9- Histoire

LES LOUPS

En Galice, la direction de Santiago est indiquée au moyen de bornes en béton d’un mètre vingt de haut environ. La borne indique la direction mais aussi la distance restant à parcourir.

Un soir, à la fin d’une journée de marche déjà longue, j’arrive à un embranchement.

Et là, il y a non pas une borne mais deux, côte à côte ! Sur l’une d’elles, celle de gauche, Santiago est mentionné à 98 kilomètres en prenant sur la gauche ; sur l’autre, celle de droite, Santiago est à seulement 88 kilomètres, en prenant sur la droite !

Que faire… ?

Une précision s’impose !

À proximité de la borne de gauche, il y a une affiche portant mention de trois auberges situées respectivement à 3, 7 et 12 kilomètres. Sur la borne de droite, il n’y a rien si ce n’est du mastic qui a tenté de recouvrir et donc de cacher l’indication de la distance… Mais ce mastic un pèlerin l’a gratté du bout de son bâton jusqu’à révéler le chiffre inscrit : 88 kilomètres et non plus 98 ! L’économie est substantielle et la soirée s’avance, il est presque 19 heures…

J’hésite puis je décide à prendre à droite, au plus court, tout en me disant, confiant en mon étoile, que je trouverais bien où dormir… Deux ou trois kilomètres plus loin, j’arrive dans un tout petit hameau. Peu de maisons mais un homme assis, sur le seuil de l’une d’elles, pensif. Il tourne la tête, m’aperçoit et me regarde avancer, les yeux écarquillés, agrandis de surprise, un peu comme s’il voyait un extra-terrestre ! Il se lève, vient vers moi et engage la conversation :

« Mais que faites-vous là ?

Le tracé de ce chemin est nouveau et on voit peu de pèlerins, surtout à cette heure !

Il n’y a pas d’auberges, seulement de la forêt à perte de vue ! »

La nuit va tomber, il reste à peine deux heures de jour. Et tout, dans l’attitude de l’homme semble tendre à me dissuader de continuer… La conversation se déroule en mauvais anglais de part et d’autre.

L’homme me dit qu’il y a des murs. S’il y a des murs, il y a certainement aussi un toit, me dis-je et je pense donc bien pouvoir trouver un abri, un coin de hangar pour dormir. Devant ma détermination à aller de l’avant, il insiste et me dit que les murs font :

« Ouh… Ouh…!»

et que le matin, en se promenant, il voit les cacas des murs !

Je ne comprends rien, ma cervelle est dans mes pied et, comme eux, elle est fatiguée. Ce n’est que peu à peu que je réalise la méprise.

J’ai entendu : « Walls », les murs ; il a dit : « Wolfs », les loups !

Il m’indique le moyen de rejoindre l’autre chemin et la prochaine auberge, quelques sept ou huit kilomètres plus loin ! Quand je l’atteins enfin, il est plus de neuf heures du soir. L’hospitalière m’accueille, un brin étonnée tout de même. Elle regarde avec attention ma crédentiale, marmonne quelques mots incompréhensibles entre ses dents puis appose le tampon sur le document et me souhaite une bonne nuit.

Au matin, tandis que je lace mes chaussures, elle vient s’asseoir à côté de moi et me demande pourquoi je suis sur le chemin, pourquoi je marche tant, pourquoi je fais des étapes si longues…

Alors je lui raconte cette histoire :

« Un jour, lui dis-je, j’ai été foudroyé, envahi de lumière.

Un halo éblouissant, là, en plein coeur, au centre de ma poitrine, dun coup.

Dans la lumière, il y avait un homme qui marchait.

Je lai vu, de dos.

 Voilà la réponse à ta question :

Je fais comme lui, je marche.

Je suis cet homme. »

Elle me regarde, médusée.

« Je le suis, du verbe suivre mais aussi du verbe être. »

Je vois ses yeux s’agrandir.

« Tu es lumière », lui dis-je.

Et sans pitié, j’insiste :

« Tu es, je suis, nous sommes… Nous sommes tous lumière ! »

Sur ce, je continue de lacer mes chaussures.

Alors elle se lève et se plante devant moi.

Penché et tout à ma tâche, je ne devine plus que le bout de ses orteils qui dépassent de ses sandales.

Elle attend que je me relève moi-même et me serre dans ses bras avant de me souhaiter :

BUEN CAMINO !!!