Je commence à comprendre pourquoi les personnes que je rencontre puissent trouver « amazing », étonnant, ce que je fais ; je comprends les pouces levés que je croise. C’est dur, physiquement et mentalement. Faut tenir. Les bestioles sont la cerise sur le gâteau, la goutte d’eau qui va faire exploser le vase. Mais quel autre lieu pour mieux prier, quel autre lieu pour être plus près de la lumière, de son souvenir, de la façon dont elle a orienté ma vie ?
Quel autre lieu ?
Aucun. Je suis là avec elle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous filons le parfait amour. Ultréïa ! Et je hurle ma joie dans les premiers kilomètres, je lance des « je t’aime ! » à tue-tête, à la forêt, au ciel, à la route. Route qui est devenue étroite depuis l’entrée en Ontario, je n’ai plus mon propre couloir de circulation et avec le vent et tous les camions, je dois être plus attentif. Je réponds aux oiseaux-trois-notes qui saluent, toujours avec déférence, mon passage : « C’est vrai, je t’aime, puisque je te dis que c’est vrai, je t’aime…». On est poli ou on ne l’est pas. Je le suis. Je réponds.
Je réponds à la lumière. Je dis : « Merci ! ».
La petite pluie de cette nuit a arrêté le vent et je roule bien. J’enlève la tenue en goretex mais je garde une cagoule sous la casquette, hanté il faut bien le dire par la crainte de me retrouver comme c’est arrivé ces jours derniers avec une tique dans le cuir chevelu (si peu qu’il le soit à présent !). Tout le corps me démange, surtout les chevilles et les avant-bras et j’ai la crainte, le soir venu, de devoir planter la tente dans les hautes herbes, trop peuplées d’habitants hostiles. Je privilégie désormais les sols durs, l’herbe rase même si le lieu est moins poétique, moins isolé.
J’ai trouvé un gadget, en même temps déflecteur à l’emblème du Canada, à mettre en haut de mon antenne. Avec les chutes en carbone que j’ai récupérées le long de la route et qui débordent d’un bon mètre en attendant d’être coupées pour se substituer à l’arceau défaillant de la tente, Séraphin ressemble plus à une moto qu’à un vélo. Il est le premier et fier prototype d’un nouveau concept à deux roues : le « Koga-Davidson » ! Je n’ai besoin de personne… ?
Tais-toi !
Dès que je suis à l’arrêt, je vis en tenue de pluie complète. Je macère là-dedans mais comment faire autrement ? Je ne peux l’enlever qu’à l’intérieur de la tente, sauf à être criblé en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Et je ne sors qu’ainsi costumé. Je suis traumatisé par ces bestioles agressives, stigmatisé, marqué. Je me gratte de partout ! J’ai beau vaporiser Muskol et Johnson, mes frères protecteurs ou censés l’être, flacons de répulsifs pour moustiques, rien n’y fait ! Bon, ce n’est pas grave, changeons de sujet, c’est bien connu, la misère gratte, la vie au plus près de la nature n’est pas si idyllique qu’on veut bien le dire.
Elle met au rang des espèces concurrentes.
Je vois un caribou en bord de route ce matin, il vaque à l’orée du bois, tranquille. J’en avais déjà aperçu un, en décomposition dans le fossé, alerté par l’odeur pestilentielle. Ils sont signalés comme danger de nuit, ils aiment alors à traverser la route et ils se font heurter par les véhicules. Pourvu que, la nuit, ils ne manquent pas leur saut par-dessus le fossé et enjambent ma tente sans dommage, je ne leur en demande pas plus…
Je fais une pause monumentale au Mac’do de Thunder Bay et en bon marin, je fais le point. On est le 13 juin. Toujours d’après l’application trois mille cinquante et un kilomètres parcourus depuis Vancouver.
Et devant… ?
Mille cinq cent soixante-quinze kilomètres restant à parcourir jusqu’à Montréal en passant par le Nord : highway 11 puis 66.
Si je choisis l’option Sud, une centaine de plus. La highway 17 me fera traverser Sault Sainte Marie, North Bay et Ottawa avant de toucher Montréal.
Et après Montréal ?
S’il s’agit de toucher l’océan à Halifax, il en reste. Si je veux arriver à Saint John’s de Terre-neuve, point le plus à l’Est du Canada, il faut en rajouter davantage et prendre un bateau…
Appel de la mer…
C’est tentant, mais peu importe en fait, il s’agit de te toucher, toi, lumière, à chaque instant, maintenant comme demain.
Si demain est donné…
J’en suis là de mon examen de conscience quand la conversation s’engage avec une chinoise qui déguste des frites en essayant toutes les sauces possibles et qui m’invite à sa table pour ne parler, entre deux sourds, qu’un mauvais anglais de part et d’autre.
Je coupe court, après un temps cependant assez long…
Une pensée me vient : mourir subitement, la tête dans les frites, marinant dans le coca renversé… !
Ce serait une belle mort…
Pour l’heure, j’engage la lutte pour survivre, avant de me soumettre.
J’achète une bombe anti-punaises de lit, une grosse bombe domestique, au format familial et je l’ai vidée. Je noie tout de produit : tente, tapis de sol, duvet, matelas, vêtements. La guerre totale est déclarée. La nature est hégémonique à l’égard de l’homme si l’homme ne l’est à son égard. Constatation, vécu, expérience. « Struggle for life », c’est bien un combat pour la vie qui est engagé.
C’est eux ou moi… !
Oubliée l’écologie, vive l’industrie chimique et bravo aux hommes de l’avoir mise sur pied ! J’achète une veste moustiquaire et une crème à placer sur les mains, Muskol lotion. Elles sont un terrain d’atterrissage de choix, prisé par l’ennemi. J’établis le bivouac sur du gravier plutôt que sur un sol herbeux, le temps clément me le permet et ainsi, je ne plante qu’une seule sardine, celle de l’auvent. La chambre, auto-portante, peut s’en passer…
Les insectes me laissent relativement tranquille aujourd’hui. Peut-être est-ce le temps orageux d’hier qui les a rendus si agressifs ? Un endroit particulièrement propice au cœur de ces immenses forêts ?
Je ne sais…
Le lendemain, je coupe mes trouvailles de route avec une petite lame de scie achetée à Thunder Bay et je fabrique ainsi un arceau de secours pouvant être utilisé dans le cas où la réparation de fortune effectuée sur celui d’origine ne tiendrait pas. Séraphin retrouve ainsi des allure et largeur hors-tout plus raisonnables car, ramassés tels quels au long du parcours, ces bouts de carbone lui donnaient pas mal d’embonpoint. De plus, rouge vif, cet arceau de secours rehausse la visibilité d’Edmond auquel il est lié et qui, déjà bien visible, resplendit de tous ses feux à présent.
Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes…
Je rencontre Christophe, jeune cyclotouriste allemand, en tour du monde pour deux ans. C’est le premier que je croise à être, comme moi, en vadrouille pour longtemps et chargé en conséquence. Les quelques rares autres sont des canadiens qui traversent leur seul pays, le temps d’un été. On parle de l’Ouzbékistan, de la route des Pamirs, on s’y donne rendez-vous dans un sourire… Et, suprême bonheur, le soir, je trouve un bivouac en bord de rivière : toilette, bain de siège, lessive complète. Nirvana et angélus.
Et patatras… !
Il y a quelques nuages de mauvais aloi à l’horizon du couchant mais, gagné par l’optimisme, la torpeur et la douceur du soir, je ne monte pas le double toit. Je pose seulement la chambre de la tente sur le sol dur, sans sardines aucune. Toujours cette appréhension des bestioles qui me pousse à éviter les hautes herbes où elles pullulent…
Je fais là une erreur grossière…
Au petit matin, c’est la pluie battante et avec elle, la débandade ! Je me lève à la va-vite. C’est la déroute ! Je fourre tout en vrac, dégoulinant d’eau, dans le rack-pack et je décampe, n’ayant d’autre solution que la fuite…
Heureusement, un peu plus tard, le soleil et le vent réapparaissent, me permettant de tout faire sécher. Je fais des courses énormes car le ravitaillement va devenir encore plus rare et aléatoire…
Je me pose près d’un lac, juste après Nipigon, à côté d’une cabane abandonnée. Cabane d’un marginal, me semble-t-il, pour l’heure désertée.
C’est parfait pour le nomade que je suis.
De l’autre côté de la route, il y a une chapelle et un cimetière, quelques croix plantées en terre et aussi un buste, comme un épouvantail, un fantôme qui se dresse entre les croix. Je suis un peu surpris, je note tout cela du coin de l’œil, rapidement et j’oublie, je ne prends pas le temps d’analyser, le soir est là, j’ai peu et mal dormi la nuit dernière, je ressens la fatigue, le genou droit tiraille.
Je n’aspire qu’au repos.
Je me restaure puis m’attelle à la révision du journal prenant conscience de la singularité de la démarche retranscrite et de ses excès. Placer toute une vie sous la lumière d’un instant, fût-il lui-même de lumière, est étrange à observer avec cet œil nouveau, presque objectif (… ?) que me donne la relecture de ce que j’ai écrit au fil des jours. Puis je m’endors…
« Is there someone here ? »… !!!
Je suis tiré de mon profond sommeil par une voix forte. Je grommelle un borborygme… Nauséeux, je fais un violent effort de mémoire pour me rappeler où je suis.
Ah oui…, la cabane en bord de lac !
Plus rien ne se passe…
J’entends un moteur de voiture qui tourne au ralenti, très près, les phares éclairent la tente, sans être braqués dessus. Puis des bruits de bois cassé…
Je ne bouge pas et je me rendors sans attendre la suite des événements. Tant qu’on ne me demande rien, je n’ai rien d’autre à faire que de continuer ce à quoi je m’occupe : dormir.
Au matin, je constate que l’épouvantail-fantôme que j’avais remarqué du coin de l’œil dans le cimetière hier au soir a disparu ! J’en conclue qu’une blague de potaches a trouvé son épilogue au cours de la nuit, avec de vrais acteurs en uniforme ! Autour de cette vieille et belle église en bois, datant de 1877, dédiée à St Sylvestre, l’unique spectateur du lieu, endormi, n’a pas été très bon public.
Je note au passage, puisque cette nuit me rappelle dans son déroulement et son dérangement celle vécue à Taizé, que les policiers canadiens ont été plus perspicaces et discrets que les jeunes gens dans leur rôle de veilleurs de la communauté religieuse. Ils ne m’ont ni tiré hors de la tente, ni soupçonné d’être l’auteur d’un possible forfait pas. Ils n’ont pas, non plus, demandé à vérifier mon identité.
Je repars, tout en décidant de ralentir, de ne faire qu’une cinquantaine de kilomètres par jour. Il me faut durer. Je ne réalise pas un projet, comme les autres rares cyclotouristes rencontrés, je vis un état permanent.
Il faut que je le savoure et non pas que je le vive à l’arrache.
Je longe au matin Helen Lake, très beau, puis je pénètre dans d’immenses forêts. Le cap est plein Nord et la route devient plus étroite, moins fréquentée que la highway 17 mais plus dangereuse aussi car je n’ai plus de bande de roulement propre. J’ai l’impression de pénétrer « into the wild », au cœur du sauvage! Je prends mon temps, m’arrêtant souvent, en combinaison complète anti-moustiques hélas. J’hésite à utiliser la béquille pour tenir Séraphin. Il est bien lourd à présent avec ses dix litres d’eau (autonomie de trois jours), son riz, ses pâtes, ses flocons d’avoine (deux kilogrammes de chaque), ses amandes, raisins secs, chocolat en poudre, parmesan et ketchup ! Cinq bananes, dix wraps, quinze barres de céréales, quelques saucisses apéritives et un paquet de pain complètent le garde-à-manger !
Je devrais pouvoir tenir une semaine avec tout cela…
Un orage assez violent m’arrête vite dans l’après-midi. J’attends qu’il passe, assis sur mon fauteuil et enveloppé de la cape de pluie, m’étant frayé avec peine un tout petit espace à la lisière du sous-bois touffu et impénétrable qui borde la route.
Je prie, tranquille.
Prier pour moi, c’est être là, simplement là, sans pester, sans penser à autre chose qu’à ce moment de vie, sous l’orage et même lui je ne le pense pas, je le vis, paisible, ayant fait tout ce que je pouvais faire pour me protéger. J’attends une accalmie et lorsqu’elle survient je monte la tente sur place, dans le fossé et je m’allonge pour… une vingtaine d’heures !
Je ne voudrais pas être ailleurs.
Le plus dur, enfin ce qui se surajoute, c’est la lutte contre les bestioles. Je m’habille ou me déshabille entièrement dans la tente, chaussures comprises et je n’en sors ou n’y entre qu’entièrement revêtu de mon armure y compris la moustiquaire de tête. Cette dernière, je l’oublie à force de la porter et ainsi, il m’arrive de me moucher dedans ou de buter contre elle en portant quelque chose à la bouche. Je ne râle même pas. C’est comme ça.
Aujourd’hui et pour la première fois, un camion m’a volontairement serré de très très près et envoyé sur le bas-côté en klaxonnant comme un fou et ce, de très loin. « Killers on the road », chantait Jim Morrison, le leader des Doors. Il n’y avait que nous deux sur la route droite, à perte de vue.
Crime parfait, pas de témoins.
C’est rare (heureusement !), d’autres me dépassent avec prévenance, presque de la tendresse, tant ils ralentissent et arrondissent l’espace entre nous, entre eux et Séraphin.
Je vais me souvenir de ceux-là.
Je confectionne, avec les restes des trouvailles de route qui m’ont permis de fabriquer l’arceau de secours, une béquille avant efficace et très rapide à dégainer ainsi qu’à ranger.
Je fais aussi un rêve étrange : mon vieux zizi fripé et ses deux inséparables compagnes de misère et de joie sont à côté de moi, solitaires, rejetés, délaissés. Est-ce le fait de les contempler souvent, ces pitoyables attributs, agenouillé dans ma cathédrale de toile et comme en prière lorsque j’urine chaque nuit et souvent dans la nuit ? Ou bien est-ce prémonitoire ? Vais-je être débarrassé des contingences, désirs, joies et excès qui, immanquablement, les accompagnent ? Ou se plaignent-ils, par cette image, du non-usage que j’en fais ?
Bref !
Le temps est à la pluie et c’est un autre voyage qui commence : « Into the wild ! ».
Je bivouaque à Beardmore. Dans l’inculture de ma cervelle fatiguée, le nom évoque et inquiète : « encore plus d’ours... » ? Je suis près d’un transformateur où, par bonheur, se trouve une prise extérieure de courant qui fonctionne. J’en avais besoin. Ma vitesse maintenant ne permet guère à la dynamo de recharger la batterie du portable. Mais je n’ai pas vraiment l’usage de celui-ci, sauf pour écrire.
Je porte sans cesse l’armure anti-moustiques et c’est une gageure de manger, sans parler du fait de faire ses besoins. Éviter de se retrouver les fesses criblées de mille piqûres tient du miracle. Ce qui n’arrive pas. Je comprends toute l’utilité des appendices des chevaux ou des vaches et j’en imite le principe avec ma seule main. Par bonheur, la crème « Muskol lotion » est assez efficace pour protéger celles-ci, ce qui m’évite d’avoir à porter les gants d’hiver, première parade que j’ai trouvée. Sans toutes ces protections, leurs attaques, toujours surprises et pourtant incessantes, me mettent au bord de l’exaspération, de la crise de nerfs, état qui ne m’est pas coutumier. Une piqûre au tibia, d’araignée probablement, me fait toujours mal. Elle a occasionné une petite bosse que je gratte depuis plusieurs jours.
Je vais faire de l’eau à la « Blackriver » dont l’accès est facile. Ce qui n’est pas toujours le cas ! La rivière est bien nommée, car c’est vrai que l’eau est noire, couleur rouille foncée, comme souvent ici, d’ailleurs. Ce doit être la nature des roches sur lesquelles elle passe qui lui donne cette teinte. S’il y a de l’eau partout, elle est aussi difficile à approcher. Les abords des lacs ne sont pas aménagés, c’est la nature la plus sauvage qui soit et je m’enfonce plus avant dans l’encore plus sauvage.
Des grosses mouches, comme des taons, sont la nouveauté du jour. Je complète ma tenue de cycliste avec la « bug jacket », la veste-moustiquaire, achetée récemment. Ainsi, au lieu de fixer voluptueusement dans la journée la vitamine D en cuissard et teeshirt, je porte toute une panoplie : pantalon de pluie en goretex, teeshirt mérinos à manches longues, sweet thaïlandais, casquette et veste moustiquaire.
Mais je suis emprisonné avec cette dernière, il n’y a pas d’ouverture facile et je suis aussi à l’aise que si j’avais revêtu un scaphandre ! Impossible de manger. Donc, dès que je m’arrête, je l’enlève et je revêts mon ciré en goretex que je complète avec la seule casquette coiffée de la moustiquaire de tête qui, amovible, me permet en la soulevant de porter quelque chose à la bouche, à boire ou manger.
J’enfile en outre les chaussons de pluie jaune fluo, efficaces pour protéger mes chevilles des rampants, araignées et autres réjouissantes et charmantes petites bestioles qui m’aiment à la folie.
Amour non partagé…
Je marine ainsi dans une étuve, mal commode à mettre, difficile à endurer au long du jour sous le soleil, sans parler du look qu’elle donne ! Je ne me voie pas et l’essentiel est que ce soit efficace. Ce semble l’être… mais ils réussissent quand même leur coup, ces salopards, la moindre faille et hop…
Piqûre !
Je hurle d’exaspération en ce bord de lac idyllique baigné d’un couchant magnifique ! Je hurle, je pleure, les voyant tourner sans relâche devant mon grillage dans leurs sinistres bourdonnements. Il me faut au final m’enfermer dans la tente pour manger car dès que je soulève la moustiquaire pour une rapide bouchée, je suis assailli. Tant pis pour la contemplation du lieu.
Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime…
Tout est bien…
Au matin, je risque une tête, nue, hors de la tente, juste pour voir le lever du soleil. Quelle beauté !
Piqûre !
Aussitôt, il faut se grillager…
Je repars. Je mors le bas-côté : deux camions se croisent en arrivant à ma hauteur et je préfère dégager de moi-même. Je n’ai sur cette route 11 qu’une bande goudron de quarante centimètres environ, à droite de la ligne latérale blanche qui délimite le couloir de circulation des voitures. Quarante centimètres, ce n’est même pas la largeur de Séraphin et le bas-côté est en tout-venant, gravier mêlé de sable, instable sous les roues et dangereusement en dévers.
Je suis forcé de garder un œil dans le rétroviseur en permanence. D’ailleurs, je dois le garder en permanence sur tout. Je n’osais y penser, mais c’est arrivé : une petite mouche noire, carnivore, a pris mon appendice comme terrain d’atterrissage alors que j’étais en train de pisser, cadenassé de partout sauf de là bien sûr. C’est infernal, ces bestioles à l’affût de la moindre faille dans l’armure. Certes, elles rongeront un jour mon corps et ce sont elles qui, au final, gagneront la lutte. Mais pour le moment, je m’en défends.
Revanche : l’incinération transforme leur victoire en défaite.
Exit et la nique aux bestioles… !
Bivouac près d’une antenne relais, une dizaine de kilomètres après Longeac. Comme d’habitude, il y a une prise de courant extérieure accessible…
Au matin, je sors, grillagé de partout pour faire mes besoins.
J’en ressors meurtri.
Malgré la technique de la « queue-de-vacheval », balayant l’espace de mes arrières, plusieurs piqûres aux endroits sensibles me sont infligées.
Mieux vaut en rire ; pour le moment, j’en hurle.
Tout cela ne me met pas d’excellente humeur matinale…
Le temps est gris, le vent glacial, de face et fort. Un panneau annonce : pas de station service pendant deux cent onze kilomètres ! Rien sauf des forêts à perte de vue, aucune habitation avant Hearst.
Je pédale et j’invente, tout en moulinant, un WC portatif en utilisant l’armature du fauteuil comme siège et la cape de pluie en protection des moustiques. Reste à empêcher le vent de rabattre tout ça au mauvais moment et au mauvais endroit. Ce qui, bien sûr, se produit au premier essai ! Les restes d’une trouvaille de route servent à lester la cape pour parer le problème.
Au bivouac, alors que je vaque à mes occupations, je constate avec effarement qu’un rongeur a grignoté mes tranches de pain aux raisins, pourtant sous plastique, pourtant placées dans la sacoche avant. Ceci sans que je ne m’aperçoive de rien…
La vigilance doit être de tous les instants.
Je t’aime.
Le soir, je mets toute la nourriture dans les sacs Ikea et je l’éloigne de la tente. Au matin du 21 juin, dans ma cathédrale plantée au cœur de ces immenses forêts de l’Ontario, effrayé de l’hostilité qui m’attend dehors et devant l’urgence, je m’organise pour faire mes besoins complets sous la tente ! Ceci fait et bien fait, reculant devant l’effort d’affronter la nuée de bestioles que j’entends bourdonner agressivement au dehors, je m’accorde une grasse matinée.
J’essaie de tout transformer, de tout vivre en prière.
Je m’arrête, près d’une antenne-relais, cela devient une habitude, une fréquentation assidue de ce que j’appelle désormais ma chaîne de bivouac favorite. On y trouve terrain plat, herbe pas trop haute et prise de courant.
Que demander de plus ?
Cela me permet de me reposer, d’attendre le couchant, d’écrire, de réviser le journal, de vivre l’angélus. Et de me gratter aussi là où les moustiques que je baptise « SSS », Salopards Sournois en Série, ont trouvé une faille dans mes pauvres défenses. Pour l’heure, c’est la partie supérieure de l’oreille qui, en contact direct avec la moustiquaire, constitue pour eux une cible de choix. Ils passent à travers ! Il me faut trouver une parade. Elle est triple : je superpose casquette et chapeau et moustiquaire de tête. La visière de la casquette protège l’avant du visage, le chapeau les oreilles.
Le lendemain, alors que je sue sang et eau dans ma tenue goretex tout en montant une côte, enveloppée d’un nuage de grosses mouches qui sont désormais mes plus fidèles supporters, une voiture ralentit et son conducteur se penche pour m’offrir, par la vitre ouverte, une bouteille d’eau glacée.
Comme au tour de France !
Je quitte la route pour bivouaquer à Hart Lake, un endroit indiqué par Mike, superbe lac dans les sapins. Je me baigne dans une eau claire et tempérée. Hélas, comme toujours, les bestioles gâtent la fête. Je les fuis en faisant le sous-marin. Mais dès que je sors la tête de l’eau je les entends bourdonner autour de moi. Sans lunettes, je ne vois rien, j’entends seulement. Ambiance oppressante de l’encerclement ! Mais quel bonheur tout de même de pouvoir nager et se laver aussi ! Le couchant est magnifique, posé sur l’eau turquoise et le vert des sapins. Le matin est moins idyllique, la pluie est au rendez-vous. Je reste sous la tente et décide de petit-déjeuner au lit. Je confonds les flacons et arrose le muesli avec mes urines de la nuit ! Bonheur de bivouac ! Il pleut, il fait froid, je t’aime.
Mike m’avait dit qu’il y avait ici un lieu de camping gratuit. Je m’attendais donc, avec ma mentalité d’européen, à voir du monde. Comme je me retrouve seul, je pense que le « free campground » doit être tout près mais que je ne l’ai pas trouvé hier. Après une recherche infructueuse du lieu qui, je finis par l’admettre, est bien là où je me trouve, je plante la tente à cinquante mètres de l’emplacement de la nuit dernière !
Puis repos, écriture et angélus…
Cette deuxième nuit à Hart Lake m’insuffle la pensée que si je suis enclin à réviser mon journal de voyage, à donner forme à ce que j’écris au fil des jours, il y a peut-être une raison : l’éditer à compte d’auteur. Si je vis cette itinérance c’est pour en rendre compte. Le support du message est l’itinérance elle-même. Sans elle, le message reste vide, orphelin. Et le mot de Victorine résonne à mes oreilles : « Quel apostolat vous faites ! ». Quelque part, Benoît Labre sourit… Écrire pour mettre ensuite le livre à disposition, gratuitement, avec les tableaux.
Mais où…. ?
Au matin, le soleil est revenu sur Hart Lake et je quitte le lac ce dimanche 23 juin vers onze heures. Quand je pars, comme un fait exprès, il n’y a plus ni mouches ni moustiques et l’eau limpide donne envie de s’y baigner. Mais le vent est froid, le soleil n’est ni haut ni chaud et je me contente de remplir les bouteilles en filtrant l’eau du lac. Ceci fait, je reprends la route vers Hearst. Le pneu arrière se dégonfle à nouveau et il me faut faire une séance de gonflette. Il n’est pas crevé mais perd de la valve. À propos de gonflette, je constate que mes muscles des cuisses et des fesses s’atrophient, diminuent de volume.
C’est curieux…
Depuis les courses à Nipigon, se sont écoulés huit jours. Autonomie complète. Je pourrais avec ce qui me reste tenir de manière deux jours de plus. Huit jours pour parcourir le no man’s land entre Nipigon et Hearst : j’ai drôlement ralenti la cadence ! À trente kilomètres par jour, je ne suis pas encore arrivé ! Cette baisse de moyenne a-t-elle un rapport avec l’atrophie de mes muscles, le manque de vrai repas, la fatigue de cinq mois d’itinérance ?
Je bivouaque près d’un cimetière, très simple et beau, au calme. Le couchant est paisible et surtout, les bestioles semblent être parties ailleurs ! Je peux rester dehors, mettre les nu-pieds et manger sans la moustiquaire. C’est inespéré et tellement bienvenu, tellement appréciable ! Depuis une quinzaine, c’est la lutte sans merci, portant sans cesse la cuirasse.
Je fais aussi un énorme repas…
Mon habitude est de manger un bol de riz et un autre de pâtes chaque jour. Ce n’est pas assez et cela doit expliquer une part de la baisse de régime. J’arrive dans des régions plus habitées et je vais pouvoir me nourrir plus richement. Il faut que je fasse attention, car j’ai une forte tendance à ne pas m’alimenter correctement.
Je revois le journal et parfois je doute : est-ce bien cela que j’ai à faire ?
Au Tim Hortonss de Kapuskising, il y a une dizaine de bonnes femmes qui papotent et qui rient à la table d’à côté. L’une d’elles se lève pour vider les plateaux et je ne sais trop pourquoi, débarrasse aussi ma table. Je m’accroche aux serviettes que j’avais mis de côté, comme je le fais toujours et je réussis à les sauver mais je dois faire le deuil, douloureux, des sachets de sel et de poivre. On rit et elle s’assoit en face de moi. Elle s’appelle Madeleine. On discute bien, elle veut écrire le livre de sa vie, difficile, je lui fais mention de la vidéo et nous échangeons nos mails. Elle parle français, avec l’accent d’ici ! On se serre dans les bras, c’est bon puis on se quitte.
Je fais de l’essence pour mon réchaud et j’enchaine avec une autre pose monumentale, au Mac’do cette fois ! J’use et abuse de la fontaine et je bois des litres de coca ! Je trouve à acheter de la lotion Muskol mais je ne pense pas à acheter une deuxième veste moustiquaire, car une seule ne suffit pas. Ils passent à travers, ces putains de SSS et il me faut épaissir et complexifier la carapace !
Je reprends la route.
Je bivouaque dans un chemin qui ne semble mener vers nulle habitation. Le soir est paisible. J’envoie un mail de remerciement à Madeleine ainsi que des idées pour débuter le livre qu’elle rêve d’écrire.
Angélus…
Mais la nuit n’est pas bonne, il y a de l’eau à proximité, j’ai trop bu de coca et le chant des batraciens, incroyablement lancinant, résonne, assourdit et me tient éveillé.
Au matin, je fais retour sur Kapuskasing…
J’ai un rencard : je vais retrouver Mado au Macdo ! Nous nous sommes donnés rendez-vous à midi. Que me réserve ce retour en arrière ? Je n’en suis pas coutumier, d’habitude je vais de l’avant, je ne fais que passer. La dernière fois qu’il m’est arrivé de revenir sur mes pas, c’était le jour de Noël dernier. L’auberge sur laquelle je comptais était fermée et j’avais dû retourner quatre kilomètres en arrière…
Je complète mes achats : une deuxième veste moustiquaire et des gants où le bout des doigts se découvre. C’est exactement ce qu’il me fallait pour me protéger des moustiques tout en pouvant continuer à pianoter sur le téléphone.
Je retrouve Mado pour un temps agréable. Elle se confie, comme un exutoire : elle n’a jamais bougé d’ici, sa vie est plate, plate comme la route, plate comme le paysage. Mais cette platitude est traversée de souffrances fortes, enfance bousculée, fidélité bafouée, traces qu’elle veut expurger et écrire, comme une thérapie…
Je reprends la route.
Au soir, je suis tellement léthargique que je tarde à monter la toile. Cela enfin réalisé, je n’ai plus la force ni le courage de gonfler le matelas. Je m’endors à même le tapis de sol et ce n’est que tard dans la nuit, sous l’inconfort de la dureté de la terre, que je me résous enfin à le faire.
Le lendemain, je décide d’abandonner la tenue de pluie, trop malcommode à porter sous le soleil. Tout ceci est trop démoralisant et j’ai besoin de me remonter le moral ! Hauts les cœurs ! Il me semble que l’agressivité des insectes diminue.
Je décide de reprendre du plaisir à rouler…
Je n’ai bientôt plus sur moi que le cuissard, jambes nues donc et le torse recouvert de la veste moustiquaire. La tenue est aérée, presque érotique et tout guilleret, je roule avec joie. J’aperçois sur la route, en sens opposé, une postière qui relève le courrier à une boite aux lettres de particulier. Elle me voit arriver, écarquille les yeux et, elle à l’arrêt, moi toujours roulant, nous avons une conversation surréaliste : « Why are you doing this ? – I’m crazy ! I’m french ! – Incredible ! – Loooove ! ».
Et c’est fini, je suis passé…
Je sue sous l’effort, ça monte, je ventile, j’expectore, comme tout cycliste. J’oublie que je porte la moustiquaire et je crache dedans ! Ça ajoute à mon bonheur, ma rage, ma stupidité. Je n’en vois pas le bout, de ma stupidité et je ne le verrai jamais, mais je voudrais bien voir le bout de la route, je voudrais une halte, un repos du guerrier. Et je n’ai rien, ne vois rien venir que des kilomètres de bitume…
À Cochrane, je trouve un pantalon moustiquaire. C’est déjà ça ! J’en avais vu au début de mon périple en Colombie britannique et j’avais rigolé, hilare, peinant à croire qu’une telle chose, un tel vêtement puisse exister ! J’aurais l’air fin là-dedans et puis en vieillissant, m’étais-je dit, les moustiques me piquent moins.
Tiens donc, idiot !
Mon rire a viré jaune et a pris la couleur des pleurs de rage et la teinte des crises de nerfs ! Itinérance, tu as voulue, itinérance tu as eue. Tu n’as rien à attendre, tu vas vers ton destin, vers sa fin et la tienne.
Corrige le journal, mets-le en forme et meurs.
Au Tim Hortons de Cochrane, je reste des heures. Je bée bêtement à la vue d’une femme qui entre. Jeune, blonde, belle, elle a des jambières en cuir, un peu comme les cows-boys en portent dans les films. Je réalise plus tard que ce n’est pas une tenue érotique qu’elle porte mais l’habit usuel des motards…
Désert…
Je m’arrache enfin à l’Eden et je parcours peu de kilomètres. Je constate qu’en descendant vers le Sud, il y a moins de bestioles. Prudence, ne crions pas victoire trop vite…
Dernier jour du mois, deux mois de route déjà au Canada, il pleut…
Une voiture de police s’approche à ma hauteur et, par la vitre baissée, le policier me reproche gentiment de zigzaguer. La route est mauvaise, je suis fatigué et ma trajectoire est certes loin d’être parfaite. Un peu plus tard, je m’arrête, j’installe le fauteuil et je me repose. Quelques temps après, la même voiture de police revient et stoppe, se rangeant à mes côtés. Cordialement, le policier s’inquiète de mon parcours, demande d’où je viens, pourquoi je fais cela, combien de temps j’ai mis depuis Vancouver, combien il m’en reste pour atteindre l’East Cost, mon âge, etc… Il me dit qu’il n’en a jamais vu d’autre comme moi. Avant de partir, il me demande la permission de me prendre en photo ! « C’est pour un post ! », dit-il…
Je suis interrogé par la relecture de mon journal…
C’est le journal d’un fou. « Amazing ! » a dit le policier hier. C’est plus que cela. Se laisser conduire par les rêves, croire que ce sont eux qui guident, qui indiquent la voie à suivre est folie.
J’en suis là de mes pensées que je chasse de mes prières lorsque je vois une voiture arrêtée sur le bas-côté et un homme qui semble m’attendre. J’arrive à sa hauteur et il me tend une bouteille d’eau. Sa femme descend, elle voit mes bouteilles vides accrochées sur le rack-pack et me propose de les remplir. Pour eux, ce n’est rien, me disent-ils, ils ont la bonbonne de vingt litres ou plus dans la voiture ainsi qu’un nombre impressionnant de packs de petites bouteilles. Pour moi c’est beaucoup, c’est un petit miracle ! Je n’avais plus rien et j’espérais vivement voir venir le prochain lac accessible. C’est quand même formidable ces signes de la providence ! Ils signifient que je suis bien à ma place, là, sur le vélo, suant sang et eau, par cette chaude journée orageuse. Du moins, j’interprète cela ainsi.
Plus loin, je vois un auto-stoppeur…
C’est assez rare pour que je m’arrête. C’est un jeune homme qui travaille dans la prospection, me dit-il, une sorte de trappeur moderne en quelque sorte. Il a « perdu » son permis, délicat euphémisme, c’est pour cette raison qu’il fait du stop. Il me dit que quand l’hélicoptère vient le chercher en pleine forêt, il est hélitreuillé dans un nuage si compact de moustiques qu’il n’y voit plus rien ! Il fait un grand geste significatif et rigole. Il n’y a rien à faire, me dit-il dans un grand sourire, c’est comme cela ! J’admire.
J’hésite…
La route 66 croise la 11. Laquelle prendre ? La 66 me tente, je ne sais trop pourquoi. Elle est plus Nord peut-être et j’arrive directement chez Jean-Roch. Elle a mon âge aussi, c’est donc ma route, en quelque sorte ! J’en suis là de mon soliloque, cherchant l’ombre à l’orée du sous-bois quand une voiture s’arrête. Sa conductrice me demande si tout est OK. Je lui fais part de ma préoccupation et j’interprète ce qu’elle me dit en faveur de la 11. Elle me dit aussi de faire attention aux ours (« il y en a partout ! ») et attention aussi aux orignals (le mari de sa fille en a percuté un ce matin, au petit jour).
Je crois aux signes donc j’écoute…
Elle emporte la décision. Je prends donc la 11 vers le Sud, vers North Bay. Bien m’en prend ! Je trouve un bivouac de rêve à l’extrémité d’une aire de repos. La rivière est accessible et accueillante. Je m’ébroue comme un ours, je me récure de fond en comble, fais la lessive, mange, et tout cela sans moustiques ! Quel bonheur ! Enfin un soir où je me repose les nerfs. Car c’est cela : depuis trois semaines je suis usé nerveusement par la guerre contre les bestioles, sans trêve ni repos, en plus de la fatigue physique. Or, en descendant vers le Sud et en avançant aussi vers la fin du mois de juin, elles deviennent moins nombreuses et moins agressives.
Premier juillet 2018…
Le bivouac de ce soir se situe à deux cents kilomètres de North Bay et je fais un rêve. Je suis dans un village en fête. Je fais un numéro d’équilibriste longeant une très étroite corniche le long d’un mur de bâtisse, en me tenant à un fil de fer. Une femme, parmi les officiels, me donne un regard de confiance et d’assentiment. Au moment de m’engager à nouveau, je m’aperçois que j’ai oublié mes lunettes. Je ne peux pas avancer, je m’affole… puis je m’éveille.
Ne vois-je pas une situation avec assez d’acuité, de perspicacité ? La situation va-t-elle devenir plus difficile qu’elle ne l’est ? Est-ce que je vis une expérience qui me met en danger ? Que fait la femme ? En roulant, la signification m’apparaît : c’est un rêve d’apocalypse et la fin approche. Je suis sur un fil, une corniche : ma voie est difficile, ma vie ne tient qu’à un fil. Je n’y vois plus : je n’ai plus d’aide, je ne sais pas où je vais. Une femme me regarde dans un regard d’assentiment. Qui ? Peu importe, ce seul regard de femme suffit. Il est plein de douceur, de confiance et de force.
Cela me rappelle un rêve fait il y a longtemps aussi, que je n’ai pas relu dans le journal, ce devait donc être avant le 7 septembre 2016. Une femme, dans ce rêve, me regardait avec un regard d’une profondeur incroyable…
Alors que je suis au Tim Hortons d’Englehart, Chris, jeune homme d’une quarantaine d’années vient me demander si je n’ai besoin de rien car son camion est très bien outillé… C’est sympa ! Il est intrigué par mon périple et nous parlons vrai. Personne ne traverse le Canada pour le seul tourisme, il n’y a rien à visiter comme en Europe, il le sait, il y est allé, me dit-il. Il a le même étonnement que le policier : « amazing ! ».. Il rajoute que, probablement, le plus dur est maintenant derrière moi : Alberta, Manitoba, Saskatchewan, Ontario. Il prend en photo le message et veut regarder la vidéo. Il comprend le français.
Je revois mon journal…
Une virgule à rajouter ici, un mot à enlever là mais certains jours, je n’ai pris de notes que de façon lapidaire ou rien noté du tout et pourtant un souvenir précis remonte à la surface. Il me faut le noter. La relecture me fait constater mon évolution et suivre à la trace ma fidélité à la lumière et à l’exigence que par soi elle implique. Exigence qui fait que je suis là, à pédaler comme un fou, tout droit à travers un vaste continent. Je vois la compréhension progressive de mes rêves, leurs possibilités d’interprétations multiples.
Je reste trois heures au Tim Hortons ce 2 juillet…
Il y a des prises électriques. J’étais en manque… Je savoure, ça s’arrose : deux thés et trois plombes ! Et beaucoup d’écriture, de relecture.
Angélus de plein midi…
Le temps aussi de regarder deux femmes obèses, de les trouver belles, de leur sourire et de voir le leur en retour.
J’aime.
Quoi ? Les deux femmes ? Les femmes ? J’aime tout. J’aime la vie.
Et ce qui me ravit ainsi, c’est aussi que la forêt relâche quelque peu son étreinte. Elle enserre moins la route qu’elle donnait l’impression d’étouffer ces jours derniers. Il y a maintenant de l’espace défriché entre les deux. Ça respire davantage et moi de même. Je sors de tous ces jours de combat, j’en vois l’issue et j’apprécie. Il y a davantage d’habitations, plus de petites bourgades.
Je repars de chez Tim…
Au bout de quelques kilomètres, même pas le temps d’être fatigué, je tombe nez à nez sur le « M » magique, à New Liskeard. Ça s’arrose : fontaine de coca et salade géante, j’ai besoin de frais. Deux arrêts de courtoisie, un chez Tim, un autre chez Mac dans la même journée, c’est trop bon pour ne pas être apprécié à sa juste valeur…
Je repars et, tout en pédalant, je parodie à tue-tête Jacques Brel : « De Tim Hortons en Mac Donalds, je vais Monsieur…, de Tim Hortons en Mac Donalds, j’arrive… ! Mais qu’est-ce que j’aurais bien aimer encore une fois tomber amoureux…, j’arrive… ! »
Avec la civilisation, les risques changent ou se surajoutent. Beaucoup de circulation, de camions. Danger ! Je dégage sur le bas-côté à plusieurs reprises.
Numéro d’équilibriste ?
Peu importe, il y a ce regard confiant de femme.
Qui ?
Je le saurai un jour ou l’autre.
Les rêves n’ont que faire du temps. Les aires d’autoroute deviennent des lieux de rendez-vous. Je dégage. Je trouve un bivouac à l’écart dans une carrière abandonnée. Un homme en quad survient, s’arrête : François, arrière petit-fils d’un français venu s’installer là. On discute bien : pêche à la truite et chasse à l’orignal.
Si aujourd’hui j’ai vu un moustique – que j’ai explosé d’ailleurs avant tout forfait – et une mouche qui est venue me tourner autour dans une montée, c’est le maximum. Quel changement ! Je pédale en cuissard et coupe-vent léger, sans manche, ouvert sur le poitrail. Quel bonheur ! Je retrouve du goût, je reviens à la vie !
J’aime le Canada parce que je peux faire de longues distances sans tracas de frontière, sauf ceux du début, bien sûr ! C’est un pays de même culture que la mienne, un pays ami, surtout dans cette région du Nord de l’Ontario où j’entends parler français. Je ne sais si je pourrais faire un tel périple en pays de culture et tradition différentes de la mienne… Le problème ne se pose pas d’ailleurs et ne se posera pas. L’important est d’être relié en permanence et ce où que je sois et je suis ici.
C’est l’efficacité de l’errance…
Elle permet de se donner sans réserve. Les problèmes matériels et de survie, l’effort sont suffisamment prégnants pour ne pas aller chercher davantage de complications. Ce que j’aurais fait, au final, en prenant plus Nord, par la route 66. Tout est bien. Trop de problèmes parasite l’angélus, sauf à les offrir, les vivre comme tel. Ce n’est pas si facile. Et ce soir est paisible, en tenue de soirée tout de même mais tranquille. Par tenue de soirée, j’entends que je porte mon pyjama : pantalon et veste moustiquaire. Elle est érotique, cette tenue, mais personne n’est là pour me voir ou se moquer. La lotion Muskol sur les pieds et les mains, je me repose et je mange, dehors sur le fauteuil.
Pas belle la vie… ?
Je dors peu, trop de caféine dans le coca. C’est l’inconvénient du Mac’do, on ne peut pas tout avoir. Avantage, je mets à jour le journal. J’essaye de m’y reconnaître, de trouver une logique dans mes destinations. Il n’y en a pas. C’est une valse, une errance sans queue ni tête : des redoublements, des boucles inachevées. Une logique dans ma pensée ? Pas davantage ! Elle se réduit à une suite de rêves extravagants que je tente de démêler au fil des jours tel un fil d’ariane. Journal de fou. Je ne croyais pas, pourtant. Mais la caractéristique même du fou est bien de ne pas croire à sa folie.
Je plie la tente et je prends mon déjeuner, nu au soleil. Depuis combien de temps n’ai-je pas fait cela ? Depuis la Colombie britannique, je crois. C’est bon, très bon ! Vitamine D, garde-à-vous ! Un autre bout d’arceau de la tente a rendu l’âme, il faut que je bricole. Je scie un manchon dans le tube en aluminium acheté récemment dans un « Canadian Tire » et ce, en prévision d’une telle éventualité. C’est long à faire avec le tout petit bout de lame de scie dont je dispose. Alors que j’ai presque fini un taon me pique à la jambe !
Je hurle, je plie, je pars.
La journée est chaude, très chaude. Je mets la tenue thaïlandaise pour me protéger du soleil. Je n’ai pas beaucoup d’énergie, j’ai trop peu dormi et le vent souffle fort, de face bien entendu. Merde ! Il fait aussi très chaud. Au Subway de Temagami où je fais halte, ce trois juillet caniculaire, je fais mention de la vidéo à un couple de motards qui vient discuter à ma table. L’homme me parle d’un québécois qui a marché pendant onze ans et écrit un livre : « L’homme qui marche ». Le titre me plait. Il me représente bien, on me l’a déjà dit d’ailleurs. En partant, la femme revient vers moi, seule cette fois : « Je suis admirative de ce que vous faites ! ». Je commence à comprendre la singularité de ma démarche. Je reste des heures, n’ayant pas l’énergie de repartir dans cette chaleur et ce vent contraire. Je reste là, spectateur de ma propre apathie. Enfin je me résous à me lever et, dans l’indécision à aller plus avant, je vais, poussant poussivement Séraphin, découvrir les abords aménagés du lac et voir si je peux y trouver un coin où me blottir.
Une femme se baigne et sort de l’eau…
Nous échangeons quelques mots puis nous nous baignons ensemble et au sortir du bain, je me penche sur elle et je l’embrasse. Elle est, à n’en pas douter, la femme du rêve qui donne force et courage.
La tente retrouve des allures de bohème.
Je suis un peu dans la panade avec ces arceaux qui flanchent. Par mauvais temps, ce serait vraiment gênant. Je trouve un gars sympa, dans une sorte de station service, qui scie pour moi deux manchons dans le tube que je possède. Plus loin, je pique au bord de la route, à défaut de pouvoir l’acheter et nécessité faisant loi, un fanion de signalisation qui pourra me servir d’arceau. Si je ne le fais pas, je risque de déchirer très vite le double toit. Alors, sans vergogne aucune mais avec beaucoup de gratitude, je coupe le morceau qui m’intéresse et laisse l’autre bout sur place. Ceci fait, je reprends la route. Merci infiniment et mille excuses au propriétaire !
Aujourd’hui, c’est la journée des caravanes ! Une première est arrêtée en bord de route, sans voiture pour la tracter et gardée par une femme assise dans un fauteuil de camping, en train de lire. Je m’arrête et je fais un brin de causette, à l’ombre de la caravane ! Une deuxième ensuite, dont le pneu a éclaté et que j’aide à changer. Le monsieur, avec un ventre énorme, n’arrive pas à se baisser et il souffle comme une forge et souffre comme un boeuf à la peine.
La journée est très chaude, le trafic, la route dangereux. Je n’en peux plus, il n’y a pas d’aire où s’arrêter, pas d’ombre accessible. J’en cherche en vain. J’en vois enfin un peu, en contrebas de ce qui a du être un chantier de route, à proximité d’une zone de marécages.
Je me dépêche vers la terre promise…
En me rapprochant, le sol de l’endroit me semble bizarre. Alerté, je stoppe et laisse tomber le vélo sur ce qui est encore du gravier mais je ne peux m’empêcher de m’élancer vers la zone d’ombre.
Mes pieds s’enfoncent et vite et profond…
Sans réfléchir ni comprendre, je hurle : « Non, non et non ! » et, tout en m’encourageant de la sorte, j’amorce sur l’élan une courbe pour revenir en terrain ferme et m’étaler de tout mon long…
Le cri me sauve !
La vitesse, l’élan aussi. Plus statique, j’y restais. Si j’avais continué vers l’ombre avec le vélo, c’était terminé. Lourd comme il est, il s’enfonçait et je ne pouvais l’en sortir seul, ni même à plusieurs d’ailleurs. Je ne sais pas la profondeur de ces sables mouvants mais la boue avait, en trois pas, pénétré l’intérieur de mes chaussures pourtant montantes.
Ma vie ne tient qu’à un fil, disait le rêve…
Cette mésaventure me rappelle celle de l’Italie où je m’étais retrouvé avec des ballons de glaise collante de part et d’autre de chaque frein. La leçon n’a pas été assez retenue et comprise : se méfier des chantiers ! Là, cela aurait pu être beaucoup plus grave, cela aurait pu, en fait, être la fin du périple ou même la fin tout court.
Le rêve disait aussi qu’il y avait une femme…
Quelques kilomètres plus loin, le téléphone sonne : elle m’invite à passer le week-end chez elle ! Elle viendra, vendredi soir, me chercher à North Bay. Pas belle la vie ? Comment ne pas croire aux rêves ?
Merci ! Angélus.
Au bivouac, un renard, très fin, très beau vient manger avec moi. Je m’en méfie depuis la mésaventure que j’ai connue avec celui du Mont Aigoual, mais celui-là est correct. Il part sans rien voler, se contentant seulement des deux bouts de pain que je lui offre. La nuit est impressionnante, faite d’un silence sonore plein du bruit de fond de la forêt et soudain le craquement sec d’une branche… Au matin, c’est celle de mes lunettes qui casse. À l’aide de ma paire de secours, je constate que la branche est seulement démise. Ouf ! Les lunettes, le rêve…
Journée caniculaire encore, vent toujours de face, j’avance péniblement. Un camion me dépasse et klaxonne. Je sursaute, comme chaque fois que cela arrive et je ne peux m’empêcher de crier toutes les injures du capitaine Haddock et d’avoir même sa gestuelle. C’est rare, quatre ou cinq fois peut-être depuis Vancouver, sans compter le killer…
À North Bay, j’essaye pour la première fois le réseau Warmshowers pour laisser Séraphin en sécurité pendant ces deux jours d’infidélité que je vais lui faire sans aucun remords. Je ne trouve personne mais les deux magasins de vélo de la ville, contactés, peuvent me le garder. J’ai donc une solution.
Je continue un peu vers l’Est jusqu’à trouver une plage publique. C’est trop rare et trop bon. Je me baigne puis j’établis le bivouac. Le lieu est dénommé : « Portage la Vase ». Le nom dit tout et je comprends que la mésaventure que j’ai évitée hier est arrivée à d’autres et ce, bien avant moi ! La vase est bien un réel danger de la région. Les pionniers craignaient ces passages où ils devaient quitter le fleuve à cause des rapides et porter leurs embarcations à travers ces marécages, assaillis par des nuées de bestioles agressives dont ils se protégeaient en mélangeant boue et pisse de mouflettes, mélange qu’ils étalaient ensuite sur leur peau à nu.
Bonjour l’odeur !
Ce vendredi 6 juillet est un jour de repos et d’écriture. Je reviens sur le Tim de North Bay pour attendre la femme « de rêve », sortie de l’eau. J’ai du temps devant moi et j’en profite pour me faire raser la tête. « Like a bowl ? », demande la coiffeuse. J’acquiesce : coupe au bol puis j’attends. Elle vient me « pick-up-hé ! » ce soir vers vingt heures. Peut-être, dit-elle, mettrons-nous Séraphin dans son truck ? Nous le faisons. Il ne reste qu’à passer un week-end délicieux. Quel bonheur de vivre son désir profond ! Le dimanche après-midi, elle me ramène au Portage la Vase, nous nous baignons une fois encore…
Le rêve est devenu réalité.
Belle réalité !
Et je reprends la route, « on the road again !». Ce week-end, dans mon aller-retour, j’ai pris conscience de la folie de voyager en vélo sur la transcanadienne, route prévue pour le trafic et la vitesse. Je réalise l’étrangeté d’une telle entreprise. En selle sur Séraphin, j’ai tendance à me trouver parfaitement normal… Assis dans une voiture, je traite de cinglé celui qui s’aventure ainsi, au pas de l’escargot, sur ces interminables lignes droites qui montent et descendent sans cesse. Au soir, je bivouaque près d’un lac. Il y a un camping-cariste. Il est chauffeur de bus scolaire en British Colombia et a traversé tout le Canada jusqu’à la côte Est. À présent, il s’en retourne chez lui. Il me raconte sa dernière mésaventure : il s’est enfoncé dans un chemin de boue jusqu’au trois-quarts des roues ! Cela lui a coûté quelques milliers de dollars pour se faire sortir de là. Tiens, tiens… Quelle galère j’ai, de peu, évitée !
Un orage arrive, je me baigne, nu, sous la pluie. La nuit se passe, tranquille. Au matin, je profite du site, de la table qui est là pour faire les grands travaux : énième réparation des arceaux de tente, confection d’une nouvelle béquille avant car, hier, j’ai égaré l’ancienne. Puis je fais le plein d’eau dans le lac avant de m’y baigner et hop : « On the road again » !Tout cela m’a pris du temps, de l’énergie. Je fais peu de kilomètres et je m’arrête tôt, toujours au bord d’un lac. Je me baigne encore et laisse le soir tomber. C’est bon.
Au matin, nouveau plein d’eau dans le lac, nouvelle baignade. J’ai une fatigue, une lassitude profonde. De tels efforts sur la durée sont-ils raisonnables ? Mais qu’ai-je à faire de la raison ? La lumière qui touche un homme est-elle raisonnable ? Sa raison n’est pas mienne. Et pourtant… Et pourtant, en écrivant cela, il me semble que je l’épouse. Que je suis elle. Une seule et même raison.
Bref.
J’ai rêvé de Siren cette nuit, que je revenais vers elle. Peut-être reviendrais-je passer un mois cet hiver, dans une cabane, pas trop loin d’elle. J’écrirais le livre de mon itinérance. Ce ne serait pas l’arrêter, mais seulement faire halte. Comme ce dernier week-end. Halte d’amour et d’écriture dans, pour et par la lumière.
Pourquoi pas… ?
Je me suis entendu dire à l’aube de ce jour en pliant les affaires : « Je suis cuit, Seigneur, je n’arriverai pas à Ottawa. »
Je passe deux bonnes heures au Tim de Deep River. Je récupère et mange correctement tout en relisant et en organisant mon journal. Et je retrouve la pêche.
Ça roule bien, sans vent, sans bestioles, en cuissard et coupe-vent léger, jambes et bras nus. C’est comme si c’était des vacances après tous ces jours d’effort, de peine et d’hystérie « bugophobe », de lutte permanente contre les insectes dans le ventre mou du Canada.
Je sens l’arrivée sur Ottawa, Montréal se rapproche. Des invitations m’attendent, puis les provinces maritimes, l’air du large. La route est toujours étroite, ne me laissant souvent au mieux qu’une étroite bande de vingt centimètres à droite de la ligne blanche pour circuler. Il m’arrive de dégager dans le bas-côté instable et d’avoir à me motiver pour ne pas perdre l’équilibre et rattraper ensuite l’asphalte. Hier, j’ai entendu derrière moi un grand crissement de pneus. Une voiture semble ne m’avoir vu qu’au dernier moment, elle a freiné brutalement puis klaxonné tout en me dépassant. Le conducteur avait du s’endormir, du moins somnoler, à moins que ce ne soit moi qui ne soit pas aussi irréprochable que je crois l’être…
J’avais posé des questions à propos des boîtes à aiguilles placées dans beaucoup des toilettes publiques que je trouve ici et là maintenant sur la route. C’est bien pour la drogue. Le surprenant pour moi, c’est que ces boîtes soient placées sur la route et ne soient pas seulement cantonnées dans les villes. Mais les distances sont tellement longues et les canadiens passent tant d’heures au volant que finalement il apparaît presque normal de penser que certains en profitent pour se shooter. Alors, autant le faire dans de bonnes conditions ! C’est pour le cycliste empruntant les mêmes voies peu rassurant… Mais à chacun sa drogue, n’est-ce-pas ? En tout cas, signe de l’importance et de l’attention portées à la route, les toilettes publiques que l’on trouve à intervalles réguliers sont souvent très propres avec du papier-toilette à disposition et parfois même du gel bactéricide. C’est appréciable et ce, d’autant plus pour le voyageur précaire !
Le vent est légèrement favorable, la route descendante. Tout s’allège et suffit à mon bonheur. À un moment, camions et voitures sont arrêtés par des travaux et je remonte la longue file avec jubilation ! Une vitre se baisse, un homme et son fils me font signe et engagent la conversation. Je dis brièvement mon périple et rapporte la rafale de leurs questions : vous campez ? Pas peur des ours ? Depuis combien de temps vous n’avez pas touché une femme ? Vous avez un pistolet ?
Je trouve, ce 11 juillet, un drapeau canadien. Je l’installe et ainsi j’arbore un drapeau du Canada, un déflecteur avec en son centre la feuille d’érable rouge, emblème du pays, tous les deux fixés sur une antenne de voiture, elle-même disposée sur une pelle à barbecue, le tout sur le porte-bagages arrière de Séraphin.
Pas belle, la vie ?
Cette pelle à barbecue, ramassée quelque part en Colombie Britannique, s’avère finalement fort utile. Elle supporte, outre Edmond, mes trouvailles de route destinées à devenir possibles arceaux, une serviette de bain récupérée et mon précieux fauteuil pliant Hélinox. Voici un inventaire à la Prévert de ce qui fait de Séraphin un vélo au look unique !
Au final, je fais plus de cent kilomètres, ce jour ! J’arrive le soir en bord de lac et vite, je me baigne. C’est le premier soir depuis une éternité où je ne me trouve pas dans un endroit isolé mais dans une ville, Coldben. Il y a une cale, des familles mettent à l’eau leurs embarcations et partent à la pêche, femmes et enfants en figure de proue, l’homme aux commandes. C’est le passe-temps favori ici, avec la chasse.
Le paysage s’ouvre, s’aère…
Bien sûr, la civilisation rappelle ses contraintes, immuables. La débroussailleuse vrombit quand la chaleur du jour tombe, le riverain s’approche pour essayer de cerner ce que peut bien être le vagabond… Je m’écarte un peu et m’installe dans un parc public, sans monter la tente, avec seulement le duvet et la housse de sac sur la bâche étendue. Le soir est paisible, Jacques Brel est là : « je suis un soir d’été » ! Angélus ponctué de cris de mouettes.
La nuit est bonne et je vois le lever du soleil sur le lac, avantage de l’inconfort. C’est un exploit de pouvoir rester dehors sans trop de crainte. C’est devenu une hantise, une réaction viscérale qui commence à s’estomper. J’ai quand même dormi avec la moustiquaire de tête, nécessaire, car ils étaient bien là, ces putains de « SSS », ces Salopards Sournois en Série.
Ottawa n’est plus qu’à cent trente kilomètres ce matin du 12 juillet.
Je souffle, je respire.
Je suis heureux.
Les cinquante premiers kilomètres sont éprouvants, aucun espace à droite de la ligne blanche, beaucoup de circulation. Je dégage, excédé mais contraint, sur le bas-côté instable de nombreuses fois. Puis la route devient autoroute à deux voies et je retrouve mon propre couloir de circulation, royal, comme dans les prairies du Saskatchewan ou du Manitoba.
Mais très vite, un problème apparait : c’est interdit d’y circuler ! Un policier me le rappelle gentiment, comme à regret et, après m’avoir fort obligeamment montré sur son portable le réseau routier, il me demande de sortir à la prochaine bretelle. Ce que je fais, je suis presque arrivé et par bonheur la sortie est proche d’un Tim où bien entendu je fais halte, profondément reconnaissant. J’ai comme l’impression que le policier sait d’où je viens. La photo prise il y a quelques temps déjà par son confrère curieux de mon périple, « pour un post » avait-il dit, a du circuler sur leur réseau…
Je trouve un bivouac en bord de rivière, sans tente ce soir aussi, après m’être baigné à Britannia Bay et avoir discuté avec Alain, un québécois en voyage et aussi un peu en dérive, me semble-t-il. Il solutionne une question que je m’étais posée : où couchent les camping-caristes qui ne vont pas en campground ? Les aires de repos placées sur la route n’autorisent pas le camping. Sa réponse me surprend : sur les parkings des magasins Walmart ! La chaîne autorise en effet le stationnement des camping-cars. Elle a compris qu’un camping-cariste est un client potentiel à fidéliser. Je retrouve la civilisation, la grande ville, les voitures normales, à l’européenne. Il n’y a plus, ici, l’omniprésence de ces « trucks than all others trucks want to be ». Je ne sais si je vais être tranquille cette nuit et je ne le crois pas car le coin où je me suis arrêté semble fréquenté : un arbre mort sert de banc, il y a des canettes vides par terre et déjà du passage. Mais c’est tout ce que j’ai trouvé après cent dix kilomètres parcourus et l’endroit a son charme.
Tel le cheval qui sent l’écurie, j’ai accéléré ces deux derniers jours et je suis fourbu. M’extraire du ventre du Canada a été une épreuve, un lent et difficile parcours, un état de guerre, « a struggle for life », une volonté de survivre accompagné d’une tension quasi-permanente.
Il y faut une bonne dose d’inconscience…
Demain, j’entre au Québec, ce n’est plus pareil, c’est autre chose, je suis dans une province française. Un autre voyage commence, en tout cas dans ma tête. Je reprends souffle. Je ne traverse plus, je suis presque chez moi, je promène, je respire.
Où est la prière dans cet état de combat permanent ?
Où est la prière dans ma rencontre avec Siren ?
Sortie du contexte, celui de l’errance, elle n’est pas. Trop de préoccupation à survivre, à faire le nécessaire pour avancer d’un côté, trop d’amour et de douceur à donner et recevoir de l’autre. Mais ces « trop » font partie de l’errance et dès lors sont prière. Formalisé ou pas, le cri du cœur qui est mon second souffle en appelle à Yeshoua, l’homme-lumière qui a ouvert la voie.
Je trouve en bord de route un drapeau français…
Juste au moment où j’y entre, la province du Québec me fait, ce 13 juillet, un signe que je ne peux négliger… Aussi je me propose de faire demain comme sur un bateau : arborer pavillon national et pavillon de courtoisie ! Je suis heureux. Non du drapeau bien sûr mais d’être là.
Et je rebondis de Tim en Mac…
À Gatineau, une femme chinoise m’appelle Superman et me prend en photo pour ses amis. Puis je fais connaissance avec Richard, natif du lieu, avec qui je partage un bout de route, par les raccourcis qu’il connaît. Plus tard, grosse surprise : un cyclotouriste arrive à ma hauteur et j’en sursaute ! C’est le premier depuis la Colombie Britannique à me surprendre ainsi. Il est sud-africain, la trentaine et il rejoint Halifax en étant parti de Victoria, sur l’île de Vancouver. Le tout en vélo de course électrique et en dormant chaque nuit à l’hôtel. Au soir, je bivouaque en bord de la rivière des Outaouais. Toilette rapide dans une eau trop vaseuse et sans fond suffisant pour pouvoir s’immerger. Intendance du soir suivie d’angélus. Bonheur.
J’arbore ma trouvaille ce 14 juillet !
Cela me vaut de rencontrer à Papineauville (quel joli nom !) un cycliste de soixante-treize ans qui va tourner les manivelles pendant quatre-vingt kilomètres avec un groupe d’amis. Puis je parle avec un couple d’immigrants, douzième génération, elle, Pierrette, lui, André, quatre-vingt ans, ancien de la marine qui prend mon nom par écrit et cogne par deux fois son poing contre le mien. Leurs ancêtres étaient originaires de Saint Malo, ils y sont allés l’an dernier et ont été reçus à bras ouverts.
Je longe la rivière des Outaouais, puis celle du Nord par une jolie petite route bordée de maisons résidentielles. Quel changement d’ambiance ! Je retrouve des paysages organisés, urbanisés. Finies les immenses forêts sauvages qui enserrent la route et finissent par oppresser le cycliste. Je croise des collègues à deux roues, l’un d’eux me dépasse et j’essaye, tout chargé que je suis, de lui prendre la roue… C’est dire la forme, la joie d’être là, sur le vélo, ici au Québec.
J’arrive à Saint Placide, jolie station balnéaire assez chic, seulement quatorze kilomètres avant Oka. Je me baigne et paresse au soleil déclinant. Peut-être devrais-je chercher et trouver à Montréal un magasin de vélo pour faire vidanger le Rolhoff ?
Je trouve des toilettes publiques avec robinet d’eau. Un robinet, j’avais oublié que ça existait ! Je fais donc le plein d’eau, très heureux de le faire. Le goût de celle pompée dans la rivière des Outaouais était « bizarro-vaseux ». Je vide donc mes réserves et les remplis à nouveau ! Je dors dans le parc public, étendu sur la seule bâche. Je me mouche dans les étoiles et la cime des arbres. Et qu’est-ce-qui apparaît ?
Qui joue à cache-cache ?
La Croix du cygne ! Elle dévoile sa tête. Tout d’abord ahuri, je souris et beau joueur, je jubile et envoie mille pensées à ma compagne marine qui me cligne de l’étoile… Plus tard, une filante insiste, entraînant toujours dans son sillage le même vœu : te suivre, toi l’homme-lumière.
Au milieu de la nuit, la pluie !
Merde alors, je ne l’ai pas vue venir cette fois ! Je me réfugie en toute hâte sous un chapiteau de toile, disposé à demeure dans ce jardin public où le « flânage » est interdit de vingt-deux heures à huit heures du matin. Mais je ne flâne pas, moi, je récupère, du moins j’essaye ! Le sol est en béton. Trop dur à mes os, il me faut gonfler le matelas. Au matin, de bonne heure bien sûr pour ne pas être pris en flag, je file vers Montréal sur des pistes cyclables traversant des parcs naturels aérés. En comparaison des très denses forêts de l’Ontario, cela semble les jardins de Versailles !
Je croise à présent beaucoup de cyclistes. Deux cyclotouristes débutants qui viennent de passer leur première nuit dehors et émergent de leur campement tiennent à me prendre en photo avec eux. Puis je pose sur un pont avec une dame de quatre-vingt ans passés et enfin un jeune couple m’interpelle alors que j’arrive devant leur maison. Ils sont pratiquants du vélo bien sûr. La femme me donne deux morceaux de gâteau, « faits avec amour », dit-elle, me serrant dans ses bras ! Peu après, je rencontre Nathalie, la quarantaine, fervente cyclotouriste et on parle pendant un long moment. Elle m’indique un lieu pour bichonner Séraphin, « La Cordée ».
Joli nom !
Le magasin est ouvert lorsque j’y arrive. Je trouve manchons MSR pour réparer les arceaux de tente, kit Rolhoff et je prends rendez-vous pour la révision le lendemain. En sortant de la boutique, j’ai une grande discussion avec Denis, un cycliste québécois puis avec Marie-Denise. Elle a simplement garé sa voiture devant mon équipage, engage la conversation puis m’invite au restaurant ! Quel accueil ! La France a gagné la coupe du monde de football et mon drapeau me vaut quelques bons coups de klaxon. Je suis un peu tourneboulé par toute cette agitation. Je me réfugie dans un bois, au Mont Royal, en plein cœur de Montréal et je m’effondre. La nuit dernière, sous les étoiles et sous la pluie, a été trop courte.
Bertrand effectue la vidange du Rolhoff, ce lundi 16 juillet. Devant le magasin, je ne fais que parler, interpellé par les passants. Les québécois sont vraiment sympas, simples et directs, intéressés par mon voyage. Lucile a passé six ans en Chine et rêve de voyages à vélo. Je fais mention de la vidéo à tour de bras puis je suis content de reprendre la route. J’ai choisi la rive Sud pour monter à Québec, la route 132, sur les conseils de Denis. Au soir, alors que je fais cuire les pâtes, deux hommes en promenade viennent discuter. Ils me tracent le parcours jusqu’à Saint John’s et ce qu’ils en disent donne l’eau à la bouche…
Dans l’affolement de Montréal, je perds Cispéo, mon fidèle balai trouvé en Italie, les deux seules épingles à linge en ma possession, le bouchon de ma petite trousse à outils et pour finir (j’espère… !) le drapeau canadien ! Je n’avais rien perdu jusque-là sauf trois gants, en Italie.
Ce relâchement est signe de désordre.
Lascive est folle de désespoir. Je ne résiste pas, après tous ces jours passés en solitude et dans l’effort, à l’agitation et au bouillonnement de la ville. Je suis tourneboulé ! En quittant Montréal, je croise Marc, équipé tour du monde, anglais, qui tourne en Amérique depuis deux ans, tout en passant l’hiver chez lui, au chaud.
Je m’attendais à souffler à Montréal, à répondre aux diverses invitations que j’avais. Cela ne s’est pas passé ainsi. Les agendas n’ont pas correspondu et permis les rencontres. Cela se fera plus tard. Il me faut reprendre le voyage sans m’arrêter. Il me faut retrouver la solitude, l’idée première : partir, courir vers toi avant de n’avoir plus de forces.
Je t’aime.
La route est plate, facile. Le paysage amical, connu. Un fleuve, des cultures, du maïs, des maisons, un complexe sidérurgique impressionnant, des boîtes aux lettres, des containers poubelles en bord de route, tout cet environnement familier allège jusqu’à l’effacer la nécessité de se battre, de survivre. La pression que j’ai éprouvée dans les territoires plus sauvages m’a quitté. Je m’amollis. Le maelström de Montréal m’a déstabilisé.
Je titube.
Au matin, je déjeune au Mac’do de Nicolet. Il y a des retraités qui prennent le café. Ils m’interrogent, je deviens le sujet de conversation de tout le Mac et je me surprends en train de raconter mon histoire à la cantonade ! Je n’ai pas fait quelque chose d’anodin en traversant le Canada, voilà ce qu’ils me me disent et en les quittant, j’entends « Vive la France ! »…
À Saint-Pierre-les-Becquets, ce 18 juillet, je rencontre B’yauling Toni, jeune homme de dix-sept ans, originaire du Saskatchewan, parti depuis dix-huit jours pour un tour du monde de sept ou huit mois. D’Halifax, il doit rejoindre le Portugal pour traverser l’Europe puis la Russie, la Chine, la Mongolie, avant de rejoindre l’Australie, la Nouvelle-Zélande pour enfin retrouver Vancouver. Sa moyenne journalière est impressionnante : plus de deux cents kilomètres par jour ! Il est équipé en ultra-léger, sans sacoche latérale. Et il est sympathique comme tout ! Cinquante ans de différence et trois fois plus rapide que moi mais autour du monde tous les deux ! Il fait une séquence de notre rencontre dans la vidéo de son voyage qu’il met périodiquement en ligne.
J’ai une grosse appréhension, pour ne pas dire plus, en traversant le pont de Québec, vieil ouvrage métallique ne laissant aux vélos qu’un étroit couloir à peine suffisant pour la largeur hors normes de Séraphin. C’est un tunnel de ferraille, semblable à un gros manège de fête foraine, dans lequel je me faufile, enveloppé d’un bruit infernal, sur un sol qui ondule et le tout à une centaine de mètres environ au-dessus des eaux tumultueuses du Saint Laurent.
Indiana Jones, à toi de jouer… !
Je visite Québec et je fais l’effort de monter le vélo jusqu’aux plaines d’Abraham, toutes en chantier. Je rencontre Diane et Danielle, intriguées, à qui je mentionne la vidéo. Puis je file rapidement vers l’est par la route 138. La ville est chaude, poussiéreuse, bruyante, en travaux de partout. Je préfère les paysages plus naturels.
Au sortir de Québec par la rive Nord, je retrouve les bosses, sérieuses, accentuées. Je rencontre deux jeunes cyclotouristes anglais, un homme et une femme. Ensemble ? La femme va à St John’s. L’homme n’a que six semaines de vacances, dit-il. Je ne comprends pas bien la situation. Est-ce un couple ? Une rencontre en chemin ? Je ne sais… En tout cas, la rencontre de B’yauling me dope et j’aligne maintenant des journées à plus de cent kilomètres. C’est bon à prendre, c’est bon de se sentir en forme.
Soyons réaliste : le vent me pousse…
Mais ça ne dure pas et la route est raide qui monte à sept cent quarante mètres d’altitude avant de descendre vers la baie Saint-Paul. Les pourcentages sont impressionnants : jusqu’à 10%. Elle traverse d’immenses forêts mais les tient à distance par un large no man’s land. Ce qui fait que je ne me sens pas cerné, étouffé. Il y a même ici, sur de nombreux kilomètres, une clôture pour empêcher les élans, les fameux « mooses » de traverser inopinément la route avec le risque corrélatif de provoquer des accidents.
Je recharge homme et batteries au Mac’do de la baie St-Paul. Quand je reprends la route un vent de folie s’est levé, en sens contraire du mien. Les côtes à 10% plus le vent dans la pipe, c’est trop pour moi !
Je mets pied-à-terre et pousse le vélo…
Mais même ainsi, c’est très difficile et je m’arrête souvent pour souffler. J’arrive à Saint Irénée « profondé ». Je me baigne mais l’eau est très froide, salée aussi et le soleil décline. Puis je me restaure, face à la mer, sur un banc public. Il me faut maintenant trouver un lieu pour dormir. Alors que je pousse lentement Séraphin dans cette petite station balnéaire, je croise deux couples d’âge mûr. Belle discussion, ils sont tentés par l’aventure cyclotouriste. Puis j’établis le bivouac à l’arrière d’un bâtiment communal, en front de mer.
Au lever du jour, j’entame la sortie de Saint Irénée qui s’avère phénoméno-dantesque ! Des pentes à 9% en moyenne, un maximum annoncé de 15% ! Plus raide que l’Alpes d’Huez ! Pendant que je pousse le vélo dans une côte terrifiante, une femme tout en balayant la terrasse de sa maison prononce la phrase juste, alors que je lui dis, pour plaisanter mais à peine, que son pays est inhumain : « Monsieur, tout ce qui monte, descend ! ». Je souris, tant la phrase est pertinente et fort à propos. Mais en attendant, je suis à la peine. J’arrive à la Malbaie, trop tôt pour faire des courses mais à l’heure du Mac’do !
Il y a là une jeune femme…
Nous nous étions croisés hier au soir dans un village appelé Les Éboulements. Je l’avais vue entrer dans le bâtiment public dans lequel se trouvait un complexe sportif avec des toilettes ouvertes à tous. Je venais d’en profiter. Vu son allure sportive, j’avais pensé qu’elle était la prof de sport du village venue faire quelque préparation sportive ou administrative ! Et j’avais repris la route, espérant pouvoir me baigner en cette fin de très chaude journée.
En fait, elle est en vacances et fait des randonnées, tout en couchant dans sa voiture. Nous nous racontons un peu et une interrogation s’invite : pourquoi la vie en couple est-elle si difficile ? Pourquoi les couples ne durent pas ? Pourquoi la quête de l’âme sœur reste-t-elle chimère ? Je tente une réponse. Elle part d’une harmonique, celle de l’univers… Vibrer chacun au son de celle-ci est déjà projet ambitieux. S’unir à l’unisson devient gageure.
La réponse est dans le vent…
Peu après avoir quitté le Mac’do un homme me stoppe en plein effort. Il surgit devant moi tel un zébulon hors de sa boite. Il tâte les muscles de mes cuisses et en conclut que j’en ai moins que lui ! Il me demande où je trouve la force de faire tout ça… Je pointe mon doigt vers le front et, en même temps, je lui indique la vidéo : le moteur n’est pas ailleurs que dans ce que je raconte.
Un peu plus loin, dans une station service où je m’arrête pour acheter du boeuf séché et fumé, source de protéines, produit que l’on trouve partout ici, je croise un couple de motards. Elle, Marie-Caroline, française de Haute-Savoie, s’est exilée ici après un divorce douloureux. Nous avons une belle discussion. Je lui indique aussi la vidéo. Mais à part cela, la route reste toujours aussi dantesque !
J’arrive à Saint-Siméon-Port-au-Persil. Joli nom s’il en est et anse magnifique, paysage typique ! Une rivière se déverse en cascade sur les rochers, ménageant ainsi des trous d’eau qui deviennent autant de bassins de baignade. Avant de choisir le mien, je croise une famille avec une fillette d’une dizaine d’années qui est handicapée. Je discute longtemps avec la mère et finis par lui indiquer la vidéo.
Je me baigne, en profitant pour faire une toilette complète. Puis je me prélasse au soleil. Cinquante kilomètres suffiront aujourd’hui dans cette région si rude aux jambes de cycliste : la Charlevoix.
À chaque jour suffit sa peine…
Alors que je remonte de la baignade, je discute avec un homme de soixante-dix ans, sa femme et ses deux petites-filles. L’homme parle de cette eau qui coule sur les rochers depuis des millénaires, de la vie que nous menons sans en connaître le sens. Je raconte un peu et je mentionne une nouvelle fois la vidéo. Peu après, un jeune père de famille vient me serrer la main : « Respect ! », dit-il. La mère de la fillette lui a parlé de mon périple…
Je descends sur la jetée pour donner un coup d’œil à la jolie chapelle sur la rive du Saint Laurent et chercher où dormir. Une femme m’aborde gentiment et m’invite à s’asseoir. Elle, Hélène, et son mari, Germain, sont cyclotouristes bien sûr et de plus amateurs de bateau à voile ! Ils rentrent d’une virée à vélo en France et d’une croisière en Grèce. Nous prenons l’apéro dans des fauteuils en bois disposés sur la jetée de cet endroit magique qu’est Saint-Siméon-Port-au-Persil, face au fleuve. Leur chaleureuse invitation me permet ensuite de passer, dans un chalet de famille situé sur les hauteurs du village, une soirée très agréable.
Et je dors, luxe suprême, dans un vrai lit !
Le matin, je reprends la route sans entrain. On s’est couché tard et, désaccoutumé du confort, je n’ai pas très bien su en profiter : je me suis levé à l’aube et j’ai contemplé le rose du jour déteindre magiquement sur l’eau du fleuve. Les dénivelés sont trop casse-pattes pour que j’éprouve du plaisir. De plus, le vent est de face. À une halte, je deviens l’attraction d’un groupe de chinois qui entourent le vélo et mitraillent à tout-va. Je m’endors un moment à même le sol, à côté de Séraphin.
J’arrive complètement en lambeaux.
À Tadoussac, je fais des courses de survie : tablette de chocolat entière, litre de chocolat protéiné « Monsieur Muscle ». Je les dévore : cela va mieux ! Sur la jetée, un canadien de rencontre me dit que les cyclistes québécois choisissent rarement de passer par la rive Nord : la Charlevoix est difficile.
Il aurait pu le dire avant…
Je quitte Tadoussac, joli village certes mais trop animé pour moi et j’établis le bivouac à une vingtaine de kilomètres seulement des Escoumins, m’arrêtant quand il commence à pleuvoir.
Il me tarde de quitter cette rive Nord, trop dure aux mollets.
Au matin, je suis réveillé par un bruit que je n’identifie pas de suite. Ce n’est pas le sifflement d’un train, ce n’est pas un avertisseur de camion, ça y est, j’y suis… c’est la corne de brume d’un bateau…
Le fleuve est proche !
Le temps a changé, il est à la pluie, au brouillard. Je remets le ciré. J’arrive à l’embarcadère des Escoumins où le traversier doit me permettre de rejoindre les Trois Pistoles, sur la rive Sud du Saint Laurent. J’en suis là, à attendre le bateau, quand un couple en camping-car vient à ma rencontre et m’invite à passer les voir à Montréal, au retour de mon périple !
L’accueil, l’ouverture, l’hospitalité des québécois n’est pas un vain mot !
La traversée se passe et au sortir du bateau, une jeune femme, bretonne habitant Paris, au visage rayonnant parce qu’elle est amoureuse de son amie, vient me trouver : je lui dis qu’elle est lumineuse, je l’embrasse et je lui fais mention de la vidéo.
La route est plate, facile, roulante, aux odeurs agricoles sur cette rive Sud du Saint Laurent. Au Tim Hortons de Ramouski, je nous recharge. Quand je dis nous, c’est le téléphone et moi. Cent mètres plus loin, je complète le travail au Mac’do !
Qu’est-ce donc sinon du courage ?
C’est récupération active après la Charlevoix et j’en ai bien besoin. Je vais vers Matapédia, ne faisant pas le tour de la tête de baleine que dessine la côte de la Gaspésie, comme un instant j’avais pu l’envisager. Je coupe par la route directe. Ce que j’ai entendu dire du relief, semblable à celui de la Charlevoix, m’apparait trop dissuasif. Et je bats des records de « flânage » : parvenu à Mont Joli, je réitère le doublé Tim – Mac’do !
Je suis en roue libre, corps et esprit.
Peu après, je trouve une aire de repos avec accès à une rivière. Je ne supporte plus mon odeur et je risque bientôt de me voir refuser l’entrée aux « Ti-Mac » pour cause de nuisance pestilentielle cyclotouriste étrangère. L’heure vient d’un grand nettoyage…
Exécution immédiate : je lessive tout… !
Quelle joie de s’arrêter tôt et de « flâner » ainsi, sans craindre les bestioles ! La région de la Gaspésie est touristique. Beaucoup de québécois sont en vacances, ce sont les « vacances de la construction ». Tout ce secteur économique est en effet en congé pendant ces quinze jours. Il y a du monde mais il y a aussi de l’espace.
Si les aires d’autoroutes dans ces régions précédemment traversées interdisent le camping, il ne semble pas en être de même au Québec. Je ne suis pas seul sur l’aire où je me trouve, il y a aussi deux ou trois campings-cars qui stationnent pour la nuit. Je m’installe à l’écart. Un chemin continue encore plus loin et au soir, déjà endormi, je suis réveillé par des voix jeunes et éméchées. J’ai oublié, après tous ces bivouacs en complète solitude, qu’il faut se méfier des lieux fréquentés…
Au lever du jour, j’ai le croassement des corbeaux, comme souvent, en réveille-matin. Il me faut aussi enlever la toile d’araignée autour du guidon que, quasi-immanquablement, la nuit produit. Il m’est arrivé de trouver un nids de ces bestioles sur un rayon de roue !
« On the road again… ! »
Le paysage est vallonné, il est beau. Surprise, il y a des fleurs dans les près, sur le bord de la route. Du violet, du jaune, j’en suis tout émerveillé !
En pause au Mac d’Anquim, je rencontre au moment d’en partir deux jeunes cyclistes de haut niveau, Marielle et Vincent. Marielle est entraîneuse de l’équipe féminine de ski alpin canadienne. La discussion s’engage avec ce couple vif et intelligent. Marielle me demande mon plus beau moment du voyage. Je pense au dernier lieu enchanteur, Port-au-Persil mais le meilleur temps est celui des rencontres. Et sans conteste, mon arrivée à Bangkok est l’instant fort du voyage. Je ne lui en dis pas plus mais je pense aussi à Siren. Marielle me demande quel est le point d’arrivée de mon voyage. Aucun, lui dis-je, je voudrais avoir la force de ne pas m’arrêter. M’arrêter serait faillir. « S’asseoir dans la facilité », renchérit son compagnon qui a tout compris.
Ce soir, bivouac en bord de rivière…
Je me baigne et je me fais sécher sur le fauteuil. Surviennent deux couples de jeunes gens qui viennent pour se détendre et se baigner.
Je croyais être seul…
C’est au tour d’un pêcheur de se pointer. Je suis trop fatigué pour repartir et d’ailleurs ce sont eux qui, bientôt, quittent les lieux. Je m’aperçois, une fois au repos, que j’ai une douleur assez vive au genou droit.
Ai-je trop forcé ?
La journée a été dure certes, le vent favorable dans la matinée étant devenu contraire ensuite. Mais c’est l’ordinaire des jours. Jour normal donc, sans excès de kilomètres parcourus. J’ai bien constaté au Mac’do que j’étais cintré, presque grognon mais la discussion avec les jeunes gens m’avait ensuite vivifié et redonné courage. Je prends au sérieux l’avertissement toutefois. Ce serait frustrant de ne pas arriver, si près de l’océan. J’ai d’ailleurs un bouton de fièvre à la lèvre qui se manifeste, signe évident que j’ai tiré sur la corde et trop puisé dans mes ressources.
Le lendemain, il pleut.
Il ne m’en faut pas plus : je reste. Je ne gêne personne et personne ne me voit, sauf d’éventuels baigneurs ou pêcheurs bien sûr. Je suis installé dans un chemin qui ne mène qu’à la rivière. Je prends le petit déjeuner au lit. Au menu : chocolat chaud, croustade de pommes en barres énergétiques, flocons d’avoine au cacao et beurre de cacahuètes avec quelques fruits secs. Quel bonheur ! Je fais, nécessité oblige, mes besoins à l’intérieur avec toute l’aisance que m’a forgée la traversée du continent. Rien n’est jamais inutile : toutes ces techniques de guerre apprises dans l’urgence augmentent maintenant mon confort !
Je me moque de la pluie et j’écris mon journal du jour bien à l’abri…
Ce faisant, je révise aussi celui de mon itinérance passée. Marielle, comme beaucoup sur le chemin, m’a parlé de l’intérêt de cette transmission. Écrire un journal, un carnet de voyage est différent de la tenue d’un blog où l’on écrit surtout pour donner des nouvelles aux autres. Ce serait pour moi une contrainte et même un contre-sens. J’écris pour moi, je décris ce que je vis pour le vivre davantage. J’en ferais profiter, le cas échéant, les autres. Ce seront alors complètes intimité et vérité partagées. Au risque de l’impudeur.
Cela ne compte pas.
Je reste ainsi, allongé sous la tente ou assis dehors lors d’une accalmie toute la journée. Un fils qui vient pêcher, un père qui le rejoint, me parle l’espace d’un instant ; un autre pêcheur, le même que celui d’hier soir, c’est tout. Repos, silence, tambourinement de la pluie sur la toile de tente. Angélus. Au soir, baignade car la pluie a cessé. Je prends l’eau de la rivière pour remplir mes bouteilles et puis rideau. Bonne nuit !
Quatre heures du matin…
Le pêcheur revient. C’est un vrai, un passionné, un homme silencieux, pensif, penché sur le cours de l’eau. Je l’observe et je me dis que tout est vain. Je somnole à nouveau non sans avoir pris ensuite un copieux petit déjeuner ainsi allongé.
J’aime !
Quelle quiétude de pouvoir regarder, par la tente ouverte, l’eau de la rivière s’écouler, emportant dans son cours poissons et pensées : « Tout est vain », « J’aime ». Deux pensées antinomiques, contradictoires. Et pourtant je viens de les écrire. Ce n’est que reliées par le seul abandon qu’elles prennent sens.
Tout ce que je fais est vain. Tout ce que je dis est vain. Mais il y a l’amour. Non pas l’amour de la vanité, non pas l’amour humain, encore qu’il y touche ou peut y toucher mais cet amour sous-jacent, vivant, porteur d’intention, impalpable mais qui transforme tout.
L’eau qui s’écoule est un courant d’amour.
Je plie. La tente et mes pensées… Et je longe la rivière de la Matapédia, rivière à saumons dont les permis journaliers peuvent aller jusqu’à huit cents dollars ! Le plus ordinaire coûte autour de cinquante dollars. Cela dépend de l’emplacement, du guide, du bateau… Tout cela, je le tiens d’une femme qui habite ici et qui me le raconte.
Et au soir, muni de ce précieux savoir, je quitte le Québec pour entrer dans le Nouveau Brunswick…
Rivière Restigouche, Pointe-à-La-Croix, Miramichi…
Je m’arrête au Tim de Campbellton. Deux jeunes québécois sont là. Ils viennent de Vancouver en fixie, ces vélos à un seul pignon et sans roue libre. Cent quarante kilomètres en moyenne par jour ! Ils viennent du tour de la Gaspésie. Ils ont calé, tout jeunes qu’ils soient ! Je ne regrette absolument pas de ne pas m’être mesuré à la tête de baleine que dessine la Gaspésie, aussi belle puisse-t-elle être…
Je suis donc dans les « Maritimes ». Et je me sens bien, l’air marin m’a toujours convenu. J’essaye de me baigner mais le fond est trop vaseux. Je renonce et je me lave sous la pluie qui vient.
Bonheur simple, vrai bonheur.
Je vide mes pensées. Je suis parti pour mourir et je suis plein de vie. Le voyageur intrigue, attire.La lumière m’a séduite et fait de moi son captif. Je suis parti pour mourir et j’ai plein de projets : un voyage en groupe au Népal, un livre à écrire cet hiver ici au Canada, une itinérance à travers l’Europe, l’Ouzbékistan, la Nouvelle Zélande… Comme si la proximité de la mort aiguisait la vie, le bonheur d’être en vie.
Un seul mot : MERCI !
Je suis incroyablement heureux, plein de plénitude. La lumière est mon seul amour. La compagne de chair, une halte dans la quête éperdue. Une halte, une brise, un reflet, un miracle. Miracle et réalité de la totalité, de l’unité. Une seule et même chose. Bref !
Prie, imbécile, pédale, crétin !
La route est facile qui longe l’eau. Ce sont presque des vacances après tous ces combats menés. C’est curieux, je suis toujours dans le même pays et pourtant la langue parlée change et rechange. J’ai à peine eu le temps de m’adapter au français, retrouvé au Québec, qu’il me faut à nouveau baragouiner dans mon abominable anglais.
Une guêpe est entrée dans le coupe-vent, sans que je m’en aperçoive. La pression du vent l’a affolée et elle m’a piqué à l’abdomen. L’embêtant avec ces bestioles, moustiques, mouches ou guêpes c’est qu’en roulant, elles me distraient de la conduite et occasionnent des écarts bien plus risqués que le danger qu’elles représentent en elles-mêmes.
Au Tim de Dalhousie j’entre en conversation avec un couple âgé, Bénédicte et Raymond, habitant Montréal. Elle est native du lieu, ils y sont en vacances. Elle m’explique tout : le moulin à papier qui a fermé, laissant la ville en déshérence, l’isthme naturel unique au monde si ce n’est un frère jumeau au Japon (!), la réserve indienne, la fête de la musique au camping… Elle me demande mon âge et me dit en partant : « Dieu vous bénisse, Dominique ! ».
Dieu… ?
L’intelligence de la création n’est pas complète et elle est bien loin de l’être. Les scientifiques cherchent les origines de l’univers avec ténacité. Ils sont forcés à l’humilité. Les tenants des religions prétendent avoir cette intelligence et veulent la faire accroire. C’est la grandeur de l’homme d’essayer de comprendre et de s’exprimer en mots. La vérité de la religion est duale et statique : il y a Dieu et les hommes. La vérité scientifique se cherche et se renouvelle. Tout savoir n’est que temporaire et partiel. L’arrêt sur image est, dans le fil de la vie, erreur.
La création est une et elle est vibration.
Elle est un « repart », mot que j’invente. Elle est sans cesse départ, départ sans cesse renouvelé, éternel départ à nouveau. Elle existe et elle naît. Là est le paradoxe. La théorie de l’évolution, mise en évidence par l’intelligence des hommes, désigne et approxime ce « repart ». Car la finalité de l’évolution ne peut qu’être approchée. Elle ne peut qu’être frôlée par osmose, touchée par vibration à l’unisson, celle de soi-même avec la vibration fondamentale de l’univers.
Cette vibration n’est pas neutre : elle porte une intention.
Elle est chaude, elle est d’amour. C’est au delà des mots, avec le mot, tout se fausse, tout s’effondre. Un jour, il y a longtemps, mais c’était tout de même après la vision du disque d’or, j’ai vu l’intérieur de mon corps. Il était bleu-nuit, il y avait des cordes d’or qui vibraient. Je n’ai rien compris, pas plus hier qu’aujourd’hui d’ailleurs. Mais j’ai vibré et l’harmonique venait d’ailleurs. L’ennuyeux dans l’histoire c’est que je suis celui à qui arrive la chose, objet d’expérience donc et en même temps le sujet qui tente de l’interpréter. Et là ça coince !
Bof, peut-être pas, il suffit de vibrer…
Les hommes trouveront, finiront par trouver. L’amour n’a rien à cacher. Or la création est d’amour. C’est l’aventure de la conscience d’être. Ça plus ça plus ça plus… fait que je suis ici, face à l’estuaire, presque nu sur le fauteuil, sous la pluie qui commence, dans le soleil couchant, à délirer ainsi sur la création parce qu’une femme dans un café m’a béni, après m’avoir demandé mon âge et dit que si je n’étais pas très vieux, je n’étais pas non plus très jeune pour entreprendre un tel périple…
Il n’est pas six heures du matin ce dimanche 29 juillet, jour anniversaire de trois mois au Canada – quatre-vingt-onze jours exactement – et de six mois d’errance sur Séraphin, il n’est pas six heures donc que je pédale et chante sous la pluie, incroyablement heureux, incroyablement léger. Je m’arrête sur un banc, plus loin j’installe mon fauteuil et toujours, je révise mon journal : « c‘est ma prière », chantait Mike Brant dans ma jeunesse. Je ne me souviens plus de la sienne dans la chanson, une femme à aimer probablement. Quoi d’autre de meilleur ? Vibrer à deux.
Sans cette complémentarité, la création continue serait déjà arrêtée.
Cette partie du Nouveau Brunswick fait partie de l’Acadie, les poteaux télégraphiques sont souvent peints en bleu, blanc, rouge, avec une étoile jaune dans le bleu. De nombreuses maisons arborent ce drapeau. J’entends à nouveau parler ma langue, avec toutefois un accent dont mes oreilles ne sont pas familier ! L’Acadie est une ancienne colonie française du 17ème siècle, reprise par les anglais, au cours de bien des épisodes fratricides. L’histoire a laissé ses traces ici, elle est encore vivace, palpable à travers cette diaspora d’acadiens qui parlent français au milieu d’un pays qui reste anglophone.
Le temps est à l’errance et mon esprit vagabonde…
Incroyable mais vrai, tout en roulant je me surprends à tourner dans ma tête le sujet d’agrégation que je n’avais pas su traiter ! Pourquoi cela ? Je n’en sais fichtrement rien mais c’est ainsi.
Sujet donc : « L’économie sociale » !
Pendant les cinq heures de préparation, en « loge », je sèche. Je cherche désespérément ce que recouvre le terme. Rideau, impossible d’avoir le déclic ! Noir complet. Le jury essaye pendant quarante minutes de me tendre des perches, je voyais qu’ils étaient désolés et ne pouvaient se résoudre à me voir sécher de cette façon : pas un mot, rien, mémoire vide, effacée, trou noir.
Je ne vois absolument pas ce que le terme recouvre.
Dans la salle de préparation où nous sommes, la « loge », j’aperçois un exemplaires des « Cahiers Français » qui traite du sujet. Zut, trop tard, un autre candidat est plus rapide et le prend. Il le garde jalousement sous le coude jusqu’au bout. L’ironie du sort veut que ce document, je le posséde, je l’ai parcouru mais je ne l’ai pas amené. On a pourtant le droit de le faire. Je suis venu mains dans les poches par manque d’information et par bêtise. J’ai ce que je mérite.
Je suis tout penaud et tout à coup, dans les « cinq dernières minutes » du temps imparti, je bondis ! Je frappe, comme le célèbre commissaire Bourrel, mon poing gauche dans la paume de la main droite et m’exclame : « Bon sang, mais c’est bien sûr ! ».
Les vannes s’ouvrent et je parle en rafale.
J’introduis le grand principe de l’économie sociale à savoir : « un homme, une voix », je donne les premiers exemples, je flirte avec les idées antiques, la notion d’entraide, les pionniers équitables, les phalanstères, les précurseurs : Owen, Fourrier, Saint Simon, Gaudin… J’enchaine avec la réalité de l’économie sociale à travers mutuelles, associations et coopératives d’aujourd’hui. Je donne quelques chiffres…
Je sens le jury ferré.
Ma phrase de transition redouble leur attention. Je pénètre le coeur. Je pose la question qui tue. L’économie sociale peut-elle être vrai renouveau de l’économie de marché ou bien est-elle condamnée à rester paravent, vitrine, voire alibi de celle-ci ?
Les yeux s’allument et je porte le coup de grâce.
Je cite Bernard Tapie qui, président de l’OM, assoit sa réputation de mécène sportif et sert ses intérêts politiques et affairistes… Tout est mêlé, indissociable… oui et pourtant de l’écheveau surgit… un avenir radieux !
Déterminé, je ravale l’économie à son rang d’intendance, rang qu’elle n’aurait jamais du quitter et l’« homo oeconomicus » devient enfinl’Homme, l’homme avec un grand H !
Devant le jury médusé, subjugué et transporté, j’entame « Blowin’in the Wind » de Dylan : « Combien de routes un garçon doit-il faire avant de mériter le nom d’Homme ? ».
Ils se lèvent, ils applaudissent, ils chantent à l’unisson !
Des hourras, des bravos, l’un d’eux a amené un klaxon. Il l’actionne à tout va… ! Un souffle puissant m’emporte et… me déporte sur… le bas-côté de la route… !
Le camion, oui, le camion me dépasse, avertisseur bloqué, me serrant de près. Il ne peut faire autrement celui-là, il n’a pas voulu me tuer, un autre vient en face ! Il faut que l’on se croise, eux, moi, Dylan, le jury… !
Je semble délirer, je délire c’est vrai, mais c’est exactement comme cela que ça s’est passé. Tout peut s’arrêter, à tout moment. Je n’ai pas envie, j’ai celle de vivre. Je suis heureux. Ce n’est pas bon d’être dans les souvenirs. C’est signe de vieillesse, de page qui se tourne, de dernier tour de piste ! C’est ainsi !
Tout est bien.
Cette journée, propice aux souvenirs, le fut aussi pour la distance parcourue, plus de cent vingt kilomètres. Beau temps, route facile, légèrement descendante sans trop de bosses casse-pattes et large couloir de circulation ! De plus, « le vent m’a pris par les épaules comme une voile de barque », selon les mots de Giono et ce, pendant toute la journée ! Ce qui fait que je ne suis qu’à une bonne centaine de kilomètres de l’île du Prince Édouard. Repère sur la carte qui me paraissait pourtant bien lointain il y a peu…
Évoquer tous ces souvenirs, les écrire m’interroge.
Est-cela que j’ai à faire ? Je pense à la devise de B’yoling Toni : « Dors, mange et pédale ! », Cette simplicité est celle d’un garçon de dix-sept ans. Elle peut rester celle de toute une vie. Une devise en appelant une autre, me revient celle des ermites : « Fuge, Tace, Quiesce ! » c’est à dire : « Fuis, tais-toi et contemple ». Contempler signifie : « Acquiers la paix du cœur ». La première devise peut engendrer l’autre, sans pour autant disparaître. C’est mon état ! Je mange, je dors, je pédale et je suis en paix. C’est vrai aussi que je fuis le monde et que je me tais le plus souvent possible. Il m’apparaît maintenant qu’éditer ce carnet de voyage est nécessaire.
L’écrire est ma prière, ma contemplation.
Au Tim, tanière de retraités, club du troisième âge, comme le sont tous les « Ti-Mac » du Canada, un homme me demande quel est mon périple. Avant de quitter l’établissement, un autre s’exclame à la cantonade : « Vive la France ! ». Le vent est moins favorable aujourd’hui, j’ai bien fait d’en profiter hier. Mais mes jambes s’en souviennent… Pour la première fois depuis le début du voyage, je me demande ce que je fais là, dans un énième « Ti-Mac ». J’écris certes, parfois même pas. Je me repose. Je mange toujours le même wrap, les mêmes frites même si elles ne sont pas tout à fait identiques du « Ti » au « Mac ». Je vois les mêmes retraités, la même curiosité de leur part ou la même indifférence.
Je m’arrête dans un village car j’entends de la musique qui me plait, genre folk-song. Un homme et une femme dans un jardin public chantent, plutôt bien. Ce moment-là, j’aimerais le partager. Bon sang, je décroche. Merde.
Je suis à trente-huit kilomètres du pont qui mène à l’île du prince Édouard ce 31 juillet au soir. J’ai trouvé le bivouac tard, en bord de bois, dans l’herbe haute. La zone est marécageuse. Elle est pleine de moustiques. Je suis épuisé. Trop de kilomètres par jour, quatre-vingt-dix aujourd’hui, hier cent-vingt. La route sent le homard cuisiné à plein nez, le revêtement est jonché de débris de carapaces de pattes de crustacés. Il y a tout près une usine de transformation du produit phare de la région. Je monte la tente à l’envers, l’ouverture du double-toit ne correspondant pas à celle de la chambre. Cela ne m’était pas arrivé depuis Cancale, au tout début. C’est dire l’état dans lequel je me trouve. Merde. Je m’éveille tard, neuf heures, c’est un record ! Je transforme la tente en cabinet de toilette, je range tout et je sors, prêt à me battre. Ils sont encore là les « SSS », mais moins virulents qu’hier soir. Je comprends mieux maintenant les phobies, les traumatismes.
Rien de tel que l’expérience !
J’en suis là, le moindre bourdonnement, le plus petit picotement sur ma peau déclenchent des réactions exagérées. Je me baffe à tout va, au risque parfois d’achever mes lunettes. Et, soyons juste, il n’y a pas que les insectes qui soient causes de picotements, la sueur, la poussière de la route, la crasse accumulée au fil des jours le sont tout autant. Mon hygiène brille par son absence.
Et mes rêves sont toujours les mêmes…
Je traverse en bus le bras de mer qui me sépare de l’île du Prince Édouard. Les vélos sont interdits sur le pont qui relie les deux terres. L’ouvrage d’art, très long, est aussi très sensible au vent. Il y a avec moi Noah, étudiant en psychologie qui habite l’Ontario. Il est parti de Vancouver le 13 juin et va aussi sur St John’s.
A peine débarqué, je vois, assise à l’ombre, une belle femme aux cheveux aussi courts que les miens c’est à dire rasés. Elle caresse son petit chien, pelotonné sur ses genoux.
« Je voudrais bien être le chien ! », tel est ce qui me traverse…
C’est réminiscence d’une classique répartie adolescente.Je me borne à le constater. Je m’assois à l’autre bout du banc. Elle s’appelle Céline. Les cheveux ras sont rarement signe de coquetterie chez une femme. Ils signifient plutôt un poids de vie. Et une belle maturité, me semble-t-il, d’après les quelques mots que j’échange avec elle. Mots qui, très vite, touchent juste et sonnent vrais. Elle est du Québec, en vacances avec son compagnon, Pierre. La discussion s’approfondit et je leur mentionne la vidéo.
Puis Gordon, un cycliste local s’arrête à ma hauteur. Il me trace la route vers Victoria. Suivant ses conseils, je longe le bord de mer et j’arrive dans un petit endroit magnifique, chaleureux et intime. Une jetée, quelques bateaux à l’amarre : je n’hésite pas, je me baigne. Puis je déguste une assiette de homard-burger-salade au resto du port qui ne désemplit pas. Excellent, cela me change des « Ti-Mac » et c’est bon pour le moral ! C’est mon premier extra du voyage, du moins au Canada.
Je bivouaque peu après, en front de mer. Le temps change, le ciel est fardé : « Ciel pommelé est comme femme fardée, le beau temps ne va pas durer ! », dit le dicton marin. Nous verrons bien demain. La dépression est là, front chaud, il pleut par intermittence. Je croise Simon, enseignant québécois, parti de Vancouver le 7 juin, en route lui aussi pour St John’s. Il doit reprendre le métier à la mi-août aussi va-t-il au plus court. Quatre cents kilomètres nous séparent encore du port d’embarquement. Il restera alors à choisir la destination : Argentia ou Port-aux-Basques. Simon prendra vers Argentia et sera dès lors tout près de Saint John’s. Je choisirai l’autre option : traversée nautique courte suivie de huit cents kilomètres à travers Terre-Neuve.
Pour l’heure, il faut que je m’oblige à écrire l’environnement des expériences de lumière. Je reporte sans cesse.
Ai-je à le faire… ?
Le journal me fatigue. Tout me fatigue. Je suis las. Le soleil ne brille pas, je sais que cela influe sur mon moral. Il en a toujours été ainsi. Je suis au « Tim » de Charlotteville. Trois femmes : la plus jeune enseigne le français aux deux autres. « Il ne faut pas laver la vaisselle. Je suis malade parce que j’ai trop mangé de chocolat ! ». Les autres répètent, répondent. La leçon terminée, l’enseignante demande, comme travail à faire pour la semaine prochaine, de tenir un journal relatant en français son quotidien. La situation est trop fortuite, trop à propos. Je souris, élève attentif et je continue mon propre journal. L’institutrice a demandé de faire ses devoirs : j’obéis !
Les expériences de lumière, donc !
Comment sont-elles arrivées, si du moins leur cheminement reste possible à appréhender et demeure explicable ? La prise d’une année sabbatique m’avait déstabilisé professionnellement, bien sûr, mais aussi affectivement. Divorce, nouvelle union, deux enfants qui apparaissent, nouvelle séparation, crise de la quarantaine donc, crise existentielle, grave. J’ai voulu comprendre comment j’en étais arrivé là et quel était le sens de tout cela, s’il y en avait un.
Ma vie était en lambeaux.
Elle était telle un puzzle éclaté, éparpillé. Pouvait-il être reconstitué, ce puzzle et révéler une image qui, au final, serait capable de trouver une cohérence ? J’ai pris du recul par rapport à la vie légère, sociale et festive qui était la mienne jusqu’alors. Je me suis isolé et rapproché un temps de l’église.
Qu’avait-elle à me dire ?
L’aveu de ma vie erratique à un prêtre, un 19 mars, m’a lavé, blanchi, mis à neuf. Retournement, crise de larmes, vertu de la confession. Malgré le souhait du religieux, je n’ai pas fait une habitude des rites. J’ai essayé. C’est devenu routine, sécheresse.
J’ai cherché plus avant.
Je me retire une semaine, en silence et solitude dans une cabane de chantier qui sert de lieu d’accueil, perdu au milieu des bois de l’abbaye du Thoronet, dans le Var. Je suis les offices des petites sœurs de Bethléem et, dans le silence de l’algéco, je me plonge dans la lecture des Évangiles et la méditation. Les jours sont rythmés par les offices et les promenades dans la garrigue environnante.
Voilà le contexte.
Au terme de la semaine, le samedi 17 avril 1999, vers 18 heures, je sors de mon algéco et je fais quelques pas dehors pour me détendre. Je me rends dans l’église une dernière fois puisque je pars le lendemain. Elle est déserte, vide, sans personne. Et c’est là, avachi au fond des tribunes que je suis « foudroyé ». Je reçois le disque d’or en pleine poitrine. Je reçois, je vois, je suis empli de, je suis envahi, je ne suis plus que… : je ne sais comment exprimer mieux ce qui est arrivé.
Dans ce halo de lumière, un homme que je vois de dos marche sur un chemin. Devant lui il y a un embranchement qui se profile. La vision dure. Je ne peux pas quantifier ce temps, cette durée. Je sors de l’église effrayé, littéralement stupéfié. « Au secours ! », tel est le seul cri que je ne peux, d’ailleurs, articuler.
Un homme jeune vient, avec son fils, il me demande mon parcours. Il a vu le vélo devant le Tim. Ils me serrent la main et repartent. Je reprends le fil.
Le lendemain de la vision, jour de mon départ donc, je griffonne quelques mots sur un bout de cahier pour dire ce qui est arrivé. Ce papier, je l’ai jeté à la poubelle lors d’un déménagement tant le souvenir de cette vision que je ne comprenais pas me hantait.
En me débarrassant du papier, je souhaitais me débarrasser de la vision.
Mais je me souviens des premiers mots écrits : «Baigné des doux rayons trinitaires… ». Ces mots témoignent du « conditionnement » dans lequel je me trouvais alors. Chaque jour en effet j’assiste, pour entrecouper la solitude de l’algéco, à la liturgie chantée par les sœurs, liturgie qui s’articule autour du dogme trinitaire chrétien.
Cela explique ces mots dont j’ai le souvenir.
Mais la vision est réelle, venue d’ailleurs, je ne sais comment, ni d’où. La vision est intérieure : ce que j’ai vu était en moi, non à l’extérieur. Quand j’écris cela, j’ai encore du mal à l’admettre, presque vingt ans après. Ce n’est pas une hallucination, quelque chose que j’aurais créé ou cherché à créer. Voilà pour le contexte de la première expérience.
Bonjour, merci, débrouille-toi avec ça, mon vieux !
Six mois plus tard, toujours déstabilisé et toujours en recherche, je m’inscris à une session de méditation conduite par un dominicain qui, après des années de ferveur au sein de son ordre, renouvelle sa foi par la pratique du zazen, la méditation assise, sans objet.
Rien, le vide, le souffle nu : place nette !
C’était dans un vieil édifice, religieux lui aussi, situé au cœur de la ville de Montpellier. Là, au cours d’une de ces demi-heures de méditation entrecoupées de marches méditatives, je suis percé par le sommet du crâne comme l’ouvre-boîte perfore le couvercle de la boîte de conserve. Une chaleur incroyable se déverse alors partout en moi jusqu’aux bouts des ongles des pieds et des mains. Cela dure longtemps, tout le temps de la méditation. Je crains de mettre le feu à mes voisins, je crains qu’ils ne brûlent de ma propre chaleur. Je reste pleinement conscient. La méditation finie, impossible de parler, de dire quoi que ce soit.
Là encore, bonjour, merci !
Voilà pourquoi, vingt ans plus tard, je suis sur les routes. Avec un vélo dans la tête et un autre entre les jambes ! Je raconte, si cela vient dans la rencontre, pas plus. L’environnement religieux est donc le berceau de mes expériences de lumière.
Seraient-elles arrivées ailleurs ?
La question est judicieuse mais presque indécente. On ne décide pas de ces expériences. On ne sait pas où la foudre va tomber. On ne maîtrise pas la lumière. C’est elle qui maîtrise. Cela me porte néanmoins à penser que la religion instituée détient une part de la vérité mais qu’elle l’a réduite voire éteinte en la traduisant en dogmes, institutions et règles. Croire pouvoir dire et affirmer quelque chose sur l’au-delà, – sauf qu’il existe et qu’il est lumière -, peut confiner à l’orgueil. Bien sûr, c’est la grandeur de l’homme que de chercher à comprendre. Mais la mise en mots qui s’ensuit s’avère forcément réductrice et sert le plus souvent à diriger et conduire les consciences plutôt que de s’accepter balbutiante…
Quelques âmes exceptionnelles surnagent probablement avec facilité et en vérité dans cet environnement institutionnel qui est par essence en porte-à-faux avec le message qui le fonde et qu’il porte. Et donc pour moi la question subsiste : comment peut-on rester immobile quand on a été frappé et mis en mouvement par une telle force ? Comment être stable quand on est amoureux de l’inaccessible qui, par sa nature même, est toujours là, à portée mais toujours s’éloigne, hors de portée et vers lequel, sans trêve, on tend ?
Le risque est grand, restant au chaud, ayant gite et couvert et sécurité, de se scléroser par habitude, de se perdre par routine, en résumé de « s‘asseoir dans la facilité ! »… Il existe un élan immobile, une reconnaissance qu’il n’y a rien à y faire et donc une quiétude, une paix, rationnelle et raisonnée. Je connais cette paix mais je ne sais pas avoir cette sagesse.
Elle me devient vite fausse.
Question de caractère sans doute. La réponse appartient à chacun. Pas de « copier-coller ». L’important est d’être soi. Pour moi, nulle autre issue sauf la fuite, l’errance. À défaut, « je m’assoie dans la facilité… ». Je ne suis pas religieux mais relié. Je suis amoureux. De la lumière. Dans la lumière, de la vie. Bonheur.
« On the road again… » !
Je prends mon temps sur l’île du Prince Édouard, je flâne, je flemmarde, je récupère. « De Tim Hortons en Mac Donald, je vais Monsieur… » et je ne suis pas prêt d’arriver… ! Au soir, je n’ai parcouru que peu de kilomètres, mais peu importe, je chante. Il y a bien deux jours que je n’ai pas allumé le réchaud, me nourrissant uniquement aux « Ti-Mac ». Il y a pas mal de personnes obèses au Canada, je comprends pourquoi. Le fast-food est le principe, les fontaines de boissons sucrées le corollaire. Je m’en suis écœuré, je ne prends plus que du thé, payant quant à lui, des salades et aussi des wraps, quelquefois des frites. Mais finis les cocas, les sprites et autres Nestea. Pour le moment, le risque d’obésité n’est pas le premier que j’encours. Je trouve un bivouac entre eau, église et cimetière. Calme, magnifique. Angélus. Le vent se lève, fort. Il siffle dans les cimes mais je suis bien abrité. Au matin, la bonne du curé vient faire le ménage dans l’église. Elle ne me voit pas, la tente est planquée entre les arbres.
Quelques kilomètres seulement après ma mise en route, une femme qui sort sa poubelle m’envoie un grand bonjour. Je m’arrête et on engage la conversation. Suzie, c’est son nom, m’invite à l’intérieur de sa superbe maison avec accès direct à l’estuaire pour canoter. Pour m’encourager, elle me fait cadeau d’une barre énergétique à vingt grammes de protéines, me donne de l’eau et deux avocats ! La journée commence bien. Elle finira de même. Alors que j’attends le ferry pour traverser jusqu’à la Nouvelle Ecosse, tout en faisant un brin de toilette et de lessive sommaire, trois personnes m’abordent et viennent discuter. Elle, Jakky, musicienne, chanteuse de folk-song, m’invite tout bonnement à partager leur repas et rester pour la nuit !
Elle m’offre même un de ses CD…
La Nouvelle Ecosse, neuvième province que je traverse.
Ce n’est pas la grande forme au matin. La soirée s’est prolongée tard hier soir, dans la fumée et les petits verres. Je me suis retrouvé trente ans en arrière, dans la convivialité des soirées entre amis…
Je traîne au Mac d’Antigonish…
Il reste deux cents kilomètres avant l’embarquement. Je fais des courses, il menace de pleuvoir, je traîne, je traîne… Je trouve un second souffle après une barre vitaminée à dix grammes de protéines et un demi-litre de lait chocolaté. Au final, je fais plus de cent kilomètres avant de dresser un bivouac en bord de route, juste avant la grosse pluie.
Le lendemain, au premier « Tim » rencontrésur ma route, à Aulds Cove, je rencontre un français expatrié, Yvon, qui m’aide à comprendre ce que la serveuse veut me proposer quand elle n’a plus de « hashbrown », c’est à dire debeignets de pommes de terre. Il travaille dans une compagnie maritime et fait la desserte Halifax – Saint Pierre et Miquelon. Il me donne son numéro de téléphone pour que je le contacte quand je serai rendu là-bas…
Avant cela, il me conseille de faire le Cabot Trail. Mais c’est comme la Charlevoix ou le tour de Gaspésie : un relief de malade et c’est définitivement non, une fois suffit ! Je ne fais pas du tourisme, je ne voyage pas, je ne visite pas, je prie. Un seul désir : être comme lui, l’homme de Nazareth. Être lumière, le savoir, le désirer.
Ardemment et sans cesse.
Sur la péninsule menant au cap Breton, alors que les kilomètres défilent, je décide de quitter la highway pour prendre une route moins fréquentée. Je me retrouve vite sur une piste en gravier puis sur un chemin de terre étroit où la végétation a repris ses droits ! Un détour assez long et difficile me permet enfin de récupérer une route goudronnée qui me mène, au soir, en bord de baie. Alors que je lorgne un coin d’herbe pour bivouaquer, j’entends de grands cris…
Je me retourne…
Un homme dévale la pente dans ma direction, entouré d’une nuée d’enfants. Que se passe-t-il ? Ils se ruent tous vers moi avec force gestes et interpellations ! Je m’arrête et soudain, je le reconnais. Cet homme est celui qui, au Tim de l’île du Prince Edouard il y a trois jours, est venu interrompre le fil que je déroulais avec mes souvenirs devant l’institutrice qui enseignait le français. Il était venu me serrer la main avec son petit garçon, intrigués par l’attelage garé devant le « Tim ».
Et maintenant il est là, devant moi !
C’est le petit garçon qui, m’ayant vu passer, a alerté son père, Mike. Sa nombreuse famille fait un feu de camp, lui et sa femme jouent de la guitare. Elle est enseignante et lui photographe. Une de ses sœurs a sept enfants, lui trois, ce qui explique toute la ribambelle de gamins aperçue. Je plante la tente, en bord de mer, à l’endroit que j’avais lorgné et qui leur appartient.
Coïncidence étrange !
Mike me rapporte qu’il s’était juré que, s’il revoyait le vélo, il inviterait chez lui celui qu’il devinait parti pour un « long trip ». Voilà qui est fait ! Au matin, je me baigne dans le lac Bras d’Or, l’eau est tiède, calme, claire. Dommage que j’aperçoive des méduses rouges, celles qui piquent, a prévenu la petite fille hier soir. Charmante, elle suivait la conversation que j’avais en anglais avec son père. Elle aidait dans notre compréhension réciproque. Si Mike est anglophone, sa mère est acadienne et donc s’exprime aussi en français.
Ayant repris la route, je rencontre Jane qui me conseille d’éviter la montée phénoménale et dangereuse qui m’attend si je continue la route qui longe la côte. Et de plus, me dit-elle, il y a un marchand de glaces à ne pas manquer en empruntant un autre chemin qu’elle m’indique. Je suis les deux conseils dans leur intégralité et je m’en félicite.
J’arrive ainsi à North Sydney. Halte propreté, recharge de batteries au Mac’do, tel est bien sûr l’incontournable rituel. Nous sommes le lundi 6 août. Je me retrouve au bout le plus Est du continent, sauf à prendre le bateau et continuer vers Terre-Neuve. Quel est mon état ? Épuisé, vidé et questionné.
Que fais-je là au bout du monde ?
Que fais-je là ? La belle allemande ne comprenait pas pourquoi « there is no woman stuck with me ». Que fais-je là, seul, après tous ces efforts démesurés, « over the top ». Que fais-je là ?
Je suis là.
J’embarque…
Le ferry-boat à destination de Port-aux-Basques part à vingt et une heures et je passe une nuit blanche. Je n’essaye pas de m’allonger par terre et de dormir, comme j’avais fait précédemment en traversant d’Italie vers la Grèce. Je reste assis dans un fauteuil, fixant hypnotiquement l’écran télé qui boucle sans fin sur la même stupidité.
Je vais au bout du monde.
Qu’est-ce que je fuis ? C’est une des premières phrases du journal. Je ne fuis pas. Je suis en bateau. Je suis là. Il me reste huit cent vingt-deux kilomètres avant de me jeter dans l’océan Atlantique avec Séraphin à Saint John’s.
La nuit se passe, le jour se lève, le bateau accoste.
J’apprends par le chef d’équipage que le port du casque est obligatoire en New Foundlands. Or je n’en ai pas, je n’ai rien à protéger… Il me dit que je peux en trouver un au Canadian Tires. Pour ce faire, il faut sortir du port. Or je ne suis pas autorisé à quitter le bateau sans un casque sur la tête.
La situation est kafkaïenne !
Je reste esseulé dans l’immense cale du navire pendant qu’ils réquisitionnent un bus qui doit me permettre de franchir les quelques deux cents mètres de la zone portuaire ! Ridicule, mais il a du y avoir un accident et ils ne prennent aucun risque, tel est du moins ce que j’imagine pour expliquer la situation…
Le bus arrive enfin…
Il comporte un accès handicapé à l’arrière, accès qui pourrait permettre d’embarquer Séraphin tel quel, sans rien démonter, mais le chauffeur me fait comprendre que je ne suis pas handicapé. Il n’est pas content d’avoir été réquisitionné par ma faute et je ne suis pas content d’avoir à faire à lui. Bref ! Je démonte ce qu’il faut, je charge Séraphin dans le bus qui parcourt les deux cents mètres stratégiques, je remonte ce que je viens de démonter et me voilà à pied d’oeuvre.
Je vais acheter un casque au Canadian Tire de Port-aux-Basques. J’ai plus de huit cents kilomètres à parcourir, il y a donc peu de chance que je ne croise pas la police. Je ne veux pas risquer d’ennui ou une amende. J’achète le moins cher. Celui en solde à quinze dollars, casque au look branché avec écouteurs intégrés fait l’affaire. Je le fixe à l’arrière de Séraphin, entre pelle à barbecue et antenne de radio…
La traversée nautique de nuit, le temps gris du matin, le crachin et la brume, le paysage marin, l’absence soudaine d’arbres, de tous ces sapins qui ont été mes compagnons de route pendant tant de kilomètres, tout cela me donne l’impression d’une page qui se tourne.
Une nouvelle est à écrire ici, en Terre-Neuve…
Je me rends sur le port et j’ai du baume au coeur. Il y a trois voiliers tour-du-mondistes dans les douze ou treize mètres, équipés de régulateur d’allure, éolienne, panneaux solaires, deux ancres à l’avant prêtes à être larguées, trinquette bômée, housses de voiles, échelons pliants au mât, radar, annexe rigide, bref tout ce qu’il faut pour naviguer dans ces régions inhospitalières.
Le paysage est tout de rochers couverts de végétation rase, entrecoupé d’eau, noyé de brume et de crachin. Volontairement, je reste encore un peu sur le village. Je m’acclimate. Je repose corps et esprit, après cette nuit blanche. Je me mets au diapason du paysage, dénudé, sauvage. Je reste au « Tim » longtemps puis, le quittant à regret pour me mettre en route, je m’apprête à franchir une ligne jaune quand j’aperçois une voiture arrêtée un peu plus loin. Ce ne peut être que la police. Je fais, l’air de rien, machine arrière. Caché à leur vue, je prends le temps de mettre le casque et je contourne ce qu’il se doit pour passer devant eux dans les règles.
Je fais peu de kilomètres.
Je n’ai pas de jambes et je tombe de sommeil. Si j’ai fermé l’œil deux heures cette nuit sur le bateau c’est bien le maximum. Il est difficile de trouver un coin pour bivouaquer à côté de la route. Le premier que je lorgne est le bon, peu importe que ce soit l’entrée d’un parc provincial. Je plante la tente en plein après-midi, mais je la monte à l’envers ! Décidément ! Deux fois en peu de temps, c’est insensé ! Énervé d’être si… malhabile, j’ai du mal à ne pas tout envoyer balader et transformer ma cathédrale en cerf-volant. Je me reprends avec peine. Puis je m’endors, au vu et au su de tous les terre-neuvas qui passent devant l’entrée du parc ! Il pleut beaucoup pendant la nuit et au matin, restent la brume et le crachin. C’est beau, Terre-Neuve. Des montagnes douces, recouvertes de forêts, un chapeau de brume au sommet, du vent.
J’aime.
Je fais un bout de route avec Alex, vingt et un ans, kinésithérapeute, habitant l’Ontario. Il est parti de Vittoria, sur l’île de Vancouver et se rend à Saint John’s. Puis Robert, cinquante et un ans, australien, me surprend alors que je suis en pleine pause « Hélinox ». Tourdumondiste chevronné, il est parti, quant à lui, du Yukon. Il a aussi parcouru beaucoup de pays en Europe. Il me fait rire, singeant le ventre et l’embonpoint de certains qui abusent ici des fast-foods. La route est belle, large, vallonée. Pas d’habitations, des forêts, mais qui respirent. Je m’arrête assez tôt, vers dix-sept heures.
Soixante-dix kilomètres suffisent.
Je constate que j’ai de plus en plus de mal à me lever le matin. Mes jambes restent lourdes malgré le repos de la nuit. Il y a des travaux sur la voie. Je dépasse avec peine une file de voitures, camions, motos qui roulent au ralenti.
La route monte et je suis à la peine.
Je ne sais si c’est la proximité de tout ce monde, l’effort à fournir, le jour qui commence ou la fatigue accumulée, toujours est-il qu’à ma propre surprise, je fonds en larmes. Mes yeux se voilent, je sens les larmes qui coulent sur mes joues. Je pleure, je pédale, je prie. Il me semble que Séraphin pèse des tonnes, qu’il traîne de lourdes casseroles en fonte invisibles. Je vérifie les freins pour voir s’ils ne frottent pas. Je suis prêt de l’effondrement.
La Terre Neuve sera-t-elle la dernière… ?
Enfin une station service au milieu de nulle part ! Je retrouve ici la difficulté d’approvisionnement, surtout en eau, difficulté que j’ai pu connaître avant le Québec et les maritimes qui sont des régions plus peuplées, moins sauvages, plus touristiques. Je m’attable et commande un petit déjeuner : deux œufs, des patates frites, du bacon et des toasts avec un thé. La gentillesse de la serveuse me fait monter à nouveau les larmes aux yeux. Je suis épuisé, j’en ai bien conscience. Je reprends un breakfast, le même que précédemment mais avec deux tranches de porc, cette fois. Et je sors enfin du havre. Un homme encore jeune vient me parler. Il me demande si je fume ; il me dit aussi qu’il cherche un boulot et une femme.
Je mesure ma chance et je reprends la route.
Cela va mieux. Je m’arrête au soir juste avant la pluie, timing parfait ! Sauf que je n’ai pas mangé. On verra bien si elle cesse. En attendant, je me repose et me viennent ces pensées…
Je suis parti pour mourir et je trouve l’amour.
Mon itinérance, aussi dure soit-elle, n’est pas une ascèse. L’ascèse n’a pas de sens en elle-même. Elle n’en a que comme moyen pour atteindre un but. Or je n’ai pas de but. Le but lui-même m’a percuté lorsque la lumière m’a trouvé et foudroyé.
Pourquoi suis-je en vie ?
Pour la raconter. Je n’ai pas d’ascèse à suivre. Je suis en errance. La lumière est une drogue, une mémoire, ineffaçable, indélébile, une mémoire active. Je m’offre. L’errance s’offre. Tout devient don. Tout est cadeau. Tout est : « Merci ! ».
Au matin, il pleut encore et je n’ai toujours pas mangé, sauf le corned-beef, froid. J’ai planté la tente hier au soir sur un sol argileux. Je l’avais remarqué mais je prends ce que je trouve, content de le trouver. Ce n’est pas idéal comme emplacement quand le temps est à la pluie car ce type de sol retient l’eau. Au milieu de la nuit, j’ouvre la toile et bras tendu, je vide mon flacon de pisse.
Crétin tu es, crétin tu restes et resteras !
La pisse, elle aussi, reste stagnante sur l’argile puis s’écoule sous le tapis de sol. Tout est imprégné maintenant. Bonjour l’odeur de six mois d’errance, de sueur, de crasse, d’urine, odeur cosmopolite, tous pays mêlés, odeur de maison de retraite qui se néglige…
Je n’ai pas de jambes…
C’est beau, noyé de brume, mais dur comme relief, toujours montant et descendant. Les pourcentages ne sont pas énormes mais la fatigue l’est. Je me demande si je trouverais la force d’atteindre Saint John’s. Il y a des averses violentes. Je suis en tenue de pluie complète, pour la première fois depuis longtemps. Je m’arrête pour faire cuire des pâtes.
Je suis vidé, sans ressort ni énergie.
Avancer est une croix. J’ai pourtant le vent favorable. Je m’arrête une nouvelle fois dans un resto providentiel. Fish and chips au menu ! En plus de deux cents kilomètres parcourus depuis Port-aux-Basques, je n’ai vu que la station service où j’ai double-déjeuné et ce petit resto familial. Sinon rien, aucune habitation, des forêts et de l’eau, lac, étang ou rivière. Et en quittant le resto, surprise ! Je vois arriver un cyclotouriste que j’ai déjà croisé. C’était après Québec, il y a trois semaines déjà ! Il était avec une jeune femme et je m’étais demandé s’ils étaient ensemble. Il me montre sa « wife » qui, derrière lui, arrive… ! Et effectivement elle arrive, radieuse comme une femme qui connaît l’amour. Bonheur de la route, du vélo, des rencontres… Quelques mots et je repars pour rencontrer « Ti-mac », en l’occurence le Mac de Corner Brook.
On a les rencontres qu’on peut…
Le lendemain, à Deer Lake, je fais des courses conséquentes. Je fais aussi une pause monumentale au « Tim ». La route devient plus facile, globalement descendante avec un bon vent arrière, force quatre à cinq. Au final, je parcours plus de cent trente kilomètres. La forme semble revenue, les jambes sont là, sans plus mais correctes. Je crois que je suis retombé dans mon penchant naturel ces jours derniers : négliger de me nourrir correctement. Je fais rarement de vrai repas et au bout du compte, je finis par payer cash. Hier, je me suis bien alimenté et aujourd’hui, cela va mieux. La nuit blanche sur le ferry et le relief montagneux de ces premiers jours avaient fini par me faire douter. Mais tout est bien maintenant.
Hauts les cœurs !
Le lendemain, bien sûr, je suis occis ! Myxomatose aux yeux, jambes molles, lèvres fiévreuses. Trop de kilomètres hier et malgré le vent favorable ce matin, je me traîne à nouveau. Providence, je trouve bientôt un resto routier. L’occasion est trop belle et je m’explose magnifiquement avec un plat typique « New Foundland » ! Cuisse de poulet, patates, carottes, potiron, plein de boules de je ne sais pas quoi… Bref, un vrai repas, bien bourratif ! J’ajoute un esquimau glacé pour traîner encore davantage plus que par faim ou gourmandise. Je m’embourgeoise et, comme à mon habitude, je le fais à outrance.
Dans un village que je traverse ensuite, il y a un Robbin’s, fast-food similaire et concurrent de mes préférés. La journée est chaude. Je ne résiste pas et je m’arrête à nouveau. Je prends un cornet glacé avec un coca pendant que se recharge mon téléphone. Sur ce, je fais un aller-retour aux toilettes. Deux jeunes filles d’une dizaine d’années, ravissantes jumelles, me semble-t-il, à l’air vif et espiègle, peut-être même déluré, se sont installées, l’une dans mon fauteuil, l’autre en face. Elles ont des téléphones et celle qui est à ma place tient à la main mon chargeur. Je suis obligé de préciser les choses : elle s’est assise à ma place et elle est en train de prendre quelque chose qui ne lui appartient pas !
Leçon : je prends des risques énormes et inconsidérés en laissant téléphone et chargeur sans surveillance. Pourtant j’ai pris l’habitude de le faire, jugeant la clientèle des « Ti-Mac » respectable : retraités du coin le plus souvent. Trop de confiance m’a gagné. Le risque est trop gros et je décide d’en finir avec cette habitude. Perdre mon téléphone pour gagner quelques pourcentages de charge est idiot. Jamais je n’aurais soupçonné des enfants, en halte-voiture, d’avoir subtilisé mon chargeur ! Je suis à moins de cinq cents kilomètres de Saint John’s. Dans cinq jours, j’aurais fini mon odyssée. Si tout va bien. Tout peut s’arrêter avant, à tout moment.
Je t’aime.
La route est davantage roulante maintenant, le « vent me prend par les épaules comme une voile de barque ». Il rafraîchit et pousse. C’est un bonheur. Je peux tirer sans effort les plus gros développements, souvent même le plus grand, l’aigle de la poignée sur le chiffre fétiche, le quatorze. Quatorze, c’était le numéro de ma patrouille de scouts. Sans le scoutisme, aurais-je eu cet amour immodéré de la nature ? D’ailleurs, ici, au Canada, la chaîne des Tim Hortons a créé une fondation pour permettre à tous les jeunes d’avoir l’occasion de pratiquer ce qui s’apparente chez nous au scoutisme : la vie en groupe au plus près de la nature. Le fast-food a mis en place, de ce côté-ci de l’Atlantique, la même chose que la religion a fait de l’autre, à savoir les camps de plein air.
Je roule, heureux, chantant, articulant à haute voix les phrases anglaises des panneaux publicitaires ou de signalisation que je croise. Je les dédicace à celle qui m’a donné le jour, je les lui chante, les hurle, les épelle à l’oreille. Je suis heureux d’être en vie, d’être vivant. Seuls les « Mac » ou les « Tim » m’arrêtent. Je ne peux refuser, brûler la politesse. Ils m’ont procuré tant de joies et de réconfort. C’est presque dommage car le vent est plein vent arrière, force cinq à six ! Et me vient une idée bizarre : bricoler une voile. Le petit sac à dos comme harnais, les arceaux de secours comme mature et la serviette de bain en guise de voile. Un vélo à gréement aurique en quelque sorte…
Arrête de délirer, vieux débile !
Et en parlant de serviette, je ferai bien de faire le ménage. Je suis parti avec une toute petite serviette de toilette et je me retrouve avec un grand drap de bain, deux serviettes ordinaires et un trop joli torchon éponge publicitaire. Ramasse-tout, je ne peux me changer… J’ai résisté à la constitution, avec tout ce que la route sait offrir, d’une véritable caisse à outils : marteau, assortiment de clés, pinces de toutes sortes, cutter… J’ai eu un mal de chien à ne ramasser qu’une cuillère ! C’est fou ce qu’on trouve au bord de l’asphalte. Mais mon rack-pack est trop bourré maintenant, difficile à fermer même ! Les tenues anti-moustiques ne me servent plus de même que la cape de pluie. Deux rouleaux de sopalin restent dans leur emballage, les serviettes soigneusement récupérées dans les « Ti-Mac » étant suffisantes à mes besoins. La bombe familiale anti-punaises de lit est toujours là, bien que presque vide. La bombe anti-bugs et celle anti-ours aussi. Sans compter le kilo de flocons d’avoine en réserve, acheté en prévision du no man’s land newfoundlais. Je n’en aurais pas besoin, il y a quand même des villes, même si elles obligent à un détour.
Bref, trop de choses, toujours trop !
Le vent semble tourner, il n’est plus vent arrière ou bien est-ce la route qui s’infléchit ? En tout cas, ce n’est pas le même tabac et je repense à mon idée saugrenue de marin à vélo. J’aurais l’air malin maintenant avec ma voile, à « pédalo-naviguer » vent de face ! Je m’arrête une nouvelle fois. C’est comme cela que j’écris. S’arrêter possède une double vertu, le repos et l’écriture. Je repars et je refais… Avignon ! Pourquoi ? Allez donc savoir ce qui peut conduire le fil des idées quand se relâche justement l’idée-fixe, le phare, la prière : être comme toi, l’homme de Nazareth. Mais comme c’est quête chaotique, voilà Avignon qui se rejoue en Terre-Neuve.
Trouver une salle, un théâtre n’avait pas été simple. Franc-tireur, je n’y connaissais rien et je n’avais pas de réseau. Un pasteur me loue à prix d’or une salle puis décrète, sans rien m’en dire, que le spectacle que je propose est gratuit pour ses paroissiens. Je l’apprends quand une personne se présente à l’entrée en disant élégamment : « je viens parce c’est gratuit ! ». Je n’ai pas l’humour de la situation… Bref, coupons court aux idées négatives. Je suis heureux d’avoir fait Avignon, d’avoir plongé dans ce maelström d’énergie débordante avec la foi, l’enthousiasme et l’inconscience du naïf. Heureux mais une fois suffit.
Ce qui est fait n’est plus à faire.
J’admire les camions, les Kenworth. Ils sont plus courts par ici, pas de remorques, les routes ne sont plus aussi droites que dans les prairies. Mais ils ont des protèges-calandres qui leur donnent une allure de camions-tampons. J’adore ! Ce doit être prévu pour prévenir des embrassades involontaires avec les « mooses », les élans, appelés ici orignals. En parlant d’eux, je suis à trois cent cinquante kilomètres de Saint John’s et je n’en ai pas encore vu en Terre-Neuve, réputée pourtant pour en compter davantage que d’habitants ! Je ne m’en plains pas, ils ont mauvaise presse, plus même que les ours, à cause des accidents qu’ils provoquent en franchissant les routes et parce qu’aussi, ayant l’instinct de territoire, ils sont capables de charger les promeneurs, en les embrochant de leurs bois. Il est vrai que je ne me suis pas beaucoup écarté de la transcanadienne. Et j’aurais été au final beaucoup plus ennuyé par les petites bêtes que par les grosses. Beaucoup, beaucoup plus ! Sauf surprise, toujours possible, il ne faut jamais vendre la peau de l’ours…
Et en parlant de grosses bêtes me remonte le souvenir de cette nuit passée dehors, alors que je traversais le centre de la France il y a bien des années maintenant. C’était après le disque d’or. Je cherchais à comprendre. J’avais, je ne sais plus trop comment ni pourquoi, participé à un stage de chant au titre alléchant : « Chanter comme un soleil ». Enfin si, je sais pourquoi, j’avais lu quelque part que « celui qui aime chante ».
Je m’étais donc inscrit.
Au tout début, il fallait chanter devant les autres. Ne sachant que faire j’ai, sur une inspiration subite, improvisé et récité tout l’alphabet sur l’air de « Ô Sole mio ». Par timidité ou par réflexe, je ferme les yeux et je vois des cordes d’or qui vibrent à l’intérieur de moi, tout de fonds bleu-nuit. Quelle expérience ! Si c’est cela chanter, je veux bien renouveler le bail, m’étais-je dit ! Je m’inscris pour un stage d’été dans le centre de la France. Là, je constate rapidement, ne sachant pas déchiffrer une partition, que je ne suis pas à ma place et je comprends aussi que les cordes ne réapparaîtront jamais.
J’abandonne le stage.
Et je fais ce que je sais faire : marcher. Je regagne mon domicile, sac au dos, par les GR. Je n’ai pas de tente et je couche dans un duvet à même le sol. Un soir, je n’arrive pas à trouver un coin qui me convienne. Je m’arrête finalement, en désespoir de cause, en bord d’un champ de chaume. Au loin, un bois, à droite, un autre. Au milieu de la nuit, je m’éveille. Ou plutôt, des grognements m’éveillent. Je me mets sur un coude et j’observe la pénombre. Une horde de sangliers, de l’ordre d’une vingtaine, remonte du fond du champ en fouillant la terre de leur groin. Ils ne sont plus qu’à une trentaine de mètres. Soudain, ils s’arrêtent et relèvent le museau, alertés.
Le temps s’immobilise.
Je suis cloué sur place, dans mon duvet, appuyé sur un coude. On se fixe, interdits, un moment qui semble interminable. Puis d’un coup, ils font demi-tour et s’en retournent d’où ils viennent. Tous sauf un : gros, énorme, probablement le chef de horde ou un vieux solitaire, un à qui on ne la fait pas et qui reste un long moment à scruter dans ma direction. Je ne bouge pas. Je ne peux d’ailleurs pas, je suis figé. Cela dure. Puis il fait demi-tour lui aussi et rejoint les autres.
Soulagement !
Je me rendors, tant bien que mal et, peu de temps après, je bondis tout empaqueté que je sois dans mon duvet. Je lévite, allongé à l’horizontale. J’ai la sensation d’être projeté ainsi à un mètre de haut puis de retomber lourdement. Pourquoi ? Un cerf, un cerf qui brame et brame et brame… tout près, à une vingtaine de mètres de moi seulement, dans le bois, sur ma droite, cette fois. Je ne le vois pas, je ne fais que l’entendre. Puissance rauque, fascinante, inquiétante, effrayante à entendre de si près. Je me lève, je me fais tout petit, je fourre tout dans mon sac et je me blottis derrière, dérisoire rempart. Je m’assois derrière un arbuste tout frêle à peine plus gros qu’une canne à pêche mais c’est, avec mon sac à dos serré sur les genoux, la seule protection dont je dispose. Je ne me rendors pas. J’attends l’aube, ainsi recroquevillé.
Elle vient, fidèle et me sauve…
Les kilomètres semblent dérouler le parchemin de mes souvenirs. Hier, j’ai essayé un nouveau sandwich au Mac : crêpes, saucisses et œufs. Horrible, j’ai mal au ventre tout au long du jour et j’incrimine cet affreux mélange d’être la cause des hoquets mémoriels. Les énormes panneaux de mise en garde contre les élans y contribuent. Ils convoquent leurs congénères à ma mémoire…
En pose Mac à Gander, je croise une troisième fois le couple anglais, Richard et Monica ! Je regarde ses mains alors qu’elle me parle. Elle porte bien alliance…
Elle me révèle ce qu’elle vient d’apprendre : comment trouver de l’eau dans un Mac’do ? Il y a un tout petit carré, un petit bouton presque invisible à dénicher puis à presser. Ce sésame discret est situé en bas et à gauche du gros bouton poussoir de la fontaine de… Nestea !!! Je suis comblé car j’ai tout : la clé de l’énigme et le souvenir impérissable de pâtes cuisinées au Nestea !
Je revois aussi Alex qui a fait un long détour pour visiter un fjord remarquable, fjord que moi aussi j’ai pu voir car un couple américain, croisé hier et tout fier de l’avoir admiré, m’en a montré les photos. Je trouve un bivouac en bord de rivière. Le pied ! Baignade et lessive élémentaire. La dernière toilette datait de chez Jakki ! Au matin, bien que levé avec le soleil, je n’arrive pas à partir. Je flemmarde sur le banc installé là en mémoire de Franck et Eileen par leurs quatorze enfants, en face de la rivière qui s’écoule imperturbable, imperméable au temps, à la durée. Rivière que Frank et Eileen ont du bien souvent, au cours de leur vie, venir contempler et aimer…
Le vent est contraire aujourd’hui et ce n’est plus le même tabac ! La route s’infléchit au Sud-Sud-Ouest. Je trouve un rouleau de scotch d’électricien. Pas de rapport avec la route qui s’infléchit. Je m’arrête et je le ramasse. Je n’en ai absolument pas besoin, j’en ai déjà un. Un peu plus loin, après un soliloque véhément avec moi-même, je m’arrête à nouveau et je le repose au sol… C’est très dur aujourd’hui car si les jambes ne sont pas trop au rendez-vous, le vent quant à lui est là et bien là, fort et dans le nez ! Je mets pied à terre dans les côtes, la route monte et descend de nouveau, sévèrement parfois. Merde ! C’est dur. Je n’ai plus d’eau. Merde à nouveau. Je n’aime pas la route qui s’infléchit au Sud-Sud-Ouest !
Une femme est un continent à elle seule.
Non tant par ce qu’elle représente en elle-même mais pour ce que son union symbolise, peut atteindre. Je parle de l’amour physique. Le divin s’y cache. C’est lui qui arrache le cri. Fusion, unité. Qu’est-ce qui me prends… ? C’est hautement iconoclaste ce que j’écris là ! Amoureux ? Fou ? C’est écrit. Je laisse.
J’aurais pu faire de l’eau ce matin à la rivière, avant de partir. Je n’y ai même pas pensé. Je baisse la garde, je fais des prévisions d’arrivée : trois ou quatre jours. Peut-être pour le 18 août…
Pas un « Ti-Mac », pas un resto familial, je suis perdu au milieu de nulle part. Rien ! Jamais peut-être je n’ai autant espéré le « M » magique. Mais combien de fois n’ai-je pas dit ou pensé cela ! Merde, merde et merde. Je n’ai plus de jambes et le vent ne faiblit pas, lui, bien au contraire. Je sors de la highway et je trouve une petite rivière. Je me baigne puis je fais la réserve d’eau. Tout va bien, je peux voir venir… Je décide d’en rester là, c’est assez pour aujourd’hui, je n’en peux plus de lutter contre le vent avec ce vélo dont le fardage, accentué par les grosses sacoches avant, est énorme. Cinquante kilomètres suffisent. Je ne suis pas pressé, le temps n’a pas d’importance. Mais ça va être difficile de monter la tente ! C’est un endroit public, semi-aménagé et il y a du passage.
Il n’est que seize heures. Je farniente, j’écris. Des enfants avec leurs dodues mamans viennent se baigner. Ils pépient, elles se déshabillent, en combinaisons mauve et bleue, c’est beau ! Tout la famille arrive peu à peu et entoure avec prévenance la doyenne. Elle, seule, se lève au bout d’un temps et vient parler à l’étranger : elle est fière de sa famille, elle me le dit. J’aurais dû être plus bavard, lui demander combien elle avait d’enfants, etc… Cela ne m’est pas venu. J’ai simplement acquiescé, souriant, balbutiant je ne sais trop quoi dans mon mauvais anglais. En fait, son geste m’a surpris, je me préparais à partir chercher un autre endroit, sentant venir la pluie. C’est probablement une de ses dernières sorties, elle est très âgée. Une jeune fille de la famille s’approche qui parle français et se propose comme interprète. Elle est contente de pouvoir échanger.
Ce matin, j’étais assis sur un banc érigé par des enfants reconnaissants envers leurs parents (la dédicace était celle-ci : « loving memory from Frank et Eileen »). Ce soir, c’est une aïeule qui est fière de sa descendance. Fierté d’avoir fondé une famille nombreuse et soudée ? Fierté d’appartenir à un pays jeune, un pays de pionniers ? C’est beau ! Partout on peut écrire des épaisseurs de vie. Je n’aurai pas connu cette fierté. C’est ainsi. J’en aurai connu une autre. Celle d’appartenir, conscient, à la lumière. Fierté ? Est-ce vraiment le mot ? Reconnaissance ? Attachement ? Amour ? Amour fou. Voilà.
Amour de tout et de tous.
La dépression est là, il commence à pleuvoir. Je monte la tente dans un terrain de chantier, à proximité. J’ai remarqué un beau petit torchon en éponge sur la table de l’aire de baignade. Il me tente. Au matin, je ne résiste pas et je le prends puis, après examen de conscience douloureux, je le repose, bien plié. Petite pluie a arrêté grand vent et je retrouve des conditions normales et maniables. À treize heures, j’aperçois enfin le « M » magique. Je stoppe bien sûr, trop content de le faire.
Je suis à Clarenville, à cent quatre-vingt kilomètres de Saint John’s. Je fais quelques courses avant de m’arrêter à nouveau pour rendre visite à « Tim » et ce, afin d’éviter toute scène de jalousie intempestive. La pluie, la vraie, continue et mouillée, se met à tomber et m’immobilise là, derrière la vitre. Je ne sors plus, je suis rivé au « Tim », rechargeant les batteries, regardant les pleurs du ciel. Au « Mac », il faisait encore beau, j’avais pris une glace. Au « Tim », l’ambiance est au Muffin, chocolat chaud ! Chacun sa spécialité, chacun ses atouts ! Rien à foutre finalement de ce que je mange. Je suis heureux, j’arrive au bout de la terre et je me dis que j’ai envie de rester au Canada. J’aime bien ce pays.
Ta vie est finie, connard !
Il pleut toujours et je suis en cuissard, tongs et débardeur, bloqué là, sous la clim du « Tim ». Je n’ai pas chaud mais il est trop téméraire d’aller chercher quoi que ce soit sur le vélo, à l’extérieur. De toute façon, je ne veux et ne peux aller plus loin.
J’attends…
Je discute avec un québécois de mon âge qui a quitté sa femme pour les vacances, ainsi qu’il en a l’habitude depuis des années. Il part l’été vivre avec, par et sur sa moto. Il est allé au Labrador, a pris des chemins de terre, est tombé et a dû attendre le passage d’un camion pour que le conducteur puisse l’aider à relever son engin. C’est une très grosse cylindrée et seul, il ne le peut. Il dort dans les motels et me souhaite bon courage pour la suite. Je patiente et pour cela, je prends un chili en guise de soupe du soir. Il est excellent. Je me décide enfin à remettre mes chaussures pour sortir du « Tim » et procéder ensuite à ce qui est devenu indispensable : revêtir la tenue de pluie et chercher un coin où dormir. Tout cet harnachement, je le fais en plein vent, sous une petite avancée de toiture. Ceci fait, je trouve mon bonheur assez vite en bord de route. Je m’installe et j’écoute ensuite la pluie tambouriner sur la toile, rythmée par le chuintement des pneus sur l’asphalte mouillé. Je suis bien. Je suis là. Bonne nuit.
Au matin, il pleut encore mais faiblement. Je déjeune au lit, suprême luxe. Puis je plie tout et je pars. Je n’ai pas fait cinq cent mètres qu’au sortir de Clarenville, un autre « Tim » me fait de l’œil. Je n’hésite qu’une seconde, lui chuchotant à l’oreille que, s’il continue ses entreprises de séduction, je ne vais pas avancer beaucoup. Je m’arrache du « Tim » dans un méritoire sursaut. C’est beau, le paysage sous la brume. Je retrouve les couleurs marines, le grand Nord. Je suis heureux. Quel privilège que l’âge ! La disponibilité, le tour de vie achevé, tout est surplus, tout est cadeau, tout est beau. Et c’est là, sur la ligne d’arrivée, que je trompe mes amours, que je commets l’irréparable, que je réitère l’affront suprême : je m’arrête chez Robin’s, le concurrent pourtant bien pâle. C’est ainsi, je cherche le moindre prétexte.
J’arrive bientôt à Saint John’s.
C’est grisant. Parti sans but, Saint John’s en est, peu à peu, devenu un. J’ai traversé le Canada d’Ouest en Est. Ce n’est pas fini. Tout peut se terminer en sortant du Robin’s sous le courroux, ô combien justifié, de « Ti-Mac ». Je suis léger, heureux. Chaque jour ou presque, je fais ma séance de marteau-piqueur. La bande blanche qui délimite le côté droit de la route est souvent doublée d’une bande de roulement où un engin à chenilles a gravé ses traces dans le goudron. Ce doit être une précaution pour éviter que les conducteurs ne s’endorment. Sûr que ça marche ! Lorsque je fais un écart – et ce n’est pas si rare que cela – je tressaute comme si j’avais en main non plus un guidon mais un marteau-piqueur.
Il fait froid.
Cette nuit, j’ai utilisé les deux duvets et aujourd’hui, j’ai remis le tee-shirt à manches longues, la tenue de pluie complète et, même avec tout cela, je n’ai pas bien chaud. Je pédale longtemps, ne trouvant un bivouac qu’au soir, près d’un transformateur, sur un sol en gravier. Peu importe, il suffit d’égaliser l’ensemble et de veiller à ce qu’il n’y ait pas de cailloux pointu pouvant crever le matelas. Une pensée pour Cispéo, perdu à Montréal, qui m’aurait été fort utile pour ce faire ! Je suis à moins de cent kilomètres de Saint John’s.
J’y serai demain, 18 août.
C’est une bonne date. J’y serais… peut-être… La nuit a été tranquille, le réveil difficile. Trop de kilomètres hier ! Tout se paye ! J’ai mal à la tête, aux yeux. Je prends le temps de tout faire sécher avant de partir. Le vent se lève mais il devrait m’être plutôt favorable. La route monte et descend sans cesse, j’en ai marre et marre et marre !!! Je ne sais si c’est la fatigue ou la proximité de l’arrivée mais je suis las. Parce que je sais que l’errance est finie ? Ce n’est plus une errance. Traverser le Canada est devenu, petit à petit, un but, un challenge à relever.
Au premier « Tim », une automobiliste remonte dans sa voiture alors que je descends de ma monture. Elle me dit que je suis « ambitious », vu les collines d’ici. Je lui réponds que je ne suis pas ambitieux mais « crazy » ! Une autre qui a entendu le récit que je fais à deux jeunes hommes du lieu, curieux de mon périple, vient m’exprimer ses « congratulations ». Je suis « completely out », épuisé, j’ai très mal à la tête, même après m’être restauré. Au moins ai-je pu me raser dans les toilettes à défaut d’avoir pu retrouver une santé.
Au bout de presque deux heures, je sors enfin de ce « Tim » et là, alors qu’assis sur la margelle du trottoir j’enlève mes tongs et remets mes chaussures comme un prisonnier son boulet, arrive un anglais de mon âge, Bob, parti le vingt-cinq avril de Vancouver, puis un jeune homme, anglais lui aussi, qui voyage avec une remorque, et encore un jeune couple de cyclotouristes de l’Ontario. Surprise supplémentaire, je vois arriver la belle barbe rousse d’Alex, qui a posé le vélo trois jours et fait du tourisme avec des amis en voiture. Une véritable concentration de cyclotouristes comme je n’en ai jamais vue depuis le départ ! J’ai peine à croire ce que je vois, autant de compagnons d’aventure rassemblés mais il y a une explication à cela. Le ferry en provenance d’Argentia arrive tout près d’ici et les deux routes, celle en provenance d’Argentia et celle de Port-aux-Basques se croisent en ce point stratégique.
On repart ensemble, avec Alex, pour une trentaine de kilomètres et cela me redonne du courage et des jambes. Mais je me mettrais dans le rouge si, comme lui, je voulais absolument arriver à Saint John’s ce soir. D’autant que, pédalant de concert, je roule plus vite que d’habitude. Et il reste encore une cinquantaine de kilomètres. Lui, il est jeune et plein de forces. Donc ce sera pour demain et c’est très bien ainsi ! Je trouve un bivouac à l’écart, intime, beau et bien caché. J’écris, je prie, je respire, je me repose.
Angélus.
Au matin, la pluie tambourine, fort. Je reste allongé, attendant. Attendant quoi ? Qu’elle cesse bien sûr ! Mais plus encore… j’attends de me rendormir. Ce que je fais jusqu’à midi. La pluie cesse peu à peu. Je plie, je pars. Il est 14 heures. Elle reprend vite et le vent m’est contraire. C’est pour fêter la dernière étape ! J’arrive dans la banlieue de Saint John’s vers dix-sept heures, ce dix-neuf août. Je m’arrête bien sûr au premier « Tim » rencontré. Trempé et affamé, je suis l’attraction de deux femmes souriantes qui me regardent poser Séraphin et ôter ma tenue de pluie devant le « Tim ». Une fois à l’intérieur, je leur dis quelques mots puis je m’installe pour me restaurer. Elles viennent à ma table. La conversation est difficile, leur accent n’aidant pas ma compréhension, déjà défaillante, de l’anglais.
Mais les sourires parlent…
Arrivé à Saint John’s, je suis pris en charge par un cycliste, Jeff. Il voudrait bien m’inviter chez lui mais sa compagne, contactée au téléphone, refuse. Je le dissuade de divorcer… Il me conduit à Signal Hill, la colline qui surplombe l’océan, après une montée courte mais très raide. Elle titre 19,5%, dit-il et c’est beaucoup trop alcoolisé à mon goût ! Mais comme il est devant, je fais l’effort de suivre. C’est la grimpette ultime. J’établis le bivouac dans le parc, derrière un mur reconstituant l’âtre d’une maison de pêcheur. Je m’imagine pionnier du début du siècle, de retour de la pêche à la morue, retrouvant la chaleur du foyer, faisant sécher les affaires trempées d’embruns… Le lieu est fort : Signal Hill est la colline où Marconi reçut la première transmission sans fil, en morse, depuis la Grande Bretagne en 1901. Plus de cent ans plus tard, l’invention d’hier est complètement banalisée. Chaque visiteur du lieu a son portable.
Bref, c’est un beau final que d’arriver ici.
Au matin, je monte jusqu’au sémaphore qui domine l’entrée Nord de la passe, la tour Cabot, du nom de celui qui a découvert Terre-Neuve, il y a plus de cinq cents ans et je contemple l’océan. La France est là, en face. J’aime cette vue, l’océan vu de la terre, d’un cap. Demain j’irai au phare, au cap Spear, point le plus à l’est du Canada. Dix-sept kilomètres encore de montées raides. Puis je continuerai. Saint John’s n’est qu’un but intermédiaire. Il me fallait un phare pour supporter l’effort. L’errance vraie, qui ne se connaît pas de but, est contraire à tout ce qu’est une vie humaine, tendue vers une forme, une structure.
Je revois Bob, l’anglais déjà croisé quelques jours plus tôt. Il a laissé ses affaires à l’hôtel et est allé faire un tour au phare. Quant à moi, je prends des forces au « Tim » qu’une bonne fée a une fois encore placé sur ma route. Muffins chocolat, thé et « iced capp », j’étais curieux de voir ce que c’était, ayant remarqué que beaucoup de monde en prenait. En fait, c’est du café glacé avec de la chantilly et des pépites de chocolat. C’est trop sucré à mon goût et le café me fait bondir ! Pourtant je reste collé, « stuck with me and Tim ! ». Si j’arrive à m’arracher, j’irais faire un tour sur le port avant de prendre la route du phare.
Je m’arrache et je peux voir l’autre côté de la passe d’entrée de ce port que constitue Saint John’s, presque un fjord, hyper protégé, à l’histoire navale copieuse : lutte entre français et anglais lors de l’époque des colonies aux 17 et 18ème siècles, endroit stratégique à défendre lors des deux guerres mondiales, théâtre d’innombrables fortunes de mer et autres incendies ravageurs. De plus, comme partout mais de façon peut-être plus marquée qu’ailleurs, l’histoire des hommes s’inscrit ici au creux d’une histoire plus grande, celle, géologique, de la planète que le ressac de l’eau rappelle, qui semble caresser la roche et qui en fait la mange, l’érode, la grignote petit à petit. Signal Hill était en effet, il y a longtemps, une montagne beaucoup plus haute et non une simple colline et il y avait une terre, une île encore plus à l’est, mais tout cela, c’était avant que l’eau ne finisse par tout dissoudre : terre et roche ! Bref un lieu fort, un lieu marin, un lieu dur. Comme je les aime. Et où je ne peux rester.
Je ne peux rester nulle part.
Comment s’inscrit l’éclair de lumière dans cette histoire longue ? Voilà la question qui me vient à l’esprit. Ai-je à y répondre ? Qui suis-je pour tenter d’y répondre ? Certes d’abord et avant tout celui qui a vu l’éclair. C’est d’ailleurs la seule raison qui tout à la fois m’autorise et m’intime d’en parler. Je vois une femme du lieu, en promenade elle aussi à la tour rouge, le fort Hamerst qui fait, au Sud de la passe, le pendant à la tour Cabot sur Signal Hill. J’aime, je trouve la femme belle et sympathique.
Voilà ma réponse à l’intensité de la question.
Elle a touché et actionné mon pouët-pouët, celui de Séraphin. Il n’y a que saine curiosité et sympathie dans notre échange. Je suis toujours hébété, foudroyé sain et sauf mais « allumé », tout à la fois perdu et trouvé. Voilà comment s’inscrit l’éclair de lumière dans cette histoire longue dont je fais, le temps d’une vie, partie. Insoutenable légèreté qui seule me permet de supporter la chose : le flash et sa mémoire.
En revenant de cette excursion sur le port, je croise à nouveau Alex, le jeune étudiant kinésithérapeute à la la belle barbe rousse, il va au cap Spear. C’est ce que fait, paraît-il, tout cyclotouriste qui traverse le Canada : il termine son parcours au point le plus Est. Un détour au « Tim » pour acheter et emporter un énième « wrap chicken bacon ranch » et je pars à sa suite sur la route ultime dans l’idée de bivouaquer face à l’océan. Arrivé à un premier sommet, je m’arrête pour souffler d’une part et me restaurer un brin ensuite.
Je repars…
Drôle d’impression, je regarde ma roue : le garde-boue arrière tremblote. J’ai perdu une vis de fixation, jamais vérifiée car inaccessible sans démonter la roue. Je continue.
Ça ne va toujours pas.
Je m’arrête à nouveau et constate : pneu arrière crevé ! Je descends du vélo et je le pousse, tout en marchant et ruminant aussi. J’avise un emplacement, je monte la tente, mange et m’endors. À chaque jour suffit sa peine. J’avais rencontré au matin un homme qui m’avait demandé le nombre de crevaisons que j’avais eues au cours de mon trajet…
Porte-poisse que de parler de ces choses !
Est-ce que le fait d’avoir l’intention de publier mon journal en change l’écriture ? Je ne crois pas. Je ne censure rien de mes pensées, aussi tortueuses et troubles puissent-elles être. Les dire me les fait affronter. Je laisse des mots, à la limite du correct parfois mais qui reflète mon état lors que je les ai écrits. La seule chose qui change et c’est heureux, c’est la plus grande attention que j’essaye de porter à la mise en forme générale.
Je reprends la question.
Quel rapport le rayon de lumière peut-il avoir avec l’évolution de la planète, l’érosion de Signal Hill, l’île engloutie, la caresse anthropophage du ressac sur la roche millénaire, la furie des batailles fratricides, le sourire et les paroles d’une femme ?
Quel rapport ?
La question est à approfondir, j’ai envie de l’éviter mais, inlassable, elle me tourne autour et se rappelle essentielle. Quel rapport entre le rayon de lumière et l’érosion de Signal Hill ? Pourquoi suis-je éperdu de reconnaissance envers celle qui m’a donné le jour ? Pourquoi une vie humaine peut-elle combler au-delà du visible même si elle reste emplie de tiraillements et de souffrances ?
Pourquoi ?
Parce qu’une force se joue dont nous ne serions qu’épiphénomène tout en étant pourtant composante essentielle ? Je le crois. C’est ma réponse. L’homme marche vers la lumière mais il n’est pas la forme achevée de la lumière qui elle-même n’est pas achevée sans lui.
L’évolution est en marche.
Nous n’en sommes pas le terme et peu importe notre sort individuel ou collectif. Nous ne faisons que participer, à notre insu ou consciemment, à l’évolution du monde qui au final se résume être identiquement celle de la lumière. « Et il se peut que quelque grande force se meuve à nos côtés », cette phrase de Rilke résume tout, il n’y a rien à rajouter, sauf l’assentiment.
Voilà pour cette satanée question.
Pour l’heure, je me lève tôt, déjeune et m’attaque à Séraphin. Je démonte la roue, le pneu, la chambre. Pas de trace de clous ! J’en conclue que ce doit être la valve qui a lâché. Elle m’a causé des ennuis depuis le début, la roue arrière s’étant dégonflée à plusieurs reprises. Je remonte tout et il m’est impossible de remettre en place la commande Rolhoff. J’essaye par tous les moyens et commence à m’inquiéter. Tout dépend d’elle tout à coup !
Fragilité de mon errance…
Je laisse tout en plan et je change d’activité : je démonte la tente. Un tel contretemps, après la crevaison elle-même, me fait doublement signe, comme un refus d’aller au cap. Je décide d’écouter le signe et de rebrousser chemin pour retourner à Saint John’s avec l’intention d’aller faire un petit tour à Saint-Pierre-et-Miquelon. Décision prise, je reprends la manip et aussitôt la commande se met en place ! Savoir renoncer est une victoire.
Je rebrousse chemin.
Arrivé au même « Tim » d’où j’étais parti, je me restaure à nouveau et je repars, cette fois en direction de l’aéroport. Je fais cent mètres et je m’arrête. Le pneu est à nouveau à plat ! Je me dirige poussant Séraphin qui décidément renâcle vers un marchand de cycle que m’avait montré Jeff, le cycliste natif du lieu rencontré à mon arrivée.
Là, je fais connaissance d’Iris, une cyclotouriste de Hong Kong, qui connaît le même problème que moi : une crevaison du pneu arrière sur une roue équipée aussi d’un Rolhoff. Le magasin est trop surbooké pour pouvoir nous aider. Il prête une pompe à pied et je répare une deuxième fois devant leur vitrine. Iris me rejoint et nous réparons ensemble son vélo et le mien. C’est la première cyclotouriste femme que je croise depuis le début de mon périple. Je gonfle, je remets les sacoches en place.
Boum, le pneu explose !
J’ai du pincer la chambre ! Merde, trois fois merde ! Je rentre dans la magasin pour acheter une bombe anti-crevaison afin de regagner l’aéroport. Ils n’en ont pas mais ils me proposent d’appeler un taxi. Sans réfléchir, j’accepte. Je laisse pourboire et casque au chauffeur, tout content de sa course.
Faire des heureux rend heureux, même dans son malheur.
À l’aéroport, je retrouve Alex. Nous passons la nuit à attendre, lui son avion pour Toronto, moi celui, hypothétique, pour Saint-Pierre. C’est un bon moment, il parle français et a l’esprit curieux et vif. Un coup d’œil au tableau d’affichage suivi d’une requête auprès des guichets des compagnies concernés me persuade que je n’irai pas à Saint-Pierre. Le premier avion n’est que vendredi prochain et il n’y a pas de ferry au départ de Saint John’s. Tant pis ! Je prends le premier vol pour Montréal, à cinq heures du matin. Je ne me sens ni de patienter à l’aéroport ni de retourner en ville avec Séraphin infirme. Il m’a dit et répété, par ses crevaisons successives en cette fin ultime de parcours :
« STOP, je suis crevé, c’est assez ! ».
En attendant mon vol, je pense à ce que je viens de vivre, à ce pays impressionnant. On y trouve un décalage horaire important selon les endroits où on se trouve et deux langues différentes y sont parlées. Quand il est sept heures à Saint John’s, il est cinq heures à Montréal et seulement deux heures du matin à Vancouver ! Je n’aurais pas vu d’ours ni beaucoup de « mooses », étant resté principalement sur la transcanadienne. J’aurais par contre vu et approché beaucoup de petites bêtes fort méchantes à mon égard. Elles m’ont fait éprouver dans ma chair et connaître jusqu’à la nausée le « struggle for life », le combat pour la vie. C’était elles ou moi, sans compromis possible. J’étais prêt pour le calumet de la paix mais elles ne l’étaient pas ! J’ai peine à imaginer ce qu’ont dû endurer les pionniers qui ont défriché le pays. Je n’ai pas rallongé ma route pour visiter les parcs nationaux. Le tour de la Gaspésie ou le Cabot Trail en Nouvelle Écosse sont réputés. Tout est grand et beau ici. Mais d’une part, je ne fais pas de tourisme et d’autre part le ruban de kilomètres est suffisamment long pour ne pas en rajouter.
En ai-je assez ?
Oui, c’est une longue traversée. J’ai connu des côtes terrifiantes, raides à faire peur, celle de tomber à la renverse. J’exagère, bien sûr, mais il y a de cela ! J’ai besoin de repos et de compagnie. Je ne suis pas un ascète. Ma captivité, car captivité il y a, est une captivité libre, un hymne à la vie. Mon geôlier est la lumière. C’est ainsi. Je profite des deux : captivité et liberté, lumière et vie. Elles sont synonymes.
Je suis heureux.
Retour sur Montréal le mercredi 22 août…
Là, je laisse Séraphin se faire refaire une beauté, puis j’erre dans Montréal… Je n’ai plus à pédaler : je suis perdu. Je tombe de sommeil : je m’endors sur les marches d’un porche qui me protège de la pluie qui tombe.
Je ne sais où aller…
Je n’ai prévenu personne de mon arrivée avant d’être là. Je reste rétif à toute anticipation. J’envoie plusieurs mails et j’attends les réponses. Je prends une chambre dans un hôtel vieillot et je m’endors comme une masse.
Le lendemain, je ne sais toujours pas où aller…
Et, pour le coup, je me trouve vraiment en errance. Errance dans l’errance… Je suis mal à l’aise. Je fais une quinzaine de kilomètres à pieds pour trouver un motel pas cher qui se dérobe à moi. Je fais l’essuie-glace à plusieurs reprises sans le trouver. Incroyable à l’ère du GPS ! Je suis furieux contre moi-même !
La ville me rend fou.
Sans vélo je suis déstabilisé, furieux d’avoir à prévoir et non plus seulement à aller droit devant. L’atterrissage est dur de cette cavalcade de sept mois. Ne pas s’arrêter.
Est-ce possible… ?
Séraphin toujours en révision, je prends le car pour Sainte Adèle pour passer un week-end très chaleureux et amical avec Jean-Roch, rencontré en Colombie Britannique et Lorraine qui m’ouvrent leur maison et leur coeur. Lorraine, musicienne, compose même une chanson en mon honneur : « Le Français errant« , d’après un air traditionnel canadien ! On visite leur belle région, on se restaure en un endroit qui n’a rien d’un « Ti-mac », on passe des soirées entre amis.
Quel bonheur !
Le lundi suivant, ils me ramènent sur Montréal où je récupère Séraphin. Il a deux pneus neufs, deux chambres neuves et la protection intérieure de chaque roue a été changée et remplacée par une bande collée à la jante pour éviter les crevaisons de l’intérieur. La transmission reste à remplacer, Bertrand n’ayant pas reçu les pièces nécessaires : plateau et pignon. Je repars, heureux de retrouver Séraphin et de pédaler à nouveau. J’entreprends de remonter vers Québec, par la rive Nord cette fois. Je bivouaque en bord de route écoutant la pluie tambouriner sur la toile.
Le lendemain, je rencontre une cycliste, Monique, qui m’entraîne faire une halte rafraîchissante et sympathique chez son frère. J’ai ainsi l’occasion d’étrenner, avec un réel plaisir enfantin, ce qui est très courant ici, à savoir un salon d’extérieur monté sur rails et balancelle. Il permet, tout en devisant, de se bercer, tout en avançant et reculant sans fin…
Au Mac de Trois Rivière où, reprenant mes habitudes, je fais halte tout en laissant passer une forte averse, un homme, Michel, vient s’enquérir de mon périple. Il a soixante-quatorze ans et a descendu en canoë les fleuves jusqu’en Amérique, dans les années 1970. Sa femme est à Mazamet, dans la montagne noire, à l’heure où il me parle. Il me dit quelque chose à propos de l’apprentissage des langues : penser dans la langue que l’on veut apprendre. Cela fait écho et je me promets de penser en anglais à Siren que je vais retrouver bientôt.
Sur la route, plus loin, je croise Jean-Francois, jeune québécois, warmshower de Trois Rivière, pratiquant du cyclotourisme. Il me parle de la côte Ouest des USA, très belle et où on trouve dans les parcs nationaux des campings superbes à seulement cinq dollars. Il évoque un cyclotouriste qui, à partir du Canada est descendu jusqu’en Patagonie puis est remonté. L’aller-retour lui a pris deux ans et pourrait bien me donner des idées… Prendre le vélo au Népal, puis Thaïlande, Nouvelle-Zélande, Patagonie et de là remonter jusqu’à Vancouver… ? N’est-ce pas là justement ce qui me permettrait de ne pas s’arrêter ?
Je t’aime. Angélus.
Lors d’une halte dans une aire de repos, je rencontre Fabienne, femme de mon âge, habitant le village voisin dont elle n’a jamais bougé, de peur, dit-elle, d’affronter ses peurs ! La peur est le sujet du jour, Monique venait de m’en parler. Fabienne boit littéralement mes paroles et me dit, en me quittant, qu’elle n’a jamais été aussi loin que ce matin !
Je paresse, je prends le temps de faire tout bien sécher car j’atteins Québec où je vais retrouver Pierrot, mon vieux compagnon pèlerin, croisé sur les chemins de Compostelle, le chemin d’Arles pour être précis, il y a une dizaine d’années. Il est tombé en amour avec Lucie, une québécoise.
Une très belle histoire du chemin !
Jamais, dans ma vie, je crois que je n’ai été aussi spontané, aussi vrai dans mes relations. J’apparais tel que je suis, je ne joue aucun jeu, je suis moi-même. C’est un bonheur, un vrai bonheur d’être ainsi, dans le rayon de lumière, qui ricoche sur les êtres que je côtoie. Je suis heureux. Je remercie.
La vérité de mon désir apparaît aussi. J’aime. Les femmes, le soleil, les choses, les gens, la vie, les sirènes…
J’aime.
Je t’aime. Toi, le Rayon de lumière. Prends-moi, enveloppe-moi, fais-moi jouir au-delà du sens des mots, au-delà des sens, rends-moi comme tu es, prends-moi comme tu as fait, emporte-moi, comble-moi ! Je suis fou. Fou d’amour. Une chose m’ennuie de plus en plus tout de même : j’y vois de moins en moins. L’œil droit n’est plus que flou, très flou et je ne peux contempler la ligne précise des horizons féminins que je croise ou côtoie ! C’est embêtant… Plus que formes, ils sont pièces de puzzle, fragments de totalité à assembler. Et je souris en écrivant cela… je suis ivre de bonheur !
Allons voir Pierrot !
Je ne croie pas qu’il soit possible de trouver meilleure pâte d’homme que Pierrot : gouaille marseillaise, franc-parler, bon sens, humour, force phénoménale et coeur d’or réunis. Je quitte Québec, ce mercredi 5 septembre, après un bon temps d’amitié, passé avec lui et Lucie. Un jour, avec Pierrot, marchant sur le chemin bien avant que l’aube ne se lève, nous chantions à tue-tête le grand Jacques : « Rêver un impossible rêve, porter le chagrin des départs… ». Un tel moment constitue un souvenir inoubliable qui ne peut, je crois, que rester éternellement inscrit dans le temps et l’espace, participant ainsi au tissage géant de la trame du tissu de l’univers…
Rien de moins.
Très peu de temps après avoir quitté Québec pour retourner sur Montréal, je rencontre Norman et Hélène qui reviennent d’un voyage en tandem de deux ans, d’Ushuïa à Calgary ! Je les accompagne chez un warmshower et je passe une soirée sympathique, plantant la tente dans le jardin. Ils vont assister ensuite à une curiosité renommée : le festival Western de Saint Tite avec cow-boys, rodéo de folie et musique country. Je les y précède car ils font la grasse matinée et au final, ils ne s’y rendront que le lendemain. À Saint Tite, j’hallucine. C’est un petit village perdu au milieu de nulle part qui, le temps du festival, se transforme en Las Vegas ! Des énormes caravanes partout, des baraques foraines, du monde en quantité, de la musique à profusion. C’est trop pour moi, je passe…
Je fuis !
Aujourd’hui, 7 septembre 2018, est un jour d’anniversaire. Il y a deux ans, je quittais Toulouse, ma ville natale, pour parcourir plus de huit mille kilomètres à pied, sac au dos et quelques vingt mille en vélo. Bilan ?
Je ne voudrais pas ne pas l’avoir fait.
À une halte dans un « Ti-Mac », un américain vient s’asseoir en face de moi. Il est patron d’une boîte de consultants en ingénierie. Tout en me parlant, il reste pendu à son téléphone mais trouve le temps de me dire qu’au USA je ne pourrais pas coucher n’importe où, comme je le fais ici, sous peine d’avoir de très gros problèmes : tout le monde, là-bas, se méfie de tout le monde et tout le monde est armé…
Je dors dans les à-côtés d’un immense complexe métallurgique « Fer et Titane », en bordure de bois, à la sortie même de Sorel-Tracy. Au matin, alors que je prends mon petit déjeuner dans le soleil levant, j’entends un grand bruit de branches cassées, bruit qui se rapproche. Je m’attends à voir surgir un animal de belle taille : c’est un homme ! Il a coupé par les bois pour se rendre au village, me dit-il, en réponse à mon air ahuri…
Dans la banlieue de Montréal, je passe deux jours délicieux en compagnie de Suzanne et Robert, ce couple rencontré à l’embarcadère des Escoumins. L’hospitalité, l’ouverture, l’accueil des québécois n’est pas un vain mot. Nous visitons une ferme où nous cueillons des pommes puis nous nous rendons chez des amis à eux qui vivent au bord d’une rivière dans les Laurentides, endroit splendide et très isolé.
Bonheur des rencontres !
Je continue ensuite vers Ottawa. La route passe devant l’aéroport et le bourdon me prend. Je m’arrête près d’un stade, pas loin de l’aéroport et je passe une nuit horrible, la première depuis longtemps, presque sans sommeil.
Je suis dans la confusion.
Il me faut regarder plus loin que l’instant. Il me faut faire marcher ma tête plutôt que mes jambes. Une question principalement me turlupine, m’obsède : où laisser Séraphin pendant la visite que je vais rendre à Siren, au cœur de l’Ontario, trop loin donc pour m’y rendre avec lui ? À Ottawa ? À Montréal ? Si la question me pèse tant, c’est que je réalise que j’ai du mal à me séparer de lui. Comme si j’avais peur, sans lui, de ne plus être moi.
Bref, je suis agité, troublé et pour distraire ce malaise, je regarde les nouvelles du monde, des vidéos sur mon téléphone, ce que je n’avais jamais fait jusque-là. Le changement est brutal de mon état d’esprit : il n’est plus orienté vers l’errance pure, il est happé par le monde. Je redeviens le jouet d’un autre, je ne suis plus moi-même. Je crois bien que si je n’avais promis à Mike et Siren de venir les voir, j’aurais sauté dans le premier avion en partance. J’ai envie de les voir ces amis, bien sûr, mais toutes ces visites à organiser, ces paroles à échanger, ce confort retrouvé me déstabilisent. Je le constate, je sors de mon errance.
À Ottawa, du 12 au 16 septembre, je reste chez Mike et Michelle qui m’accueillent avec beaucoup d’amitié, de chaleur, de gentillesse. Mike vient à ma rencontre en vélo pour me conduire jusqu’à chez eux. Tous les soirs, nous allons écouter de la musique au festival folk annuel de la ville qui se tient juste à ce moment-là. Un vrai bonheur ! Au retour du festival, on se délasse dans le spa, sous les étoiles. Nous faisons une sortie kayak sur la rivière des Outaouais. Grande première : jambes au repos, bras au boulot !
Puis je reviens sur Montréal le lundi 17 septembre. Mike m’accompagne jusqu’au ferry à Cumberland et peu après avoir repris la route en solitaire, une jeune cyclotouriste allemande, Judith, arrive à ma hauteur et nous engageons la conversation. Partie de Toronto, elle vient de faire le tour des grands lacs pendant ses trois semaines de vacances. Elle retourne maintenant sur Montréal avant de prendre l’avion pour s’envoler vers l’Allemagne. Je suis le premier cyclotouriste tourdumondiste qu’elle rencontre dans son périple, ce qui explique sa joie et la mienne de pédaler de concert !
Je couche en bordure d’un champ de maïs après avoir parcouru une bonne centaine de kilomètres. Je suis bien, heureux de renouer avec tente et solitude. Il fait encore très chaud. Le lendemain, je retrouve Judith au Tim et nous rejoignons ensemble Montréal et ce, à vitesse soutenue : elle est jeune et a des cuisses d’acier. Elle joue le rôle de « windbreaker », de coupe-vent.
Elle a aussi, d’autorité, cherché et trouvé pour moi un warmshower, Jean-Pierre. Professeur, il rentre du boulot à neuf heures. Nous sommes juste parvenus devant son lieu d’habitation lorsqu’un vent glacial se lève et nous fait frissonner. Elle part de son côté rejoindre son hôte tandis que j’attends le mien au Tim le plus proche.
Ainsi, au lieu de prendre mon temps, de musarder pour rejoindre Montréal comme j’en avais l’intention, la rencontre de Julie m’y fait arriver très vite. Alors, tout en patientant, je laisse tourner dans ma tête un programme possible pour les jours, les mois, les années à venir… Le voici, tel qu’il tourneboule : Siren, France, Népal, Argentine, Patagonie, Amériques…
Si… si… si…
Mon warmshower se révèle très sympatique. Professeur d’histoire et de philosophie encore en activité, ayant exactement mon âge, nous avons d’intéressantes conversations. Il solutionne ce dont je m’étais fait une montagne : la garde de Séraphin pendant ma semaine d’infidélité à son égard. Je lui en suis grandement reconnaissant et je saute dans un bus qui me ramène au cœur de l’Ontario. Le voyage passe vite. Ma voisine de siège est une traductrice anglais-français au gouvernement fédéral d’Ottawa.
Je retrouve la sirène qui a traversé ma route alors que je peinais au coeur de ces immenses territoires : feu de bois dans le jardin le soir, sorties avec le chien, repos, douceur et tendresse partagées, ainsi vont les jours, délicieux… En promenade, je vois mon premier ours noir. Le premier et le dernier de ces cinq mois passés au Canada. Nous vivons une semaine d’harmonie et elle me confie que la prochaine fois c’est elle qui m’embrassera la première…
Quelle merveille cette simplicité !
Le vendredi 28 septembre peu avant minuit, je quitte ce havre pour rejoindre Montréal, via North Bay et Ottawa. J’attends quatre heures à Ottawa ma correspondance pour Montréal. Je déambule dans les rues. C’est un sas, l’heure d’un bilan. Je suis parti pour mourir, attiré par la lumière qui pour m’avoir touché m’a rendu fou et sans réel attrait pour les choses terrestres. Paradoxe éclatant : j’aime, j’aime follement tout cela, paysages et gens, je rencontre l’amitié, je rencontre l’amour.
Le 2 octobre, je m’envole pour la France. La boucle est bouclée, le tour du monde achevé. Déjà je pense à repartir. Ne pas s’arrêter, mourir en chemin, mourir debout.
Après une visite au belvédère du Mont-Royal qui surplombe la ville tout s’enchaîne très vite : démontage du vélo chez Jean-Pierre, embarquement dans un taxi, empaquetage à l’aéroport dans un grand sac fourni par Air Transat, appel soudain de mon nom au haut-parleur parce que j’ai cessé de couver du regard mes bagages et qu’un policier a commencé à les fouiller, dernières formalités d’enregistrement, ultime contrôle et envol…
Les voyages forment la jeunesse…
Poids des bagages en soute : vingt-trois kilogrammes pour les quatre sacoches latérales. Le vélo affiche quant à lui vingt-deux kilos et le bagage à main, à savoir le rack-pack contenant aussi la sacoche avant, dix. Soit au total cinquante-cinq kilos d’équipage à vide ! Je pense, fort de l’expérience turque, à mettre les couteaux et le cutter dans les bagages en soute, à l’abri de toute suspicion !
Bilan ! J’ai grignoté, roue après roue, le territoire du Canada et je flotte maintenant au-dessus de l’Atlantique. Tout s’entrechoque. M’en sortir, émerger telle a été la nécessité. Pour m’aider, je me suis fixé des objectifs : arriver à North Bay, à Montréal puis à Saint John’s. J’ai connu l’immense joie des rencontres et des invitations. Celle des surprises. Je les ai acceptées, autant que je l’ai pu.
Un seul mot : Merci !
L’errance n’est pas un canevas rigide, inflexible qui impose une conduite, fût-elle non-conduite, une vitesse, fût-elle lenteur, mais elle s’apparente à une envie, une envie sourde, une quête, une mémoire. Mémoire de la lumière.
Bref, je suis heureux.
Mais heureux aussi d’être sorti du cercle des rencontres. Je suis à la lumière, je suis donné. Elle m’appelle et veut ma solitude, tel est ce que j’apprends, au fil des kilomètres de temps, à apprendre…
L’avion qui me ramène en France est plein d’hommes et de femmes du quatrième âge. Je constate que je ne dépare pas.
Je suis plus vivant que jamais.
J’atterris à Mulhouse…
Un employé adepte du cyclotourisme contemple mon vélo, me montre le sien et veut absolument prendre une photo de nous deux. Il m’indique le moyen de sortir de l’aéroport par le côté français et je lui en sais gré. Par ignorance, je m’en allais chercher tracas douanier du côté Suisse !
Je flâne, retrouvant avec joie selle, pédales et habitudes. Cela fait un bail que je n’ai pas enfourché Séraphin. Depuis mon arrivée à Montréal avec Judith en fait ! Il ne m’en veut pas. C’est un brave vélo. Au soir, c’est donc avec délectation que je plante la tente en bordure de piste cyclable et que je laisse le crépuscule s’installer. Angélus. Depuis combien de temps n’ai-je pas pleinement vécu l’angélus ? Trop longtemps, trop de distractions.
Je t’aime.
Je me prépare à envoyer aux personnes que je connais un DVD sur le voyage effectué en Europe centrale par les cyclotouristes qui proposent le voyage au Népal. Ce sera ma façon de donner des nouvelles et aussi ma participation aux dons faits pour ce pays. Au matin, je prends tout mon temps. Un promeneur, ayant certainement reconnu l’emblème du Canada qu’arbore encore fièrement Séraphin, m’interpelle à travers la tente close avec l’accent canadien : « Oh boy ! Il est dix heures ! ». Je souris et continue de paresser. Lorsque je me lève enfin, un jogger interrompt son parcours pour venir discuter. Il rêve de voyages au long cours…
J’arrive chez le couple de cyclotouristes ce vendredi 5 octobre pour y passer le week-end et rencontrer, le dimanche, tous les participants à l’aventure népalaise. Au matin du dimanche, avant le repas, j’accompagne toute la famille pour suivre le culte, protestant, où ils se rendent. Nous y allons en voiture. Ancien pilote de rallye, le conducteur se comporte certes avec maestria mais comme s’il était en course. Nous sommes cinq à bord dont ses deux enfants. Je me laisse imprégner. Nous déjeunons ensuite avec tout le petit groupe de personnes intéressées par l’aventure. Je repars le lundi suivant, quelque peu assourdi et mal à l’aise aussi.
Une étape s’achève.
Deux ans d’errance. Un à pied, un à vélo. Quel est le programme pour l’avenir immédiat ?Pour l’heure, je bivouaque derrière le mur d’un cimetière de campagne. Insomnie : comme si la proximité des ossements voulait me pousser à prouver que je suis vivant. Je constate que j’ai du mal à dormir depuis mon retour en France. Je m’endors tôt, vers vingt heures puis je me réveille aux alentours de minuit. Est-ce le décalage horaire, la fatigue du voyage, le fait d’être rentré, d’avoir vu trop de monde ? Je ne sais.
Je suis dispersé dans ma tête et pas priant du tout.
À Besançon, Léonie Le Paon, la quarantaine, vient manger et discuter sur le banc sur lequel je suis assis. Plus jeune femme écrivaine de Franche-Comté, inventrice de mots nouveaux (par exemple « j’infinise » pour « je t’aime à l’infini ! »…), mots dont je dois me souvenir mais surtout ne jamais employer sous peine d’amende, me prévient-elle le plus sérieusement du monde, reçue à l’Elysée pour tout cela, elle imite à merveille le cri du paon, ce qu’elle fait en partant, après m’avoir chaleureusement serré la main. Besançon vaut le détour !
Je campe en bord de route.
Le Jura est magnifique en cette saison. Au matin, une femme me porte un petit sac en papier et me demande si je n’ai pas peur, avec tout ce qu’on entend ! Je lui réponds que je n’entends rien et que la peur est mauvaise conseillère. Elle sourit. Dans le sac, je trouve pain brioché, petit pot de cassis, jus d’orange et deux morceaux de comté. Excellent petit déjeuner ! Merci pour cette manne sortie droit de la brume qui recouvre tout et tarde à se lever.
Journée contre le vent en descendant vers Villefranche-sur-Saône. Au soir, je rencontre Julien qui rêve de tour du monde avec sa femme et ses trois enfants. Je lui promets le DVD, mais sur le point d’aller me coucher, je décline son invitation à venir boire un verre chez lui plus tard dans la soirée. Il doit d’abord aller chercher ses enfants. Au matin, c’est un couple âgé qui vient faire, avec moi, un brin de causette au soleil levant…
À quoi je pense ces jours-ci ?
Je pense que n’avoir qu’un vélo, une tente et de quoi subvenir à ses besoins est un grand privilège. Mais encore ? Je pense à traduire l’histoire que je raconte dans la vidéo en anglais avec l’aide de Siren. Ce serait formidable d’arriver à cela ! Parti sans projet, je me trouve comme à l’orée d’une nouvelle vie. L’errance pure se découvre pour moi un leurre, une vue de l’esprit. Je constate que, de l’errance, naissent les projets. Tout est bien ! Angélus !
Je passe le « col de l’Homme Mort »…
Cela ne s’invente pas ! À Ambert, j’ai envie de danser. Je pense trouver de la fourme, célèbre en la région et pour moi madeleine de Proust et je trouve… Macdo ! Occasion trop rare en ces régions reculées pour être dédaignée. Je viens juste de me restaurer, assis sur le pourtour de la fontaine municipale, mais tant pis, j’entre et j’en ressors fringant : lavé, rasé de près et rechargé. Sinon la région est très belle, montagneuse, dure aux jambes mais magnifique. J’ai quelques échanges avec des cyclistes de rencontre, épatés bien sûr de mon périple, eux qui font juste pour leur petit « soixante » hebdomadaire.
Dans la montée d’un col, ma casquette me gêne et je veux l’enlever pour l’accrocher au guidon, tout en pédalant. Une rafale me déséquilibre, me stoppe et je ne peux retenir le vélo qui tombe ! C’est la troisième fois dans le périple : la première dans la neige de Menton, la deuxième sur l’enfer des pavés d’une voie romaine en Italie, la troisième, ici, sur les montagnes d’Auvergne ! Je suis heureux. Heureux de pédaler, heureux de monter ma tente au soleil qui décline, heureux du soir qui tombe sur ces forêts perdues des monts d’Auvergne.
Remerciements, angélus.
Malgré la fatigue due aux kilomètres parcourus, peut-être à cause de la chaude journée ensoleillée au cours de laquelle je les ai parcourus, je ne trouve le sommeil que difficilement. Au milieu d’une forêt, sous ma cathédrale de toile, fourbu de kilomètres j’ai du mal à m’endormir ! Ironie ! Banalité ! Trivialité ! Je suis un homme. Et tous ces efforts, toute cette solitude, tout ce périple autour de la terre, tout cela ne sert de rien. Tout cela ne fait que pointer le désir, le manque, le souhait d’être deux.
Et me remonte un souvenir.
Un jeune homme se querelle dans la rue avec celle qui doit être sa compagne ou son ex-compagne. Il hurle à ses oreilles et à celles de toute la rue aussi, son manque : « J’ai besoin d’une femme ». Il exprime par là la violence, l’impétuosité, l’impératif du désir sexuel. Je l’avais presque plaint ; c’était l’époque où, délicieusement et pacifiquement rendu eunuque, bienheureux de l’être, sans contrainte ni effort, je planais, ravi, béat, amoureux, captif de celle qui m’avait pris dans ses filets. Cet état a duré huit ans et m’a permis, expérience singulière, d’expérimenter l’amour du corps entier avec le divin. Mais aujourd’hui, je hurle, avec le jeune homme, le même manque…
Tout est neuf chaque jour.
Je suis neuf ce matin. Un vent de folie s’est levé cette nuit, la journée s’annonce rude. Banco ! Merci le jour ! Elle est dure par le relief, le vent, la fatigue des jambes. Au soir, camping sous un auvent de buvette d’un stade : la pluie s’annonce derrière ce vent de folie qui vient du Sud. Elle sera là, le lendemain. Froid, vent furibard, violentes averses, col à près de mille trois cents mètres, tout y est, tout est retrouvé. Je ressors la tenue des grands jours. L’effort est violent mais le paysage magnifique et les couleurs de l’automne, de toute beauté, soeur jumelle de celles du Canada.
Arrivé à Aurillac, sous la pluie battante, je refuse le plan généreux d’une femme qui, habitant une seule pièce et donc ne pouvant, selon elle, par décence m’héberger, me propose de téléphoner à une de ses amies qui possède plus d’espace à vivre mais ne saurait par contre offrir de sécurité à Séraphin.
Impensable !
Je continue donc et je rends visite à mon ami pour lui demander conseil : il a toujours la solution. Requinqué lorsque je quitte Mac’do, il fait déjà nuit et il pleut toujours. Un premier endroit, chemin menant à des pâturages, après m’avoir tenté ne me convient pas au final : un passage de troupeaux est à craindre… Je retourne sur mes pas, continue un moment et finis par trouver un endroit qui me semble acceptable, entre route et piste cyclable. Il crachine toujours et c’est avec délice que je plonge enfin sous le havre de paix de ma cathédrale.
Séraphin sent l’écurie, le bercail mais le lendemain est dur, très dur ! Je fais une pause monumentale en rase campagne, incapable d’aller plus loin. Je fais sécher la tente, dévore tout ce qui me reste, y compris des pâtes que je prends le temps de faire cuire tout en goûtant une très, très longue pause fauteuil. Je suis bêtement tombé, en fait, en hypoglycémie.
Je suis « pro-fon-dé » !
Il me faut vraiment du repos. En attendant de le prendre, je remonte en selle. Devant un supermarché, un homme regarde avec étonnement Séraphin et s’exclame : « Mais il ne manque que la plaque d’immatriculation ! ». Il a raison ! Séraphin est remarquable, ainsi équipé pour le long cours. Je passe la nuit en bord de route : toujours un profond sommeil suivi d’une insomnie…
Ce retour, que me dit-il ?
Rien de bon. Le périple est fini, du moins suspendu. Il a duré près de neuf mois. Une gestation. Rien n’est changé ! Je suis toujours aussi con. Qui pourrait me suivre, m’accompagner, m’accepter dans cette folie ? Personne. Faut être logique, accepter la réalité, le fait d’être seul. J’ai entrepris une errance éperdue à la suite de la lumière et j’ai connu l’amour.
Merci, seul mot à dire.
Au final s’offre, si j’y mets du mien, la possibilité de faire traduire l’histoire du pèlerin en anglais, ce qui est, depuis longtemps, mon secret désir. Siren pourra la corriger. Peut-être même pourra-t-elle la dire, l’enregistrer… ? Rien n’interdit de rêver…
Je prie moins en fin de parcours qu’au début. Dans la traversée d’un village, une femme, ébahie, m’interpelle : « Vous faites le Tour de France ? – Non, le tour du monde… ! ». Ses yeux s’écarquillent, elle reste bouche bée, je passe, je ne fais que passer, c’est la seule chose que je sache faire, passer, content de le faire. Le temps est beau, le vent calmé, je suis bien, heureux d’arriver.
Mais pourquoi le retour est-t-il si difficile ces jours derniers ?
Parce que c’est un retour, une fin, quelque chose qui se termine ? Je sais que je repartirai. À cause du décalage horaire ? À cause de la journée de préparation au Népal avec ce culte mort, cette course folle en voiture et ce repas bruyant et vain d’avant expédition ? Repas qui n’a pas été sans faire resurgir un film vu pendant le vol au-dessus de l’Atlantique et dans lequel une expédition sur l’Everest se termine tragiquement. Cette soudaine réminiscence me semble mauvais présage. L’est-elle vraiment ? Peut-être… En tout cas, le malaise, peu à peu, s’installe et s’aggrave au sujet de cette aventure. Retour difficile donc mais pourquoi encore ? À cause du relief exigeant lors du trajet choisi, en ligne droite de Mulhouse à Toulouse, passant par le Jura, l’Auvergne, le Cantal, l’Aveyron, régions accidentées et dures aux mollets ? À cause du temps froid, pluvieux et du vent violent ? À cause des tiraillements de mon corps ? Corps habité de deux énergies l’une physique, l’autre sexuelle. L’épuisement de la première n’empêche pas l’autre. À cause, paradoxalement, de la richesse inattendue de communication tout au long de mon parcours ? Cette richesse est à confronter avec les temps d’angélus et d’extase. Résultat de la confrontation : l’errance lumineuse est un leurre. Elle est mais intermittente. Constatation incontournable de neuf mois de solitude et d’errance. Pas la peine de se la jouer ! Mais, pas la peine de se le cacher non plus, je suis heureux. Profondément.
À Laguépie, je croise Mauricette, dite « M7 » ou « M seven », comme l’indique le tatouage en soleil sur son bras gauche. Belge flamande, elle vit ici depuis quatre ans et est passionnée de vélo même si elle ne pratique pas à cause de son genou. Elle dévore la revue « Bahamontes » et me fait remarquer, malicieuse, qu’elle en connaît un rayon ! Elle pointe mes pédales : « Shimano ! », dit-elle. À propos de Bahamontes, la montée vers Cordes-sur-Ciel au sortir de Laguépie est bien digne du célèbre grimpeur espagnol !
Le soir, je suis à Cordes, où je me restaure sur la place publique. Au menu, lasagnes de boucher et fricandeau accompagnés d’un avocat et de fromage de chèvre. Pour mon dernier repas de voyage, c’est grandiose !Le soir est paisible, sans un souffle. Il me rappelle l’Italie, l’Ombrie, la région d’Assise. C’est mon dernier soir. Merci ! Angélus. Je t’aime. Il a plu pendant la nuit. Au matin, le soleil hésite, caressant les vignes. Je suis heureux de ces derniers kilomètres, même s’il me faut remettre la tenue de pluie ! Je monte la dernière bosse et rideau.
Nous sommes le 18 octobre 2018.
La boucle est bouclée de neuf mois d’itinérance, avec Séraphin, autour de la terre. Je clos le journal. Il est trop fou, trop intime et impudique pour que je songe à le partager. Mes héritiers le trouveront peut-être… Je traduis le texte de la vidéo en anglais et en confie la révision à Siren qui au final ne la fera pas. Mon expérience est trop incompréhensible pour elle, un océan et une langue nous séparent et les liens se distendent. C’est François qui s’en chargera. Il est habitué à ma pensée lui qui m’a accompagné dans la folle aventure d’Avignon. Merci fils !
Attendre davantage m’est impossible !
Quinze jours suffisent : je repars. Je déboucle la boucle et en entame une autre. Je suis heureux de retrouver Séraphin et de pédaler à nouveau. Je renoue, joyeux, avec ma diététique : chocolat chaud et frites de Mac’do ! Je retrouve la solidarité itinérante : un automobiliste ralentit à ma hauteur pour demander, par la vitre baissée : « Have you a place to stay ? ». Beauté du monde cyclotouriste : rien qu’en voyant un vélo et ses quatre sacoches, il connait le besoin de qui le chevauche, il me croit étranger et s’inquiète de savoir où je vais passer la nuit !
Je n’ai plus maintenant qu’une tente de substitution, légère, prévue pour l’été. La chambre est simple moustiquaire qui n’arrête pas l’air froid mais au contraire laisse pénétrer sable et poussière, soulevés par le vent tourbillonnant. J’ai renvoyé les arceaux défaillants de ma fidèle compagne pour un échange en garantie. Ce qui fait qu’au lieu de cathédrale je n’ai que simple abri.
J’arrive en Suisse sans trop m’en apercevoir. Deux jeunes gens, une jeune fille turque et un Belge flamand, que je rencontre dans un petit village, peu après Genève. Ils partent pour un bivouac dans les monts Jura. C’est courageux, il fait très froid. On parle un peu et la fille demande à noter coordonnées et références de la vidéo dont je leur parle. Je n’aurai jamais de nouvelles bien sûr. Mais peut-on en donner après avoir entendu ce que j’ai été amené à vivre puis à dire ? Je n’attends jamais de retour.
Et là, j’explose.
Dans le golfe du Morbihan, parce que mon errance s’est échouée ici, je hurle. Nous sommes le 15 janvier 2020, veille donc d’un autre anniversaire et je revois, corrige et amende le journal ; là donc, dans ce restaurant avec vue sur golfe inondé de lumière, endroit où je suis seul bien sûr en cette saison morte, là, sous un soleil revenu d’un hier d’apocalypse, de vent, de pluie, de froid, journée entièrement passée vautré dans mon van où désormais je réside, là, je suis en colère. En colère, oui et très en colère. Assez pour faire cette incidence, assez pour rompre la chronologie du journal. Pourquoi donc ? Et contre qui ? Je suis en colère contre la lumière. Et je le crie, je le hurle. C’est inhumain ce qu’elle a fait, insupportable ce qu’elle fait ! Elle m’a rendu fou, inapte au bonheur. Au bonheur à deux. Et le manque est là, béant. Dans tout ce récit que je relis il transparaît, il suinte, tel une plaie à vif. On dirait le journal d’un névrosé. Merde ! C’est de relire que la jeune fille turque, très intéressée par ma brève parole lors de notre rencontre, n’a pas ensuite donné de nouvelles, c’est cela je crois qui a provoqué cette réaction à vif, cette colère épidermique. Je n’ai rien contre elle bien sûr, je sais qu’il ne peut y avoir de retour mais pourquoi donc la lumière m’a-t-elle touché, pourquoi m’a-t-elle comme intimé de la dire si ce n’est pour rien, rien du tout, sauf à me faire passer pour fou aux yeux des autres et à mes propres yeux, sauf à faire de moi au final un être frustré de ne pas être deux ? Je crois entendre la femme, balayant son perron : « Monsieur, tout ce qui monte, descend ! ». Je suis monté, de fait, et monté très haut dans et par la lumière et je n’ai plus qu’à redescendre par moi-même, rien que moi-même, je n’ai plus qu’à rester tel un reclus, à manquer l’amour humain alors que, comme tous, je le désire au plus haut point. Mais je suis rendu inapte, incompréhensible à moi-même et aux autres, incapable de vivre avec ses vrais bonheurs et inévitables limites ce que chacun recherche. Je suis comme une merde déféquée des hauteurs et qui a chu, s’est écrasée, étalée et peine par soi-même à se relever. Une merde ne se relève pas, d’accord moi j’essaye alors je me débats. Merde, merde, trois fois merde. Fin de la parenthèse, de l’anachronisme, du regard sur ce qui s’est passé il y a vingt ans avec les yeux d’aujourd’hui, de celui que je suis devenu : un itinérant, un errant, un marginal, un pauvre mec, un pauvre con.
Il fait gris et très froid, un vent glacial, de face bien sûr, freine ma progression. J’ai le temps même si, passant par la Suisse, j’ai un objectif : voir ce pèlerin croisé sur la route de Sienne, au début de mon itinérance. Un jeune black, venant de New York, m’aborde devant une boulangerie. Il visite la Suisse où il a de la famille. Nous discutons bien, en anglais. Je regrette de n’avoir pas encore la traduction de l’histoire pour lui dire, en réponse à son étonnement, la motivation de ces deux ans d’errance. La nuit est glaciale, très ventée. L’air passe par la chambre qui n’est que moustiquaire. Je dors avec deux polaires dessus. Au matin, je me réveille en bordure d’un champ de lavande et j’ai le plus grand mal à plier la tente sans la donner en offrande au vent qui se déchaîne.
Je reçois un message de Siren et à sa demande, j’explicite mon attitude. Je lui dis qu’à la fin de ma vie je n’ai rien de mieux à faire que raconter ces expériences de lumière comme je le fais dans la vidéo ou au cours de mes rencontres. Je lui dis aussi que mon expérience est semblable à celle de l’homme de Nazareth. Ce qui est énorme à dire. Elle me répond qu’en vivant comme je vis, je me dégage des responsabilités que les connections humaines créent. Elle a raison, c’est vrai et je sais cela. Je le maîtrise mal, difficilement ou pas du tout et de moins en moins bien. Mais puis-je faire autrement ? J’en suis incapable. Je brûle d’un amour sans objet et si l’autre ne me permet pas de vibrer ainsi et ne vibre à l’unisson, je dépéris. L’expérience fondamentale de l’homme de Nazareth, à savoir être lumière, être divin, peut être l’expérience de tout homme. J’ai conscience de la force explosive du message. Il est fort, trop fort, trop fort pour tous comme pour moi et pourtant je tente de le porter. Cahin-caha… Plutôt caha !
Et je reprends la parenthèse, surpris par l’à-propos de ce moment du journal ! Je trouve dans ce paragraphe qui fait suite à l’insertion que je viens, excédé, de rajouter l’exacte preuve, l’exacte justification de ma colère ! Je perds Siren, comme j’ai perdu d’autres compagnes avant, comme j’en perdrai d’autres après. Est-ce juste ? Justifié ? Merde. Je vais, je ne vais pas tarder à me taire. Ce n’est pas abdication mais seulement moyen de survie. On ne peut vivre longtemps en état de colère, sans se gâter, se pourrir. Je comprends ceux – j’en ai rencontré – qui ont vécu des expériences autres et qui n’en parlent pas. Je comprends ceux – il y en a davantage – qui en parlent trop, en font un discours, une méthode, un moyen de vivre, un endoctrinement voire une institution. Ils affadissent l’expérience et ils en vivent. Il y a des sages. Je n’en suis pas. Point. Merde encore.
J’ai envie de tout abandonner.
Il fait froid, juste deux degrés. J’ai perdu la clé du cadenas de mon vélo que, stupidement, je m’obstine à protéger lorsque je m’arrête, en l’occurrence, ici, à un Lidl. Qui pourrait bien être tenté, qui pourrait être assez fou pour me voler dans ce froid, cette grisaille, ce vent, un tel harnachement ? Le grésil se transforme en neige. Je suis en errance. Abandonner ? La tentation est là. Pour aller où ? Sur un canapé ? Entre chien et chat ? Lire le journal, raconter des banalités. Je suis parti avant de n’avoir plus la force de partir. Je suis parti pour mourir. Mourir en route, debout. Je mesure la folie, le déni de toute vieillesse, l’orgueil peut-être d’une telle attitude. Ma route ne saurait être valide que si elle est prière. Elle est donnée et je n’ai rien à prévoir, à espérer. Elle sera ce qu’elle sera.
Puissé-je avoir la force !
Je dors en bord du fleuve Aare, une nuit tranquille, sur un lit de feuilles mortes et je patiente longuement au Macdo de Trimbach, écrivant mon journal, attendant de faire les quelques kilomètres qui me séparent du lieu où habite le pèlerin rencontré en Italie. J’ai hâte d’arriver à Constance et j’envisage de rentrer, pour partie en train peut-être, à partir de Mulhouse. La tente est trop légère pour ces régions et peu adaptée à la saison. Elle aurait été très bien au Canada, à la saison chaude, contre les moustiques. Rien n’est parfait.
De plus, j’ai commis l’erreur de ne pas prendre le réchaud à essence et je ne trouve pas de cartouche de gaz adapté au mien. Si je ne peux plus rien faire chauffer, thé ou pâtes, c’est quand même pour le moins ennuyeux, par ces temps qui se maintiennent autour de zéro degré ! Mais je crois que c’est le froid qui ralentit la combustion et donne la fausse impression que la bouteille est proche d’être vide alors qu’en fait, elle ne l’est pas. Ce doit être cette habitude de prévoir que la vie, par nécessité, inculque qui me fait m’inquiéter. Revenons à l’essentiel : j’ai, par ce temps glacial, fait un rêve érotique cette nuit, comme cela, sans plus. Simple rêve de nudité féminine. Il est passé, je l’ai observé. C’est beau.
Le couple accueille le vagabond que je suis devenu avec beaucoup de chaleur et gentillesse. Ils m’intègrent, le temps d’une halte, dans leurs activités et quotidien. Ce ne doit pas être facile pour eux car, hormis ce que je porte, je n’ai qu’un sourire à offrir et pas grand chose à dire. Je ne suis pas cultivé et je ne suis pas au courant de l’actualité, ce qui me rend, de fait, peu doué pour les conversations de salon. Comme à tous ceux qui m’ont accueilli, je n’ai qu’un immense merci du fond du cœur à offrir.
Je repars vers Constance.
Et sur cette route, émerge une décision qui a peu à peu mûri au fil des kilomètres : celle de ne pas aller au Népal. C’est une décision difficile. Il faut que je m’explique. L’aventure se révèle ne pas être à la seule initiative de la famille de cyclotouristes, ce que je croyais, mais elle s’inscrit dans une mission d’église beaucoup plus large. C’est un pasteur local qui conduira le groupe en mal d’exotisme et d’aventure. Sans oublier d’apporter la Bonne Nouvelle, bible à la main. Cette dernière est la première chose à noter sur la check-list des choses à amener avec soi. Tout cela me met mal à l’aise.
Refuser, après l’avoir acceptée, une mission humanitaire parce qu’elle se révèle clairement missionnaire et explicitement chrétienne n’est pas facile. J’ai versé et laissé mon obole pour le voyage, à savoir en plus du prix du billet d’avion celui de trente DVD. J’ai aussi et surtout laissé le temps permettre de décanter l’information jusqu’à la conclusion inévitable : là n’est pas ma place. Dit de façon lapidaire : j’ai passé l’âge de jouer à l’église. Il y a un couac entre l’église et moi. Elle n’accueille pas mes expériences. Je ne reçois pas le message qu’elle transmet.
Me revient en mémoire ce rêve doublement prémonitoire fait justement au domicile des cyclotouristes lors de notre première rencontre : je quittais en marche une voiture folle et Maël me regardait partir, en pleurs…
J’arrive à Constance, chez Judith, la jeune femme rencontrée au Canada. Elle réside dans les locaux d’une église protestante. Le concours de circonstances est troublant. Je frôle à nouveau l’église, protestante encore. La question insiste, aigüe : ai-je la force de porter, seul et en dehors de toute église, le message de lumière adressé à chacun ?
Judith est une travailleuse sociale de trente-cinq ans. Nous visitons ensemble Constance, dans la grisaille hélas et un froid qui me glace. Constance dont les statues de prostituées callipyges rappellent le désir rémanent de tout homme, aussi grand soit-il, roi ou évêque. Je trouve câbles et kit de vidange pour le Rolhoff et je repars le samedi suivant par un temps magnifique.
La route est belle le long du lac sous le soleil. Elle est facile aussi et j’arrive au soir à Mulhouse, deux cent kilomètres plus loin. J’établis le bivouac sur une colline qui surplombe la ville, au pied d’un très vieux calvaire. C’est magnifique, éclairé par la lune. Je me crois tranquille mais vers minuit, une voiture arrive par ce chemin de terre et s’immobilise à trois mètres à peine de moi ! La disposition des lieux fait que ses occupants ne me voient pas. Moteur, musique forte, ce n’est pas un rendez-vous galant mais seulement deux garçons en désœuvrement. Au matin, je suis entouré de déchets « Macdo » et je deviens l’attraction de la foule de randonneurs qui passe par là !
Et je dis STOP !
J’arrête l’itinérance, trop dure en hiver avec cette tente. Les nouveaux arceaux sont arrivés, il me reste à aller les chercher puis à repartir. C’est dur parce que c’est la fin, je le sais, je le veux.
Je veux rester fidèle à la mémoire de la lumière.
Le 1er décembre, je prends un train…
Après trois changements et autant d’acrobaties pour y ranger Séraphin, j’arrive à Barcelone. J’ai oublié Edmond. C’est un signe. Edmond porte en son sein toute l’expérience acquise et garde en ses entrailles tout ce qu’il faut pour réparer l’ossature d’une cathédrale. Compagnon inégalable, il n’a pas souhaité reprendre la route.
Je respecte son choix.
Compensation : je retrouve le fameux « chocolate » espagnol ! Je dors à l’aéroport, assez bien ma foi, sur le matelas que je prends la peine de gonfler, dans un coin d’ombre. Je suis réveillé à cinq heures du matin par la voix forte d’un gendarme. Réveil maussade, je suis las.
Je me demande ce que je fais là…
Santiago de Chili est à trois mille trois cents kilomètres d’Ushuaïa. Je tente d’y arriver et je rentre, j’abandonne l’errance. Je suis usé, c’est trop pour moi, cette course folle.
Voilà quel est mon état d’esprit !
Au moment de l’embarquement, le vélo ne passe pas au check-in et il me faut le mettre dans une boîte carton réglementaire. Elle est trop petite, bien sûr, pour contenir Séraphin ! Il me faut donc bricoler. Je donne un paquet de chocolat Toblerone à l’employée d’Iberia qui me prête gentiment des ciseaux pour me permettre de la rallonger. Cerise sur le gâteau, la fonctionnaire des douanes me confisque ensuite mon tube de Mixa bébé. Or c’est, souvent, ma seule toilette possible ! Le dédale de formalités et de couloirs enfin franchi, je m’effondre dans l’avion. Je dors déjà quand il décolle. Je ne m’en aperçois même pas ! Une jeune femme à côté de moi étale son manteau et m’en couvre les jambes. Elle vient d’Europe de l’Est, ne parle pas anglais.
Notre seul partage est celui du manteau.
Arrivé à Buenos Aires, je saute dans un taxi en direction de l’aéroport domestique d’où partent les avions pour Ushuaia. Le chauffeur aime les euros, qu’il met à parité avec le dollar, profitant de la situation et de mon imprévoyance : ni pesos ni dollars. Ceux que j’avais pris en précaution sont emprisonnés dans un bagage. Je paye cash les soixante-dix euros demandés pour quarante kilomètres parcourus. Le vol vers la Patagonie me coûte plus cher que celui qui m’a permis de traverser l’Atlantique.
Il me vaut aussi quelques tracas…
Dans l’avion, je suis à côté de deux brésiliennes dont l’une parle français. On papote et je finis par leur faire mention de mon histoire enregistrée. À l’arrivée, le vélo est bien là mais pas les sacoches ! Heureusement, j’ai pris une photo des bagages. À l’aéroport ils ne m’ont laissé aucune preuve de leur enregistrement. Sans photos, point de recours ! Mais je peux les montrer. Le responsable de l’aéroport d’Ushuaia fait bien son travail et m’annonce le soir même par mail un peu avant minuit, c’est dire sa diligence, que les sacoches arriveront demain.
Tout est bien.
Je dors dans la première auberge trouvée, sympathique établissement. Un écossais, Steve, est là aussi, en carafe. Il attend son vélo qui est parti par erreur au Brésil ! Un Suisse, Marc, part se balader pour trois mois en Argentine et Chili avec une machine étonnante de modernité : boîte à vitesse au pédalier, du jamais vu ! Emmanuel, jeune français arrivé avec sa compagne par le même avion que moi, a pour ambition de remonter jusqu’en Alaska. Tel est son projet. Je n’en aurai pas de nouvelles. Une jeune femme, Anaïs, en longue exploration de l’Amérique latine travaille dans l’auberge. Elle est se propose de m’aider si les sacoches n’arrivent pas. Je lui fais mention de la vidéo.
Le 5 décembre, je quitte Ushuaia pour dormir au point le plus Sud, au bout du bout de la route dans le parc national. Après cinq kilomètres de piste poussiéreuse, je tombe sur un poste de péage : quatre cent quatre-vingt-dix pesos, beaucoup de monde, des cars entiers de touristes aussi je rebrousse vite chemin. Bien m’en prend ! J’ai crevé de la roue arrière : un clou fin de deux centimètres de long.
Quel début !
Les sacoches qui ne veulent pas arriver, Séraphin qui crie, dès le départ : « NON ! N’y allons pas, je suis crevé ! », Edmond qui m’abandonne…
Mauvais présages que tout cela !
Je suis là, peinant à croire ce que pourtant je dis : « l’homme crée Dieu au présent ». L’homme, c’est Dieu en formation. Dieu qui pourtant existe. Dieu qui est lumière.
Je suis fou.
Le 6 décembre, je n’y tiens plus et je prends la route. Sans attendre Steve et Emmanuel qui, sans se connaître, partent tous les deux le lendemain. Je les retrouverais peut-être sur la route, ils me rattraperont, ils sont plus jeunes, plus costauds.
Devant une boutique d’Ushuaia, faisant les dernières courses, je parle avec un jeune couple, Andy, américain et Simone, allemande. Ils vivent à Paris. Devant leur intérêt, je leur fais aussi mention de la vidéo. Et enfin, au sortir d’un supermarché où je fais d’ultimes achats, je rencontre un loup de mer qui, après avoir fait du cyclotourisme, accomplit maintenant le tour des Amériques en voilier de dix mètres…
Parcours inverse du mien, j’ai commencé en bateau, je finis en vélo !
Je trouve un bivouac en haut d’un col, le col Garibaldi. Les sommets sont recouverts de plaques de neige. Les oiseaux chantent et se répondent… C’est beau. Angélus. Je suis heureux. Je retrouve ma cathédrale avec ses arceaux neufs. Ce qui me déboussole c’est que, extrait en peu de temps de l’hiver européen et de ses longues nuits, je me retrouve subitement en été et ce sont les jours qui n’en finissent pas. Je préfère et de beaucoup. Mais si c’est bien la saison estivale, je porte tout de même des affaires d’hiver !
Les arbres ont comme des cheveux blancs, beaucoup ne sont que des troncs morts qui se dressent tels des squelettes effarés ou bien s’avouent vaincus, carrément à terre, déracinés. Et bientôt plus rien ! Paysage lunaire que la pampa argentine.
La Terre de feu mérite son nom !
Elle me baptise dans l’effort, le trop, l’excès. J’aime. La mesure n’a pas ici de sens. La route est dure, très dure à cause du vent de face, force sept à huit établi. Ça décape ! Parfois je m’arrête et pousse le vélo sur quelques mètres.
Les bivouacs deviennent difficiles à trouver. Il n’y a bientôt plus aucun abri, pas d’arbres, pas de dénivelé de terrain qui permette de monter facilement la tente à l’abri du vent. Je me réfugie dans un fossé. Il n’y a pas d’eau, la terre est sèche. Une autre fois, je me cale dans la dérisoire protection d’un ancien oratoire délabré. J’aperçois un renard, plus timide que ceux du Canada ou de France. Ici il est gris. Il ne me demande rien et ne me vole rien. Il ne porte pas non plus de veste coupe-vent, offerte par un lointain cousin européen…
Le désir est toujours là, violent, malgré l’épuisement…
Il me faudra trois nuits et quatre jours pour rejoindre Rio Grande que j’atteins sans plus de provisions. J’ai manqué d’eau et j’ai du en quémander à un poste de police ! J’en ai obtenu et avec un sourire, en plus ! Les lamas remplacent les orignaux pour traverser la route et ils y laissent parfois leur cadavre en offrande. Sinon des troupeaux de vaches, de lamas, de moutons, par ci par là, dans une lande désertique.
Je fais la queue pendant plus d’une heure pour payer mes courses au Carrefour de Rio Grande ! Déjà, à Ushuaia, c’était bien long… Les gens semblent ici en avoir l’habitude. J’expérimente un Subway, pâle consolation de l’absence de « Mac » ou de « Tim » ! J’atteins le poste frontière de San Sebastián en plein orage. La pluie est froide, le vent violent, le paysage désertique.
C’est nu, brutal, beau, très beau.
Je ne lève que rarement la tête, courbé par l’effort. Ma visière réduit mon champ de vision. Le bitume m’avale. J’avale le bitume. Un rapide regard en avant m’émerveille tant que j’en stoppe. Les nuages dessinent dans le bleu d’une tête immense deux yeux bienveillants, comme ceux d’un père Noël qui semble sourire…
Je m’arrête pour écrire quelques mots avec un stylo sur la carte générale du Chili que j’ai achetée. J’économise la batterie du téléphone et je ne m’en sers que le soir, pour faire le point sur l’application et marquer mon lieu de bivouac. Ma vitesse, trop lente, ne permet pas de recharger la batterie avec la dynamo.
J’envoie ceci au pèlerin suisse pour continuer la conversation engagée : « Je pédale parce que l’homme crée Dieu. Il le crée certes en tant qu’image, idole, idée, institution mais tout cela n’est qu’enfantillage. Il le crée vraiment. Dieu est en formation par et à travers l’homme. Et pourtant il existe, il est déjà. Là est l’aporie. Ne parlons pas de Dieu, je ne sais pas ce que le mot recouvre. Parlons de la lumière. Je l’ai vue, de mes yeux vue, yeux intérieurs, j’en ai fait l’expérience. Je sais qu’elle existe et cherche à faire de l’homme ce qu’elle-même est. Là est le sens de l’évolution. Là est aussi l’origine de ma folie. Voilà pourquoi je pédale sans fin autour du monde comme le papillon de nuit volète en tous sens autour de la lampe qui brûle. Jusqu’à se niquer les ailes. Jusqu’à mourir debout. Une bouillabaisse, vite ! J’en ai marre de pédaler dans la choucroute ! ».
Sous la pluie, dans le vent, je hurle à la lande désolée : « des seins, des mains, des bouches ! ». C’est dire mon état. Garder cela écrit dans le journal, sans censure est obscène mais c’est ainsi.
Je l’ai écrit.
Désert. Des éclairs zèbrent le ciel. Je porte ma veste jaune et je pense que mourir en Terre de feu, un « arbre d’or entre les deux épaules » aurait de la gueule… Ce soir, lundi 10 décembre, j’arrive au poste frontière de San Sebastian frigorifié, épuisé et trempé. Et là, devant le poste, il y a deux vélos : un couple d’anglais, en tour du monde, partis de Cancún. Ils m’apprennent qu’on peut dormir au poste, gratuitement. C’est pour moi une aubaine : pas de tente à monter sous ce déluge ! Ce sont des toilettes-douches publiques et il y a un espace chauffé avec cuisine où on peut s’allonger pour dormir.
Quel bonheur !
Ils me demandent ce que je fais pour Noël : « un jour comme les autres… », leur dis-je. Angelus Silésius, médecin, mystique, allemand si je ne me trompe du 18ème siècle, a raison de dire que si le Christ ne naît pas en soi chaque jour, c’est en vain qu’il est né. La barrière de la langue m’empêche d’aller plus loin. Leur question me renvoie à ce que je suis étant où je suis. Je ne suis plus, au sens où eux le sont, « chrétien ». Je suis en Patagonie et non pas au Népal. La décision de ne pas faire le voyage me positionne clairement hors de l’église. Les fêtes de Noël m’intéressent peu et ce, depuis longtemps. Je suis plus convaincu de leur routine festive que de leur sens profond. Il reste qu’elles ont leur utilité, moment fort de convivialité. C’est beaucoup. Ne crachons pas dans la soupe même si nous n’en avons plus le goût.
Au matin, la jeune femme sort un calendrier de l’Avent…
Je décide de leur montrer le mot, le message de Fatima traduit en anglais. Ce que je fais juste avant le départ. J’ajoute que c’est trop fort, que je suis faible, que ce que je leur montre, ce que j’ai écrit est trop fort, trop fort pour moi, trop fort pour eux, trop fort pour nous tous. Je ne sais pas ce qu’ils comprennent de mon charabia… On se quitte et on part, eux vent arrière vers Ushuaia, utilisant les vents dominants, moi vent debout, vers le Nord, triple imbécile inconscient et inepte qui va à contre-courant, vent dans la pipe.
Il est de face, force huit à neuf établi.
Le front froid passe après la pluie d’hier. C’est démentiel ! Je ne réfléchis pas, il est trop tard, je pars, bille en tête. Je traverse un no man’s land sur une piste en « ripio », terre mêlée au gravier et ce jusqu’au poste frontière chilien. À un moment, une rafale me stoppe et me renverse.
Je chute.
Lourdement, sur l’épaule droite. Les sacoches amortissent par bonheur beaucoup le choc. D’ailleurs, j’ai déjà les muscles des épaules et des bras tout endoloris à force de me cramponner au guidon et d’essayer de garder l’équilibre. Un peu plus, un peu moins, cela ne change pas grand-chose… Et me voici au Chili, formalités administratives et paperassières dûment accomplies. Je continue, parfois sur le vélo, parfois le poussant, jusqu’à trouver une cabane de chantier providentielle. Il me serait impossible de monter la tente en plein vent. J’entre dans la cabane de tôle ondulée et je me restaure. Je ne sais pas exactement l’heure à laquelle je suis parti du poste argentin, mais en gros, en plus de six heures, j’ai parcouru à peine une vingtaine de kilomètres !
Peu importe. Je suis en errance.
Je m’endors illico sur l’un des deux lits en bois que comporte la cabane. Le vent continue de se déchaîner, au dehors. Quel bonheur, cet abri !
Au matin, il souffle moins fort. Je progresse pendant une trentaine de kilomètres jusqu’à un arrêt de bus qui sert aussi de refuge pour cyclotouristes, situé à quatre-vingt-quinze kilomètres de Porvenir. Je m’arrête et je me fais chauffer un « maté », le thé local. Je prends aussi le temps de lire quelques inscriptions, gravées dans le bois, par quelques « tourdumondistes » avides de laisser une trace de leurs passages. Certaines prêtent à sourire.
« Ma grande vadrouille », « Notre petite folie »...
Le vent se relève, moins rageur toutefois que la veille. La région est sauvage, désertique, battue et rebattue par les vents d’Ouest.
La Patagonie, la Terre de Feu se mérite.
Un berger à cheval ramène avec l’aide de ses deux chiens qui courent en tous sens et à perdre haleine un troupeau de vaches et lamas mêlés. Image étonnante, comme sortie d’un film. C’est beau. J’aperçois un renard qui traverse la piste devant moi. Il est blanc et brun, assez petit, comme ceux d’ici, maigres comme l’est la végétation. J’ai aperçu, hier ou avant-hier, je ne sais plus tant je perds la notion du temps, deux trucks qui m’ont dépassé portant chacun un vélo… Steve, l’écossais ? Emmanuel le français ? Ils étaient deux possibles compagnons de route au départ d’Ushuaia. Si je les avais attendus, j’aurais été tenté du subterfuge moi aussi tant le baptême de la Terre de Feu et des vents qui la fouettent est brutal.
Mais pourquoi aller plus vite ?
Pourquoi ne pas accepter délibérément cette violence ? C’est courant ici pour ceux – les moins nombreux d’ailleurs, tant c’est irrationnel – qui prennent le chemin à l’envers, du Sud vers le Nord, de s’économiser quelques centaines de kilomètres contre le vent. La majorité des cyclistes partent du Nord pour progresser vers le Sud en profitant des vents dominants qui leur sont favorables. Ceux qui empruntent le chemin inverse se font parfois « pick-upés » : ils montent, eux et leur vélo, dans un véhicule qui les aide à traverser ces régions de la Terra d’El Fuego. Je ne regrette pas de le faire ainsi, du Sud vers le Nord, aussi dur et décapant cela soit-il.
La Patagonie parle, la solitude permet d’entendre…
Solitude et effort, violents tous les deux, poussent à la démesure. Je hurle comme un fou : « L’homme marche dans la lumière et va vers la lumière. La lumière l’empliiit. Il est plein de lumièèèèrrre ». Le vent emporte mes paroles et le voilà complice de ma folie. Il colporte mes mots et témoigne lui aussi ! Comme la terre est ronde ici comme ailleurs, ce vent démentiel des quarantièmes rugissants fait le tour du globe, revient, repart, revient, repart, repart et revient sans cesse, hurle sans mollir, devient mon allié, mon ami, mon amplificateur, mon complice. J’ai bien besoin d’en avoir un ! Il met « le Feu sur la Terre… de Feu ! ». Oui, définitivement oui… la réponse est dans le vent !
Je suis heureux, ce soir, allongé sur l’herbe grasse d’un bivouac magnifique, face à la lande, l’eau et les montagnes lointaines du Sud Antarctique.
Je rêve…
Gros plan sur sexes en action et je me réveille tout joyeux en criant : « C’est le mien ! C’est le mien ! ». Je suis fou. J’assume ces extrêmes, du plus haut au plus bas. Ils sont miens. Peut-être aussi ont-ils à se parler…?
Je t’aime. Angélus.
Une interrogation me vient : dois-je faire part de ma décision d’abandonner le voyage au Népal à tous les membres du groupe avec qui je devais partir ? Dans l’affirmative, je dirais ceci : « Nous nous sommes rencontrés, je devais partir avec vous et pourtant, je ne pars pas. Je me dois de vous dire pourquoi. L’aventure se révèle mission d’église et non simple initiative d’audacieux cyclotouristes. Elle sera conduite par un pasteur. L’aventure est belle, utile pour les uns et les autres. Mais je ne m’y sentirai pas à l’aise. Mon parcours de vie m’a mis en marge de l’église. C’est un fait que j’ai peu à peu intégré et que j’assume d’autant plus aujourd’hui par cette décision. Mon histoire est désormais sur « Youtube Message d’un pèlerin ». Elle donne à entendre la motivation de mon itinérance. L’interrompre pour une mission d’église ne me semble pas juste. C’est ainsi. Je souhaite sincèrement à tous et à chacun une très belle aventure ».
Au matin, je décide de ne rien dire.
La Terre de feu a parlé : le silence est roi. Je vis ce qu’ont dit les pères de l’église : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». L’église le sait, elle se le cache. C’est trop explosif et d’abord pour elle-même ! L’accepter et le dire c’est se saborder. Exit l’église, ne reste que chacun, au plus haut de lui-même. Donc, elle préfère raconter des fadaises. Qu’elle s’en arrange, qu’elle s’en débrouille !
C’est son problème et pas le mien.
Aujourd’hui je dis : « Dieu se fait homme pour que l’homme devienne Dieu ». Au présent, toujours, ici et maintenant, en tout homme. Et non une fois pour toute, en Jésus-le-Christ. Cela pourrait faire croire que la primauté du Christ est dépassée. Il n’en est rien. C’est, tel que la tradition le rapporte, l’homme qui a vécu le plus intensément cela.
Un goéland marin, avec le dessus des ailes d’un noir outremer, m’accompagne et vole lui aussi à ma hauteur, à ras de terre pour jouer au mieux avec le vent qui souffle force 7 établi. Il m’accompagne pour me donner la force d’assumer la route et ma pensée. J’aime à croire cela. Il se veut compagnon et se joint pour un temps à la bande des trois.
Les trois… ?
Les trois sont des mots. D’abord discrets et subliminaux, ils m’accompagnent depuis que je me suis mis en marche le 7 septembre 2016. Puis ils s’incarnent, prennent chair au cours des jours et des rencontres. Indissociables, intriqués, indispensables l’un à l’autre, ils se nomment lumière, fraternité, désir et deviennent synonymes. La fraternité est lumière, le désir est lumière, la lumière est désir, le désir est fraternité…
Ils disent que tout est un, foi de goéland !
C’est dantesque de progresser ainsi, sur une piste en terre et graviers, en utilisant quasiment tout le temps le plus petit développement, celui réservé normalement aux côtes démentielles. Et ici, c’est tout plat, aplati par le vent ! Dans un abri, des inscriptions de cyclotouristes. L’un d’eux a dessiné son fantasme, une femme nue.
Je l’embrasse…
Au loin, un mini-bus arrêté : le chauffeur change une roue, crevée. La conversation s’engage avec une jeune femme qui parle français. Elle demande qui, parmi les passagers, a de l’eau. Une autre m’offre sa bouteille d’eau gazeuse. Je n’avais presque plus rien, quelle aubaine ! Au moment de partir, un homme me tend son cappuccino en boîte, un autre son sandwich. Je n’ai rien demandé. Quelle générosité ! Avant de partir, la femme me décharge de ma poubelle. Je reprends ma lutte contre le vent jusqu’au soir où je m’effondre, épuisé. J’ai un herpès qui pousse à la lèvre. Cela faisait longtemps ! L’effort est très violent, de par le vent. La route est magnifique, peut-être la plus belle jamais rencontrée jusqu’ici : désertique, longeant un bras de mer qui doit être l’océan pacifique, bordée de fleurs jaunes, une merveille.
Presque personne, un bonheur…
Au matin, le vent a encore repris, si c’est possible et ça l’est toujours, de la force. La tente est exposée. Je la plie avec difficulté avant de me mettre en selle ! Je suis las, décapé. Plus loin, deux couples de jeunes gens, un hollandais l’autre iranien, ont arrêté leur voiture et déjeunent dans une cabane de pêcheurs. On parle et ils me donnent de quoi remplir un de mes bidons d’eau.
Je n’ai presque plus rien à nouveau…
J’arrive enfin à Porvenir, petite ville de baraques aux couleurs vives, en bord de baie. Je ne m’arrête pas et je vais jusqu’à l’embarcadère, cinq kilomètres plus loin, pour voir s’il y a un bateau en partance pour Puentas Arenas. Il y en a un à six heures. Il est près de treize heures. Je m’abrite dans le hall d’attente et je mange, quelque peu hagard, le bol de riz qui me reste. Puis je patiente : je n’ai plus envie de rien, même pas celle d’écrire.
Je suis rétamé, vidé, KO debout.
Ce matin, je me réveille avec en-tête la stupidité de ma démarche : faire un tour du monde en solo puis envoyer des nouvelles avec l’annonce d’un voyage en groupe au Népal.
Pour nada ! Pour rien !
Pour ne rien en faire ensuite. Quelle bêtise ! J’en avais le pressentiment et je ne voulais rien envoyer. Ce n’est pas mon style. Je communique rarement et ne donne que très peu de nouvelles. Il faut que je m’y force, cela ne m’est pas naturel. Je m’y suis obligé. J’ai foncé et patatras : pas de Népal ! Résultat des courses : j’ai répandu de fausses nouvelles à trente de mes connaissances, françaises et canadiennes.
J’examine : pourquoi avais-je accepté cette invitation reçue par WhatsApp alors que j’étais en Italie ? Peut-être que je craignais que l’errance ne me devienne trop lourde ? L’acceptation me fournissait un but : arriver jusqu’à l’hiver. Puis poser le vélo et partir, non plus seul mais avec d’autres. Cela m’allait, me permettait de souffler mais j’ignorais que c’était mission d’église et qu’on devait partir, bible à la main ! Et me voilà renvoyé à l’errance, à pédaler comme un malade !
Je suis vidé, la Terre de Feu m’a baptisé.
Le vendredi 14 décembre, je prends le ferry qui traverse le détroit de Magellan et, de Porvenir, m’emmène jusqu’à Puerto Natalès. Je ne sais pourquoi, mais l’application ne me localise plus et je n’arrive pas facilement à trouver d’auberge. Comme toujours, arriver dans une ville après tout un temps de solitude me tourneboule et, sitôt arrivé au port pourtant tant espéré, je n’ai plus qu’une envie, le fuir ! Je fais le plein de nourriture, d’eau, d’essence pour le réchaud et me voilà reparti à la nuit tombante. Devant une enceinte d’usine ou de campement militaire, je ne sais, j’aperçois un immense mobil-home monté sur une remorque au plateau assez haut.
Je plante la tente dessous.
Le lendemain, un vent de folie, plus de soixante noeuds, m’empêche d’aller bien loin. Je trouve refuge dans un parc public en bord de mer où, à l’abri des arbres, je peux établir le bivouac. Il y a des toilettes en dur. À l’intérieur, je peux allumer le réchaud, le vent interdisant tout autre tentative ! Procéder à cette opération en plein vent est impossible et, sous la tente, suicidaire.
Je me repose, épuisé par ces huit premiers jours de traversée de la Terra del Fuego contre le vent. Dans l’après-midi, je descends sur la grève. Je trempe mes mains dans l’eau du Pacifique, la contemple, joue avec les graviers, mains sous l’eau qui se touchent et une scène se rejoue dans le miroir de sa surface. À l’embarcadère de Porvenir, une femme engage la conversation. Elle est jeune, petite, belle et avenante, divorcée deux fois, avec une petite Sophie de trois ans environ qui tourne dans ses jupes. Son amie me désigne, lui disant en riant : « troisième mari, jusqu’à la tombe ! ». Le tout en espagnol bien sûr, mais bien compréhensible, appuyé par les gestes et le regard. Hébété, sonné par le round joué sur le ring de la Terre de Feu, j’assiste à l’échange plus comme spectateur niais que comme acteur, partie prenante. J’aurais du l’épouser… Pourquoi pas au fond ?
Je voudrais être deux.
Je remonte de la grève jusqu’à mon campement, je soigne Séraphin et je m’endors. Le lendemain je reprends la route, le vent semble avoir faibli mais je constate rapidement qu’il n’en est rien. Une flamme de torchère de raffinerie est là qui en témoigne, à l’horizontale. Les rafales sont terribles et l’une d’elles me déporte sur le bas-côté. Cherchant à reprendre la route, j’attaque trop de biais le rebord du revêtement, la roue avant ripe et c’est la chute, brutale, sur le goudron. Là encore, les sacoches et le guidon papillon amortissent bien le choc.
Je trouve refuge dans une cabane en tôle, en bord de route. Il y a un lit défoncé avec une moitié de matelas en caoutchouc. Cela fera l’affaire, bienheureux de trouver un abri. Le vent se renforce au soir et je suis incapable d’aller plus loin. Il y a, à l’intérieur de la cabane, un nid d’oiseaux. Je les entends, véhéments, protester au dehors contre l’intrusion et l’intrus. Il va falloir cohabiter… Je vais peut-être mourir en Patagonie. C’est très dur. L’effort est violent.
Merci mon corps !
Me revient en mémoire la rencontre de cet allemand, la quarantaine, à deux ou trois jours d’Ushuaia. Il venait d’Alaska, après un périple de dix-huit mois et n’avait qu’une hâte, celle de rattraper deux cyclotouristes québécoises, à un ou deux jours devant lui.
Désir, quand tu nous tiens…
La reconnaissance brute de son désir, son exigence implacable vaut-elle moins que l’autosatisfaction proclamée en public d’une « assez belle chasteté », ainsi que je l’avais entendu dire par un de ceux qui en font voeu ? Qu’en est-il pour moi ? J’ai connu une période d’abstinence « divine » et tout autour, une vie de déboires. C’est ainsi…
Peu importe.
Nous sommes lundi 17 décembre et la cabane gémit, tremble de toutes ses tôles. Ici, c’est la latitude des quarantièmes rugissants, redoutée des marins. Le vent rugit, mord, détruit, nettoie, aseptise… Je reste là, je dors, je mange. Mon esprit est vide. Je vais mourir.
Tout est bien.
L’inconvénient des jours de repos, c’est que le stock d’eau et de nourriture descend sans que n’avancent les kilomètres. Reste l’espoir que les forces se reconstituent et que le vent faiblisse. Le lendemain, le jour n’est pas levé que je m’éveille en sursaut, en alerte. Je sens qu’il se passe quelque chose d’anormal. Et ce qui l’est, c’est qu’il n’y a plus de bruit, plus aucun gémissement ! Le silence est total et c’est lui, par son incongruité, qui m’a réveillé.
Je sors…
Rien, l’air est immobile, le vent absent ! Il a soufflé depuis mon départ d’Ushuaïa sans interruption. Douze jours entre force sept et douze, toujours vent debout. Je plie tout et je me dépêche pour profiter de l’aubaine. Il ne tarde cependant pas à se relever et se renforcer. Mais je suis en route. Un pick-up me dépasse, chargé de quatre vélos, dont ceux de deux jeunes espagnols. J’ai reconnu leurs montures. Je les avais croisés à mon arrivée à Ushuaïa et revus sur le ferry qui amenait à Puntas Arenas. Les deux autres vélos sont probablement ceux de Steve et d’Emmanuel. Il n’y a pas foule par ici ! Dans une côte, un pick-up s’arrête spontanément pour me demander si je veux monter à son bord jusqu’à Puerto Natalès. Je refuse. A quoi cela me servirait-il ?
Pourquoi aller plus vite ?
Je croise ensuite un couple d’américains qui, en plus de deux années, est descendu d’Alaska jusqu’ici. Je ne peux m’empêcher de songer au bonheur de faire cela à deux.
Bref, ne rêvons pas !
Aujourd’hui, pour la première fois, je vois les sommets enneigés de la Cordillère des Andes. Le vent se renforce sur le soir et il me faut songer à trouver un abri au lieu de rêver mais je ne peux toutefois empêcher un souvenir récent de remonter à la surface, attendrissante scène contemplée sur le ferry. Une mère allaite son petit garçon le plus naturellement du monde, sans chercher à se cacher, tout en devisant à haute voix et riant de bon cœur avec son groupe d’amis. C’est beau, tout simplement beau. Et quand une fois dans sa vie on a vu un enfant téter le sein de sa mère, quand on a soi-même eu l’immense bonheur de le faire, comment ne pas s’en ébahir à vie… ?
J’aime à la folie.
Le puits de passions sur lequel l’homme est assis sa vie durant déborde de ses flux. Je prends la totalité de la personne que je suis devenue à bras le corps. Aucun blocage ne fausse le désir. L’amour le plus grand m’a pris tout entier et tout en me comblant, me rend erratique. Je trouve toute femme belle et digne d’être aimée. C’est dit. Dire cela c’est exprimer un manque : je rêve d’être deux.
C’est dit aussi.
Je quitte la province dite des « Magellanès » et le paysage change du tout au tout. Il y a des arbres ! La terre de Feu en était totalement dépourvue. Je t’aime. Angélus. Peut-être vais-je mourir d’épuisement ? Epuisé de courir après toi !
Ce serait beau…
La température a subitement augmenté ; la nuit est très chaude et je ne ferme pas le duvet. Au matin, l’air est calme, chaud, limpide. Le cauchemar est-il fini ? Je pars en tenue légère, cuissard, tee-shirt et polaire tout de même. Mais je ne tarde pas à déchanter. Je n’ai pas fait cinq cents mètres que le vent se relève et qu’il me faut remettre pantalon et veste goretex. Il me sera difficile d’atteindre Puerto Natales avant la nuit, je n’ai presque plus rien à manger, plus d’en-cas : il faudra se résoudre à faire la popote et mettre le riz à cuire…
En chemin, je croise un couple de jeunes français. On échange nos périples. Ils voyagent et travaillent ici et là. Marion préfère voyager et Max voudrait bien à présent un vrai boulot. Ingénieur, il a envoyé plusieurs CV pour travailler dans les éoliennes en Argentine tandis que Marion sollicite sa soeur pour continuer le voyage ! Ils m’indiquent le camping où ils ont dormi la nuit dernière. Avant de se quitter, je leur fais mention de la vidéo.
Parler, communiquer redonne de l’énergie…
Et je retrouve des jambes. J’arrive à Puerto Natalès, le camping est très sommaire, sur les hauteurs de la ville, exposé au vent donc. Je prends une douche, froide, car l’eau n’est chaude qu’à certaines heures et ce n’est pas le bon moment… Je monte la tente entre des palettes de bois censées protéger du vent, les toiles sont très proches les unes des autres, la nuit sera des plus horribles, balancée entre les roucoulements tardifs d’un couple d’amoureux espagnols et les conversations téléphoniques d’avant l’aube, pour convenances de décalage horaire.
Bref, les campings, je crois qu’on ne m’y reprendra plus…
Je préfère mille fois le sauvage. J’ai profité de la ville pour faire un vrai repas : agneau grillé, comme d’habitude. Quelle merveille ! Il est dommage que je me sois coupé quelque peu l’appétit en cédant préalablement au clin d’oeil aguicheur d’un gâteau qui se révèle décevant et indigeste ! Mais on ne se change pas facilement ! Il faut dire aussi que j’ai l’estomac noué pour deux autres raisons : le trop d’efforts physiques et la rage presque, oui la rage de ne pas être deux. Sur la piste, ça va, je suis seul dans l’effort, je suis connecté, je suis bien, je ne voudrais pour rien au monde ne pas vivre ces moments.
Tout en étant seul, je ne le suis pas…
Mais quand j’arrive dans une ville, un lieu touristique comme ici, je vois des touristes, des femmes, des jeunes, des couples et je suis subitement déshabillé : je prends conscience de ma solitude. Je voudrais être normal, comme les autres, avec les autres. Se réveille en moi l’envie de communiquer tout ce que je vis. C’est vraiment un périple, le premier, que j’aurais beaucoup aimé partager.
Je vieillis ? Je mûris ? Je radote ?
Je démonte tout aux premières lueurs du jour et je suis obligé d’attendre que sonne sept heures pour prendre une autre douche, chaude cette fois ! Puis je traîne dans la salle commune pour recharger le téléphone. J’envoie mails et Whatsapps. Après l’énorme bug de communication à propos du Népal, je réduis mes échanges au strict minimum. Je repars et au soir, après le maelström de la ville et du camping, je retrouve le calme, la sérénité d’une cathédrale plantée au coeur de la nature. Angélus.
Je suis heureux.
Le lendemain, j’invective le ciel en roulant. Le paysage dessine comme des poitrines féminines. Sur un amas lointain de rochers, je crois deviner le mot « sexe » écrit. Quand j’arrive à la hauteur du rocher, plus rien, le mot a disparu, subrepticement effacé par un lutin farceur !
Je hurle à la terre qu’elle est érotique, en attente d’être fécondée…
Quelques kilomètres après la sortie de Puerto Natalès, il y a un couple de jeunes tchèques qui attend à un arrêt de bus, protégés du vent, tout en faisant du stop. On discute. Alors qu’on évoque la difficulté du parcours, le dénivelé, le vent, la jeune femme me dit : « Stay strong ! ».
J’éclate de rire.
C’est le mot de Saint Paul : « Sois fort et tiens bon ! ». Je repars, revigoré. Je trouve un bivouac en contre-bas de la route, à l’abri relatif du vent. Le lendemain, le tracé vers El Calafate s’oriente vers l’Est et c’est un grand plaisir. J’ai, pour la première fois, le vent arrière. De plus, la route est descendante : je n’ai plus besoin de pédaler. Joie ! Grande joie, hystérie même ! Je lâche le guidon, redresse le buste, me gonfle autant que je le peux et étend les bras comme un avion ses ailes. Quel bonheur grisant après tous ces jours de lutte pied à pied contre le vent. Mais cela ne dure pas et c’est une piste en tôle ondulée qui me ramène à la réalité.
J’établis le bivouac sur la pampa, très belle, pas d’arbre, presque un désert, des mamelons doux. La terre est sablonneuse, parsemée de touffes d’herbes drues. Au soir, les loirs s’ébattent autour de ma tente, à la recherche de nourriture. C’est comme si, pour eux, je n’existais pas. J’espère qu’ils ne s’attaqueront pas sournoisement à mes sacoches, presque vides d’ailleurs de toute nourriture. L’après-midi suivante, je croise un couple d’anglais qui descend de l’Alaska. On évoque en riant les moustiques et autres « bugs » du Canada.
Je hurle à plein poumons : « Je t’aime. Je t’aime. Toi qui es, je t’aime. Principe de vie, je t’aime. Innommable, je t’aime. Rayon de lumière, je t’aime. Toi qui es ce que tu es, je t’aime. Je t’aime…».
Le désert accueille mon éloge : « Ce que le silence et la solitude du désert apporte d’utilité et de joie divine, ceux-là seuls le savent qui en ont fait l’expérience ! ».
Voilà, tout est dit !
Des moments comme celui-là justifient à eux seuls, s’il en était besoin, mon errance et sa solitude corrélative. Mais est-ce cette terre si désertique, si fouettée par les vents et pourtant si féminine qui doit être ma seule compagne ? Certes, elle me comble mais elle me renvoie aussi à une autre, tel un tremplin. Je suis faible et je me surprends à envier ces couples unis dans l’effort et l’aventure. C’est dit. J’ai eu des occasions. Je les ai refusées, peu enclin à brader ma solitude, si riche.
Dont acte !
Au matin du 22 décembre, je reprends la piste, instable par les graviers accumulés. C’est un vent de folie qui m’attend, traversier ou de face. J’ai les mains, les bras, les épaules en compote. Les fesses aussi d’ailleurs ! Rouler sur de la tôle ondulée est un exploit. Parfois, je mets pied à terre quand la piste est trop mauvaise ou bien le vent trop fort. Et ceci pendant près de soixante-dix kilomètres ! Quand je retrouve la route asphaltée, j’ai le vent dans la pipe, plus de soixante noeuds, force douze ! Je suis en permanence sur le plus petit développement, descendant parfois de vélo, m’arc-boutant dans les rafales. Mais le ciel est tellement beau, dans toutes ses teintes de gris qui poussent jusqu’au noir, avec des nuages parfaitement roulés, ourlés, dessinant mille motifs imaginaires.
A quoi je pense tout au long du jour… ?
Dieu se fait homme. La théorie de l’évolution est vraie. L’évolution en est au stade de l’homme. Dieu se fait homme en tout homme. Et cette conscience-là monte. Dieu se fait homme pour que l’homme le devienne. C’est le stade supérieur et ultime (…?) de l’évolution. La place du Christ ? Un homme comme les autres mais qui a eu une conscience aigüe et unique de cette chose-là. Et en cela, il mérite son rôle de guide et de maître. Il est le mien. Mais je ne crois pas à sa naissance virginale, je ne crois pas qu’il est venu une fois pour toutes pour sauver les hommes, sauf à les sauver en donnant l’exemple, sauf à le suivre, chacun, dans sa conscience d’être. Celle d’être divin. Je ne crois pas qu’il faille en faire une idole, un objet d’adoration, ni même un sujet d’adoration. Je crois même que c’est une erreur, une idolâtrie. Une amitié, intimité, fraternité est le seul possible, le seul nécessaire.
C’est beaucoup, énorme !
La religion, quelle qu’elle soit, est avant tout une élaboration, une construction de l’esprit avant de devenir une institution servant à guider, conduire les foules. La religion de l’Islam, instituée six cent ans après le Christ, est là pour preuve a contrario de l’inutilité voire de la puissance potentiellement néfaste des religions. L’une succède à l’autre, la remplace, se dresse contre, combat. Cela occupe les hommes, nourrit les luttes, les guerres fratricides. Mais ce ne sont qu’enfantillages. Ce qui se joue sur cette terre, en ce temps comme en tout temps, en ce lieu comme en tout lieu, est grandiose : c’est l’avenir de Dieu. Nous sommes des acteurs qui s’ignorent, nous sommes dans quelque chose de géant et nous nous occupons de futilités, fiers des théories, des constructions que notre esprit échafaude. Je ne me mets pas à part de cette histoire et je ne critique rien. C’est comme ça. Il faut vivre et vivre est une évolution à long terme. Tout est utile, même les ratés le sont. La conscience d’être le divin en formation change le regard.
Voilà à quoi je pense…
Et sans cette déclivité de terrain qui me permet de m’abriter du vent, je n’aurais pu écrire cela, accoudé à la maçonnerie de la buse d’un fossé, pour l’heure heureusement à sec. Merci ! Qui a mis en musique tout cela, tout ce que je viens d’écrire, allongé, aplati, aux abris ? Qui ? Le vent, bien sûr !
La réponse est dans le vent…
La rudesse de la traversée de la Patagonie, son désert, ses vents implacables me donnent-ils la force de porter et d’assumer le « couac » entre l’église et moi ? Si je trouve la force de traverser la Terre de Feu contre les vents dominants, puis-je trouver celle d’affirmer que l’homme est divin ? Ma traversée de la Terra del Fuego devient allégorie. Si je trouve cette force, je suis disciple. L’homme de Nazareth a trouvé la force de s’ériger contre l’église de son temps. Il est mort d’avoir affirmé que l’homme était Dieu.
Il est mort d’avoir dit : « Je suis ».
Accepter l’aventure du Népal n’était que faiblesse de ma part : elle suspendait mon itinérance. La refuser m’a projeté dans les bras du désert et me conforte dans l’acceptation du sens des expériences. Cet choix entre deux possibles, accepter ou refuser, m’engage plus avant.
« STAY STRONG ! ». La vision du pèlerin qui marche dans la lumière est une irruption de l’éternité dans le temps, irruption d’un temps autre…, d’un temps plus avancé…, d’un non-temps… Dans celui-ci, l’homme a non seulement conscience de la lumière mais il la voit. Il marche vers. La lumière devient son but. Lui-même est encore sombre. Ne parlons pas de ce qu’il en est, de ce que je suis à l’heure où j’écris ces lignes, planqué dans le maigre repli de terrain, attendant que le vent se calme.
Ce qu’est la lumière, nul ne le sait.
Il n’est donné que de voir ses rayons. La source reste inaccessible. Parce que les rayons aveuglent. Parce que les rayons attirent tout en communiquant ce qu’ils sont mais sans permettre d’atteindre leur source. Parce que c’est ainsi. Il m’aura fallu toute une vie pour, non pas abandonner la personne du Christ, mais la dégager de l’idolâtrie dans laquelle l’a momifiée la religion. L’homme de Nazareth est jalon dans l’avenir de l’humanité vers la conscience d’être.
L’homme-lumière est l’archétype de l’homme.
Le poids des schémas de pensées exerce son pouvoir de freinage. Peu importe. Il ne peut en être autrement. La conscience d’être balaye ces lourdeurs. Je constate tout de go que le « Viens et vois » de Saint Jean est vrai. Il a expérimenté cette conscience, il a vu : « Viens, approche-toi de la vraie nature de l’homme de Nazareth et vois la lumière qu’il a vue et que lui-même est. Cette lumière, toi aussi tu l’es. Tu es lumière ». Voilà ce que signifie le « Viens et vois » de Saint Jean. Viens en Patagonie et dis ce que tu as vu. Écris. Voilà pourquoi je suis là, voilà ce que j’ai à faire. Folie.
Je suis fou.
Le dimanche 23 décembre, je suis à El Calafate. Levé à quatre heures du matin, après une nuit passée à la belle étoile car le vent ne m’a pas permis de monter la tente, je démarre très tôt avec le secret espoir que cette lutte va cesser.
Et je suis exaucé !
C’est une belle chevauchée qui m’attend au coeur d’une nuit de pleine lune qui se dilue peu à peu dans l’aube d’un magnifique soleil levant. J’avale les quelques soixante-dix kilomètres presque sans effort. C’est ainsi que j’arrive à neuf heures du matin dans cette petite ville très touristique, capitale des glaciers. J’ai besoin d’une douche et de laver mes vêtements de vélo. Ils n’ont pas encore connu l’odeur du savon en Patagonie. Je dois aussi voir si je peux trouver la petite fuite au matelas qui fait qu’au matin, il est toujours un peu plus plat que la veille…
Je décide de jouer au touriste…
J’ai besoin de repos. La lutte a été dure, très dure pendant tous ces jours contre les vents d’Ouest. Hier au soir, j’étais proche de l’épuisement. Mais quelle beauté que ce parcours dans la pampa argentine, semblable à un désert. Pas un arbre, pas une construction, rien à perte de vue, des mamelons doux de terrain, une terre parsemée de touffes d’herbe, des nuages roulés par le vent comme du coton, ourlés de gris, de bleu, de gris-bleu, c’est magnifique ! J’aime ce paysage dans sa dureté, il s’accorde à mon âme. C’est comme si je prenais là de la force et je comprends au fil des kilomètres que cette force est celle de porter l’enseignement des expériences de lumière.
Pour le moment, je joue au touriste et m’octroie sans vergogne une chambre à l’hôtel, une vraie chambre, pour moi tout seul. Quel luxe ! La nuit dernière j’épousais la terre, dure à mes reins et le ciel, cher à mes yeux. Ce soir, je m’affale dans un lit. D’ordinaire, je m’en passe volontiers mais là j’en ai besoin et c’est possible.
Donc, je prends !
A midi, le vent s’est relevé, plein Ouest, dans les forces sept à huit. Je n’irai pas voir le glacier Périto Moreno en vélo, quatre-vingt kilomètres plus loin. J’opte pour le circuit en bus qui passe devant la porte de l’hôtel pour faire de moi un touriste parmi les autres. D’ailleurs, même si je le voulais, je ne pourrais faire autrement car il est interdit de camper dans les parcs nationaux et il m’est impossible de faire les cent soixante kilomètres de l’aller-retour dans la journée.
Cela me va très bien !
Sur la lancée, je réserve donc une deuxième nuit à l’hôtel. Le lieu, beau et de plain-pied est idéal pour se refaire une santé et entretenir l’équipement ! Il me faut bien reconnaître que je suis à bout de forces, saoulé, tourneboulé, épuisé par le vent. Je fais un vrai repas, agneau et légumes grillés : un régal ! Je me régénère. Je ne suis pas un ascète, je suis un fou, un fol en Christ, un apprenti, une chrysalide d’où naîtra l’homme-lumière…
Fou à lier, je fais des courses…
Rejoindre El Chatten, à quelques deux cents kilomètres devrait être ma dernière épreuve contre le vent. Ensuite la cordillère l’arrête, paraît-il, et donne le relais à la pluie. Voilà à quoi je pense tout en cherchant la fuite au matelas. Je n’en trouve pas mais du moins l’aurais-je un peu lavé… Il pue de sueur et de crasse accumulées au cours de dix mois de voyage. Je me pose, comme après un raid, une traversée du désert. Elle a été intense en effort et en pensée. Le motif de mon errance est bien là, prégnant, qui émerge et darde, tout droit sorti de l’usure et de l’épuisement de mon corps. L’enseignement des deux expériences de lumière me pousse, presqu’à mon corps défendant ou du moins avec incrédulité tellement c’est énorme, à me reconnaître dans ce qu’a vécu l’homme de Nazareth, à accepter que je vis à toute petite échelle ce qu’il a pu vivre de la lumière et à dire comme lui, la divinité de l’homme. C’est le motif de sa condamnation. Autre temps, autre moeurs.
Cela me va…
La traversée de la Patagonie contre les vents dominants est un challenge déraisonnable pour tout cycliste et à fortiori pour un homme de mon âge. Si je peux le relever, c’est que je peux porter aussi le message de l’homme-lumière. Tel est ce dont je me persuade. L’église se sert du Christ comme d’un pare-foudre. S’ériger contre le conformisme des religieux de son temps, c’est ce que lui-même a fait.
L’important est d’être soi.
J’occupe ma journée à vérifier mon équipement, mis à mal par cette traversée sauvage et tous ses cahots. Je vérifie tous les points d’attache des sacoches. Et ce n’est pas inutile ! Toutes ces secousses ont fait que bien des vis se sont relâchées. Je n’ai pas envie que la mésaventure qui m’était arrivée en Italie recommence. Je vérifie aussi toute la visserie de Séraphin lui-même et je retends la chaîne sans oublier d’y mettre de l’huile. Le soir, je rencontre au bar de l’hôtel Timothée, jeune lillois de vingt ans, addict, selon ses dires, à l’alcool, au tabac et au jeu. Il a pris un an pour voyager en Amérique latine après son DUT de techniques commerciales. Nous avons un bel échange, parlons de Séville qu’il adore et je lui fais mention de la vidéo.
Le lendemain, je deviens le touriste lambda…
Le bus est un bus de safari, un 4*4, au look ad hoc, peinturluré faune sauvage. La file à l’entrée du parc national est impressionnante et l’on attend, assis sur son siège, dans le bruit des moteurs et l’odeur du gas-oil. Lorsque l’aval est enfin donné d’aller plus avant, le bus se met en marche puis s’arrête à un endroit prévu pour lui et tout le monde descend. C’est réglé comme du papier à musique : un petit peu de marche sympa et le groupe arrive au glacier. Superbe bien sûr ! Mais il fait froid, le vent du Pacifique vient de l’ouest et passe sur la glace avant de s’emparer du corps. Sur le vélo, je résiste. Touriste sans défense, balloté, conduit, je deviens proie. Je me réfugie à la cafétéria où je m’endors un moment. Les forces reconstituées, je suis alors en mesure de faire le parcours « glacier » : je descends au plus près de ces falaises de glace hautes jusqu’à soixante-dix mètres. C’est beau, certes, mais la journée est éprouvante, balloté que je suis, sans défense, dans ce bus chaotique. À tout prendre, je préfère avoir à lutter moi-même contre les éléments avec Séraphin comme monture. Je ne comprends pas grand chose à ce que raconte la guide, mais peu importe car mes yeux suffisent. Au retour, je constate que je suis affamé, proche de l’inanition. Je prends la douche et retourne manger ce délicieux agneau grillé qui est le plat traditionnel du pays. Je m’embourgeoise.
Je n’ai plus envie de me battre…
De Suisse, je reçois des nouvelles. Le récit de mes expériences est qualifié d’impression. Le mot me renvoie à la vanité de vouloir dire. Je n’ai pas « l’impression » que l’homme soit divin, j’en ai la certitude. Même si parfois, bien sûr, je doute. C’est tellement énorme. J’envisage la possibilité d’avoir créé et fait naître ces expériences par la seule force de mon désir. Mais est-ce possible ? Je n’ai rien désiré sauf essayer de comprendre le sens d’une vie, si elle en avait un. Les deux expériences n’ont été que très lentement comprises, avalées, digérées. Et ce, autant que faire se peut, autant qu’il m’a été donné de le pouvoir.
Et la réponse s’est découverte peu à peu, implacable.
Il est vrai que j’ai eu, enfant, une formation, une éducation religieuse. Sa symbolique aurait-elle pu créer d’elle-même la réalité de ces expériences ? C’est une perspective à laquelle j’ai souvent pensé. Mais j’ai fini par acquiescer à son insuffisance. Il m’apparait plus vraisemblable d’admettre que ces expériences sont arrivées telles quelles, réalité venue d’ailleurs. Il m’apparaît plus évident de penser qu’elles sont et ont une réalité à faire comprendre plus grande que toute symbolique religieuse en eut été capable.
Tout en ayant l’apparence de la folie…
Le 25 décembre, je quitte El Calafate et reprends la route, bitumée cette fois, vers El Chalten. Le paysage est nouveau et incroyablement beau. Des rivières, des lacs d’un bleu turquoise époustouflant de pureté, des collines qui dessinent des motifs semblables à ceux des glaciers. Elle me font penser à la pochette d’un trente-trois tours mythique de ma jeunesse, « Deep Purple in Rock » !
Cette image dans la tête, je traverse un pont.
Je ne sais plus où donner du regard tant le paysage est captivant de beauté. Je plonge mon regard à droite à gauche dans l’eau du lac d’un turquoise incroyable, je l’élève sur les falaises magiquement sculptées, le rock brutal de Deep Purple sonne fort et… je manque de peu la grande cabriole ! Un nid de poule énorme, trente bons centimètres de diamètre, traversant toute l’épaisseur du tablier ! Toujours jusqu’à maintenant, le bitume a été impeccable. Je l’aperçois au dernier moment, ce trou, je le frôle à ras-bord, zigzague, évite de justesse le parapet et me redresse enfin. Ouf, c’est passé très près, cette fois ! Instant d’inattention qui aurait pu me coûter la jante, une chute et la fin de l’histoire.
Peu de temps après, je croise un japonais. Les échanges sont réduits au strict minimum. Reste la fraternité d’une condition partagée, celle du cyclotouriste en tour du monde. Je rencontre aussi un couple de jeunes français qui, partis du Mexique, veulent terminer leur périple à Ushuaia. Ils ne sont pas mécontents, me disent-ils, de retrouver un peu de stabilité. Je leur fais mention de la vidéo avant de nous quitter, eux vent arrière, moi vent de face. L’idée d’arrêter m’a traversé aujourd’hui…
Lassitude.
Au soir, peut-être vivifié par la rencontre et l’échange ou par la beauté du paysage qui se dévoile à mes yeux au soleil couchant alors que je me prépare à passer une nouvelle nuit à la belle étoile, je suis bien.
Angélus.
Tout se simplifie : « Un enfant qui met sa main dans le feu a-t-il l’impression que le feu brûle ? Non, il en a la certitude. De l’expérience nait la certitude, non l’impression. La vision de l’homme qui marche dans la lumière témoigne de l’irruption d’un autre temps dans le temps. D’un temps futur dans le temps présent. Plus tard, je verrai la lumière et je marcherai vers elle. J’ai vu maintenant ce que je verrai et serai demain. Là encore, certitude et non impression ou croyance. Certitude née de l’expérience vécue, sauf à remettre en cause celle-ci. La deuxième expérience, survenue six mois plus tard, prolonge la première. Un rayon m’a percé jusqu’à me faire être ce que lui même est et ce, dans la conscience de moi-même irradier. Parce que je suis né dans un pays de tradition chrétienne, j’ai voulu confronter ces expériences avec celles rapportées par la tradition. La lumière y est omniprésente. Trop forte, l’homme a disposé des abat-jours. L’homme des cavernes ne connait pas l’explication scientifique du feu mais son fils, qui a mis la main dedans, n’en a pourtant pas moins la certitude qu’il brûle. Ainsi pour moi ».
Les nuits passées à la belle étoile me permettent de contempler Orion, Sirius, le Serpent. Elles incitent à un réveil matinal. Levé avant le jour, je suis vite en selle et je profite d’un jour sans vent. Exceptionnel ! Lors d’une halte à l’entrée d’un parc national, je rencontre un couple de cyclotouristes français qui descend vers la Sud et alors que l’on discute, j’ai la désagréable surprise de me faire piquer par des taons ! Il y en a quelques-uns, me disent-ils, fort d’où ils viennent. L’absence de vent et le soleil les incitent à sortir. La trêve du Grand Sud, sans bestioles aucune, semble terminée.
Dommage !
J’arrive à El Chatten vers treize heures, quelques cent dix kilomètres plus loin. Juste le temps de faire des courses, de prendre de l’essence et c’est reparti. Direction : « Lago Désierto » ! Ralf, l’allemand déjà rencontré à la sortie de Puntas Arenas un jour de très grand vent est là. Je le croise à la sortie du petit supermarché où, tous deux, nous nous ravitaillons. Il me dit prendre le bateau le lendemain à dix heures.
Pourquoi pas ?
Je me restaure, j’en ai besoin. Une grande salade maison suivie de spaghettis à la carbonara me redonnent des forces. L’embourgeoisement continue. Ce matin, l’impression que tout est vain m’a envahi. Vain d’expliquer, vain de dire. La lumière est. Cela n’avance à rien. Elle fait son chemin. Elle n’a pas besoin de nous. Elle blesse d’amour qui elle veut. Et celui-là n’est plus jamais pareil. Mais que peut-il faire ? Que peut-il en faire ? Rien, sauf la dire, la transparaître, à sa mesure, sa faible mesure. Mais comment ? Chacun son charisme. Merde ! J’en ai marre de tourner en rond, même si c’est autour du monde. Je dis « Merci » à tout et je veux une femme ! De lumière si possible. Qui pédale si possible. Autant s’avouer que je cherche le mouton à cinq pattes et que je resterai seul jusqu’à la fin.
Qu’elle vienne !
Je quitte le resto, requinqué et je prends la piste vers le « Lago Désierto ». Il y a encore trente sept kilomètres de « ripio » à parcourir jusqu’à l’embarcadère. Le vent se relève. Au bout d’un temps, je trouve un endroit où me blottir, à la belle étoile. Il est plein de moustiques mais je suis épuisé et devient, consentant, proie facile.
Le paysage change…
Après le désert de la Patagonie, je me trouve subitement dans la Cordillère, en montagne. Je suis entouré de sommets enneigés. L’eau des rivières, issue des glaciers, est incroyablement limpide, d’un turquoise sans pareil. Je parcours les quelques kilomètres qui me restent et j’embarque au matin sur un petit bateau pour traverser le lac. Ralf est là. Nous sommes donc deux, avec nos vélos plus deux jeunes randonneurs à pied et leur guide. Nous sommes le 27 décembre.
C’est vraiment une aventure…
Ce bateau qui traverse le « Lago Désierto » me conduit au poste de frontière argentin où je valide ma sortie du territoire. Il est le seul moyen dans cette région de passer de l’Argentine au Chili. De ce poste frontière argentin part une piste, longue de vingt-deux kilomètres, qui conduit jusqu’à l’autre poste frontière, chilien cette fois, de Candilla Mansillo, village fantôme composé de deux seules maisons contiguës en bord de lac. On peut établir sa tente à leur proximité. À partir de là, un bateau traverse le lac O’Higgins et une piste de cinq kilomètres permet d’atteindre Villa O’Higgins, village le plus Sud de la « Carretera Austral ».
Cette traversée du territoire argentin vers le Chili est l’aventure la plus extrême qu’il m’ait été donnée de connaître. La piste entre les deux postes frontières est un sentier forestier à travers la montagne. Par endroits très profondément raviné, parsemé de racines, de rochers, de troncs d’arbres, il rend la progression très lente. Il me faut enlever les deux sacoches avant, trop basses et trop larges pour être conservées en place. Je les porte pendant cent ou deux cents mètres avant de revenir sur mes pas. J’enlève alors le rack-pack du porte-bagages arrière et je reviens jusqu’à l’endroit où j’ai déposé les sacoches avant. Je retourne enfin chercher Séraphin, équipé de ses deux seules sacoches arrière. Et ainsi de suite, sur plusieurs kilomètres ! Au final, j’accomplis trois fois la distance au lieu d’une seule.
Il me faut traverser des cours d’eau, des bourbiers. En équilibre sur des pierres ou des troncs d’arbre je pousse le vélo, de l’eau parfois presque jusqu’à mi-roue. Il m’arrive de glisser, portant les deux lourdes sacoches. Je sors de là les pieds trempés, les chaussures boueuses. À un moment, je dérape dans le bas-côté abrupt. Des épineux nous empêchent, Séraphin et moi, de dégringoler plus bas. Je remonte, m’accrochant aux racines. De toute façon, je suis seul. Je peux hurler, rager, il n’y a personne alentour. Il faut que je m’en sorte ou que j’y reste. Après m’avoir aidé au début du chemin, Ralph, plus jeune et plus sportif a continué, espérant attraper au plus tôt un hypothétique bateau pour villa O’Higgins…
En approchant le Chili, la piste devient plus praticable. Je peux à nouveau être en selle et ne plus faire ces éprouvants aller-retour. Mais la descente de ce sommet si durement gravi est démentielle à son tour ! C’est une piste extrêmement raide et ô combien dangereuse, toute de pierres et graviers. Pour en rajouter encore comme si cela ne suffisait pas, des rafales de vent d’une soudaineté et d’une puissance phénoménale, les « willivaws », augmentent l’insécurité. Je ne suis pourtant pas frileux mais là, le ravin est intraitable : il n’y a aucune marge d’erreur possible et je reste concentré, les freins bloqués pendant toute la descente, les pieds traînant à terre, prêt à parer la chute. Le paysage est magnifique certes mais il doit impérativement être contemplé à l’arrêt. Le lac est un joyau qui resplendit de tout son turquoise dans l’écrin de montagnes aux sommets enneigés. C’est magnifique, au-delà des mots. J’arrive au poste de douane chilien où le douanier, rigolard, me taquine à propos des « Gilets jaunes » qui mettent en pagaille la France.
J’hallucine, je ne suis pas au courant…
Je m’installe sur l’aire de camping où je retrouve Ralph, dépité de ne pas avoir eu de bateau à prendre. D’après les nouvelles, il viendra peut-être, si le temps le permet, dans deux jours, le samedi 29 décembre. Sinon, il faudra attendre l’année prochaine… Ralph est furieux, trop impatient pour envisager de faire du sur place. Pour moi, c’est différent et cela ne me déplairait pas de rester bloqué quelques temps ici, dans ce bout du monde.
Il y a là Anouchka et Olivier, deux jeunes belges, qui randonnent en Amérique du Sud. Nous discutons bien, parlant la même langue. Je leur tiens des propos incongrus dans cet amphithéâtre grandiose du bout du monde où nos destins se croisent. Le lendemain arrive Steve, l’écossais, accompagné d’un couple de cyclotouristes espagnols. Ce qui fait que nous sommes maintenant sept à attendre l’hypothétique bateau.
Viendra… ? Viendra pas… ?
Le vent est tombé, remplacé par la pluie. L’aire de camping est très rustique. Il y a un hangar ouvert avec une grande table délabrée et une vieille cuisinière à bois à disposition. Un seul WC et une unique douche, froide. Il peut y avoir de l’eau chaude mais il faut au préalable allumer un feu de bois sous un réservoir d’eau et attendre que le ballon monte en température. Quant au bois, il faut aller le chercher alentour puis le débiter.
Il y a une hache à disposition…
Il est possible de prendre le repas dans la maison du couple qui possède les lieux. À table, le grand sujet de conversation est bien sûr le bateau. On sent monter l’angoisse d’être ainsi bloqués. Les caractères se révèlent. Ralph, trop impatient et en grande forme physique veut rebrousser chemin et contourner l’obstacle ! Olivier envisage de retourner, seul, en un raid éclair à El Chatten, pour chercher de la nourriture puis revenir ici et attendre ! Sa compagne n’apprécie pas trop l’idée. Raid éclair oui, peut-être, mais à deux. Je n’envisage pour ma part nulle autre éventualité que celle d’attendre patiemment « le jour où le bateau viendra »…
S’il vient… !
Au matin du grand départ, c’est à dire le 29 décembre, c’est un tout petit bateau qui vient nous chercher, genre canot de survie. Il doit nous faire parcourir les quelques soixante-dix kilomètres d’étendue d’eau qui nous séparent encore du village de Villa O’Higgins. Le vent souffle en furie. Il y a des creux de plus d’un mètre, des embruns, de l’écume. Le canot frappe et cogne, tangue et roule. Le matelot, un tout jeune homme, vient nous prévenir que cela va secouer : « enjoy the waves ! », dit-il avec un grand sourire. Le hublot avant est mal fermé, l’eau pénètre, il vient y remédier. Il ouvre l’écoutille pour pouvoir la claquer.
Vicieuse, la vague confronte le matelot à son humour…
Il faudra deux bonnes heures d’une navigation très agitée pour atteindre la cale située de l’autre côté du lac. Restent encore cinq kilomètres à parcourir pour rejoindre le village de Villa O’Higgins. La pluie est là qui nous accueille sans pour autant que le vent cesse. Un temps sombre donc mais un chalet de bois accueillant, à l’ambiance relax et simple, chauffé au bois. Je partage chambre et repas avec Ralph.
Un maelström d’impressions m’envahit : lac, vent, mer, montagne, vélo, vie spartiate, vie intérieure, rencontres fortes, tout se bouscule, va vite, presque trop vite. Je retrouve le wifi et j’en profite pour envoyer quelques nouvelles à la famille. Le soir, dans la salle commune, nous prenons le repas avec Ralph qui se révèle cuissot étoilé. Il fait beaucoup avec très peu, en fait ce qui nous reste… !
Le lendemain, dimanche 30 décembre, je commence à remonter la « Carretera Austral ». C’est une piste en graviers et pierres en pleine montagne. Ce n’est pas roulant du tout ! Je monte et descends sans cesse, dans la pluie et le vent. Le paysage est magnifique, montagnes noyées dans la brume, des sources d’eau partout. Un air de paradis vierge. Au bout de soixante-dix kilomètres, je m’arrête au pied d’un col. Je le garde pour demain. Il fera jour. Je t’aime. Angelus. Faut savoir ne pas vivre dans l’excès, faut savoir prendre son temps ! C’est moi qui dit cela ? J’y suis contraint en fait, la modération n’est pas nature.
J’aime… À fond… Je t’aime… À fond…
Au matin de ce dernier jour de l’année, je flemmarde puis je parcours les quelques trente kilomètres qui me séparent d’un embarcadère. J’arrive vers midi et demi. Une femme chilienne est là, avec ses deux filles. Elles attendent le seul bateau de la journée qui doit arriver dans… une demi-heure ! Elles viennent de finir de se restaurer et m’offrent leur reste de pâtes. Quelle aubaine ! J’ai juste le temps de m’en régaler avant que le ferry n’arrive.
Dans celui-ci, j’offre le dessert : mes biscuits. Il y a, en plus de la femme et de ses deux filles, un couple de chiliens. L’homme vient discuter avec moi. Ils habitent, lui et son épouse, Cohaiques et ils sont allés faire une excursion en voiture et en camping dans le Grand Sud d’où je viens. Il me montre ses photos, je lui montre les miennes. Une fois débarqués, ils m’attendent. L’homme me donne un paquet entier de galettes. La femme nous prend tous les deux en photo. Je les sens prêts à m’inviter chez eux, si ce n’était la barrière de la langue et l’incertitude de ma progression. C’est une pluie diluvienne qui tombe maintenant et je reste à l’abri de l’embarcadère, les regardant partir. Je me repose, je cuisine, j’écris.
Puis, je remonte en selle.
Le paysage est magnifique. La piste serpente entre de hautes montagnes arrondies qui semblent des seins qui attendent une main. La mienne bien sûr ! Je hurle à l’immensité : « Une femme de lumière, qui pédale, avec des seins comme ces montagnes. Je t’aime, Seigneur. Yo te quiero. Ich schlibe dich. Mi amor… ». Bref…
Je deviens fou, c’est certain.
C’est incroyablement dur. Dans les montées, je pousse souvent le vélo. Dans les descentes, je freine. Je suis prudent, je veux avant tout éviter la chute. J’arrive à un embranchement. A gauche, Tortel, joli village, paraît-il, mais en cul-de-sac. A droite, Cochrane. Survient une nouvelle averse aussi diluvienne que froide. Il y a un abri-bus. La question est réglée. Je monte la tente sous l’abri-bus. C’est le lieu rêvé pour une nuit de réveillon !
Je fais le point.
C’est incroyablement beau ici, incroyablement dur aux jambes aussi. De par le dénivelé bien sûr mais surtout par le fait que je roule sur du « ripio », des graviers, des pierres. C’est dangereux parfois, inconfortable, instable pour les roues d’un vélo. Pourtant le mien est parfaitement adapté à ce type de terrain avec ses pneus assez larges. Incroyablement dur mais que c’est beau !
Le désert et les vents de la Terre de Feu argentine sont loins à présent. J’ai devant moi des montagnes luxuriantes, une végétation étonnamment tropicale avec d’immenses feuilles, des cascades partout. Je n’ai plus besoin de prévoir l’eau, il me suffit de tendre la gourde et de la remplir aux chutes qui dégringolent de la montagne. Fini de porter mes neuf litres en permanence pour tenir trois jours en autonomie ! C’est bien agréable de se trouver dans ce paysage varié et plein de surprises.
L’épopée, à partir d’El Chalten, est derrière : trente sept kilomètres de piste, un premier bateau, vingt deux kilomètres d’un chemin démentiel, un canot de survie, cent kilomètres de plus, un troisième bateau, encore et toujours du « ripio » jusqu’à Cochrane.
Et je suis là, en ce jour de l’an 2019, usé par tout cela qui succède à ma traversée de la Terre de Feu. Les deux jours derniers, accomplis depuis villa Ô Higgins, sur la piste en « ripio » m’ont laminé. D’autant qu’ils se sont déroulés souvent sous la pluie et dans le vent.
Une voiture s’arrête à ma hauteur.
À l’intérieur, quatre femmes. Elles engagent la conversation, me demandent d’où je viens, quel est mon parcours, mon âge. Elles me prennent en photo et me quittent, pouce levé : « Congratulations ! ». Je réalise qu’elles reviennent très certainement de réveillon, d’une nuit de fête : nous sommes le 1er janvier. J’aurais pu rajouter, dans le récit abrégé de mon périple, que ce qui me manque le plus, c’est l’une d’elles ! Combien de pouces levés n’ai-je pas eu depuis le début de mon itinérance ? Il n’est pas exagéré de dire que c’est presque mon quotidien. Je voudrais pouvoir exprimer en retour et aussi synthétiquement le moteur qui l’anime. Mais comment dire, dans un geste aussi symbolique qu’un pouce levé, comment signifier : « Hey ! Vous êtes tous lumière ! » ?
Comment… ?
Année 2019 : je vais avoir 67 ans. C’est l’année-anniversaire de la vision. Vingt ans déjà ! Qu’en ai-je fait ? J’ai essayé d’entendre, de comprendre. Ai-je à aller plus loin ? Peut-être… C’est un sentiment diffus en moi, mais je pense que cette force d’itinérance qui m’est donnée est elle-même signe. Elle semble me dire : « Continue, décante… ».
Wait and see…
À un détour de route, j’aperçois un peloton de cyclotouristes qui arrive à ma hauteur. Incroyable ! Ils sont six, quatre français, deux canadiens.
On échange… on repart…
Plus loin, en franchissant un col, je croise trois jeunes suisses. L’un d’eux me donne une carte de la carretera qu’il a trouvée dans le point d’information d’une ville située en amont. Carte qui me permet de voir en gros où j’en suis de ma progression. Un autre, Manu, m’offre un livre de nouvelles de Sylvain Tesson « S’abandonner à vivre » et je lui indique la vidéo. Toutes ces rencontres, comme à l’habitude, me redonnent force et élan. Car les jours sont difficiles, de par la fatigue accumulée, la lutte contre le froid et le mauvais temps de ces temps derniers. Je termine en belle forme, finissant de monter le col sans problèmes et avec enthousiasme même. Merci Seigneur, merci la vie ! Dans ces moments, je ne regrette pas d’être seul. Car c’est un fait, ils justifient ma condition : de tels échanges ne sont possibles que provoqués par la singularité et la solitude de mon parcours.
Au matin du 2 janvier, après une nuit passée au sommet du col, je n’en crois pas mes yeux : le sac poubelle a disparu, les éboueurs sont passés ! J’ai bien entendu hier soir quelques raclements bizarres, j’ai même jeté un œil hors de la tente, sans rien remarquer toutefois. Cet enlèvement est probablement l’œuvre d’un de ces chapardeurs de renard ! Le soleil est au rendez-vous, il éclaire la cathédrale. Des pépiements d’oiseaux, le martèlement furieux d’un pic-vert me disent que c’est l’heure de se lever.
Se lever pour connaître, si c’est possible, le pire jour…
Malgré le beau final d’hier soir, boosté par la rencontre de Manu, il me faut bien reconnaître que mes muscles ne répondent pas. Trouver la trajectoire idéale ou simplement celle qui permet de ne pas tomber relève de l’exploit. La piste est en tôle ondulée, comme stigmatisée par un lourd engin à chenille. J’ai le moral en berne.
Que fais-je ici ? Seul ?
Je rencontre un couple, dans la cinquantaine, anciens postiers d’Agen, collègues de Jacques Sirra, postier lui aussi, connu pour avoir bourlingué en vélo pendant plus de vingt ans autour du monde. Il s’est arrêté, paraît-il, dégoûté de son évolution ! Celle du monde. Ils évoquent l’insécurité qu’il y a à traverser certains pays et me racontent le meurtre de deux cyclotouristes au Mexique qui avaient dû se retrouver dans des endroits chauds et voir des choses qu’ils n’auraient pas dû voir… C’est rare le pessimisme parmi les gens du voyage, c’est la première fois que je le rencontre. Le plus souvent, ce n’est qu’évocation de belles rencontres, d’accueil, de solidarité. Et la joie de l’effort transparaît dans ces moments de halte et d’échange bienvenus. Après plus de deux ans d’itinérance, j’ai envie d’aller m’asseoir sur le trottoir d’à côté….
Dans la descente qui mène à Cochrane, ce 2 janvier, je tombe lourdement ! Exténué, près de l’arrivée, je relâche mon attention et les freins. Trop ! Je ripe dans un sillon de graviers accumulés, engage la roue avant dans le bas côté, dérape complètement et finis par chuter.
J’entends un craquement sec…
Je reste suspendu, immobile puis je remue la tête, doucement, précautionneusement, de droite à gauche, de haut en bas. Ça fonctionne sans douleur. Je remue les bras, encore sonné. Rien, je n’ai rien. Je me relève. D’où est venu le bruit, car bruit il y a bien eu, claquement sec, craquement ? Ce n’est pas mon corps, un os, une vertèbre, je viens de le vérifier. Je regarde Séraphin. Le rétroviseur a fait un quart de tour sur lui-même, il est à 90 degrés de sa position normale et reflète le ciel. Il vaut mieux que ce soit lui que moi. Sacoches et guidon-papillon ont bien joué, cette fois encore, leur fonction annexe de sécurité : amortir la chute.
Avertissement sérieux toutefois !
Car je dois bien constater qu’au long de toute cette journée, les muscles de mes cuisses ne répondent pas : ils me brûlent, me picotent sans produire d’énergie. Je suis tordu, épuisé par tout ce mois passé en Patagonie. Ai-je la force de poursuivre ? Le mauvais revêtement de la piste m’est très difficile à endurer au long des jours. Toutefois, il y a une partie bitumée qui s’annonce mais ce n’est pas pour encore. Cette amélioration des conditions, remontant vers le Nord, aura aussi un autre avantage, celui de réduire la poussière. Car si, pendant les premiers jours, les voitures qui empruntaient la piste étaient très rares, cette dernière journée vers Cochrane les a vues se multiplier. Leur croisement est tout à la fois aveuglant et dangereux, qui me noie dans un nuage opaque de poussière. Après la chute d’ailleurs, j’étais tout blanc, enfariné, prêt à mettre au four, prêt à cuire… !
Ce qui est fait n’est plus à faire : je suis cuit et recuit…
Pour l’heure, je m’installe au camping de Cochrane, en plein centre. Et je fais un vrai repas au resto ! Je n’ai strictement plus rien à manger, plus d’essence dans le réchaud, plus d’énergie ni physique ni morale. Je doute et m’interroge.
Que fais-je ici ? Seul ?
Au camping, deux jeunes français. Je n’ai pas la force de mener une conversation ni celle de leur indiquer la vidéo. Qu’en ont-ils à faire d’ailleurs ? Elle n’est en aucune manière opératoire. Car s’il y a une certitude, c’est bien celle-ci : la vision ne m’a pas fourni de mode opératoire ni pour la décrypter ni pour en vivre. Elle m’a plutôt donné à entendre : « Débrouille-toi avec ça, mon vieux ! ».
Le lendemain, je paresse et me repose. Je lis Sylvain Tesson, le livre offert par Manu. « S’abandonner à vivre », tel est le titre des nouvelles. Assez bien ficelées d’ailleurs. S’abandonner à vivre, c’est ce que je fais, en quelque sorte. En m’épuisant.
Sursaut de volonté : je fais cuire des pâtes dans la cuisine du camping. Il y a là Diego, un jeune chilien. Il m’offre du café. Je refuse. Devant son étonnement, je lui explique pourquoi. S’ensuit une fort intéressante conversation. Je lui montre le message en espagnol. Il fait le rapprochement avec le Christ et prend le message en photo.
Merci.
Le lendemain, j’hésite : rester ou repartir ? Buvant un thé dans la salle commune, contemplant toutes ces tentes encore endormies, écoutant ce que dit mon corps épuisé, je vais me recoucher. Sur le coup de onze heures, je me lève et, la forme semblant revenue, je décide d’aller de l’avant. Mon corps reste faible, la route mauvaise, le dénivelé dur. C’est un chemin de croix, au-delà de mes forces.
Pourquoi m’imposer cela ?
Je croise un espagnol : « You are lucky, man, you have time, money and legs ! ». Il a raison. Je suis chanceux d’avoir le temps, l’argent et les jambes pour faire ce que je fais. Cessons de nous plaindre ! Plus loin, c’est au tour de deux jeunes filles : « Go ahead ! ». C’est le jour des encouragements.
Ils tombent à pic… !
Au matin du 5 janvier, je m’éveille devant une eau d’un incroyable turquoise. Le duvet est parsemé de perles blanches, givre de la nuit. J’ai dormi à la belle, en bord de fleuve et je n’ai pas eu froid pourtant.
Je pense à une femme, rencontrée au début de mon périple : « Le prochain voyage, je le fais avec toi ». Je repense à une autre : « Le beau ne vaut que d’être partagé ». J’ai refusé tout cela tant la solitude m’est chère et maintenant, je suis seul et mes flamme et fougue de prophète vacillent… À Diego pourtant, dans la cuisine du camping de Cochrane, j’ai osé dire : « You are God as I’m God as everybody is God ». J’ai eu l’occasion d’affirmer que l’homme crée Dieu au présent.
Il faut que je mette tout cela au clair.
Fruit de la traversée du désert de la Terre de Feu, fruit de trente jours passés sous le laminoir du vent, je décide d’écrire une lettre, la « Lettre de Patagonie ».
Je me lance et j’y reviens fréquemment, au fil des jours, affinant ma pensée et les mots pour la dire. Lettre pressurée, tamisée au moulin de mes tours de pédales et à celui, aiguisé par le lieu, de mon esprit. C’est comme si un doigt m’avait pointé la Terre de Feu, la Patagonie, ses déserts, ses vents et ainsi fait refuser l’aventure d’église au Népal. C’est comme si un doigt me désignait solitaire et non suiveur d’un quelconque troupeau. C’est comme si un doigt me poussait à écrire, fouiller, extraire le suc des expériences. C’est comme si ce doigt m’intimait la clarté : me situer par rapport à l’église instituée.
Le Christ a dit, face à l’église de son temps : « je suis ». Laisser s’établir une religion autour de cette parole ne peut être qu’antinomique et faux. Celui qui peut dire : « je suis » n’appelle pas de ses voeux une église. L’église ne dit pas « je suis », elle épèle ses dogmes. Au lieu de se perdre, elle s’affirme, elle. Et ainsi devient affaire temporelle débouchant sur des institutions utilitaristes qui ne peuvent, au final, que trahir ce qui est.
Ce qui est est la conscience d’être.
L’évolution de celle-ci ne peut être que lente. Dans ce long cheminement, la tradition peut apparaître éducatif. Elle se retrouve pour beaucoup à la racine de l’humanisme laïc et elle a gardé mémoire de cette parole. Aurais-je eu la force d’endurer et de comprendre ces expériences de lumière si je n’avais eu connaissance qu’un homme a ouvert la voie ? Non. J’aurais terminé chez les fous et les psy…
Merci à la chaîne des hommes, merci à la tradition !
J’établis le bivouac en bord de route, je mange, je dors. Et au matin, je repars. Que faire d’autre ? Ce 5 janvier, je quitte le tracé de la carretera austral pour rejoindre Chile Chico, plus à l’Est. La route qui y mène, en bord de lac, est somptueuse. Chile Chico est un joli nom. Il m’attire. Dans une montée, alors que je pousse le vélo avec peine sur la piste caillouteuse et devant un paysage sublime, un truck avec une cellule arrimée sur la benne me dépasse puis s’arrête un peu plus loin. J’arrive à sa hauteur. Manifestement, il m’attend. Charlotte et Rémy l’ont acheté pour visiter l’Amérique du Sud avant de le revendre, une fois leur périple achevé. C’est moins cher que de le louer me dit cette jeune diplômée de l’école de commerce de Toulouse. Vive, elle provoque une discussion enflammée et j’ose leur dire à tous les deux : « Tu es lumière, vous êtes lumière ! ». Belle rencontre hautement improbable, pour eux comme pour moi ! Comme le fut celle d’Anouchka et Olivier sur les bords du lac O’Higgins.
Prenant la direction de l’Est, je pouvais légitimement espérer un vent portant. Eh bien non, je suis pestiféré, c’est un fort vent d’Est qui me cueille ! Il est glacial de plus. Je suis excédé par ce revers, épuisé aussi. Je n’avance pas. J’ai mal à la tête, à l’œil gauche qui me semble énorme.
J’ai la myxomatose… !
Je passe dans un hameau. Il y a un « mercado », un petit supermarché. Je n’ai besoin de rien mais je me ravise et j’achète de l’eau. Je n’ai pas croisé de source depuis quelques temps. Comme je n’ai pas l’appoint, le commerçant me semble un peu revêche. J’achète un coca pour arrondir la somme et les relations. Je repars. J’attache mal la bouteille à l’arrière et je la perds en cours de route sans m’en apercevoir ! Et comble d’ironie, il y a à nouveau des sources partout sur le chemin qui me narguent de leurs présences !
Ceci traduit mon état : je suis à côté de la plaque…
Cette journée du 6 janvier aura été très difficile, sauvée certes et de belle manière, par la rencontre de Charlotte et Rémy. Bien sûr, il y a la splendeur, indéniable, des paysages. C’est dans des journées comme celle-là que je vérifie que mon itinérance est prière. Dans l’épuisement total, je suis entièrement tourné vers ce que ces expériences ont à dire. À moi d’abord bien sûr et à tous ensuite.
Car j’ai bien contracté, le dix-sept avril 1999, une triple dette.
Dette envers moi-même : je dois comprendre. Dette envers tous : je dois dire. Dette envers celui qui a osé dire, le premier, qu’il était divin. À son égard, la dette est double. Tout d’abord reconnaissance envers un frère aîné, ensuite devoir : le sortir de l’idolâtrie. La religion l’a paradoxalement enlisé dans cette ornière. La tâche est énorme. Elle est mienne.
Hauts les coeurs !
Au matin du 7 janvier, je suis réveillé par une vache ou un cheval, je ne sais, qui vient renifler la tente et se prendre les pattes dans les tendeurs. C’est impressionnant d’entendre le souffle de l’animal tout près de son oreille, de sentir la toile vibrer et cela, sans rien voir du tout. L’animal est-il là, au petit matin, pour me signifier l’énormité de ce que j’ai moi-même ruminé et écrit tout au long des jours précédents. C’est lourd, très lourd… Je dois être fou et avoir mal interprété ce qui m’est arrivé.
Quelque chose pourtant me dit que non…
Je déjeune. Je m’aperçois que j’ai les extrémités des pouces douloureuses, pleines d’échardes, de petites épines, souvenir du précédent bivouac. Il se met à pleuvoir. Je me recouche. Je n’ai pas le courage de reprendre la route. L’application ne me repère plus. Il doit me rester plus de soixante-dix kilomètres pour Chile Chico. C’est trop, je n’y serai pas ce soir.
La journée du lendemain est aussi dure que l’ont été les précédentes. Giboulées violentes et froides, je suis trempé, j’ai les pieds gelés, les chaussures spongieuses car, surpris par la soudaineté d’une averse, je n’ai pas eu le temps de revêtir ma tenue de pluie. La route est rude, très escarpée, taillée à la hache, arrachée à la roche. C’est une saignée dans les montagnes qui enserrent le lac, lac qui est, quant à lui, blanc de moutons, plein d’écume soulevée par le vent rageur. J’établis le bivouac le plus possible à l’abri et j’attends le jour suivant. Il vient.
Il vient toujours.
Ce 8 janvier, à quelques kilomètres seulement de Chile Chico, je peine à démarrer. Le réveil a été maussade avec le souvenir d’un rêve de la nuit. Je suis invité dans un restaurant réputé. Il y a là, à ma table, un collègue de travail que j’aimais peu parce que fourbe. On l’encense. Je vois passer une autre collègue, toujours aussi discrète. Et encore une autre, toujours avec le même paraître. Au moment de payer l’addition le collègue fourbe me la repasse.
Rien n’a changé !
Est-ce la réponse à mes lassitude et grande fatigue qui hier, sous la pluie, dans le froid, la boue et les difficultés de terrain m’ont tenté un instant d’abandonner ? Abandonner pour retrouver le jeu social et ses comportements si souvent petits et mesquins ? Est-ce avertissement qui vaut injonction de ne pas abandonner ?
J’ai éprouvé, hier, un moment, très bref mais très intense, de totale plénitude. J’ai eu tout à coup, sous le masque réel d’épuisement que les jours me font porter, un vrai sourire et les yeux pleins de lumière. Comblé ! Comblé parce que c’est ainsi : moi, la Patagonie, le monde, l’univers, elle, la lumière…
C’est ainsi et c’est bien !
Tout en contemplant dans cette plénitude le paysage, l’idée s’est imposée qu’après avoir écrit ma lettre de Patagonie, ma vie sur terre était achevée, pleine, complète. Tout était bien, j’étais en paix totale, j’avais porté le moment de mon existence à son niveau de conscience le plus élevé possible dans l’évolution de la conscience d’être. J’avais tout donné.
Le paysage disait : « Merci ! ».
Un instant incroyable d’évidence. Évidence est le mot. Plénitude va bien aussi. Je pouvais retourner dans le monde tel qu’il est. Ce ne serait pas un abandon : j’ai accompli ma tâche. Celle du désert. Celle de participer. Celle d’avoir conscience et d’exprimer le devenir de la lumière d’amour qui inonde le monde.
La dire, continuer à la dire…
Au matin donc, je regarde Séraphin, alourdi, tout maculé de boue. J’entreprends de le nettoyer et je suis heureux de le faire. Je vérifie tout et je mets de l’huile sur la chaîne. Cela me prend deux bonnes heures. Comment négliger sa monture et s’obliger à véhiculer les kilos superflus de boue dont la pluie d’hier mêlée à la terre du chemin l’a surchargé ? Je ne suis prêt à repartir qu’en début d’après-midi.
L’idée me traverse du choix qui s’offre à moi : mourir dans une montée, le cœur qui lâche ou dans une descente, lors d’un gadin monumental. À tout prendre, je préfère la montée, cela fait moins négligé. Je peux mourir aussi d’épuisement, n’importe où, lors d’une halte par exemple, ou bien dans mon « lit », sous ma cathédrale de toile. Ce serait élégant. Reste l’accident, la collision. Cela ferait intervenir un tiers. Je n’aime pas ça.
Ce que je fais est effroyable.
Effroyablement dur, même pour un plus jeune que moi. Pourquoi le fais-je ? Il m’a fallu passer par ce désert de la Patagonie, il m’a fallu ces efforts démesurés contre les vents, le relief, le chaud, le froid, dans des conditions de vie spartiates pour accoucher d’une souris. Mais la lettre de Patagonie est-elle mots pour rien ? Je ne le crois pas. Et l’instant parfait de plénitude, est-il superflu ? C’est une perle de vie.
Mais le rêve ?
Est-il là pour me dire de persévérer dans l’effort ou seulement pour me rappeler que malgré l’étrangeté et la beauté de ce que je vis le monde n’a pas changé ?
Arrivé à Chile Chico, je prends une chambre dans une « hospidaje » et une douche qui est comme un salaire de bonheur. Et je décide de rester une journée entière sans rien faire ! Je réserve un passage sur le bateau qui traverse le lac Général Carrera pour rejoindre Puerto Ibanez le jeudi 10 janvier à huit heures. J’entre dans un restaurant parce que j’en ai vu la patronne sortir, tablier ceint, avec un bel allant. Je vois l’instant d’après un homme, certainement du lieu, certainement son homme et je regrette qu’ils existent – les hommes – et, illico, je suis pris de fou rire face à cette pensée saugrenue.
Trop de solitude rend bizarre…
Je suis dans ma toute petite chambre, ce 8 janvier au soir. C’est un royaume et je mets ce que je crois être la dernière main à la lettre de Patagonie. Ces derniers jours, j’avais peine à me nourrir et souvent, dès les premières bouchées de pâtes ou d’avoine bouillie, j’avais comme la nausée, envie de vomir. Trop d’efforts serrent l’estomac. Et pourtant il faut donner du carburant à ces muscles qui n’en peuvent plus. Les boîtes de conserve, thon, moules et autres « surtidos » me révulsent à présent les entrailles. J’ai mal aux tripes. Un mois entier à ce régime est une limite. Les moules étaient vertes dans la dernière conserve, peu ragoûtantes : je les ai mangées. Je t’aime. Angélus.
Aujourd’hui, je paye…
Je reste allongé quinze heures. Au matin, j’erre dans Chile Chico. Je suis désamorcé. Je crois que c’est fini. Il me faut être réaliste. C’est trop dur et l’effort a porté son fruit, la lettre. Vouloir mourir debout, en route est au-delà de mes forces. Humilité. Je me recouche. Je vais manger. Je me re-recouche. Je re-vais manger. La caissière du supermarché où j’achète une banane et un litre de lait chocolaté me demande si je ne suis pas en bicyclette. Je la regarde, éberlué ! Elle m’a vu, elle était en voiture avec sa famille, elle a croisé ma route.
Je me re-re-recouche. Je re-re-vais manger…
Je reviens au même supermarché et je croise Anouchka et Olivier. Ils ont marché, fait de belles randonnées et pris le bus aussi. C’est la nuit, la deuxième. Demain, je prends le bateau vers Porto Ibanez. Il me faudra trouver ensuite le moyen de faire transporter le vélo. Ou de le vendre… Pourquoi pas, si c’est fini… ? Peut-être pourrais-je rester simplement assis quelque part et attendre, atteindre d’autres moments d’évidence… ?
En fait, cela, c’est le but que recherchent les pratiquants de la méditation. Mais le pratiquant, l’adepte n’est pas amoureux. Il cherche, il attend, il espère. Il ne sait pas trop quoi, d’ailleurs. Il cherche l’éveil. Mais celui qui a été touché, comment peut-il rester assis quand sa bien-aimée a exprimé une requête ? Il ne sait pas qui elle est, il sait seulement ce qu’elle lui a fait comprendre : « Je t’aime ». Voilà pourquoi je tourne sans fin, voilà pourquoi je pédale sans trêve : je vais vers elle.
Elle m’a donné une mission : la dire, elle, la lumière.
Je suis à Porto Ibanez. C’est un tout petit village. Il n’y a quasiment rien. J’affronte un vent de face force sept ou huit. Mes jambes ne répondent pas malgré le jour de repos. J’ai cent vingt kilomètres à faire pour atteindre Coyhaiques. Je décide d’abandonner. Je reviens à la sortie du village et, pour la première fois dans tout mon périple, je tente de faire du « pick-up-stop ».
Mais aucune voiture ne passe.
Le bateau a débarqué sa cargaison depuis plus d’une heure, le village est en bout de route. Rien n’est à espérer. Que faire ? Il me faut être réaliste. Je n’ai plus la force de tirer mon équipage dans ce relief et ce vent malgré le fait qu’à présent ce ne soit plus de la piste mais du vrai goudron. Je suis KO debout, sonné par la Patagonie.
Fin du round !
Je reviens sur le port voir l’heure du prochain bateau en provenance de Chile Chico. Il me faut attendre trente-six heures avant d’espérer un nouveau flux de véhicules débarquant sur cette route de bout du monde. J’hésite à prendre une chambre sur place, puis je me motive pour repartir. Pendant quelques dix ou quinze kilomètres j’avance péniblement, zigzaguant follement, luttant contre la pente et le vent. Je fixe, courbé par l’effort, le goudron sous ma roue. C’est mon seul horizon, je ne vois rien, je ne pense rien. Et l’incroyable se produit : un pick-up que je n’avais pas entendu à cause du vent contraire se trouve subitement à ma hauteur, son conducteur inquiet de ma « danse » sur l’asphalte…
À son bord, deux ingénieurs de Santiago, dans la quarantaine, très sympathiques, venus ici en vacances pour faire de la montagne. Ils étaient sur place et ils ont eu l’excellente idée de quitter leur « hospidaje » à ce moment-là ! Ils sont la voiture miracle que j’espérais tant. C’est une belle rencontre, dans un mauvais anglais partagé ! Ils me laissent à quarante kilomètres de Coyhaique. J’essaie de remonter en selle et d’aller de l’avant. C’est impossible, je n’y arrive plus, trop de vent, trop de relief.
Je n’ai plus aucun jus !
Je continue vaille que vaille en regardant sans cesse mon rétroviseur et dès que je vois une voiture, je m’arrête et descends de vélo pour faire signe. La route est maintenant beaucoup plus fréquentée et assez rapidement, un autre pick-up s’arrête. À son bord, un couple, dans la cinquantaine, qui me mène à bon port.
Je trouve une « hospidaje » où je rencontre un suisse, Oli, qui organise des sorties canoë dans la région depuis vingt-cinq ans et qui me sert avec gentillesse de mentor. Il me mène au terminal de bus tout à côté et envisage avec moi les possibilités qui s’offrent pour rejoindre Santiago. Un bus pourrait me conduire samedi soir vers Puerto Montt. De là, je pourrais rejoindre Santiago puis Lima. Pourquoi pas ? Ce temps de voyage pourrait permettre à mes muscles de se reposer, à l’épuisement de s’évanouir. Je pourrais ainsi recommencer à circuler à travers le Pérou.
Tel est le plan qui me vient subitement en tête au matin de ce 11 janvier…
Il pleut parfois, il vente toujours et je ne sors que pour bien me restaurer. Nouvelle nuit de quinze heures. Au matin, ma logeuse me propose de laver mon linge. Bénédiction ! Je n’aurais pas trouver la force de chercher le moyen de m’en occuper. Comme je n’ai plus, d’ailleurs, celle de seulement envisager de faire des courses.
Ce qui semble signifier qu’il me faut tourner la page…
J’en suis là quand elle me propose d’acheter le vélo. Sa proposition me surprend mais fait sens : pourquoi continuer ? Lorsque je lui annonce un ordre de prix, toute velléité de transaction cesse. Je vais une dernière fois me restaurer convenablement, puis je me dirige vers le terminal de bus pour démonter Séraphin. Jusqu’où… ?
Je ne sais…
Nous sommes le samedi 12 janvier à vingt heures. Je passe la nuit dans le bus. À un endroit, la route s’arrête et le bus lui-même doit être embarqué sur un ferry afin de continuer son ascension vers le Nord. Sur ce ferry donc, qui relie Cala Gonzalo à Hornopiren, je rencontre Samantha et Gate, deux jeunes femmes américaines. Nous avons une belle discussion et elles prennent en photo le message en anglais dans l’intention, dit Gate, de le mettre sur Facebook pour trouver quelqu’un qui puisse traduire la vidéo. Merci Gate ! Je lui parle de cet effondrement du temps qu’il me semble avoir vécu. « Time has collapsed », lui dis-je, en réponse à ce qu’elle me raconte sur les risques d’effondrement de nos sociétés.
Un peu plus tard je croise à nouveau Samantha. Elle me demande si je porte quelque chose en ce moment. Comme la question est fort à propos, je lui évoque la « Lettre de Patagonie » et lui affirme qu’elle est elle-même lumière et que toute religion est un non-sens. C’est comme si je devais me trouver là, sur ce bateau, pour avoir cet échange passionnant ! J’ai arrêté le vélo, j’ai pris le bus puis le bateau dans le seul but d’honorer le rendez-vous secret que j’avais avec Samantha et Gate…
J’en suis là et brutalement, après un dernier et court ferry, je me retrouve plongé dans le bruit et l’agitation d’une énorme gare routière, celle de Puerto Montt. Arrivé vers dix-sept heures, j’enchaîne avec un bus pour Santiago. Parvenu à destination, je n’ai que le temps d’embarquer dans un autre pour Lima…
Tout s’enchaîne vite, trop vite peut-être…
Ce que vois à travers la vitre du bus laisse rêveur. La traversée du Chili, à partir de Santiago, s’apparente à celle d’un désert. Rien. Des montagnes de terre et de roches, couleur brun ocre, avec parfois mais rarement quelques cactus isolés. En vélo, cela ne doit être ni plaisant ni facile, d’autant qu’il n’y a qu’une route, autoroute poussiéreuse et très fréquentée. À côté de moi, Giuseppe et sa guitare, jeune musicien de Lima. De l’autre côté de l’allée centrale, deux jeunes enfants. Ils sont remarquablement sages pendant ces trois jours et deux nuits passés dans l’autobus. Le premier soir, un homme distribue à tous les voyageurs des bouts de papier avec une citation de l’évangile. Au matin, il prêche carrément, debout dans le couloir du bus. Un autre s’interpose et renâcle, lui coupe la parole, manifeste son mécontentement. Un troisième intervient… Le prédicateur continue, comme si de rien n’était, pendant longtemps…
Je somnole.
Si le bus « Cruz del Sol » possède des toilettes, c’est uniquement pour les petits besoins. Interdit de faire davantage. Le steward veille. Si les toilettes se bouchent, il saura qui est le fautif et gare à lui… ! On doit donc attendre les arrêts programmés. Rien de tel pour attraper une bonne constipation, favorisée par le fait de ne pas boire beaucoup pour ne pas aller trop souvent pisser… Je n’ai jamais vu autant de films et en aussi peu de temps. Malheureusement ce sont souvent films d’horreur ou de guerre. Difficilement supportable mais rien à faire pour s’y soustraire.
Le changement est brutal du désert de la Terre de Feu au chaudron de la civilisation ! Guiseppe, mon voisin troubadour, me sert de mentor lors des haltes pour se restaurer ou au passage de la frontière ou bien encore pour procéder au change de monnaie entre Chili et Pérou. En partant, il tient à faire des selfies de nous deux. Je lui montre le message en espagnol. Il me fait remarquer que j’aurais du descendre avant Lima si je veux aller vers Cuzco. Remarque ô combien judicieuse mais qui vient trop tard, hélas… Tout s’est enchaîné trop vite…
J’arrive à Lima vers douze heures ce 16 janvier 2019.
Je remonte le vélo puis navigue au hasard, à partir de la gare routière, n’ayant aucune idée de la direction à prendre. Je me restaure dans un chinois. La patronne m’accorde l’accès au Wifi, en saisissant elle-même le mot de passe sur mon iPhone. Je peux procéder alors au chargement des cartes du Pérou. Après un dernier retrait d’argent vers midi dans un distributeur de billets, je mets le téléphone sur son support de guidon, branche le GPS et prends la route en direction de Cuzco. L’intention est d’aller voir le Machu Pichu… Je n’ai pas de plan arrêté, je suis mon inspiration. Même si je sens que je frôle les limites de mon itinérance après tous ces efforts soutenus, je suis en forme, heureux de pédaler à nouveau…
L’appli « Maps.me » me conduit dans les faubourgs à l’est de Lima et me voilà bientôt dans un bidonville. Une rue sale, pleine d’immondices, des gens partout, vêtus de peu, sales eux aussi, assis à même le sol, des triporteurs à moteur dégageant une épaisse fumée, des camions brinquebalants, des charrettes à bras, tout cela dans un concert de cris et de klaxons quasi-ininterrompu. Je remarque le changement. Je m’arrête même pour prendre une photo, pensant l’envoyer ensuite en WhatsApp à la famille avec ce commentaire :
« Où suis-je ? »…
Je suis bien, en tee-shirt, heureux de pédaler, heureux d’être là. À aucun moment, je ne ressens une sensation de danger. À aucun moment, je ne me vois tel que je suis, riche étranger juché sur un vélo plein de sacoches pleines, au milieu de l’extrême misère, misère que j’ai, de plus, l’outrecuidance de prendre en photo. À aucun moment, un réflexe de précaution ou de défense ne me vient, comme cela avait été le cas lors de ma traversée de la banlieue parisienne ou celle de Naples ou bien encore en Turquie. Je crois que le mois passé en Patagonie, seul face aux éléments, m’a fait oublier le monde tel qu’il est.
Malgré le rêve qui me rappelait que le monde n’a pas changé…
Vers quinze heures, ralenti par la circulation, j’entends une cavalcade derrière moi. Je me retrouve soudain entouré de trois hommes. J’ai le temps de remarquer leur tenue : short et tee-shirts de marque, blancs, immaculés, contrastant fortement avec ce tout qui règne alentour : crasse et immondices. Le premier arrache de mon guidon le portable et son support. Ceci fait, il s’enfuit dans la ruelle adjacente. En surplomb de ma position, il s’arrête pour me regarder, peut-être étonné que je ne le poursuive pas. Les autres, en attente, couvrent sa fuite. Je ne bouge pas. Je regarde seulement, spectateur de ce qui m’arrive. Les gens ont vu. Pas de réaction. La scène semble n’avoir pas lieu…
Je commence à réaliser…
Je regarde un homme, assis par terre à moins d’un mètre de ma roue avant. Il me fait comprendre, fataliste, que j’aurais du mettre le téléphone dans les sacoches, pour ne pas tenter. Une femme, attentive, me dit qu’il y a la police dans l’étroite ruelle par laquelle s’est enfui le voleur. J’hésite à m’enfoncer dans ce dédale coupe-gorge. Elle demande alors à un jeune garçon qui se trouve à ses côtés de me conduire. Je descends de vélo. Je me résous à le suivre. Vingt mètres plus loin il y a un policier, à coté de sa petite moto.
Il est aux aguets…
Je lui dis : « Téléphono… » et je fais un grand geste d’arrachement. Il semble acquiescer mais à peine, il reste muet, distant, puis, sans m’accorder plus d’attention, il s’en va dix mètres plus loin. Je reste à côté de sa moto. Ça grouille de monde. Les voix montent, il y a un début d’échauffourée. Je vois le policier attraper par le dos de son tee-shirt un homme assis par terre, dissimulé à mes yeux par la foule tout autour. Il le force à se lever et à descendre la rue avec lui.
J’hallucine : c’est mon voleur !!!
Je les suis. On se retrouve dans la rue où a eu lieu le vol du portable. Une voiture de police est là, qui attend. Les policiers s’efforcent de faire monter le jeune homme dans la voiture.
C’est un début d’émeute…
Les gens s’interposent, ne veulent pas que le garçon soit emmené. Je reconnais un homme qui, très véhément, essaye d’empêcher les policiers de faire leur travail. C’est celui-là même qui était assis par terre, près du vélo quand le vol s’est produit et qui avait semblé me plaindre… Un autre s’interpose à son tour et, avec son très gros ventre, repousse le policier qui doit pour le coup se fâcher vraiment, main sur le revolver. La jeune femme du voleur, un bébé dans les bras pleure et crie et s’accroche à son homme. Un camion veut passer, klaxonne à tout va. Je suis là, à trois mètres d’eux. Les gens ne s’intéressent pas à moi. C’est un concert de cris, d’invectives, de klaxons.
Tout est bloqué…
La voiture démarre enfin, le jeune homme à son bord. Le policier remonte dans la ruelle chercher sa moto. Je leur file le train, me frayant d’autorité un chemin dans ce dédale, attentif à ne pas les perdre. Ils ne s’occupent pas de moi. On arrive à un petit commissariat de quartier.
Et là, j’ai l’explication…
Je comprends ce qui s’est passé : mon voleur vient d’être arrêté en flagrant délit de détention d’un portable volé. La propriétaire du portable l’a vu en possession de son appareil et a prévenu la police. Celle-ci est intervenue en flagrant délit.
C’est ce moment que je viens de vivre…
Elle est là, dans le commissariat, qui poursuit la plainte. C’est cette même femme qui, dans la rue tout à l’heure, m’a signalé la présence du policier et a demandé au garçon de me précéder dans le dédale du bidonville. L’officier enregistre ma déposition. Il me demande si je reconnaîtrais le voleur. Je lui fais signe qu’il est devant moi. Celui-ci jure ses grands dieux, hurle à la cantonade que la parole d’un étranger va l’envoyer en prison, lui, un bon père de famille ! Il regarde à tout bout de champ, par les fenêtres ouvertes du commissariat, s’il voit alentour des comparses, des connaissances à lui, pour faire monter la mayonnaise.
Je commence à appréhender la suite…
Le rapport de police rédigé, l’officier me propose un accompagnement afin de me mettre dans la bonne direction. J’accepte avec reconnaissance ! Je rejoins l’aéroport quelques vingt kilomètres plus loin, sans GPS désormais et ce, dans une circulation folle et dense où les klaxons semblent tenir lieu de prudence.
Fin de l’épisode.
L’incident fait sens et signe le retour. Parvenu à rejoindre l’Europe, je remonte le vélo et constate que le porte-bagages a été écrasé lors du transport dans la soute de l’avion.
La roue tourne, c’est l’essentiel…